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Les fabriques du corps

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Anastasia Meidani

D’un corps socialement attribué

Normes, médias et corps : présentation du corpus des magazines étudiés

Texte intégral

1NOTRE INTÉRÊT POUR la décomposition analytique des normes et des valeurs réside dans le fait qu’elles opèrent une socialisation. Perçue comme source d’accès à un même stock de catégories cognitives, la socialisation se trouve liée à la façon dont la réalité « objective » se met en relation avec la réalité « subjective » des individus, posant ainsi le socle de la réciprocité entre ego et autrui.

  • 19 Moins de 8 jours pour un hebdomadaire, moins de 15 jours pour un bimensuel et de 30 jours pour un (...)
  • 20 La lecture des magazines se fait essentiellement au domicile (84,5 % des lectures) et occasionnell (...)

2En effet, une première analyse de la mise en discours des données empiriques issues de 57 entretiens a révélé un lien fort entre les normes et les valeurs sociales véhiculées par les magazines qui propagent le culte du corps et les motivations des acteurs sociaux. Rien d’étonnant si l’on prend en compte le fait que 45,8 millions de Français, soit 94,8 % des personnes de plus de 15 ans résidant en France, ont lu au moins un magazine au cours de la dernière période de parution19. En moyenne, 187 numéros sont lus par an et par individu20. Les enquêtes soulignent une grande régularité de ces lectures. La Presse Féminine fédère le lectorat le plus fidèle : près de 3 millions de lectrices régulières chaque mois (Audiences et Études de Presse Magazine, 2004).

  • 21 Travaillot Y., 1998, Sociologie des pratiques d’entretien du corps. L’évolution de l’attention por (...)

3Et pourtant, tout en alimentant en discours, en chiffres, en faits et en images les phénomènes sociaux liés au corps, les magazines constituent une piste de recherche étonnement inexplorée (M. Maffesoli, 1990) – ou analysée sous un angle particulier – de la plupart des sociologues qui s’intéressent au corps. La grande majorité des approches sociologiques21, en mettant en avant le terrorisme d’un modèle dominant et en considérant comme donnée sa reproduction, perd de vue tant la pluralité des normes proposées que les marges de liberté des lecteurs. Or, si la codification des signes mise en avant par les magazines se propose comme une véritable grammaire de la culture somatique (et, ce faisant, se présente à l’individu comme un ensemble de normes et de valeurs susceptibles de lui permettre d’investir l’espace de son corps), elle ne s’impose pas pour autant d’emblée à lui.

4C’est pourquoi nous soutenons que comprendre le sens endogène des pratiques somatiques, c’est aussi les situer par rapport aux codes de l’esthétisme collectif. Dans cette optique, notre intention est donc multiple : rechercher les normes et les valeurs qui rendent intelligible le processus de mise en forme du corps — autrement dit, les connaissances de sens commun et les « réserves » de significations collectives qui éclairent ce processus — afin de reconstituer les modèles d’esthétisme collectif qui composent la culture somatique moderne.

  • 22 Un dépouillement systématique a été effectué de novembre 1997 à octobre 1998. Depuis nous suivons (...)
  • 23 La presse jeune se lance à la conquête du marché des magazines à la fin des années 1970, mais l’en (...)
  • 24 Nous utiliserons pour ce travail les codifications qui figurent entre parenthèses, lorsque nous no (...)
  • 25 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié
  • 26 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié
  • 27 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié
  • 28 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié
  • 29 Longtemps, la presse masculine s’est limitée aux magazines dits de loisirs (« Max », « Entrevue » (...)
  • 30 Ce mensuel, lancé par Edipresse, en mars 1998, disparaît en 2001.

5Pour atteindre cet objectif, notre étude du dispositif médiatique s’est appuyée essentiellement sur les mises en discours – et parfois les supports imagés des magazines – considérés comme expressions exemplaires de la manière dont le corps est mis en avant sur la scène culturelle. Ce travail s’est fondé sur l’analyse de 22 titres de presse recueillis tout au long d’une année soit 274 magazines22. Cette masse de données importante a été repartie en deux catégories, deux grandes familles de presse plus ou moins représentées, selon la diffusion des magazines sur le marché. De cette bi-catégorisation principale entre la presse féminine et la presse masculine, découle une autre, qui se spécifie en fonction des thématiques traitées par le corpus des magazines étudiés : la presse jeune23 [« Jeune et Jolie » (J & J)24, « 20 Ans » (20 Ans), « Vital », et « DS Magazine » (DS)] ; la presse féminine haut de gamme (PFHG), [« Marie France » (M. F.), « Marie Claire » (M. C.), « Cosmopolitan » (C.), « Elle » (E.), « Questions de femmes » (Q.F.), « Femme Pratique » (F. P.), « Votre Beauté » (V. B.), « Avantages » (A.), « Femme Actuelle » (F. A.)25, « Biba » (B.)] ; et la presse santé (« Top Santé » (T.S.)26, « Santé Magazine » (S.M.)27, « Réponse à tout Santé » (RàS)28]. Quant à la presse masculine29, nous distinguons les « masculins style de vie » [« M. magazine » (Bien vivre au masculin) (m)30, « Monsieur » (Monsieur), « FHM », « Max », « Men’s Health » (M’sH), « Maximal » (Mxl)], et la presse sportive [« Muscle et Fitness » (M. & F.), « Monsieur Muscle » (M. M.), « Santé et Fitness » (S. F.)].

6La typologie trace les contours d’un lectorat majoritairement féminin pour lequel la presse santé est particulièrement prisée. Le classement des magazines « Top Santé », et « Santé Magazine » dans le TOP 20 de la Presse Magazine pour l’an 2004 ne fait que confirmer nos constats (AEPM, 2004).

7Si les titres de la totalité de ce corpus se destinent à un large public, ils se différencient en fonction des groupes sociaux auxquels ils s’adressent, définis essentiellement à travers deux variables fondamentales : l’âge et le sexe. Ces variables, associées à la CSP (catégorie socio-professionnelle) du lectorat et la présence d’enfant(s) dans le foyer, fournissent deux des trois critères de notre classification. Quant au troisième critère, il renvoie aux thématiques mises en avant par chaque sous-famille de presse (Presse Santé, Presse Jeune, etc.). Ces thématiques, impliquant un ensemble de modèles normatifs proposés, sont en accord avec le public visé. Cependant, l’univers des normes et des valeurs somatiques véhiculées par chaque magazine est loin d’être cohérent, spécificité qui se traduit par la co-présence souple de modèles divers (voire antinomiques).

8Avant de présenter ces modèles, précisons que nous avons procédé à leur analyse en retenant tout particulièrement la présence (et ses modalités), ou bien l’absence, des éléments suivants : le sexe, l’âge et les mensurations des mannequins, l’alimentation (ses composantes, ses modes de gestion et les produits alimentaires employés) ; les pratiques sportives (leurs modalités et leur cadre) ; la qualification générale du look (façonné par les vêtements, les chaussures, les accessoires, la coiffure, le maquillage, les produits cosmétiques utilisés et les soins esthétiques proposés) ; et enfin, les valeurs sociales sous-jacentes souvent associées à la santé (le sain/le malsain), la performance et la promotion d’un certain type de féminité/masculinité.

L’esthétisme collectif médiatique : corps et modèles normatifs

9Les modèles liés au corps se démultiplient derrière une palette de figures médiatisées, les canons se juxtaposent, les images se bousculent, les références collectives se multiplient. Mises en images (supports photographiques) et mises en mots (discours médiatiques), dessinent des configurations de sens traçant les contours des modèles normatifs multiples. Comment ces modèles finissent par promouvoir des pratiques corporelles concrètes et, par-là, la mise en scène d’une certaine image de soi ? L’interrogation trace le fil conducteur de ce chapitre.

10Déchiffrer les modèles véhiculés implique, avant tout, de prendre en compte la dimension genrée de ce discours. Du modèle de la beauté tonique au modèle de l’excellence physique, propre à une certaine image de la virilité, corps féminins et masculins ne se présentent comme identiques, ni dans leur morphologie rêvée, ni dans les rôles sociaux auxquels celle-ci est associée.

Beauté tonique et « femmes d’affaires »

11Les images de ce modèle dessinent des femmes blanches, jeunes, entre 20 et 30 ans, mesurant 1 m 80 et frôlant plus souvent la taille 42 que 34. Ces supports imagés, basés sur une féminité plutôt sportive, laissent entrevoir des formes carrées presque masculines. Habillées en tailleurs ou en body, chaussées de talons plats ou de tennis et munies d’un maquillage « allégé », ces figures féminines masculinisées font plus « femmes d’affaires » (ou bien « championnes ») que « stars ». Du côté de la coiffure, les coupes carrées et le chignon viennent remplacer les longues chevelures de sirène. La mise en avant du corps à travers les bijoux se fait rare, les accessoires restent discrets.

12Au sein de ce modèle, l’obsession de la graisse et des régimes hypocaloriques qui vont de pair reste tenace, si l’on en juge par le nombre de magazines féminins qui y consacrent des dossiers entiers, en particulier avant les vacances d’été – et ceci malgré les attaques régulières dont cette presse fait l’objet. Dans ces dossiers, les aliments décrits comme naturels (eau, céréales, produits laitiers), s’entremêlent à des produits aux dénominations révélatrices qui prônent le progrès technologique (substituts, compléments alimentaires, « smart drinks », « alicaments », etc.). Au sein de cette campagne publicitaire, les produits « light » occupent une place particulière. Contre la dictature de la privation et des interdictions, à l’opposé de la frustration et de la contrariété, ils cherchent à promouvoir la satisfaction du plaisir gustatif.

  • 31 Nous utiliserons pour ce travail cette codification : [la ou les pages ; le magazine (mois de paru (...)

13Concernant les pratiques sportives, le fitness se présente comme le moyen réaliste pour améliorer ses performances, faire perdurer sa tonicité, lutter contre l’usure du corps, autrement dit soigner sa forme, mais aussi embellir sa silhouette. L’espace des pratiques sportives féminines s’inscrit majoritairement dans le quotidien et l’ordinaire, aux antipodes de l’espace des pratiques sportives masculines qui s’exprime dans un temps exceptionnel, un temps qui relève plutôt d’un « ailleurs » extraordinaire. Ainsi, des femmes sont souvent montrées en train de pratiquer un exercice que l’on devine rythmique, dans des clubs de sport qui se présentent comme des paradis terrestres. Si ce discours médiatique met en garde les femmes qui continuent à se voir qualifiées de « sédentaires », une autre partie du discours prône la sédentarité, en mettant en avant le principe de la restriction alimentaire. Cherchant à promouvoir le dogme « il est préférable de compter les calories plutôt que de les dépenser », ces articles non seulement ne font pas allusion au sport, mais s’opposent à lui. « Spécial paresseuses : comment rester mince ? Le sport n’a jamais fait maigrir » (publicité d’un fromage allégé) [p. 103 ; M. F. (6)]31.

