1DANS L’UNIVERS DE LA SALLE, les modes de communication favorisés par d’innombrables variations agencées de sons, d’images, d’odeurs et de formes physiques, constituent les éléments principaux de la mise en scène d’un certain sensualisme collectif désignant l’ambiance dominante de chaque club. Si cette dernière diffère en fonction des moments de la journée, le territoire de chaque salle concrétise néanmoins une puissance communautaire qui lui est propre. Le tout trace les contours d’un « vouloir être ensemble » qu’il convient d’analyser, ancré sur des types de sociabilité qui contribuent à une théâtralité territoriale (M. Maffesoli, 1990). En poursuivant notre raisonnement, nous pourrions annoncer que l’ambiance de chaque club tisse l’air d’une normativité étroitement associée à certains modèles corporels. Dans cette perspective, il s’agit de savoir comment s’effectue l’assimilation de ces modèles. Comment l’individu se situe-t-il dans cette dynamique sociale de la salle, autrement dit, comment s’inscrit-il dans les relations sociales ?

2C’est parce que la normativité est déjà appliquée sur d’autres corps qu’elle donne l’illusion de parler au nom du réel. Le modèle doit être incarné par des corps semblables pour pouvoir fonctionner comme idéal à atteindre. En ce sens, les moniteurs et certains adhérents de la salle, en authentifiant des exemples de conformité somatique, constituent des modèles qui influencent de manière décisive l’expérience personnelle.

« C’était la première personne que je voyais avec un dos pareil et je m’étais dis : “ Un dos comme ça, tu ne nais pas avec “. C’était la preuve vivante que la musculation était efficace. » (Thierry, 21, étud., Cél.).

3Lorsque l’adhérent affiche sa volonté d’atteindre les résultats esthétiques et/ou physiques, tels qu’ils se présentent par le corps de l’autre, l’apparence d’autrui devient le lieu de soi. Dans ce cas, « faire comme l’autre » c’est une manière de « faire ». D’autres fois, l’adhérent participe à la mise en scène de son modèle et, ce faisant, il touche à son idéal. S’entraîner, par exemple, dans la même salle qu’un champion du culturisme, c’est une autre manière de s’approcher de ce modèle corporel. Dans ce contexte, autrui incarne davantage une force motrice, un modèle d’action stimulant, qu’un modèle identificatoire. Enfin dans certains cas, l’adhérent prend délibérément ses distances par rapport aux modèles qui lui sont proposés.

4Élucider la façon dont l’acteur social se positionne face aux codes normatifs qui lui sont suggérés, revient à étudier l’inscription de l’individu dans les enjeux de l’interaction. Dans l’univers du club, le mode d’expression et de réalisation des relations sociales implique un certain rapport à l’espace, au temps, à l’autre. Nous tenterons d’éclairer ces rapports à partir des trois concepts : la « proxémie », la « chronémie » et la « communication kinésique » (E. T. Hall, 1984). Ce cadrage conceptuel nous permet d’analyser la ritualisation des pratiques corporelles quotidiennes qui canalisent l’élaboration du sens, en cherchant à la dissimuler. L’étude du corps, souvent réduite au niveau de pratiques visant à construire de façon réelle et/ou symbolique l’apparence, contribue à l’occultation de ce sens endogène qui sous-tend les pratiques quotidiennes. Notre analyse, à partir des trois concepts précités, vise à « dénuder » cette dimension implicite d’un corps conçu comme le lieu de l’autre.

La « proxémie »

5« L’être ensemble », construit autour de ce vif désir d’éprouver en commun, a besoin d’un lieu pour expérimenter les formes de cette mouvante socialité. Les corps se fixent dans la spatialité et c’est en ce sens que la proxémie solidifie les pratiques somatiques et favorise l’éclosion des groupes. Si l’enracinement spatial conforte la création du « nous », le microcosme social de chaque groupe n’est délimité ni par le territoire de la salle ni par un agencement formel.

« Si tu viens aux mêmes cours, tu prends contact à la fois avec les profs et avec les gens qui sont dans ces cours… Tu te fais parfois des amis, ça, c’est entraînant… Avec ces gens, on ne se voit pas forcement qu’ici. » (Tony, 33, dentiste, Cél.).

6Ordonnancement spatial des services et équipement sportif conditionnent des mises en jeu différentes des corps gouvernant la rencontre de l’individu avec l’univers de la salle et avec les autres. Ce langage particulièrement significatif des relations spatiales se conjugue différemment selon l’âge et le genre des pratiquants. À ce titre l’espace cardio-training muni d’un appareillage technologisé, investi par la grande majorité de la population féminine des C.R.F., la clientèle du troisième âge, ainsi que les sportifs qui cherchent à garantir un certain niveau de performance, en apporte la preuve. Quant à la salle de musculation, un examen de l’agencement spatial fait apparaître des sous-espaces, conditionnés cette fois-ci, non pas par le type du matériel mais par sa mise en place qui désigne des parcours sportifs de difficulté croissante. Le bon « vieux matos » propre au culturisme, situé au fond de la salle, renvoie à un territoire masculin, très marqué et fermé, où les non-initiés et les femmes sont difficilement acceptés (à l’exception des femmes qui s’occupent du Body-Fitness de manière compétitive). À l’opposé, l’espace occupé par les appareils de musculation légère, équipé d’un dispositif matériel novateur et adaptable au niveau de chacun, est investi par la majorité des pratiquants, genre et âges confondus. Aux côtés de la salle de musculation qui rime avec un esprit ascétique, la salle consacrée aux cours collectifs supposant une « ambiance entraînante », « stimulante », « ludique » et « décontractée » appelle à un ethos hédoniste.

« J’ai besoin de stimulation collective… tout seul ça ne m’intéresse pas (…) la musculation, je n’aime pas. Moi, je viens ici aussi pour le côté ludique, pour me retrouver dans un cours où il y a du monde et où on arrive à plaisanter, à rigoler… » (Thomas, 35, dermatologue, Cél.).

