D’un corps socialement attribué à un corps subjectivement approprié : pratiques corporelles individuelles et significations sous-jacentes

1SI LORS DE LA DEUXIÈME PARTIE, nous nous sommes efforcée de souligner que le sujet empirique est situé, lors de cette partie nous avons essayé de montrer qu’il est également individualisé, l’essentiel se jouant dans l’entre-deux, dans l’articulation de ces deux niveaux. En accord avec cette voie d’analyse médiane, cette troisième partie cherche à analyser les opérations visant à la reproduction des modèles d’identification ou bien à leur mise à distance. Comment se forge le lien entre les normes en matière d’esthétisme et les tentatives de leur incorporation ? Comment l’ensemble est-il soudé ?

2Le processus de mise en forme du corps implique l’appropriation personnelle des normes dictées par le monde extérieur. Les combinaisons multiples des pratiques corporelles, plus ou moins différentes les unes des autres, ont comme résultat de rendre aléatoire et précaire toute typologie basée uniquement sur la catégorisation des services offerts par des structures institutionnelles censées promouvoir ces pratiques (autrement dit, toute typologie fondée exclusivement sur le monde extérieur). Plutôt donc que de classifier des modèles de consommations, nous proposons de regrouper des modes de mise en jeu et de mise en scène du corps, révélatrices des motivations et des objectifs distincts, illustrant des rationalités propres aux divers types corporels. Nous suggérons ainsi de poursuivre cette analyse en passant, tour à tour, d’une pratique somatique à l’autre, en présentant chaque fois la logique qui la sous-tend et le type corporel bien spécifique qui en découle.

3Cet intérêt prioritaire accordé au sens endogène de l’action, s’explique par le fait que les mêmes activités corporelles ne recouvrent pas forcement les mêmes attentes individuelles. Nous verrons combien les activités sont souples et ne cessent de se transformer sous différents aspects. Leurs formes diffèrent, leurs modes d’enchaînement se modifient, quant à leur ouverture plus ou moins grande à la réflexivité, elle ne cesse de les agiter. Les pratiques corporelles ne se contentent pas de reproduire l’ancien, elles enregistrent aussi le nouveau. Dans tous les cas, leur intelligibilité passe par l’entendement des rationalités individuelles qui animent un système d’action, qui se constitue progressivement par interaction entre les différentes modalités de ces pratiques. C’est justement ce point, soulignant l’imbrication des pratiques somatiques, qu’il convient de prendre en compte et d’analyser.

4Étudier le processus de réajustement continuel des pratiques corporelles et saisir le mode de production des identités qui en résulte, est une autre manière de mettre au jour la dynamique sociale de l’individualisation. En rapport avec les différentes pratiques corporelles, les dispositions structurant les logiques identitaires sont caractérisées par une multiplicité antinomique, une dynamique contradictoire, et une confrontation constante. La question de la construction multidimensionnelle de l’identité individuelle (N. Heinich, 1995) a déjà intéressé plusieurs auteurs. F. De Singly (2000) parle de « soi intime » et de « soi statutaire », M. Douglas (1990 : 42) signale le « comité de moi » en lutte, C. Dubar (1991) analyse la transaction entre identité pour soi et identité pour autrui, B. Lahire (1998 : 35) souligne la pluralité des contextes sociaux mettant en évidence les « clivages du moi » et les logiques identitaires discordantes constituées en un ensemble cohérent, G. H. Mead (1963), E. Goffman (1991), A. Schütz (1987), P. Berger et T. Luckmann (1992) explorent l’existence d’ordre de réalités identitaires multiples. Au-delà des divergences théoriques, un point commun demeure : l’acteur est fondamentalement pluriel (P. Corcuff, 1999). Il reste lui-même tout en étant différent. Unicité et pluralité se construisent mutuellement dans une opposition dialectique. Mais la segmentation infinie des rôles n’implique pas la fragmentation identitaire. Unité et pluralité ne s’opposent pas, au contraire, ce sont les deux faces d’un unique processus qui traverse les cadres de socialisation du corps activant à chaque fois une facette particulière de soi (J.-C.. Kaufmann, 2001 : 169).

5Pour saisir ce processus, les cas atypiques (disposant de la distance par rapport aux mécanismes normatifs et rouages institutionnels) paraissent particulièrement intéressants. En effet, les désordres deviennent du plus haut intérêt pour comprendre l’ordre, l’extra-ordinaire trace les contours de l’ordinaire, et les périphéries révèlent des frontières pertinentes de la normativité qui nous permettent de définir les phénomènes sociaux liés à la dimension identitaire du processus de mise en forme du corps. Ainsi, interroger les marges nous autorise non seulement à nous questionner sur le sort que le corps social leur réserve, mais aussi à remettre les périphéries au centre des phénomènes sociaux en matière de culture somatique et, par-là, à donner à ce qui est déplacé sa juste place.

6En poursuivant la tradition goffmannienne nous soulignons donc que « boulimiques », « anorexiques », « homosexuels », « obèses », sujets atteints de maladies graves et chroniques, continuent de partager avec les « normaux » bien des points communs en matière d’identité. L’obstacle principal de l’acceptation de cette thèse réside dans « la secrète satisfaction que nous éprouvons à l'idée d'être à la fois si loin de ces individus que nous traitons d’anormaux et si bienveillants à leur égard » (J.M. De Queiroz, V. Ziolkovski, 1994 : 111).