14Quant au look, les pratiques vestimentaires propres à ce modèle pivotent autour de deux axes : une allure qui se veut « classique » et un « look sportif » amarré sur le jean. Le « dress-look » se construit autour des garants réputés d’un style intemporel. En mettant en avant la « qualité », le discours publicitaire gratifie ce « presque rien et presque tout : la distinction » [p. 36 ; H.S. (9)]. Le confort vient se marier avec le « chic » dans une simplicité élaborée. L’air « un rien désabusé » s’affirme à nouveau comme une preuve de compréhension du côté des stylistes, un moyen de s’offrir l’élégance (voire un instant de « bonheur »). Ce style « minimaliste », en registre haut de gamme, apparaît comme le comble du « luxe ».

15Tout pousse à dire que le modèle de la beauté tonique tend à reconnaître à la femme la liberté d’exprimer par son paraître l’ensemble de son être, sans pour autant remettre en question les rôles sociaux qui lui sont traditionnellement attribués. Sans s’insurger, par exemple, contre le jeu de séduction – que le discours médiatique tend en règle générale à prescrire au sexe féminin – il en propose surtout de nouvelles motivations (A. Meidani, 2005 c). Dans ce cadre, les techniques corporelles propagées par les magazines se font valoir comme une stratégie, apte à ôter les obstacles pratiques qu’implique l’accès de la femme au monde des affaires professionnelles, souvent marqué par un monopole masculin préétabli. L’accès de la femme au pouvoir exécutif passe de façon nécessaire par la minimisation de sa féminité, sa fusion avec l’image de la masculinité, par conséquent, sa discipline corporelle. Autrement dit, être une femme apparaît comme le pire des handicaps, et des recettes pratiques sont fournies pour remédier à ce défaut. Porter des costumes, exclure des couleurs vives, avoir des cheveux courts, se forger un corps musclé, combattre la cellulite, exceller dans un sport, se donner de la carrure, pimenter ses propos de mots du vocabulaire sportif, voilà certaines « astuces » qui illustrent l’appropriation d’une série de pratiques propres (jusqu’à récemment) à l’univers masculin : « Macho, moi ? L’art de transformer le style mafioso en hommage à la féminité : costume rayure tennis. » [p. 36 ; B. (1)].

Beauté diaphane : une beauté maladive ?

16Dans les limites de ce modèle, les supports imagés renvoient à une jeune fille maigre et pâle à l’air défait d’une mourante. Les fards destinés à procurer un maquillage « sophistiqué » et « appuyé », plus ou moins extravagant, garantissent un visage fatigué, basé sur un teint plombé et des joues creuses. Ces allures artistiques valorisant la « belle malsaine » et la paire « désir/morbidité » qui en découle, véhiculent la mise en négatif du corps (B. Remaury, 2000). Un bon exemple de ce lien entre déséquilibre physiologique et état physique esthétisé se trace dans l’image du top-model « éblouissant », victime de l’anorexie, dont de nombreuses expressions se retrouvent dans les photos de mode. Ces « radios de thorax », emblèmes de la fascination que dégage la maladie lorsque s’y mêle une attraction érotique, incarnent le mécanisme distinctif d’une beauté qui cherche à prendre en otage des vertus qu’elle s’efforce par ailleurs de rendre inaccessibles.

17En effet, la rhétorique publicitaire qui accompagne ce modèle, exhibe des situations dans lesquelles les femmes se présentent comme victimes d’elles-mêmes. Caprices, mobilité excessive, sautes d’humeur, « excentricité », « futilité », complaisance, indocilité, « égocentrisme », vanité, nervosité, « irrationalité », « narcissisme », dessinent des schémas comportementaux qui se trouvent liés à ce type de féminité. Si ces pathologies culturelles cessent de jeter leur ancre sur les spécificités biologiques du corps féminin et sur sa sexualité énigmatique, elles se retrouvent à la base de maux modernes comme les troubles alimentaires, maux qui se conjuguent majoritairement au féminin. Et pourtant aucune allusion renvoyant à l’alimentation (ou bien à la pratique sportive) n’a été enregistrée dans la mise en récit de ce modèle ; comme si évoquer la nutrition et le sport allait ramener le corps à sa matérialité !

18À l’opposé, les tendances de type « fashion’s victims » envahissent les rubriques, et le dégoût face au « look fonctionnel » s’affiche comme désinvolture : un soi-disant signe de non-intégration sociale [« pas de compte à rendre » (pp. 96-98 ; 20 Ans (1)], en réalité, de surintégration. La jeune femme, éloignée du monde du travail, n’a pas d’autres contraintes à respecter en dehors de celles de la mode. Ainsi, discours publicitaire et supports imagés laissent de côté la discrétion de l’élégance pour promouvoir la provocation du tape-à-l’œil. Strass, bijoux extravagants, paillettes, couleurs, tatouages, piercings deviennent des garants de l’unicité ; d’une unicité qui s’effectue dans l’homogénéité massive des tendances de la mode. Le « relookage » fait rage, appuyé par la promotion de vedettes du « star system » : « Whitney Houston, son idole, porte les mêmes (chaussures). » [p. 12 ; 20 Ans (1)].

19À côté des « fashion’s victims » (ultra-look), les références au « sportswear » donnent le ton du foisonnement des styles. Quant au look « négligé », il se fait valoir comme « rigolo ». Se permettre de porter « n’importe quoi » en fonction de ses désirs, s’habiller chez les fripiers, les soldeurs, les puciers, se présente comme la frivolité maximale. Cela ne veut pas dire que le budget préconisé à l’achat de ces vêtements est dérisoire. Lorsque la jeune étudiante, « Vanessa, 19 ans, vêtue en SDF », témoigne dans le magazine « 20 Ans » : « je ne dépense rien pour mes fringues », ses dépenses atteignent en réalité la moitié du Smic par mois !

20Dans tous les cas, ces expressions troubles de la beauté diaphane et leur jonction à un déséquilibre physiologique, continuent à recomposer (sous d’autres codes culturels) le cliché classique d’une féminité maladive et venimeuse. En faisant semblant de dédaigner ce stéréotype, la presse hédoniste réservée à la jeunesse féminine, tout comme les magazines qui s’adressent à la population masculine, prétendent cultiver la possibilité pour la jeune femme de se croire libre, spontanée, exigeante et défaitiste.

Beauté érotisée : lieu et miroir du désir

21Seins volumineux et fesses galbées tracent les contours des corps pulsionnels de jeunes femmes Seins volumineux et fesses galbées féminité sensuelle, mise en avant autour de bouches entrouvertes et de visages munis d’un maquillage plus ou moins soutenu. Des cheveux soigneusement défaits – de préférence blonds – alimentent le fantasme de ces figures qu’incarnent les stars d’une sexualité libérée. Chaussées de hauts talons, ces « poupées » en papier glacé sont nanties de vêtements qui dévoilent les courbes de corps répondant au désir masculin. Les bijoux, au même titre que les tatouages, s’échangent à souhait, plus ou moins extravagants mais toujours présents, ils cherchent à guider le regard.

22Activités sportives et règles nutritionnelles laissent leur place au look qui fait l’objet d’une attention soutenue. Vêtements, accessoires, produits cosmétiques, instituts de beauté et surtout opérations de chirurgie esthétique, s’élèvent au rang des moyens susceptibles de garantir un « sex-appeal ». L’objectif se situe au niveau d’une apparence aguicheuse et non pas allumeuse, raffinée et non pas apprêtée : « le sexy n’est pas toujours le plus dévoilé. » [p. 59 ; m. (7)]. Quant aux modèles d’identification, ils renvoient aux stars du milieu de l’art et du mannequinât. La qualité féminine est ramenée au paraître, les femmes se chosifient, le narcissisme devient un allant de soi, et la nature féminine résonne du manque de confiance et des doutes.

23En accord avec ce modèle, le jeu de la séduction et l’épanouissement sexuel sont promus comme les mesures de l’accomplissement personnel. La rhétorique médiatique des magazines adressés à la population féminine (aux antipodes de la presse masculine) avance l’idée que le non-accomplissement d’une sexualité épanouissante entraîne des troubles physiques. La frigidité des femmes se dramatise, venant rejoindre la représentation d’une sexualité féminine complexe et mystérieuse.

24Tout nous incite à dire que si les représentations archétypales de la femme « fatale » ont évolué, la fatalité qui reste attachée à la perception de cette beauté érotisée, constitue un élément autour duquel s’organisent différentes dimensions d’inquiétude. La place prépondérante de ce modèle, dans les rubriques des magazines adressés à la population masculine confirme : la femme « fatale » est identifiée au péché et au mensonge. En effet, lorsque la rhétorique médiatique diabolise cette femme astucieuse et capable de tout, c’est en vertu de cette association incontournable qui fait d’elle l’objet du désir masculin.

Beauté du « troisième âge », beauté médicalisée

25Au sein de ce modèle, les supports imagés dessinent des personnes entre 40 et 50 ans, nanties d’un sourire chaleureux. Les figures montrées dans des situations quotidiennes et munies de vêtements qui couvrent un corps bien entretenu, dessinent tantôt un modèle statique tantôt le dynamisme d’un corps vieillissant en mouvement. Les mises en scène impliquent bien souvent la présence de personnes jeunes aux côtés de ces figures affaiblies d’un certain âge, comme pour adoucir l’image de la vieillesse qu’elles véhiculent. Ainsi ce modèle se présente comme l’équivalent du modèle de la beauté tonique quelques 30 ou 40 ans plus tard.