7Le témoignage précédent laisse entendre que de plus en plus de pratiques sportives réputées autrefois féminines, sont aujourd’hui adoptées par des hommes, et réciproquement. Mais cette conquête de nouveaux territoires sportifs, tout en signalant une démocratisation, implique la reconstitution de territoires spécifiques à chacun (B. Remaury, 2000) Même si les cours collectifs proposés dans les centres haut de gamme enregistrent, grâce surtout à l’approche médicalisée de leurs méthodes d’enseignement, l’écart le plus faible de tous les centres entre les hommes et les femmes, des différences significatives persistent. En effet, la musculation continue toujours à être le premier choix de la population masculine. Assister à un cours collectif reste une épreuve pour la plupart des hommes. Seuls certains adhérents homosexuels osent parfois se mettre au premier rang.

« En tant qu’homosexuels, nous avons moins de tabous (…) la société fait que l’homme doit être fort, c’est plus du muscle. Les filles c’est plus dans la finesse, le rythme, la danse… Les homos, du moment que ça se sait, s’en foutent, ils peuvent y aller et donner libre cours à leurs goûts et si leur goût est de danser, ils iront danser parce qu’ils n’ont rien à prouver (…) Je veux dire, je suis homosexuel, je n’ai pas à faire viril outre mesure. » (Didier, 36, réceptionniste, C.).

8Il va sans dire que même lorsque femmes et hommes exécutent des mouvements circonscrits dans un même espace, la spécificité du mouvement féminin demeure chorégraphique, associée à un dynamisme souple, à la légèreté et à la résistance, tandis que les hommes s’adonnent à des mouvements davantage statiques, fondés sur une force explosive témoignant d’une mise en jeu du corps ascétique. Autrement dit, si hommes et femmes se mesurent sur une arène corporelle commune, si l’espace corporel s’élargit, au sein de son amplification, les ghettos corporels se reconstituent à travers d’autres critères de différenciation. Les bornes entre pratiques féminines et masculines ne s’abolissent pas : elles se déplacent. Le culte des apparences n’implique pas un travail transsexuel (G. Lipovetsky, 1997).

« Je pourrais participer à des séances de gymnastique (rire) mais c’est qu’il y a un complexe, les cours de gym s’adressent beaucoup plus à la gente féminine (…) peut être dans un deuxième temps j’en ferai un peu. Pourquoi ? Parce qu’en musculation, on a toujours tendance – nous les hommes, surtout – à mettre un peu plus de poids, alors qu’en réalité, c’est contre-indiqué ; surtout pour des gens comme moi qui n’ont jamais fait de sport de manière continue. » (Alexandre, 67, agent commercial retraité, V., 2).

9Au-delà des divergences sexuées, les mises en jeu du corps communiquent entre elles. L’analyse de l’aménagement spatial démontre que les endroits prévus pour favoriser la discussion et les rencontres (accueil, bar, restaurant, espace autour de la piscine) ne constituent pas des lieux de communication privilégiés. Tout se passe comme si, plus les centres développaient des espaces consacrés à la communication verbale, plus les adhérents se réfugiaient dans la communication corporelle, en démontrant, par leur choix, que la mise en place de pratiques sportives fait tomber de manière beaucoup plus efficace, les barrières du premier contact (G. Lipovetsky, 1984).

10Les choses se compliquent dans les endroits où l’intimité corporelle entre en jeu. À ce titre les vestiaires renvoient à un lieu hautement codifié qui implique un contrôle assidu. Dans ce cadre, les informations que l’acteur détient au sujet d’autrui avec lequel il partage les vestiaires, sont d’une importance décisive. L’enjeu se trouve accentué chez la population masculine homosexuelle, ainsi que chez les gens qui ont subi une amputation physique.

« Du moment que tu es au courant et pas eux (…) ça peut paraître comme une trahison… tu es sous les mêmes douches, tu vas dans le sauna avec eux. Regarder les parties génitales ou je ne sais pas trop quoi… en ça, la personne pourrait se sentir violée (…) Il y a des “ spécialistes “ qui ne font que rester dans les vestiaires et moi ça me dérange… pourtant je suis homo. Mais au contraire… parce que je suis homo, ça me dérange. Ça m’est arrivé plusieurs fois de faire des réflexions (…) C’est pareil dans tous les clubs, vu qu’il y a beaucoup d’homosexuels dans les salles, donc même les hétéros doivent s’y attendre… S’ils viennent, c’est que déjà… ils s’en fichent ou alors ils vont découvrir la chose et ils feront le mouton de Panurge comme tout le monde. Voilà ! Sauf si c’est quelqu’un qui va passer trois fois devant pour te regarder les fesses en bandant. » (Stéphane, 34, pianiste, C.).

11La violation de l’intimité corporelle peut prendre aussi d’autres formes. L’extrait qui suit correspond à un entretien que nous avons effectué avec une femme de 64 ans qui a subi une mammectomie. Ce qui nous a poussée à effectuer cet entretien n’était pas seulement notre intérêt pour les corps marqués par des amputations physiques et/ou des maladies graves et chroniques, mais le fait que Nathalie se promenait souvent dans les vestiaires torse nu avec une serviette attachée autour des hanches. À notre question : « Est-ce qu’il y a une partie de votre corps que vous cherchez à mettre en valeur ou à cacher et sous quelles conditions ? » Nathalie répond :

« Qu’est-ce que je peux cacher ? Non, rien de spécial… rien n’est terrible, il n’y a rien de spécialement… peut-être oui, un peu le ventre… »

12Notre interlocutrice pesant 40 kg pour un 1 m 48, aurait-elle vraiment besoin de cacher son ventre ? Compte tenu de nos relances sur les questions de la santé, Nathalie se sent obligée d’aborder la question de sa maladie.

« J’ai eu un cancer du sein, si vous voulez le corps à partir de ce moment-là, il est, il est un peu en mauvais état. Alors on fait avec. Il a fallu faire ce qu’on appelle une mammectomie, c’est-à-dire on enlève le sein ; et 2 ans après je l’ai fait refaire ce qui fait que j’ai de nouveau les deux (Elle sourit) (…) Ce n’est pas agréable de se voir… comme ça, amputée, mais… on a pris le muscle dorsal, ce qui fait une masse… normale si l’on peut dire, ce n’est pas un sein mais… c’est un muscle qui est balancé en avant. »

13Les propos de Nathalie nous interpellent, nous l’invitons à développer, en lui demandant si elle continue toujours à s’exposer nue, à aller à la plage, à se baigner dans la piscine du centre.

« Oui, oui, avec un maillot de bain une pièce qui cache, pas de deux-pièces, une pièce qui, qui est un peu, un peu large, mais pas… jamais torse nu bien sûr (Elle sourit). Dans la maison, oui, dans la maison, ça m’est égal, mais en public… Peut-être pas à la piscine où les gens regardent davantage, à la mer oui, oui, je vais à la mer. »

14Chaque fois vraisemblablement gênée, Nathalie cherche à détourner la conversation. Nous insistons en lui demandant des précisions quant aux réactions des gens dans les vestiaires.

« Ils ne l’ont pas vu je me suis arrangée pour que ça ne se voie pas, ils ne l’ont pas vu, personne ne m’a jamais parlé, je me suis arrangée pour que personne ne se rende compte. Une seule fois il y a eu une personne qui m’a demandé, c’était arrangé mais il y avait une cicatrice quand même, elle m’a dit : “ oh ! Vous avez eu un accident ? ” J’ai dit : “ oui, oui, mais ça va, ça va ”. Elle m’a dit : “ ah bon, vous avez été brûlée ? ” J’ai dit : “ non, un accident, c’est tout ”. Non, les gens ne l’ont pas vu, il suffit de faire attention, on s’est déshabillée à côté, vous l’avez vu, vous ? »

15La question de notre interviewée nous laisse sans voix :

- « Non… non, non… Non.

- Même maintenant ? Parce que j’ai quand même une cicatrice et une fois on s’est déshabillées à côté.

- Non, non.

- Il suffit de faire attention pour que les gens ne posent pas de questions. Je fais en sorte que ça ne se remarque pas, je tourne le dos… sans faire trop… on se cache et puis c’est tout, vous voyez, vous n’avez pas fait attention. Donc quelques fois je vois une petite qui regarde mais bon, ça passe… elles sont quand même bien élevées, elles ne vont pas poser des questions comme ça, sauf si on se connaît bien, si on se connaît bien on peut le demander. » (Nathalie, 63, assistante sociale retraitée, M.).

16« L’acteur social est sincèrement convaincu que l’impression de réalité qu’il produit peut être la réalité même » (E. Goffman, 1974 : 25). Maintenir les impressions et se retrouver à travers elles, tel est l’enjeu de cette entreprise. Nathalie, en suivant les modèles de conduite de la salle (se promener torse nu dans les vestiaires) cherche, en jouant à être « normale », à s’approprier une normalité dont elle est dorénavant privée. En quête de sens, l’individu recherche la cohérence de sa vie à travers ses propres contradictions.

17Si cette première analyse de l’aménagement spatial éclaire des mises en jeu différentes du corps – associées au genre, à l’âge et à la trajectoire somatique – elle soulève aussi la question de la distance physique entre les adhérents, une distance collectivement déterminée où la gestion des sens entre en jeu. La distance physique entre les adhérents varie de 50 centimètres à 2 mètres et elle est étroitement associée au statut que chaque adhérent occupe dans le monde social de la salle.

« On ne peut pas s’insérer dans un groupe brutalement, mais petit à petit, il faut savoir créer cette convivialité, ne pas s’isoler. Si vous allez vers l’autre en disant “tiens bonjour, il fait beau “ou bien “je suis fatigué, je ne vais pas faire grand-chose “, une banalité… la fois d’après on se connaît, on peut, après un exercice, pendant le temps de récupération, aller discuter un peu avec la personne et la fois d’après on peut prendre la machine qui se situe juste à côté d’elle et ainsi de suite ; vous voyez ? » (Alexandre, 67, agent commercial retraité, V., 2).

18Pendant les heures de pointe, dans une salle de musculation surpeuplée où chacun essaie de se faire une petite place, les pratiquants accordent plus d’espace à un culturiste ou à un sportif réputé qu’à un adhérent quelconque. Même si cette distance diminue lorsque l’interaction se déroule entre un adhérent et un professionnel de terrain, nous avons été étonnée de remarquer que le personnel de la salle évite, de manière systématique, de toucher les pratiquants, même lorsqu’il cherche à leur montrer un nouvel exercice ou à leur faire travailler un muscle en particulier. Le sentiment de gêne que les adhérents éprouvent au contact charnel ou à la tentative d’un rapprochement physique qui transgresserait les codes de la salle, vient rejoindre le sentiment de honte qu’ils ressentent face à certaines matières organiques comme la sueur. Dépassant les limites du corps, cette matière issue des orifices est perçue comme un signe d’impureté somatique. Du fait même de sa sécrétion, elle est de toute évidence une substance marginale, un déchet corporel, d’où d’ailleurs l’usage assidu du déodorant.

La « chronémie »

19Conçue comme le langage des relations temporelles, la chronémie s’ancre sur la durée, la fréquence et les variations temporelles (aussi bien journalières qu’hebdomadaires) des pratiques qui se déroulent dans le centre. Ces trois notions questionnent la régularité de ces pratiques, fortement marquées par les différences genrées, l’âge, le statut socioprofessionnel mais, également, la quête d’un certain lien social.

20Les pratiques sportives de la population masculine, par exemple, s’avèrent moins régulières que les pratiques correspondantes de la population féminine. Ce constat est révélateur tant des choix de la population masculine qui s’orientent davantage vers la musculation et les services en option (tennis, squash, randonnée, plongée sous-marine) – au détriment des cours collectifs – que du besoin, plus affirmé chez les hommes, d’assumer leur autonomie. Au contraire, la population féminine en acceptant plus facilement d’être dirigée, développe un mode de pratique qui suppose souvent une fidélité à un cours collectif et à un professeur.

21Néanmoins, il convient de ne pas confondre fidélité et régularité à long terme. Dans sa grande majorité, la population féminine n’arrive pas à garantir l’assiduité de ses pratiques. Au contraire, la population masculine en développant un comportement beaucoup moins assidu mais en préservant le plaisir, poursuit ses activités pendant une période plus longue, même si celle-ci reste toujours limitée. Thierry, un jeune étudiant de 21 ans, confirme :

« J’essaie d’aller à la salle dans la mesure du possible, à moins que j’aie un empêchement mais le jour où j’ai la possibilité j’y vais (…) Ce n’est pas la peine par force. »

22Au-delà des différences genrées la majorité des abonnés s’entraîne entre trois et quatre fois par semaine et la durée de sa séance varie entre une et deux heures. L’engagement sportif – tel qu’il se définit à travers la fréquence et la durée d’entraînement – est davantage soutenu lors des premiers contacts avec la salle, le temps que l’adhérent néophyte prenne ses habitudes. Par la suite, c’est l’insertion de l’adhérent dans un groupe qui l’incite à une certaine régularité.