26Marqués par l’hétérogénéité des représentations de la santé, images et discours se fondent sur la valeur du naturel et répondent à une vision globale du corps luttant contre le vieillissement. La rhétorique publicitaire vise les pratiques alimentaires et sportives, en laissant de côté les références à l’esthétisme vestimentaire et cosmétique. Ainsi, les régimes amaigrissants sont remplacés par la propagation d’une « hygiène de vie » basée sur une série de principes nutritionnels qui cherchent à « rééduquer » durablement le corps. Quant à l’activité physique, elle est associée tant à des avantages psychologiques [« réadaptation sociale après une épreuve de santé », « reprise de confiance en soi », « maîtrise d’angoisse », « vitalité », « tonus », « détente »] qu’à des avantages liés à l’organisme, comme l’amélioration de la qualité de la vie et la longévité. Aux antipodes d’une logique sportive compétitive attachée à l’esthétisme, l’activité physique d’endurance se présente comme un antidote face aux conséquences d’une vie sédentaire. Dans ce cadre, le sport renvoie à l’idée de la santé préventive, et principalement à la correction des facteurs de risque des maladies cardio-vasculaires, corrélation basée sur une rhétorique en rapport avec des arguments médicaux.

Un « devoir » de beauté masculin ? Entre plasticité et excellence physique

27Une morale somatique propre au mâle promeut des corps puissants, encombrés dans la quête d’une inquiétante perfection qui s’accompagne d’un auto-contrôle croissant. Des images d’une rentabilité soutenue s’ancrent sur des figures masculines dont les muscles sculptés se laissent deviner sous des costumes de cadre, lorsqu’ils ne sont pas ouvertement mis en avant au travers des maillots de bains qui dévoilent une carrure considérable. La quête esthétique demeure peu compatible avec la représentation de ce type de masculinité ancrée sur des images d’une efficacité instrumentalisée. Le vocable « beauté » est soigneusement évité. Ce constat se retranscrit dans l’usage du mot « soin » qui permet au lectorat masculin de concevoir la pratique esthétique comme une pratique virilisante.

28Si l’activité sportive et la pratique vestimentaire demeurent les domaines de base des magazines adressés à la population masculine, les rubriques commencent timidement à afficher des balances à côté des haltères en proposant de « programmes minceur » avec des « repas types » à suivre : « 3 cuillères à soupe de fromage, 100 g de rosbif, 1/8ème de camembert… »[pp. 50-51 ; M’sH (4)]. L’homme est invité à contrôler son plaisir gastronomique, à calculer ses apports nutritionnels, à « se surveiller ».

29À l’inverse de l’obsession de la maigreur qui envahit la presse féminine, la promotion des conseils alimentaires se fait à l’intérieur d’un système rhétorique distinct, pointant auprès du lectorat masculin le plus souvent des questions de « santé », de « performance », de « forme », et de « carrure musculaire ». En accord avec cette « hygiène de vie », une différence nette s’opère entre efficacité à court et à long terme. Les articles condamnent la quête de résultats immédiats en soulignant les périls que de tels comportements alimentaires représentent pour la santé. « Ce genre de régimes, très déséquilibrés, peut provoquer notamment des carences protéiques et des risques de fonte musculaire importante. » [p. 103 ; Max (7)]. La définition des objectifs promus par la presse masculine se soumet aux normes médicales – une tentative située aux antipodes de la presse féminine où l’alimentation se trouve soumise aux tendances de la mode.

30En outre, et à l’opposé d’un schéma bipolaire qui érige les aliments en tabous et fétiches, le discours médiatique de ces magazines rejette la culpabilité et les remords. L’extrait qui suit ne pourrait jamais figurer dans les rubriques de la presse féminine : « Orgies de frites ou de chocolat, chacun son truc. Quand cela se produit… (…) Vas-y carrément, lâche-toi sans remords ! » [pp. 53 ; m. (6)]. Même lorsque l’aliment se traduit en terme de calories, de protéines et de graisses, dans la presse masculine, l’alimentation reste toujours une affaire de plaisir gustatif. Il arrive même qu’une signification sexuelle soit donnée aux aliments, en faisant appel à une histoire collective lointaine qui associe « joies du ventre et du bas-ventre ». « Ne parle-t-on pas des seins en forme de poire et des gracieuses petites pommes ? Vous pourrez alors lui dire qu’elle est belle à croquer et que vous la mangeriez de baisers. [pp. 62 ; FHM (7)]. Rites alimentaires et sexuels semblent se structurer de façon identique : préliminaire, plat principal, dessert – mêlant ainsi à l’infini les plaisirs de la chair et de la chère.

31Les consignes alimentaires renvoient également aux sportifs de haut niveau, modèle récurrent de ces magazines. Le lien entre pratiques sportives et nutritionnelles est si vigoureux qu’une concordance s’installe entre l’alimentation et l’effort sportif, moyen d’élimination par excellence. Le plaisir gustatif se convertit en douleur physique, il se mesure en termes de dépense calorique. « Un petit écart (…) Mais autant savoir ce qu’il vous coûtera pour garder la ligne ! Demi-tablette (100 g) de chocolat noir aux noisettes entières = 570 kcal soit 36 minutes de vélo de route à 43 km/h. » [p. 12 ; M’sH (9)].

32Quant aux activités physiques, les images des magazines affichent des corps sportifs avec un air de défi, gratifiant l’ascèse prononcée et parfois même la souffrance – à l’opposé des figures sportives féminines qui donnent à voir un visage souriant ou concentré. Les clubs de la remise en forme laissent leur place au « sport dans la nature » qui apparaît comme moment de détente et de plaisir. Afin de garantir cette dimension ludique, l’homme est incité à pratiquer des sports d’équipe qui encouragent une ambiance compétitive. Le goût de l’« aventure » sportive rime avec le besoin d’oxygène et de conquête des grands espaces, célébrant de la sorte « le mâle et l’éternel changement ». Ce constat se vérifie dans les prises de vue des sportifs qui évoquent un ailleurs olympique : de la neige sur fond de ciel jusqu’aux vagues océanes, le mythe d’Ulysse s’actualise et les épreuves à risques prennent le relais (C. Pociello, et al., 1987). Les sensations fortes, visant à exprimer « audace », « esprit de liberté » et « ténacité » dans un effort ambitieux, s’identifient au « bonheur ». La « peur » et la « violence » sont recherchées. « Body-Board, mini surf pour maxi sensations (…) sans grands risques pour le débutant, le board est moins tendre avec les champions ! Vous pouvez même lui commander de réaliser des figures à couper le souffle. » [pp. 25-26 ; m. (7)].

33Le tout esquisse la place accordée à la symbolique du vol et du bondissement qui incarne le mythe d’Icare modernisé, paraphrasant la gestion d’une carrière professionnelle qui cherche à gravir rapidement les échelons (C. Pociello, et al., 1987). Cette réflexologie ascensionnelle qui résonne d’une métaphore socialement pertinente, adressée aux « hommes d’action » saisis par le vertige de la réussite, vise à promouvoir un volontarisme accru. Ainsi le sport devient un autre modèle d’abnégation et de discipline. La vie sociale de l’homme s’identifie aux terrains sur lesquels se déroulent les épreuves sportives. Les compétitions sont remplacées par des journées chargées de rudes épreuves – davantage professionnelles que sentimentales – où un certain degré de « combativité » est exigé. « Sur un terrain, comme dans la vie, il faut une certaine dose de combativité (…) À l’évidence, l’agressivité est la caractéristique la mieux partagée chez les internationaux : sans doute une question de survie professionnelle. » [p. 30 ; Mxl (6)]. Les valeurs de la « collectivité » et de la « solidarité » se marient avec un ego masculin hypertrophié et un « narcissisme » recommandé qui ne supportent pas l’échec. Et puisque « la défaite est interdite », l’homme doit faire de son insuccès une nouvelle stratégie de réussite. « L’échec et les critiques consécutives sont parfois de formidables détonateurs. » [p. 34 ; m. (6)]. Ainsi, « lucidité » et « faculté d’analyse » s’affichent comme des caractéristiques exclusivement masculines.

  • 32 Précisons que les magazines destinés à la population masculine n’hésitent pas à élever le sexe au (...)

34Ce dernier élément désigne l’objectif suprême de toutes les pratiques physiques : la maîtrise du corps à travers l’esprit. En effet, « sport dans la nature », « gymnastique passive », « remise en forme maison », « musculation », « sexe »32, « gymnastique chinoise » promeuvent un contrôle optimal. Quant aux « pratiques de relaxation », elles consistent à faire chuter le surcroît d’anxiété, et non pas l’anxiété elle-même dont la présence constitue un atout pour la productivité. Le but n’est pas de se débarrasser du stress mais de gérer et de « potentialiser » sa présence. L’intérêt s’oriente vers « le seuil de son activation optimale », susceptible de provoquer un état physiologique qui permet à l’homme d’atteindre son meilleur rendement. « L’angoisse monte ! Il faut alors savoir la contenir (…) mais pas trop pour garder son jus » [p. 32 ; m. (6)].

35Concernant la pratique vestimentaire, le look masculin proposé dans la presse masculine se fonde sur un « plus désabusé », qui refuse le « trop » au nom d’une « élégance raffinée », et qui nomme « déguisement » et « vulgarité » toute « bizarrerie » qui attire le regard. Le vrai luxe ne se fait pas voir, se donne à voir sans en avoir l’air. Entre le « look d’une élégance sportive » et le « chic anglais » – aussi décontracté que classique – l’homme est incité à mettre le prix fort pour atteindre la « perfection » stylistique [p. 25 ; Monsieur (printemps)]. Dans ce contexte, seuls les prix élevés apparaissent comme une garantie d’accès à l’« allure » et au « charme ». « Une veste parfaite est une veste rare, c’est-à-dire très chère (de 1 000 à 1 800 euros, voire plus. » [p. 64 ; Max (9)]. Par ailleurs, le discours publicitaire de ces magazines – loin des fantaisies et des tendances de la mode féminine – promeut des habits « pratiques » : « Pratique pour jeter dans le coffre d’un scooter ou rouler dans son sac. » [p. 79 ; FHM (4)] ; tout en affirmant un goût particulier pour la simplicité et le « confort » : « de l’allure d’accord, mais le confort d’abord. » [p. 93 ; Mxl (6)]. Quoi qu’il en soit l’homme est incité à choisir ses vêtements en fonction des spécificités de sa morphologie. « Il y a bien quelque part sur un rayon un costume de bain adapté à votre morphologie. » [p. 77 ; m. (6)]. Ces types de citations s’opposent à la rhétorique médiatique associée à la mode féminine, où la femme est invitée à transformer son corps en fonction des tendances de la mode. « Grâce à notre programme minceur exclusif (…) vous pourrez vous glisser dans ce fourreau en lamé noir dont vous rêvez. » [p. 3 ; T.S. (12)].