« La salle c’est une micro-société, c’est des relations de séduction. Pour se faire accepter dans un groupe il faut de la régularité, pour connaître les autres, connaître le travail du prof etc. (…) Tu y vas avec beaucoup moins de réticence, beaucoup plus de plaisir. Si tu ne te sens pas un minimum d’affinité, tu ne peux pas y aller sérieusement pendant un an (…) Si tu es reconnu et que les gens viennent te dire “ bonjour “, tu te sens appartenir… avoir une identité, tu vois ? (…) Moi j’y vais souvent après mon travail. » (Xavier, 29, agent SNCF, Cél.).

23Ce dernier élément qui figure dans l’extrait ci-dessus implique un rapport au temps qui plonge directement ses racines dans un ethos ascétique, invitant l’individu à faire de son temps de loisir quelque chose de profitable, d’avantageux. Il s’agit d’unir l’utile à l’agréable, en mettant en place un loisir productif qui participe à l’optimisation tant des ressources individuelles que du capital social, comme celui-ci se désigne à travers la recherche d’un certain type de sociabilité.

24Quant à la variabilité temporelle, aussi bien hebdomadaire que journalière, elle est plus importante chez les jeunes que chez les adhérents les plus âgés. Les variations les plus significatives s’observent chez les pratiquants dont l’âge se situe dans la tranche 25-34 ans. Au contraire, les adhérents de plus de 60 ans fonctionnent à partir d’habitudes de vie qui rythment avec régularité leur quotidien.

« Nous venons toujours le matin de 9 h 30 à 12 h 30 (…) lundi, mercredi et vendredi on arrête tout, on mobilise ces périodes pour aller au club (…) Ces jours-là je viens donc au club, le jeudi j’ai une permanence à ma mutuelle et le dimanche je vais à la randonnée. » (Alexandre, 67, agent commercial retraité, V., 2).

25Cette gestion des pratiques corporelles se retrouve également chez les femmes au foyer (cette fois-ci indépendamment de l’âge) ce qui souligne l’impact de l’inactivité professionnelle sur la mise en place des pratiques somatiques. Il en est de même pour les adolescents. Si les adhérents de plus de 60 ans et les adolescents du club se retrouvent sur le même mode de régularisation de leur rapport au temps, c’est parce que leurs pratiques sportives sont construites sur un seul type de sociabilité : la sociabilité « importée »60. Au contraire, la variabilité temporelle qui a été enregistrée chez les adhérents d’âge moyen (25-34 ans) est fortement associée à un désir prononcé d’« indépendance », d’« autonomie » et de « liberté », liberté de changer, de voir d’autres lieux, d’autres personnes ; un désir qui rime avec des relations éphémères et discontinues et, par conséquent, avec un taux faible de fidélisation.

26Ainsi, contrairement à ce qui a été souvent avancé dans les approches analytiques du marché de la remise en forme (O. Bessy, 1990 ; Y. Travaillot, 1998), il n’est pas possible de comprendre la dimension temporelle de ces pratiques sportives sans la situer dans l’étude du lien social et l’analyse des stratégies communicationnelles plurielles.

« Une des raisons de l’échec de ma première tentative est que j’étais seul. Sans partenaire la motivation est bien moindre. J’ai repris après 4 ans mais à “ Aérobic “ avec un ami, donc là j’y étais pendant deux ans. Étant tous les deux indépendants, on essayait de planifier des créneaux horaires en fonction de nos emplois du temps. » (Stéphane, 34, pianiste, C.).

27La fin du témoignage laisse supposer que les adhérents appartenant à des groupes sociaux aisés (artisans, commerçants, chefs d’entreprise, professions libérales, cadres, professions intellectuelles supérieures) se singularisent par un mode de pratique plus autonome, que les adhérents appartenant à des classes moyennes et populaires. Des contraintes professionnelles prenantes, mais à la fois imprévisibles et souples, se traduisent par une disponibilité moindre, une variabilité hebdomadaire et journalière importante, une fréquence et une durée irrégulière.

« Je viens 3 à 4 fois par semaine (…) quant à l’heure… peu importe l’heure, disons qu’en fonction de mon emploi du temps j’arrive à caser une heure par-ci une heure par-là de pratique physique. » (Jean-Hugues, 51, chef d’entreprise, C.).

La communication « kinésique »

28La communication kinésique peut être définie comme un langage gestuel qui n’accompagne pas forcément la communication verbale même s’il est parfois en synchronie avec cette dernière (E. Hall, 1984). Dans un monde où la recherche de l’esthétique et l’expression des sensations font rage, les manifestations kinésiques (attitudes apprêtées, positions dans l’espace accommodées, look soigné, etc.) constituent des expressions communicationnelles centrales.

29Le processus de mimétisme et les tendances fusionnelles qu’il exprime désignent le socle de la communication kinésique. Il y a dans le mimétisme le désir de reconnaissance par l’autre, la recherche d’un appui et le réconfort de suivre une voie commune. Le mimétisme délivre donc l’acteur social des tourments de choix individuels et ce faisant, le signale comme membre du groupe (G. Simmel, 1985). La mise en œuvre de ce processus ne se situe pas uniquement au niveau de la reproduction de certaines techniques physiques mais également au niveau symbolique.

30À ce titre, le look de chaque groupe est représentatif. Pratiques vestimentaires et esthétiques de divers ordres, conçues comme des uniformes multiples, font de l’adhérent « le représentant d’une communauté, l’incarnation particulière d’un esprit général » (G. Simmel, 1988 : 111). Ainsi, le look commande une manière d’être et constitue un pivot central de la communication kinésique, confortant le sentiment sécurisant de « faire partie de ».

« L’apparence physique, ça joue beaucoup dans le milieu homo… tu es très regardé sur ce que tu mets, si on t’a déjà vu avec ça, si tu as des nouvelles chaussures à la mode. Les gens y font attention, donc tu y fais attention parce que tu es jugé là-dessus. Tu es entouré par des gens qui ont un certain look, toujours par souci d’appartenir à un groupe ou par mimétisme, inconsciemment tu reproduis. » (Didier, 36, réceptionniste, C.).

31Si le look constitue un des emblèmes de reconnaissance de la population homosexuelle masculine de la salle, cette « communauté »61 fait également preuve d’un langage gestuel bien distinct et différencié. Ce langage fonctionne comme signe d’appartenance, mais aussi, comme moyen susceptible de marquer la différence, procurant à autrui une information précieuse, celle qui s’amarre sur l’identité sexuelle.

« Ça se voit dans leurs comportements, ils essaient de se rendre masculins. Donc ça passe aussi par l’apparence… bien qu’il y en ait qui s’amusent à délirer, à être féminins… Il faut voir pourquoi ils le font. Ce sont des gens qui l’ont accepteé (leur homosexualité) complètement et dans ce cas ils la mettent en avant soit pour provoquer soit… d’une façon militante, pour que ça rentre dans les mœurs. C’est aussi vouloir que les gens le sachent, pour démarrer sur des bases saines. C’est un gros souci pour les homosexuels, de commencer une relation d’amitié avec la personne qui, par habitude, pense que tu es dans la norme et lui faire comprendre que tu es hors norme. » (Stéphane, 34, pianiste, C.).

32Le concept de la communication kinésique illustre aussi un moyen opérationnel pour analyser le comportement des culturistes. Des expressions critiques telles que « la bête de muscles », « les cubes sur pattes », « les beaufs », « la gonflette », reflètent bien le mépris à l’égard de cette forme de musculation à outrance, un mépris envieux que les culturistes connaissent bien.

« Ici, (“ Gym Jouvence “) j’ai été agressé par des homosexuels (…) et encore moi, à mon niveau ce n’est rien, parce que je ne suis pas une bête de muscle, je suis juste un peu plus taillé que la moyenne (…) Bon, tu es un peu hors norme quand même, et à la piscine tu vois les gens, ils regardent… L’an dernier en juin (…) Monique (il s’agit de son amie) me disait : “ Les gens là-bas, ils se foutent de ta gueule, dès que tu es passé ils faisaient (il prend une pose de bodybuilding) “. Et à la rigueur, je n’osais même plus me lever de ma serviette, parce que les gens allaient dire : « tiens lui… (tu sais l’image stéréotypée) “ m’as-tu vu “ » et tout ça. Effectivement des fois c’est pénible. C’est pénible, mais c’est ambigu. C’est pénible parce que tu n’es pas complexé, tu es gêné parce que tu te dis, je passe pour le mec tout ça… Et d’un autre côté, tu te dis : “ Oui mais bon, ils me regardent. Ils sont jaloux, ils sont jaloux ! “ Ça fait des années que je m’entraîne j’ai réussi à être différent des autres. » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

33Pour faire face au stigmate qui leur est infligé, les culturistes marquent leurs territoires en formant des ghettos où ils cultivent leur singularité, singularité qui renvoie tant aux modalités des pratiques corporelles (associées à l’utilisation d’un matériel spécifique et des produits singuliers : cordes, gants, débardeurs, ceintures, compléments nutritionnels, produits chimiques, etc.), qu’aux logiques sous-jacentes qui sont à l’origine de ces pratiques. Ces logiques, inspirées par la quête incessante de résultats esthétiques, donnent lieu à un langage gestuel qui leur est propre.

« Moi, quand Christophe grossit un peu, je lui demande : “ Bon, tire ton tee-shirt et montre-moi à quoi tu ressembles “… Et puis s’il prend un peu de gras, je luis dis : “ hap ! “ ; et je sais qu’il va m’écouter, mais ce n’est pas méchant parce qu’il sait bien qu’on a la même passion. » [Éric, 35, éd. sportif, (ancien mannequin), Cél.].

Entre « ambiance » et cohésion sociale : les différents types de sociabilité

34En occupant l’espace, en se situant dans le temps, en se donnant en spectacle, en favorisant le sensible et l’implicite, les « jeux » construits autour de la mise en forme des corps suscitent des rencontres et engendrent la communication. Plutôt qu’un simple moyen d’action, les pratiques corporelles et les logiques qui les sous-tendent deviennent un « moyen de communication » (E. Goffman, 1974 : 96), tissant l’expérience collective.

35Cette dernière repose sur des relations sociales plurielles et fluctuantes. Même si cette pluralité entraîne une multiplication des formes communicationnelles, nous pouvons distinguer certains critères susceptibles d’éclairer, au sein de chaque club, une cohérence différenciée, souvent désignée par le terme : « ambiance ». Amarrée sur différents types de sociabilité, l’ambiance fait référence d’un côté, à des indicateurs individuels (l’âge, le genre et le statut de l’adhérent dans l’univers de la salle) ; et de l’autre côté, à des indicateurs collectifs liés à la politique sportive (l’agencement spatial, l’accessibilité spatio-temporelle, les services offerts, la technologisation du matériel mis à disposition de la clientèle, etc.). Différents types de sociabilité ont été reconstitués, montrant que l’élaboration d’un certain lien social fournit des éléments essentiels en matière de « fabriques des corps ».

36Commençons par la sociabilité active qui s’effectue au sein d’un petit groupe de pairs autour d’une activité favorite. Pour ces groupes, faire éprouver ensemble, expérimenter des sensations physiques semblables, revient à confronter un corps socialement distribué à un corps subjectivement approprié. Dans ce contexte où les notes d’hédonisme ne manquent pas, rivalité tempérée et auto-évaluation deviennent les moteurs centraux du processus de la construction du corps. Si Apollon et Dionysos marchent de front, c’est parce que leur alliance paradoxale s’applique à rétrécir l’écart entre la réalité somatique individuelle et l’imaginaire collectif qui alimente les modèles esthétiques dont les corps se font les médiateurs. Ainsi, la compétition douce apparaît comme loi régulatrice de pratiques somatiques qui deviennent le symbole d’une quête incessante de soi, criant à leur manière le triomphe du culte des corps. C’est dans ce sens que la futilité et la profondeur des apparences s’entremêlent au sein d’une culture esthétiquement imagée (C. Pociello, W. Andreff, et al., 1999), où les extrêmes ne manquent pas. Les fameuses « cures » – terme employé par les culturistes pour désigner la consommation d’anabolisants – fournissent des exemples saisissants.