36Au-delà des différences, un dénominateur commun rassemble toutes ces pratiques masculines : le corps est nié comme lieu de contraintes et siège de la vulnérabilité humaine. S’il s’élève au rang du « capital le plus précieux » de l’homme, s’il devient objet de sculpture et élément de sa « fierté », l’objectif ultime ne réside que dans la nécessité de le faire disparaître.

Masculin Terminator

37Des corps épilés, lisses et brillants, véritables cartographies des muscles humains, mis en relief par des veines gonflées, sont figés dans des postures statiques ou représentés dans des situations de sublimation. Les têtes s’échangent avec indifférence. Aucune importance n’est accordée aux caractéristiques du visage muni généralement d’un sourire forcé, manière d’adoucir une image surhumaine. Le corps est pris en otage dans le vertige des prises de vue successives : « Le posing… un exercice formidable ! » [p. 75 ; M. & F (11) No 121]. Les photos des stars du milieu tels que Nasser El Sonbaty, Lee Haney, Arnold Schwarzenegger, Ralf Moeller, Carol Semple-Marzetta, Jason Arntz, Dorian Yates, Kim Chizevsky se succèdent, et leurs programmes d’entraînement deviennent des références. Il en va de même pour leurs habitudes alimentaires.

38Le discours pivote autour d’un élément central du culturisme : le dépassement des limites qui pose avec vigueur la question de ce qu’est réellement un corps humain. « Des résultats toujours plus rapides (…) Pure Créatine vous permettra de pousser vos limites plus loin. » [p. 28 ; MM (10)]. Les métamorphoses successives se présentent comme des étapes à franchir, toute démesure est la bienvenue. L’excellence physique s’identifie à la beauté plastique du muscle qui se fait valoir comme objectif ultime à atteindre : « la rage de la victoire (…) il a construit le plus beau physique du monde. » [p. 138 ; MM (5)].

39Les pratiques corporelles propagées dans ce type de magazines, ancrées essentiellement sur un entraînement spécifique, sont systématiquement accompagnées d’une alimentation mesurée au moindre détail. Ainsi la nutrition débouche sur un calcul minutieux de l’apport calorique journalier sans oublier protéines, glucides et lipides. Des « compléments » nutritionnels aux dénominations amphigouriques, disponibles en poudre, en comprimés, en capsules ou sous forme de préparations liquides promettent le rêve, se présentant comme « une alternative sûre au dopage ». « Créatine 6 000-ES : 120 % de plus en masse, et 66 % de plus en force (…) Des effets semblables obtenus avec de grandes doses de stéroïdes. » [p. 13 ; MM (1)]. Ajoutons que les effets secondaires de ces produits – présentés comme des médicaments – sont élevés au rang de preuves d’efficacité et, ce faisant, ils constituent leur meilleur argument de vente. « Ces médicaments peuvent potentiellement causer de terribles dégâts (…) l’utilisation de n’importe quel médicament – anabolisants compris – est un risque pour la santé dont vous devriez être conscients. » [p. 138 ; MM (10)].

40Quant aux pratiques sportives, elles se basent sur le même principe que les pratiques alimentaires : un codage à l’infini. « L’adage : no pain, no gain » [p. 50 ; MM (4)] monopolise la rhétorique médiatique et le vocable « souffrance » est remplacé par le mot « stress » : « le stress de l’entraînement des pectoraux. » [p. 57 ; MM (8)]. L’ensemble promeut une aura de scientificité complétée par les « conseils de pros » [p. 23 ; MM (4)], valorisant de la sorte l’idée d’une beauté qui se fabrique. Colloques, projets de recherche, chercheurs et culturistes réputés se mettent au service du body-building. « Après 7 ans de recherche, des scientifiques de MuscleTech ont mis au point le produit naturel le plus révolutionnaire concernant l’anabolisme musculaire. » [p. 13 ; MM (2)]. L’objectif, lui, demeure toujours le même : la masse musculaire à outrance, une masse accompagnée du fantasme d’un corps tout puissant, le tout obtenu « en temps record ».

41Quant aux pratiques vestimentaires et esthétiques de cette catégorie, elles ne constituent que des moyens susceptibles de mettre en avant la qualité d’une certaine plasticité musculaire. Si aucune allusion n’est clairement faite vis-à-vis de ces pratiques, les codes de la mise en scène de ces corps musclés se dessinent clairement à travers les supports imagés (épilation exigée, bronzage, body d’entraînement ajusté, tee-shirt moulant, etc.).

42L’ensemble esquisse un corps présenté comme une machine fiable, nantie d’une armure de muscles qui lui sert de porte-bonheur. L’excellence physique s’édifie autour de « la barre de la performance » que seuls les plus « puissants » arriveront à soulever. Le fantasme de l’« hypervirilité » est de mise. Le succès se compte en corps féminins, prisonniers du charme d’un mâle sculpté, l’homme, le « vrai », qui reste toujours dispensé de tout attachement sentimental. « Imaginez des milliers de fans qui vous admirent, des chasseurs d’autographes partout où vous allez, un contrat de promotion lucratif avec un grand fabricant de suppléments, des posings en vedette aux quatre coins du globe, des séances photos avec des filles de toute beauté pendues à vos biceps de 58 cm… voilà un avant-goût de la vie d’un body-buildeur pro. » [p. 52 ; MM (4)].

43Au-delà des divergences, l’ensemble de ces modèles se fonde sur une transparence illusoire, une immédiateté trompeuse qui permettrait de passer de ces catégories cognitives collectives à des représentations individuelles et vice versa. Mais, laisser entendre que les médias ne font que traduire une demande massive revient à avancer une position aussi naïve que celle qui tient les médias pour responsables du culte du corps et de ses extrêmes, deux manières de confondre la proie et l’ombre. Aux antipodes de tout déterminisme sociologique qui s’inscrirait dans la dictature symbolique des normes et des valeurs, nous considérons que le monde des lecteurs ne constitue pas un groupe passif face aux codes collectifs en promotion. La poursuite des modèles proposés (et non pas imposés) n’est pas le fruit d’un processus d’inculcation sociale (basée sur quelques formes de terrorisme esthétique) mais résulte d’un processus d’adaptation continue. Toutefois, avant de passer à l’analyse de ce processus d’adaptation, il convient d’interroger davantage ce système représentationnel médiatique qui préside à la sculpture dans la chair humaine de l’image de la société (M. Douglas, 1982).

Entre la démocratisation et la trivialité des savoirs : scientificité et corps de rêves

44Des usages du laser en chirurgie esthétique aux collants qui sculptent la chair, des compléments alimentaires aux plantes qui régulent la circulation sanguine, et du body-building au yoga, la conquête de la beauté se confond avec celle de la santé, et fusionne avec celle des savoirs, mettant en exergue une représentation tantôt médicalisée tantôt empirique de l’esthétisme collectif (B. Remaury, 2000).

La vision « médicalisée » de la beauté : un hommage à la techno-science

45Environnement clinique et blouses blanches (supports imagés adjoints au vocabulaire savant) constituent la base d’un esthétisme médicalisé qui met résolument en avant la notion de « laboratoire ». Au sein de cette volubilité, un brouillage sémantique s’opère : « guérir » et « embellir » se mêlent à l’infini. Le discours publicitaire autour de la Mélatonine et plus récemment autour de la DHEA rebaptisée « pilule de jeunesse », dont la vente reste interdite en France, est à ce titre représentatif. Tout se passe comme si devant l’insuffisance de son argumentaire, la publicité faisait appel à la rhétorique de la scientificité médicale. « Nordic Colors blondit tous les cheveux et préserve leur nature comme un véritable soin » [p. 139 ; DS (3), No 10)].

46Aux antipodes du terme « soin » – et de l’effet annexe de réassurance qu’infère ce discours médiatique (B. Remaury, 2000) – les fards (traces d’une vision empirique de la beauté) sont souvent représentés comme « irritant l’épiderme », « l’asphyxiant », le « desséchant ». Cette juxtaposition entre « soins » et « fards » vise à souligner la fiabilité scientifique des premiers, afin d’inciter le lectorat à franchir le pas de la consommation. L’évocation de risques multiples consolide les stratégies du marketing (D. Durif, 1990), en mettant assidûment en garde les lecteurs contre la dangerosité de l’usage de telle ou telle substance (et/ou technique) éventuellement nuisible. Autrement dit, si l’argumentaire publicitaire cherche à faire naître le désarroi autour des fards ce n’est que pour permettre aux méthodes scientifiques de rendre l’espoir – une autre manière de persuader son lectorat de la sécurité des produits « éprouvés » et « testés scientifiquement » : « une efficacité remarquable prouvée par des tests cliniques. » [p. 6 ; B. (9)].

47Dans ce contexte, la médecine post-moderne se prête aux fantasmes de rectification du corps, en extrapolant de nouvelles trajectoires corporelles ; elle se commercialise pour vendre son nouveau produit : la beauté. Le fantasme d’un corps accompli incite les médecins (pour d’évidentes raisons financières) à orchestrer cette rhétorique dont le but délibéré est de monnayer des images de rêve. Le corps médical incarne le tiers tout-puissant (D. Le Breton, 1999) et les cliniques deviennent des structures de référence consacrées à l’esthétisme. La médecine vend son expertise et elle le vend très cher. « L’esthétique médicale (…) Médecins et chirurgiens vous permettent de réaliser vos rêves » [p. 66 ; S.M. (2)]. Ainsi, au travers du corps médical – qui promet des relations de confiance, des résultats efficaces en toute sécurité, des larges gammes de soins, des équipements de haute technologie, des services uniques dans des endroits de luxe et des qualifications professionnelles reconnues – l’esthétisme contemporain passe du « prêt-à-porter » au « sur mesure ». Dorénavant, les représentants de la médecine ne constituent plus des références absolues, ce sont les patients, désormais clients, qui décident de leurs « ordonnances ». Quoi qu’il en soit, l’objectif reste le même : transformer l’apparence.

48Néanmoins, la médecine n’est pas la seule à exploiter l’aura de la techno-science. Le commerce des vêtements de luxe qui prétend posséder un pouvoir étrange, en dit long sur ce sujet. « Culottes amincissantes » [p. 25 ; S. M. (2)], « soutiens-gorge diffuseurs d’hormones » [pp. 70-71 ; T. S. (12)], « collants sculptants », « lipo-lingerie qui amincit par simple contact avec la peau » [p. 49 ; E. (1)], « fibres intelligentes de plus en plus performantes (qui) soulagent les jambes lourdes » [pp. 70-71 ; T. S. (12)], ces nouveaux textiles sont en plein essor : « notre équipement (tenue sportive) augmente votre endurance jusqu’à 12 %* (* Disponible Sans Ordonnance) » [p. 55 ; S.M. (7)]. Il en est de même pour ces séances de gymnastique conçues comme des programmes de remise en forme « personnalisés », fondés sur des logiciels informatiques : « un programme sur mesure pour vous aider à retrouver rapidement un ventre d’acier. » [p. 46 ; m. (4)].

La vision « empirique » de la beauté

49Cette recherche assidue de « solutions » alternatives qui visent à modifier l’image du corps ne fait que traduire la chute du monopole médical. Indépendamment des divergences, toutes ces « solutions » ont un dénominateur commun : elles rendent hommage à une technologie de pointe. Cet élément se transcrit également dans la promotion des institutions qui propagent une vision empirique de la beauté, à l’image des centres de thalassothérapie et des instituts de beauté. Si ces établissements n’oublient pas de mettre en avant les compétences scientifiques des professionnels qui les équipent, l’attention est orientée vers de nouvelles pratiques somatiques, inspirées souvent par la spiritualité « holistique ».

50Ainsi, à travers ces centres où l’on traite l’esprit à partir du corps, en privilégiant des techniques basées sur la « douceur » et le « plaisir », « la beauté reprend son sens ancestral sous les auspices d’une apparente nouveauté » [p. 15 ; M. F. (5)]. La « vraie » beauté vient de l’intérieur, c’est donc l’intérieur qu’il faut soigner, voire guérir. Répertoriant le désir des individus d’être considérés comme des personnes, et non plus traités seulement comme des victimes d’un symptôme cutané, la spiritualité « holistique » met en avant le rôle actif de ses adeptes en niant l’intégrisme rationaliste d’une médecine basée sur le statut du spécialiste, défini par opposition à celui du profane. Pour bien enfoncer le clou, les marchands de cette vision de la beauté empruntent à la psychologie le mot « therapy » (thérapie), en remplacement du mot « care » (soin). « Certains gestes apaisants traitent intuitivement la beauté comme une partie du Grand Tout (…) après hammam et gommage, c’est l’entrée au paradis grâce à de longs effleurements avec des huiles essentielles, destinées à harmoniser nos centres énergétiques » [p. 48 ; B. (9)]. Le corps se perçoit comme un triple système d’énergies physiques, émotionnelles et spirituelles. Les principes des philosophies chinoise, japonaise et indienne sont de mise ; la cosmétique vire dans le cosmique pour entrer dans les rites de l’ésotérisme. « Elle m’ordonne de répéter intérieurement le mantra du mur pendant que sur la serviette épaisse qui me couvre, elle place des cristaux selon mes sept chakras pour purifier mes énergies avant l’application des huiles essentielles. » [p. 45 ; B. (9)].

51Le « beau » s’identifie au « bon » et au « pur » et les médecins sont remplacés par des femmes célèbres, reconnues pour leur beauté. De la sorte, l’art de l’esthétisme, édifié sur des recettes de beauté personnelles, vient prendre la place de la crédibilité médicale. Produits et substances se présentent comme des secrets impénétrables, reposant sur des rituels complexes, à la limite de l’avouable. Le ton emphatique et ténébreux des recettes proposées et les abréviations ésotériques des matières qui les composent, s’attachent aux promesses d’une beauté qui se transmet. « Claire préfère faire ses mélanges elle-même : crème onctueuse, huile dont elle garde le secret, amandes (…) résultats éblouissants » [p. 60 ; B. (9)].

52Mais indépendamment des résultats recherchés au-delà de ces conseils, le lectorat est systématiquement invité à « camoufler », « corriger », « estomper » ses défauts. « C’est aussi un formidable correcteur qui estompe les petits défauts… Pour camoufler imperfection et petits boutons… » [p. 30 ; 20 Ans (1)].

53Mis à part les soins esthétiques, « tricheries » et « ruses » s’affichent également comme les fonctions de base de tout style vestimentaire. « Problème : grosse du haut + grosse du bas. Solution : ensemble monochrome en demi-teinte (= allonge la silhouette). Jupe évasée (= culotte de cheval effacée) » [p. 5 ; J & J (7) No 133)]. Ainsi le vêtement « trompe-l’œil » se fait valoir comme un moyen susceptible d’« allonger » la silhouette, d’« affiner » et de rendre élégant ou bien d’« alourdir », d’« épaissir » et de « déclasser ».

54Il va sans dire que la population féminine demeure majoritairement ciblée par ce type de discours amarré sur l’empirisme : « Ce sont aussi de grandes tricheuses qui se laissent enchanter par la magie des artifices. » [p. 25 ; S.M. (2)]. À l’opposé, la presse masculine poursuit les grandes lignes d’une vision médicalisée de la beauté. En vendant toujours du rêve et de fausses promesses, elle se centre sur les pratiques sportives pour laisser de côté les produits cosmétiques et alimentaires. « Le prestigieux sculpteur de votre corps (…) dès aujourd’hui vous serez fiers de votre silhouette ! » [p. 41 ; m. (6)].

De la médicalisation à l’expérimentation : les limites de la représentation bipolaire de la beauté

55Si la rhétorique publicitaire – et cela indépendamment des magazines de presse – entretient la distinction entre vision médicalisée et vision empirique, ces deux composantes se superposent plus qu’elles ne s’opposent, se complètent plus qu’elles ne se répondent. « Longtemps le cosméto fut dénigré par les dermatos qui ne croyaient pas en son efficacité thérapeutique. Aujourd’hui, il semblerait que les mentalités évoluent (…) un diplôme interuniversitaire de dermato-esthétique et de cosmétologie est en cours de création. » [p. 152 ; DS (3), no 10)].

56Cette articulation laisse entrevoir quelques points communs entre les deux systèmes représentationnels de l’esthétisme collectif. Tout d’abord, l’amplification de l’arsenal des techniques corporelles disponibles, leur accessibilité apparente et leur vulgarisation prédisposent à l’accroissement des comportements d’auto-surveillance. En effet, les pratiques corporelles propagées diffusent l’idée d’une maîtrise de soi illusoire et, ce faisant, elles se donnent en auxiliaires de techniques d’existence (D. Le Breton, 1999).

57Ensuite, remarquons que si la recherche scientifique mise en avant par la beauté médicalisée ne se dirige pas vers l’ésotérisme, l’argumentaire publicitaire qui la véhicule fait preuve de mystère et de divination. L’éclectisme érudit que le corps médical prête à ses pratiques relève du sacré, du magique. Loin d’une représentation objective du corps, le discours médical, promu par ces magazines, implique la sacralisation des pratiques corporelles. Les dénominations données aux produits cosmétiques « prouvés par des tests cliniques » en sont significatives. Ces appellations lorsqu’elles ne sont pas en anglais, sont traduites en latin, « langue par excellence de l’ésotérisme scientifique » (B. Remaury, 2000 : 116). Il en est de même pour les recettes de beauté empirique figurant sur les rubriques de cette presse.

58En outre, cette aura de mysticisme vient s’accroître par un principe fondateur de la science qui se base sur le secret ôté à la nature. « Capture essentielle de jeunesse, Christian Dior promet un raffermissement jamais atteint. » [p. 70 ; E. (1)]. Au sein de la rhétorique médiatique, l’argumentaire en question active un imaginaire qui s’applique plus encore au procédé qu’aux composantes mêmes du produit. « Dès le 1er réveil votre peau est visiblement régénérée… » [p. 1 C. (2)]. Cet imaginaire évoque non la substance elle-même mais son cycle de vie, la notion de matière vivante qu’elle contient. Les produits aux plantes, aux fleurs ou aux fruits incarnent pertinemment ces représentations. « Anti-fatigue, anti-poches, anti-cernes (…) Le 1er traitement contour des yeux à la vitamine C, fraîche. » [pp. 27-37 ; C. (12)]. Ainsi, l’univers du cosmétique, obnubilé par la métaphore de la reviviscence, met sans cesse en relief l’idée de la régénération. « Des vitamines pour rajeunir la peau (…) des produits contre les rides, les taches et le relâchement cutané. » [p. 45 ; M. S. (9)].

59Parallèlement, substances miraculeuses, découvertes et redécouvertes par la technologie moderne, renvoient à cet imaginaire du produit futuriste qui se construit toujours autour d’un « enthousiasme scientifique ahurissant » (B. Remaury, 2000 : 118). Tout exalte l’aspect unique et novateur (voire révolutionnaire) des techniques qui promettent des résultats fiables avec un effort minimaliste : « Gymnastique passive (…) sculptez, musclez, tonifiez votre corps rapidement et sans aucun effort. » [p. 125 ; S.M. (6)].

60Enfin beauté, forme et santé se retrouvent sous le toit de l’excellence physique, qualité d’autant plus nécessaire, qu’elle reste le plus souvent représentée au premier plan de la « réussite » (que celle-ci soit sentimentale ou sociale). Au sein du discours médiatique, l’excellence physique se présente comme variable dépendante du pouvoir de consommation (voir sous-chapitre suivant). Ce lien se trace clairement au sein des messages publicitaires concernant la chirurgie esthétique : « Un ventre plat, des lèvres des stars, une poitrine de rêve… Osez la chirurgie ! De 500 et 5000 euros… » [p. 51-64 ; S. M. (2)]. Tout pousse à dire que si l’excellence corporelle renvoie à la science, elle renvoie aussi au fétichisme, au surnaturel et au pouvoir d’achat.

Corps pris dans la tourmente du changement : un culte aux frontière de l’obssession

61Diététique, couture, body art, exercice physique et enfin chirurgie esthétique poussent à son comble la logique marchande du corps au nom de l’éternel changement. Quels sont les effets de cette subordination de l’industrie du design corporel (D. Le Breton, 1999) à un mercantilisme de plus en plus accru ?