« Ce sont des gens qui prennent des risques plutôt pour épater la galerie, pour crâner. Le fait de prendre des anabolisants ça leur permet de jeter un peu plus à la face des autres. Ça m’avait choqué que ce soit aussi facile. J’étais un peu naïf, pour moi les gens qui en prenaient n’étaient que des gens qui faisaient de la compétition ou… Alors que là, je me suis aperçu que le commun des mortels qui fait un peu de musculation, il prend des produits, histoire de dire : “ je vais être un peu plus beau “… » (Thierry, 21, étud., Cél.).

37Si le passage à l’acte quant à la consommation de ces produits chimiques peut se faire avec autant de facilité, c’est parce que les liens sociaux entre culturistes – expression par excellence d’une sociabilité active – élaborent un ethos qui fait de l’esthétique le référent suffisant du bien-être. Jean-Pierre, un jeune culturiste, nous explique comment les échanges dans le milieu culturiste du club peuvent inciter l’adhérent à développer des comportements paroxystiques. Précisons d’abord qu’au cours de la période décrite par l’interviewé, celui-ci pesait 64 kg pour 1 m 72, et son tissu adipeux se situait aux alentours de 3 %, soit une « qualité musculaire » exemplaire pour les adeptes du culturisme. Une qualité musculaire, ajoutons-le, située bien au-dessous de la norme médicale selon laquelle le pourcentage optimal de la masse grasse, pour la population masculine, ne doit pas chuter au-dessous de 12-13 %.

« Les gens au club qui me voyaient avec une telle qualité musculaire me voyaient dopé… et ça, ça m’a fait mal ! Parce que j’en ai “ chié “au niveau de l’entraînement et de l’alimentation pour arriver là. J’étais tellement sec que les gens disaient : “Ouais, c’est facile, il prend des produits“ ; et pour moi c’était vraiment dur. C’est pour ça que durant la période où j’ai essayé la petite cure, à la rigueur, je repensais à tout ça : “Oui, ce n’est pas naturel“, tout ça… et à la limite, j’avais moins de scrupules. » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

38Dans l’univers de la salle, chaque adhérent tend à se comparer spontanément aux autres dans ses progrès ou ses régressions. La comparaison entre les membres et l’esprit compétitif en matière de construction corporelle permettent de reconstituer toute la pertinence d’une approche interactionniste du corps et du processus de sa mise en forme.

« 10 minutes de vélo et je n’en pouvais plus, alors qu’il y avait des dames… enfin des dames plus âgées et plus fragiles que moi qui, elles, tenaient 25 minutes. J’avais la haine parce que j’avais honte… Je les regardais et je me trouvais ridicule. Je me suis battu pour arriver là et les autres adhérents m’ont beaucoup aidé. » (Xavier, 29, agent SNCF, Cél.).

39La sociabilité active est particulièrement favorisée par le système de fonctionnement des salles du quartier. Toutefois, elle n’est pas étrangère aux adeptes de la musculation du « biceps business » dont les pratiques témoignent également d’une assiduité journalière et hebdomadaire remarquable. Ces pratiquants qui s’adonnent à leur activité favorite 4 à 5 fois par semaine, se retrouvent à des moments précis de la journée. Précisons également que cette population se caractérise par un taux de fidélité important qui démontre l’attachement affectif porté par tout ce groupe d’habitués au club, qui n’hésite pas à refuser des abonnements moins chers.

40Les membres qui se retrouvent dans ce type de sociabilité ne pratiquent jamais seuls, et même s’ils arrivent seuls au club, ils retrouvent toujours quelqu’un sur place avec qui s’entraîner et discuter. Ainsi au sein de ces groupes de pairs, s’établit une convivialité, basée sur le tutoiement qui respire la « franchise », la « simplicité » et la « camaraderie », fondées sur la mise en suspens des conventions et des convenances.

« On se connaît entre nous, on a plus d’affinités. Il y en a toujours un qui en passant d’un appareil à l’autre me met une claque aux fesses quand je suis sur le step. Il y a une amie qui s’appelle Christelle, et qui n’arrête pas de me regarder et de dire que je suis “ fou aliéné “, alors des fois j’attrape un fou rire, je suis obligé d’arrêter. » (Christian, 30, fonctionnaire, Cél.).

41Pour ce type de sociabilité, l’ancienneté des membres joue un rôle primordial :

« Des fois, comme Henri (moniteur de la salle “ Équilibre “) est occupé… bon, les anciens quand ils voient un nouveau qui est en difficulté, ils font signe : “ Pierre, tu peux lui régler l’appareil ? “ C’est une question de confiance, comme je suis surnommé le " fou du steppeur ". » (Pierre, 34, empl. chez F. Telecom, M.).

42Ces adhérents, les « anciens », fidèles depuis plusieurs années à la même salle, construisent le « noyau » du centre. En étant intégrés activement à la vie du club, ils sont les seuls à passer du temps au bar, à discuter longuement avec les moniteurs, et à participer assidûment aux animations du club : soirées, stages, excursions, etc. Dès lors, établir le contact avec ces membres du club devient une référence, un emblème qui fonctionne comme but à atteindre.

« Il y a les gens qui se connaissent entre eux : les anciens… et les autres qui gravitent. Au début moi je gravitais, je ne faisais pas partie du groupe et puis petit à petit, en venant tous les jours, en discutant un peu plus (…) disons que, qu’on le veuille ou non, on a formé un petit noyau. C’est ça qui est un peu embêtant, c’est toujours le petit groupe qui se forme. » (Régine, 32, aide soignante, Cél.).

43À l’opposé de la sociabilité active, la sociabilité ponctuelle renvoie à la recherche systématique de contacts inter-personnels conviviaux avec un large éventail de pratiquants, sans aucun attachement émotionnel. Ces contacts affranchis des contraintes, en accord avec l’autonomie individuelle, se construisent autour d’un mode de communication mouvant et fluide, constitué d’échanges éparpillés et occasionnels qui s’élaborent à partir du territoire de la salle. L’extrait qui suit trace la théâtralité sociale de ce type de sociabilité, édifié sur cette « industrie de la rencontre qui fabrique et vend du rapport social rêvé » (A. Ehrenberg, 1985 : 139).