62La logique marchande du corps incite les acteurs de la mode (consommateurs et producteurs) au changement perpétuel des codes propagés. « Ultratone (…) un nouveau produit (…) un succès mondial (…) des performances uniques ! » [p. 41 ; m. (6)]. Les produits proposés n’ignorent rien des produits qui les ont devancés. La vocation des tendances de la mode à être remplacées ne les dévalorise point, au contraire, elle constitue la pierre angulaire de leur force captivante (G. Simmel, 1988). C’est justement cet élément qui met la mode à l’abri de la sanction que mériteraient ses provocations (P. Bourdieu, Y. Delsaut, 1982). « Les dessous vont à la plage (…) un air de maillot. » [p. 41 ; J & J (7) No 133]. Ces expressions excentriques du culte du corps riment avec la valorisation par les magazines des « conseils » qui consistent à se montrer « toujours différente » en étonnant autrui et soi-même. « On sait bien qu’il aime qu’on l’épate. C’est la surprise ! » [p. 127 ; C. (6)].

63Nantie de propos alarmistes, cette quête de la nouveauté vise à faire naître le désarroi d’un corps inaccompli tout en suggérant un ensemble de pratiques censées le parfaire, pratiques qui fonctionnent comme des stratégies d’attaque. « Mener une guerre ouverte à la cellulite » [p. 107, B. (5)]. Tout signe qui s’éloigne des codes esthétiques proposés se conçoit comme un corps « étrange » et « étranger », un « handicap ». « Rond, déformé, votre corps vous semble « étranger ». [p. 41 ; E. (1)]. La « guerre » se déclare et l’inesthétique s’élève au rang de l’ennemi. Au sein de ce combat, techniques et produits diffusés par le discours médiatique, garantis par une scientificité triviale, se personnalisent, deviennent des « alliés » précieux, des « partenaires » : « Dans cette nouvelle stratégie minceur, Tutti Free est un allié idéal (…) et les fibres des aides-minceur. » [pp. 141-142 ; S.M. (6)].

  • 33 L’expression est inspirée de la formule de B. Remaury (2000 : 55) qui fait allusion au « zapping t (...)

64La diversification des pratiques corporelles qui s’en suit, ainsi que l’éclatement des modèles, répandent une sorte de « zapping esthétique »33, au sein duquel la morphologie se présente comme un matériau initial, susceptible d’être façonné et remanié. Soumis aux modes inédites, le culte du corps vire à l’obsession ; une obsession ancrée sur des rapports de dépendance. L’objectif de la rhétorique médiatique est clair : inculquer des gestes journaliers, structurés autour de produits promus comme réflexes incontournables dans un régime quotidien.

65En permettant au lecteur de mesurer son décalage par rapport aux modèles proposés, ces pratiques alimentent la motivation et, ce faisant, orientent le processus de consommation. Dans ce cadre l’expression « bien dans son corps, bien dans sa tête », formule saisissante et particulièrement récurrente dans les magazines, semble plutôt signifier un mal-être généralisé. « Un rouge à lèvres qui renforce l’énergie physique et la volonté (…) psychotropes en plusieurs couleurs. » [p. 45 ; B. (9)]. Autrement dit, dans la mesure où le principe « bien dans son corps, bien dans sa tête » présuppose la perfection corporelle, il sème la non-acceptation du soi. « Source de mal-être, la calvitie conduit parfois à la dépression (…) les cheveux tombent en emportant de votre confiance en vous. Retrouver leur chevelure c’est reconstruire une identité perdue. Il ne s’agit donc pas d’un détail anodin, ni d’une question de coquetterie. » [p. 48 ; M. S. (9)].

66En découvrant de nouvelles normes auxquelles il faut se conformer, de nouveaux dangers dont on peut s’inquiéter et contre lesquels il faut agir, le discours des magazines fait preuve d’un schéma obnubilant. À ce titre, la description d’assaillants invisibles, suffisamment indécis pour évoquer tous types de menaces, est représentative : « Pas de douleurs, pas de fatigue. Vous avez tous les symptômes pour faire un dépistage du cancer du sein. » [p. 20 ; T. S. (12)]. Cette invention d’« ennemis » plus ou moins imaginaires, fixée sur un savoir élargi, transcrit de manière tangible une inquiétude récente qui désigne le modèle d’un corps faible et précaire (B. Remaury, 2000).

67Le discours alarmant qui en résulte implique des modifications corporelles constantes qui se transforment en « jeu ». Faire valoir les processus de mise en forme du corps comme un « jeu » c’est une autre manière d’apaiser la tension des réprobations qu’ils impliquent, car rien n’est vraiment condamnable dans le domaine du ludique. Ainsi, le corps s’identifie à une mode qui se démode, et la multiplication des signes illustre de manière saisissable sa fin. Bien sûr cette multiplication des signes se fait valoir comme une contribution supplémentaire au discours de célébration du culte de la performance. Mais ce culte trompeur ne change en rien l’obsolescence du corps qui couronne la société contemporaine. Attribuer au corps le statut d’objet susceptible de remaniements, c’est une autre manière de lui renvoyer son insuffisance. Et c’est justement parce que la consommation se fonde sur cette insuffisance du corps qu’elle prétend être indispensable (J. Baudrillard, 1976). « Emportez une « trousse de secours » (…) poudre compacte, rouge à lèvres, et produit contour de l’œil indispensables aux retouches… » [p. 25 ; C. (4)]. Le corps n’existe pas en soi, il est transformé par le statut des produits et des pratiques somatiques qui lui sont assignés. « Supprimez la culotte de cheval (…) redessinez les jambes (…) retrouvez un ventre plat, gommez les poignées d’amour (…) faites disparaître les tâches blanches (…) estompez les ridules (…) enlevez le double menton (…) remodelez vos lèvres (…) redessinez l’ovale du visage et atténuez les rides profondes (…) remontez et remodelez la poitrine… » [52-65 ; S.M. (2)]. Au sein de ces manipulations les modes poussent à leur terme la chosification du corps. La rhétorique médiatique sculpte, selon les normes changeantes de l’esthétisme collectif, son plus bel objet publicitaire. Elle le transforme en statut, en marbre dont la matière « se forge », « s’ajoute », « s’enlève », « se redessine », « se gonfle », « s’ourle », « se décore ».

68La récurrence de ces derniers vocables désignant le « rêve » vise à fausser les frontières entre utopie et réalité, constituant ainsi la pierre angulaire de l’efficacité symbolique des produits et des pratiques somatiques diffusées. « L’effet lifting sans chirurgie. Une crème n’a jamais remplacé un lifting. Mais aujourd’hui on peut s’en approcher (…) La chirurgie attendra. » [p. 1 ; E. (1)]. Si l’apport réel de ces produits est infime, c’est le symbolique que l’on marchande (P. Bourdieu, Y. Delsaut, 1982).

contradictions et paradoxes de la culture somatique

69Le contexte normatif propre au culte du corps obéit à une logique contradictorielle qui n’entend pas dépasser ses contradictions en une synthèse parfaite, mais au contraire les maintient en tant que telles (S. Lupasco cité par M. Maffesoli, 1990). Dans cette perspective, la légitimité des modèles proposés s’égare derrière la pléthore des références, et leur ambiguïté vient rejoindre le polythéisme des valeurs véhiculées. Les discours se relativisent les uns les autres, garantissant toutefois un équilibre syncrétique (G. Balandier, M. Maffesoli, 1982). Ce dernier pivote autour des contradictions – ou si l’on préfère des associations paradoxales – qui font surgir la complexité du système normatif lié à l’esthétisme collectif. Quelles sont ces associations normatives paradoxales autour desquelles se construit le culte du corps contemporain ?

70Tout d’abord, une discipline corporelle de plus en plus rigoureuse visant à promouvoir le principe de la libération de corps pris en otage dans la quête d’un esthétisme recherché. En effet, la surabondance des supports imagés ainsi que les objets qui se joignent à leur représentation photographique, moins que d’une émancipation du corps, témoignent au contraire de sa servitude.

  • 34 Par « marques corporelles (ir) révocables, artificiellement produites », nous entendons le tatouag (...)

71Par ailleurs, des bipolarités telles que « soins de beauté » et « fards » font écho à l’opposition entre rhétorique « scientifique » et rhétorique « profane » derrière laquelle s’abrite le binôme nature / artifice. « Des cheveux longs quand je veux ! Grâce aux extensions… plus vrais que nature ! » [p. 153 ; DS (3) No 10]. La rhétorique contemporaine des techniques relatives à la beauté continue largement à exploiter cette figure ancienne de la naturalité. L’art du maquillage est à ce titre exemplaire. Le discours médiatique évoque souvent l’idée d’un « maquillage naturel ». « Tatouez et recourbez. La dermo-pigmentation donne naturellement et dès le réveil une forte présence au regard. » [p. 140 ; DS (3) No 10]. C’est dans ce cadre qu’il faut tenter de comprendre la recherche de la précision, de l’homogénéité et de la stabilité des résultats esthétiques visés. Cette recherche fait appel à un effort pour rendre naturelle l’image basée sur l’artifice. Tout se passe comme si les détails étudiés cherchaient à offrir à l’artifice sa place dans le monde véridique du naturel. Ainsi des marques corporelles (ir) révocables, artificiellement produites34, sont converties en signifiants flottants d’une apparence naturelle, réduisant la pesanteur morale de la distinction ancestrale : nature / artifice (P. Falk, 1994). « Extra allongés vos cils vous donnent un côté extraordinairement naturel et naturellement extraordinaire, bref, c’est tout vous ! » [p. 19 ; M. S. (9)]. Il en est de même pour l’apparence façonnée artificiellement au moyen du body-building, de séances de solarium et d’opérations de chirurgie esthétique. « Des vrais-faux abdos en silicone qui donnent l’illusion que vous passez vos journées en salle de gym. À placer sous la peau après avoir aspiré le gras sous-jacent. » [p. 42 ; m. (6)].

72À l’inverse de cette tentative qui cherche à rendre le « faux » « vrai » et à transmuter les fards en dons naturels, certaines pratiques esthétiques célèbrent l’artifice. « Se faire des yeux de braise. Après les lentilles de couleur, les « lentilles cœur » donnent un regard qui tue. » [p. 15 ; C. (1)]. Maquillage sophistiqué et coiffure s’émancipent à leur tour au travers des expressions insolites, entrant ainsi dans la catégorie des codes esthétiques de « beauté libre ». « Bleu lumineux : rouge à lèvres (…) Bleu pastel : vernis (…) Bleu assorti aux reflets de vos cheveux… » [p. 32 ; S.M. (7)].