« Au travail, ce sont des amis mais avec des amis de travail on se dispute. Au club, c’est… ce sont des gens que je ne connais pas, qui sont mes amis mais que je ne connais pas… Je ne connais pas leur vie, tout ça… Des gens qui bougent autour de moi. Je les rencontre, je parle avec eux de choses et d’autres, ça permet de voir des gens différents, d’autres milieux. » (Sophie, 32, inactive, ancien mannequin, C.).

44La sociabilité ponctuelle fait appel à une forme de lien social qui incite à se ressembler pour tout et n’importe quoi, et qui ne se structure pas forcement autour des mots – car bien souvent il n’y a rien à dire – mais sur l’envie irrésistible de l’échange, fondement de toutes ces activités fréquemment non-actives. Faire ensemble quelque chose ou ne rien faire, ce qui revient au même, est l’élément essentiel que l’on trouve à la base de toutes les manifestations festives et folkloriques des C.R.F.

45Ces relations ponctuelles qui stimulent une solidarité immédiate sont en accord avec les pourcentages élevés de présences éphémères dans le « biceps business ». Dans ces usines de la forme, les relations sont à la fois fugitives et accidentelles et, par conséquent, l’« être ensemble » est forcement une expérience transitoire. Dans l’univers de la salle, les relations apparaissent, s’entrecroisent et périssent en fonction de la versatilité de la présence des adhérents, mais ce qui importe pour ce type de clientèle c’est le partage, à sa guise et pour une durée variable, des pratiques corporelles communes, fondées sur des valeurs fragiles et périssables. Dans les moments passés avec d’autres « on se perd », « on participe », « on s’oublie ». C’est la quête de la satisfaction instantanée, le contentement provisoire d’appartenir à un groupe non moins provisoire. Dans un tel contexte, l’adhérent se précipite pour mettre en avant son indépendance affective en cherchant à se protéger des risques d’instabilité des relations inter-personnelles et de la sensation de vulnérabilité qui en découle (G. Lipovetsky, 1984).

« J’y vais de toute façon, qu’elles (ses amies) y soient ou pas, j’ai des copines au club, mais… moi j’y suis toujours allée indépendamment d’elles (…) Je n’y vais pas pour quelqu’un, j’y vais pour moi, on finit toujours par rencontrer quelqu’un de sympa de toute manière. » (Colette, 65, empl. aux impôts, retraitée, M., 2).

46Ce type de sociabilité, transitoire mais pourvue à volonté, vient bien souvent combler le vide relationnel de la vie sociale de ces pratiquants. Dans ce sens, il s’agit d’un dépannage perpétuel d’ordre relationnel.

« C’est vraiment en cas de force majeure que je ne viens pas, parce que chez-moi, je n’ai rien d’autre, je n’ai pas d’amis, je n’ai rien. Là il y a de l’ambiance. Chez moi c’est le désert total… Des fois il y a des araignées qui passent, ça fait de l’animation (rires). Disons que voir tous ces gens vivre même s’ils ne me parlent pas à moi : ça vit, ça bouge, ça me détend. » (Jérôme, 37, agriculteur, Cél.).

47L’individu est supposé se découvrir dans sa soumission à l’instant, et cette quête ancrée sur l’éphémère affecte aussi bien les relations interindividuelles que les modalités des pratiques. Ces dernières ne constituent qu’un support, un prétexte, une manière de légitimer la quête du contact.

« Je viens aussi là pour retrouver un peu de convivialité, pour conserver une vie sociale, parce que vous savez quand vous partez d’une administration après 59 ans, 11 mois et 29 jours, vous êtes actifs tout ça… Le lendemain, 30 jours, 60 ans paf ! Je vis seul et d’un seul coup je me retrouve tout seul à la maison (sourire). Par le biais de ces clubs, non seulement je continue si vous voulez à être un peu actif physiquement mais en plus de ça, je noue des relations cordiales qui, même si elles ne sont pas amicales, sont quand même des relations intéressantes ; on a l’impression de participer avec les autres, enfin, en commun si vous voulez, en quelque chose. Je ne suis pas le seul dans ce cas-là, ici il y a beaucoup de personnes qui ont la soixantaine confirmée, (…) on s’insère dans un groupe, un groupe qui… qui continue, qui prolonge cette vie sociale, j’ai besoin des contacts. » (Alexandre, 67, agent commercial, retraité V., 2).

48Les adhérents qui s’inscrivent dans ce type de sociabilité ne sont pas fidèles à un groupe et encore moins à un club, ils sont réguliers. Si ces adhérents se retrouvent régulièrement, ils ne se tutoient pas pour autant. Autrement dit, la régularité de leur pratique s’éclaire davantage à travers la quête de lien social en général, que la quête de relations sociales avec un certain groupe de pairs en particulier.

49Parfois, il arrive que des clients inquiets de leur intégration dans un univers qui leur est inconnu, entraînent un membre de leur famille, un ami ou un collègue de travail pour s’assurer une compagnie.

« J’étais un peu coincée la première fois parce que je ne savais pas où j’allais… J’ai invité ma copine, (…) je l’ai fait venir avec moi, elle a adoré (…) C’était génial, on est allée à la piscine, on s’est amusée. Après, j’ai invité une dame que je connais (ce n’est pas vraiment ma tata mais…), on a fait du tapis, du vélo, c’était agréable. » (Virginie, 14 ans, collégienne).

50Ce type de sociabilité « importée » visant à créer les conditions d’une pratique « agréable », renvoie souvent à une clientèle qui n’a pas d’expérience préalable dans le monde de la salle, et qui manifeste un besoin accru d’être sécurisée par une présence familière. Il s’agit d’une manière de se sentir en sécurité dans un univers qui est inconnu, quitte à être moins libre, au moins dans un premier temps. Ce mode de sociabilité qui concerne davantage des adolescents et les adhérents de plus de 60 ans, a été noté auprès de tous les types de C.R.F.

51Cette sociabilité « importée » signale les clients comme membres du club, en leur permettant de ne pas se sentir isolés. Dans la mesure où ils arrivent à s’intégrer dans le monde du club, à se familiariser avec le matériel de la salle, à prendre leurs habitudes dans l’espace, les adhérents viennent s’exercer seuls, étant assurés d’avoir quelqu’un avec qui discuter sur place, même si ce quelqu’un n’est jamais le même.