73Faux cheveux, faux yeux, faux cils, faux abdominaux se font valoir comme signifiants du naturel. L’artifice n’est plus considéré comme un masque, un ajout, et ne s’associe plus à la « tromperie » ou au « mensonge ». Le fard n’a pas à se dissimuler. Il importe peu qu’il soit décelé dans la mesure où il peut contourner la laideur et secourir la beauté. Le corps doit se farder, doit trouver refuge dans l’artifice s’il veut être exalté. « Ajouter une touche finale à la mise en beauté de vos seins… les prothèses mammaires. » [p. 46 ; F. A. (7) No 133]. Un esthétisme collectif construit sur l’artifice magnifie la dimension dénaturée d’un paraître naturel.

74La promotion de ces fards et artifices renvoie à un procédé de mutation, associé à l’imaginaire de la consubstantialité qui retourne d’une autre association, celle entre corps intérieur/corps extérieur, qui ne manque pas d’alimenter les paradoxes. En son sein, les substances pigmentaires sont soumises à des transitions invisibles qui incitent à la régénération de la matière – au même titre que les substances biologiques. Le port de « corps étrangers » ne vient plus décorer le corps, mais devient le corps lui-même. En marquant la chair en volume, piercings, tatouages, scarifications et implants réalisent ainsi une sorte de maquillage en trois dimensions.

75L’imaginaire de l’imprégnation est de mise. La perception de porosité d’un corps pénétré engage, à son tour, l’image d’une peau qui ingurgite et assimile. « L’innovation « crème en lait » (…) Nutri-source a même été qualifiée de « petit-déjeuner » de la peau. Grâce à ses vitamines et à ses précieuses huiles de céréales nourrissantes, hydratantes et apaisantes, la peau fait quotidiennement le plein d’énergie. » [p. 2 ; V. B. (6)]. La mise en parallèle des fonctions de l’épiderme avec celles du système digestif, fait naître toute l’allégorie de la « peau estomac » (B. Remaury, 2000 : 245) qui parcourt le dispositif rhétorique de la presse. C’est cette allégorie qui est à l’origine des soins par voie cutanée et de l’amplitude des produits cosmétiques non-gras, comme les crèmes hydratantes absorbées par la peau. Cette « peau estomac » constitue un prolongement du corps intérieur, renvoyant à un échange qui s’effectue au travers de l’épiderme. Dans ce sens, elle implique l’imaginaire lié à la « mécanique de l’éponge » (B. Remaury, 2000 : 245) exploité essentiellement par les produits censés faciliter le raffermissement et l’amaigrissement. « Dior amincissement : pénétrant comme un massage profond, il permet de mobiliser les réserves graisseuses. » [p. 41 ; A. (6)].

76Quoi qu’il en soit, le corps se fait valoir comme le temple de l’espoir. La beauté plastique se présente comme une vertu qui se défait naturellement et se refait artificiellement sous l’impact des idoles médiatiques. Quant aux professionnels du marché de la beauté, ils se présentent comme des psychothérapeutes qui sondent et soignent l’âme à travers le corps prescrivant des « ordonnances beauté. » « La consultation : une étape déterminante. Il s’agit d’un entretien à cœur ouvert entre la cliente et le coiffeur (…) le coiffeur seul en cabine avec son modèle d’un instant. » [p. 52 ; RàS (4)]. Le lecteur est incité à chercher la renaissance de son être à travers la transformation de son paraître. « Antidépresseur en neuf couleurs soigne les déprimes les plus tenaces (…) Nouvelles couleurs de Nivea » [p. 45 ; F. P. (9)]. « Stylistes » et produits cosmétiques redessinent corps et personnalités : « Coiffeur recoiffe-moi le moral ! » [p. 51 ; B. (9)]. Le tout trace les contours d’un dispositif médiatique qui renvoie dos à dos une technologie de pointe et les représentations collectives ancestrales à l’image de bipolarités : nature/artifice, cosmétique/commotique, corps intérieur/corps extérieur etc.

77Au sein de ce dispositif, les pratiques corporelles promues par les magazines oscillent inlassablement entre gestes « douceurs » et gestes « toniques ». « À l’instar des stars, Marlène faisait tirer ses cheveux par des élastiques, jusqu’à en avoir mal, pour remonter au maximum ses paupières rendues alors immenses » [p. 142 ; V. B. (3) No 10]. Dans l’argumentaire publicitaire lié à l’esthétisme, la récurrence des vocables comme « attention », « réconfortant », « respect », « agréablement », « doucement », etc., rivalise avec les termes constituant la mémoire indélébile du « no pain, no gain » : « douloureux », « stimulant », « fortifiant », « tonique », « acides », « efficacité », « risques ». Autrement dit, tout l’enjeu de ce discours est de promouvoir le potentiel d’efficacité de certains produits [amphétamines, stéroïdes, AHA (alpha hydroxydes acides – appelés acides de fruits), etc.] et/ou de certaines techniques (fitness, cardio-training, chirurgie esthétique, etc.) tout en les associant à la « douceur » de leur application, manière de modérer (voire de légitimer) leurs effets « agressifs » sur le corps. La « gymnastique douce » en constitue un exemple saisissant. En cherchant à faire travailler le corps dans la douceur, sans exposer la santé au péril, les objectifs se déplacent : il ne s’agit plus de se dépenser à fond, mais de s’investir dans le fond. « Pour maigrir, ne courez pas à fond mais faites du fond ! » [p. 53 ; m. (4)] [p. 8 ; m. (4)]. Les pratiques corporelles animées par une logique jusqu’au-boutiste s’excluent, une nouvelle tendance naît : « se faire du bien sans passer par le mal ».

78Toutefois, cette nouvelle tendance ne chasse en rien le devoir de la souffrance, elle le relativise et, ce faisant, elle l’affermit. À ce titre, les messages publicitaires concernant les interventions esthétiques sont significatifs. La « chirurgie » mot jusqu’à présent lié à la santé, se trouve de nos jours dans les engrenages de l’esthétique, eux-mêmes éloignés de toute notion de santé. « Contrairement à ce que l’on pense, il ne faut pas hésiter à faire retoucher plusieurs fois un nez raté. » [p. 96 ; B. (9)]. En offrant une série d’informations partielles et/ou fausses, la presse incite ouvertement son lectorat à franchir le pas de la chirurgie cosmétique. « Osez la lipo (…) Aujourd’hui la lipo-aspiration a fait ses preuves. Elle est même devenue la première intervention esthétique pratiquée dans le monde. Pourquoi pas vous ? » [p. 50 ; E. (1)]. Les effets postopératoires s’altèrent ou bien leur exposition s’oublie. « L’intervention (lipo-aspiration) totalement indolore et sans effets secondaires. » [pp. 94-97 B. (9)] [p. 143 ; DS (3) No 10]. Ainsi, paralysie des sens pendant plusieurs mois, ballonnements, colorations de peau, ports de panty, etc. se baptisent normalités banales et insignifiantes. « Après la séance (avec laser ultra pulsé CO2) votre peau va rougir et se couvrir de petites croûtes. C’est la rançon du succès ! Il faudra compter environ 10 jours pour être « visible » [p. 77 ; T. S. (3)].

79Le lectorat est encouragé à payer des sommes considérables afin de subir des cicatrices, des pigmentations, et des risques de brûlures, pour des résultats souvent contestables. « De nombreuses séances sont nécessaires pour obtenir l’élimination de tous les poils (…) les principaux risques : cicatrices et pigmentations (…) coût : environ 3 000 euros les demi-jambes (selon l’importance de la pilosité). » [p. 86 ; V (6)].

80Quant à la presse santé, non seulement elle ne cherche pas à dévoiler le mythe d’une chirurgie esthétique omnipotente, mais elle est la première à l’entretenir. « De plus en plus fréquente, cette intervention (lifting) est simple et rapide à réaliser. Elle permet un réel rajeunissement de tout le haut du visage. Il ne faut donc pas s’en priver. » [p. 58 ; S.M. (2)]. Néanmoins, si un certain discours publicitaire vante les exploits d’une médecine victorieuse (en laissant entendre que devant l’excellence esthétique la prise de risques en matière de santé importe peu), la réalité saumâtre voit naître des défaillances et des effets secondaires néfastes. La présentation des échecs, même si elle se fait rare dans les rubriques des magazines, donne un aperçu des limites de la médecine, en contribuant à la révision de sa toute-puissance.

81Quoi qu’il en soit, ce discours autour des interventions chirurgicales signale la dévalorisation du visage qui en vient à prendre une importance graduelle au fil du temps, et ceci malgré tous les soins dont le visage fait l’objet. Cette dernière association paradoxale qui marque la rhétorique médiatique se présente comme la résultante d’un long processus socioculturel, influencé par le statut socialement attribué à la personne. La dévalorisation du visage s’exprime à travers l’abolition des signes de sa prédominance. Autrement dit, dans la mesure où le travail sur le corps devient le siège de la valeur individuelle, couronnant la dignité humaine du sujet, la primauté du visage se trouve délaissée. Les supports imagés constituent des indices sociaux révélateurs de cette mutation de l’axiologie somatique qui se traduit par un intérêt accru pour le reste du corps. Mannequins sans visage et sans nom, en témoignent, marquant un changement social saisissant où se joue un des moments clés de l’individualisme occidental. La fragmentation identitaire du sujet engagée dans ces figures imagées démunies de visages fait naître des modèles nouveaux d’esthétisme. Au sein de ces modèles, visages et sujets s’échangent avec indifférence, et les corps s’avèrent des produits interchangeables à consommer avec modération. C’est en ce sens que nous soutenons que l’épiphanie du sujet, distinguant l’homme de son visage, témoigne de la renégociation du lien social. Le culte du corps non seulement suppose mais établit la distance individuelle.

Entre l’ambiguïté et l’incompatibilité des normes : l’exemple de la thématique alimentaire

82De toutes les thématiques abordées par le discours médiatique, ce sont les consignes alimentaires qui parviennent à faire surgir l’ensemble des juxtapositions mises en lumière ci-dessus. En effet, les articles abondants sur la diététique produisent les contresens et les absurdités les plus frappants (C. Durif, 1990).