« Ça m’ennuyait d’aller m’inscrire toute seule, c’est délicat. Ce n’est pas évident, au départ on ne connaît personne. Je suis arrivée donc à persuader une copine, on y allait ensemble au début et après avec ses horaires de travail et puis les miens… Mais une fois que tu connais, tu y vas régulièrement etc. (…) On rencontre pas mal de gens, je me suis fait des amis intéressants. » (Nicole, 56, inactive, D., 2)

52Dans l’univers du club, nous retrouvons également des clients avides d’établir des contacts avec les autres adhérents du club dans le but d’en retirer des profits sociaux et des bénéfices symboliques, souvent associés à des projets professionnels. Dans cette perspective, la communication devient stratégique, tactique. Il s’agit d’une sociabilité basée sur une convivialité « réservée » où le vouvoiement est de rigueur. À l’opposé des salles de quartier, cette convivialité « sélective » correspond surtout aux centres haut de gamme. Ce type de sociabilité qui se structure autour d’une clientèle désireuse de rester entre elle, et de défendre un style de vie, figure aussi dans certains clubs du « biceps business ».

53Face à la masse des pratiquants, ces adhérents manifestent leur intention de marquer leurs différences par rapport aux autres membres, en formant des groupes clos ancrés sur des pratiques optionnelles considérées comme distinctives (golf, ski, squash, etc.). Il y aurait donc une sociabilité centrée autour des pratiques privilégiées (culturisme, aérobic, etc.) et une sociabilité d’entre soi, des « privilégiés », axée autour d’une pratique distincte qui convient à la plupart (sociabilité « tactique »).

« Il y en a comme Stan dans la salle, je ne dis pas qu’il me déplaît physiquement mais il est tellement con, tellement prétentieux (…) J’étais à “ Forme Classique “ pendant ces mois de fermeture et je l’ai croisé quelques fois. Là, il vient à “ Tonus “, toujours avec ses amis et uniquement pour jouer au squash. Je ne l’ai jamais vu parler à personne mis à part ses partenaires, ah non… Monsieur s’entraîne. » (Vinciane, 30, vendeuse, C.).

54Précisons qu’un certain nombre de ces adhérents, minime certes mais bien réel, souscrit un abonnement et vient très rarement au club – en faisant appel à des impératifs surtout professionnels : l’important est de faire partie du club, de le dire et de s’y montrer de temps en temps plus que de pratiquer. Avoir sa carte de membre, cela fait partie d’un certain « standing » qui rime avec certains clubs synonymes du « fitness chic and class ».

55À côté de cette sociabilité « tactique » nous trouvons la sociabilité « fantôme ». A. Ehrenberg écrivait en 1985 ( : 139), le monde social de la salle constitue un univers où se matérialise et se représente « un idéal très actuel de sociabilité qui permet de se trouver solitaire sans être seul, de se reconnaître ensemble sans être dans une masse ». En effet, l’univers de la salle favorise un type de communication et de relation de proximité avec les autres, relations édifiées – même si cela peut paraître paradoxal – sur le désir de l’adhérent de rester en retrait.

56La courtoisie est le moyen de faire barrage, les « bonjour » se font rares, les sourires s’oublient, les regards ne se croisent pas. Le tout manifeste le désir de l’individu de laisser planer une énigme autour de lui. Walkman, livres et journaux constituent des moyens d’évasion portatifs qui jouissent d’un grand engouement chez ces adhérents, qui cherchent à se recréer un autre monde pendant les heures de leur séance. La montée de la technologisation au même titre que l’agencement spatial (absence de séparation entre les salles) favorisent également ce type de sociabilité en permettant à l’adhérent de rester toujours « connecté » à sa machine, tout en devenant spectateur d’un certain type d’expérience collective.

57L’univers de la salle, construit autour de la promotion d’un produit pratiqué individuellement, mais non pas isolément, supporte mal cette clientèle d’obscurs clients attitrés – et ceci quels que soient les types de centres. Ainsi le risque de la qualification sociale se fait pesant.

« Comme dans chaque club il y a toujours des gens qui ne disent rien de la séance, tu vois bien qu’ils ne veulent pas parler, tu leur dis, enfin moi je leur dis “ bonjour “par politesse. Et des fois c’est agaçant, parce que tu as de ces réactions… Ça ne coûte rien de dire “ bonjour “ ? » (Carole, 28, étud. C.).

58Si chacun de ces cinq types de sociabilité prend un degré d’importance différent selon les C.R.F., il n’en reste pas moins que ces expressions distinctes de sociabilité se combinent au sein de chaque club. À ce sujet, le rôle du personnel de la salle est primordial, dans la mesure où il est à l’origine de la propagation d’un certain type de communication, d’une certaine ambiance. Il convient de préciser que l’ambiance – conçue comme cohérence différenciée, ancrée sur un mode de communication propre à chaque club – constitue le critère de base du choix de la clientèle tant pour son adhésion au centre que pour le renouvellement de son abonnement.

« C’est vraiment important de le faire avec quelqu’un, ne serait-ce que pour partager et puiser la volonté de le faire sérieusement, de le faire jusqu’au bout. Avoir quelqu’un avec toi, c’est aussi avoir la satisfaction de l’aider à lui (…) Faute de partenaire donc, j’ai abandonné, et j’avais un abonnement pour 2 ans : j’ai tenu 3 mois et puis je suis parti. Bon, il faut voir aussi l’ambiance du club… c’était très m’as-tu vu, très, très superficiel, je me suis inscrit bien longtemps après à “ Équilibre “… » (Alain, 37, MdC62, Cél.).

59Même si le client reconnaît une certaine qualité dans les services proposés (éventail d’activités offertes, accessibilité spatio-temporelle, prix abordable, etc.), dans la mesure où il n’arrive pas à s’intégrer dans le monde social de la salle en établissant un certain type de contacts, la durée de sa présence dans le club ne se prolongera pas au-delà de quelques mois – et cela indépendamment du contrat initial de son inscription.

60Il s’ensuit que la qualité des échanges interindividuels influence définitivement les pratiques de mise en forme du corps, pratiques qui seront analysées par la suite. La troisième partie rendra donc compte, tour à tour, des pratiques sportives, alimentaires et esthétiques et, essentiellement, du rapport qu’elles entretiennent avec l’architecture identitaire. Ce rapport, constitutif de l’image corporelle, apparaît à travers les propos de la population interviewée comme la justification principale des modalités de la mise en place de ses pratiques.