83Les mises en image qui sous-tendent le discours autour des pratiques et des produits alimentaires débordent en figures de corps filiformes et épanouis, et les messages démagogiques se succèdent en détournant la pesanteur de codes esthétiques restrictifs qui se déclarent libérateurs. « D’autres vivent en état de frustration permanente, se refusant douceur et bons petits plats (la publicité se réfère à une marque des substituts des repas) » [p. 34 ; T. S. (3)]. Les messages publicitaires invitant le lectorat à confronter sa propre image à celle des mannequins, constituent le meilleur argument de vente de ces produits, gages des « solutions miracles ». « Pour la prévention des kilos de trop, c’est un vrai miracle. » [p. 26 ; S. M. (2)].

84Par ailleurs, médecins, diététiciens, nutritionnistes, psychologues et mannequins modifient à volonté la définition des règles alimentaires en jeu, véhiculant des codes diversifiés. Littérature scientifique et profane se répondent, et l’imbroglio de la rhétorique alimentaire diffuse des avis divergents. La multiplication des modèles du comportement alimentaire, l’incompatibilité des normes et des valeurs proposées, mais surtout l’absence de critères fiables sont telles qu’un argumentaire de « rééducation nutritionnelle » (Dourdan, 1988 : 41 cité par C. Durif, 1990 : 230) trouve sa place dans les rubriques des magazines où tout est exploité, même l’incohérence de leur propre discours. Tout se passe comme si l’argumentaire de la rééducation alimentaire venait détourner l’incohérence d’un système normatif antinomique. « Oubliez les régimes stricts. Le but n’est pas de perdre 5 kg en 3 semaines (…) Comme vous testez systématiquement le dernier régime à la mode, vous pourrez écrire “La Diététique de A à Z“. Une seule ombre au tableau en 2 syllabes : yo-yo, ce syndrome auquel vous vous exténuez à échapper en vain (…) vous devriez rééduquer vos palais… » et quatre pages plus bas « On a ce qu’il faut pour vous : “la diète protéinée “du Dr Peltriaux. Encore un régime ? Pourquoi pas puisque c’est votre vice (…) C’est la dernière méthode à la mode (…) la promesse du Dr Peltriaux a tout pour vous séduire. » [pp. 162-166 ; B. (1)].

85Dans les discours de vulgarisation diététique que véhicule la presse, les prescriptions des nouveaux courants nutritionnistes ne se contestent qu’en apparence les unes aux autres. Plus encore que diffuser un modèle alimentaire, ces discours cherchent à faire varier le nombre de « catéchismes » nutritionnels, et donc à faire accepter l’idée même d’une norme nutritionnelle. À ce sujet, les articles de certains magazines de santé soulignant l’excès des régimes sont exemplaires. « À coup sûr, le régime augmente les chances de devenir obèse. » [Entretien avec Apfelbaum, p. 13 ; RàS (4)]. En reconnaissant les erreurs de l’escalade des régimes à laquelle la presse féminine et la presse santé se sont livrées, ces magazines ne font qu’enfoncer le clou d’un imaginaire lipophobe. Par ce mea culpa, elles cherchent à renouveler la confiance de leur lectorat, tout en continuant à diffuser des régimes draconiens, consolidant de la sorte une « obsession purgative » (B. Remaury, 2000 : 223) structurée autour des termes comme « évacuer », « éliminer », « purifier », « chasser le gras ».

86Cette obsession se construit autour des produits « light » des compléments alimentaires et des pilules médicamenteuses, un marché en croissance rapide qui vise à promouvoir « efficacité », « facilité » et « plaisir gustatif ». Ce marché aux désignations suggestives – « alicaments » (aliment-médicament), « nutraceutique » (nutrition-pharmaceutique), « cosmeto-food » ou « cosmeceutique » – déplace les objectifs traditionnellement attribués aux produits de l’industrie alimentaire. Il ne s’agit plus seulement de nourrir mais de « brûler les graisses », « stimuler », « revitaliser », « faire maigrir », « aider à la digestion » « combattre la constipation », « réguler la circulation », « faciliter le sommeil ». Garantir un certain poids sans se priver, tel est l’objectif de ces substances « magiques » qui s’associent paradoxalement à la discipline et l’ardeur de l’effort. Un dénominateur commun se distingue à travers l’apparente diversité : au lieu d’inciter le lectorat à traiter les problèmes à leur racine, la rhétorique médiatique met en avant les inventions « d’antidotes » qui ne se soucient que du respect des normes esthétiques. « Pour rester à mon poids, je fais de temps à autre un régime de quelques jours avec des repas minceur. C’est plus simple que de devoir sélectionner au restaurant de l’entreprise les plats qui me conviennent. Et je risque moins de me laisser tenter par des frites ou une pâtisserie. » [p. 178 ; M. F. (6)]. La presse incite à la décomposition du rituel alimentaire, le message est clair : s’alimenter c’est mettre la ligne en péril. « Libérée de l’obsession de manger vous suivez facilement votre programme minceur (…) Un régime qui consiste à se mitonner des mets divers et variés à partir de ce qui au départ ressemble à de la bouffe pour cosmonautes : les fameux sachets protéinés. » [p. 140 ; M. S. (6)].

87Dans ce sens, la presse encourage des rapports de dépendance avec des produits salvateurs qui donnent l’illusion d’une maîtrise accrue de la silhouette, une maîtrise « ordonnancée par soi-même » [p. 166 ; B. (1)]. « L’expérience vous a montré que chez vous les excès de table fort désagréables se manifestent par des vomissements qui ne vous soulagent même pas (…) Nux Vomica 5 CH est le remède qui pardonne tous les excès de table ! » [p. 43 ; T. S. (12)] [p. 255 ; S. M. (2)]. Dans cette perspective tout écart alimentaire est culpabilisant, renvoyant l’individu à la perte de son contrôle. « Et puis ce bel ordonnancement s’est déréglé (…) vos nombreux régimes alternés de périodes boulimiques à force vous ont fait baisser les bras et rendu toute idée de contrôle odieuse » [p. 158 ; B. (1)]. En développant un discours moralisateur, les régimes promus par les magazines mettent en avant une morale alimentaire construite autour des aliments « minceur » et des aliments « gras » et, ce faisant, renforcent le principe de l’incorporation de la nourriture. « Pour réussir votre régime au naturel, voici 30 aliments minceur. » [p. 134 ; SM. (6)] ou bien « Quand vous prenez un hamburger, vous savez que ce n’est pas bien (…) et vous en concluez : “ je suis une nulle ! “ [p. 162 ; B. (1)]. Comprendre la récurrence actuelle de ces propos dans la presse revient à concevoir la pratique alimentaire et les produits que celle-ci implique comme des moyens susceptibles de consolider l’individualité. « Quel type de mangeuse êtes-vous ? Pour le savoir faites notre test page 35. La découragée (…) la chipoteuse (…) l’abonnée aux régimes (…) la grosse mangeuse… » [pp. 33-38 ; T. S. (3)] [pp. 24-26 ; S.M. (2)] ou bien « Dis-moi ce que tu manges je te dirai qui tu es. » [p. 34 ; A (6)]. Les extraits tracent les contours d’un glissement sémantique, bien connu, reconstituant le passage du corps extérieur au corps intérieur.

88Tous ces éléments nous incitent à penser que le discours publicitaire autour des produits alimentaires reste à mi-chemin entre vision médicinale et vision esthétique du corps. Entre « nourrir », « enjoliver » et « soigner » les frontières demeurent confuses. Si la beauté se « mange » elle semble aussi se prescrire. Ce n’est donc pas comme le dit V. Nahoum-Grappe (1984 : 49) « le corps en bonne santé […] qui suppose une esthétique implicite » mais le corps d’un certain esthétisme qui suppose implicitement un état de santé. Autrement dit, dans le discours médiatique, c’est l’obsession esthétique qui induit un certain sens de la discipline sanitaire et non pas l’inverse. L’extrait qui suit montre bien la primauté accordée aux questions esthétiques aux dépens de la santé : « une entreprise britannique vient de mettre au point un antidote contre le Bierbauch (la ceinture abdominale caractéristique des gros buveurs de bière) (…) Désormais, il suffira d’avaler un comprimé un quart d’heure avant la chope, puis un second dès la deuxième. » [p. 3 ; RàS (4)].

89Quant aux articles se référant aux substituts de repas, ils fournissent aussi des exemples qui permettent de soutenir notre point de vue. Au sein de ce discours publicitaire, les promesses de la minceur fleurissent et la santé se met en péril. Les périodes de festivités (Noël, Pâques) et les vacances d’été constituent des occasions privilégiées pour l’application de ces « stratégies anti-kilos ». De temps à autre le discours médiatique dévoile les conséquences désastreuses de ces restrictions alimentaires largement soutenues, par ailleurs, par un solide activisme anti-poids. « La méthode consiste tout bonnement à ne plus absorber aucune nourriture solide, seulement des boissons non-caloriques. Dans ces conditions l’organisme passe en mode de survie. Effet garanti : les carences en protéines et glucides entraînent rapidement une atrophie musculaire (…) C’était le principe du régime Biolight lancé en 1990, qui proposait en guise de “ substituts de repas “ une boisson à base d’eau et des sels minéraux. Le produit a finalement été retiré des pharmacies. » [p. 18 ; RàS (4)]. Si l’extrait de cet article jette l’anathème sur les substituts de repas (en cherchant à nous faire croire que l’interprétation de Nahoum-Grappe est vérifiée) le même magazine sept mois plus tard atteste : « Il n’y a pas de contre-indication à utiliser ces substituts de repas sur une longue période. » [p. 12 ; RàS (11)]. Un mois plus tard « Santé Magazine » suit son exemple en lançant une campagne publicitaire autour de ces mêmes produits [p. 138 ; S.M. (12)].

90À cette réalité médiatique s’ajoute l’écart entre norme médicale et norme esthétique qui se creuse de plus en plus. « Le poids « normal » d’une femme mesurant 1,70 m se situe selon le corps médical entre 58 et 72 kg, alors qu’une jeune femme ne doit peser que 45 kg pour espérer figurer sur papier glacé. » (Entretien avec Apfelbaum, [p. 13 ; RàS (4)]). En effet, l’IMC qui établit la corpulence idéale (IMC = P/T2) est en chute libre depuis le début du siècle, chez celles qui incarnent les canons de beauté. Dans les années 1950 l’indice de corpulence de Miss America était de 19,5, en 1980 il n’était plus que 17,6 (soit 5 à 7 kg de moins), tandis qu’aujourd’hui la corpulence des mannequins se situe autour de 15,5, et celle de la Française moyenne avoisine le 22 [p. 12 ; RàS (4)].

91Bien sûr il ne s’agit pas de soutenir que les normes médicales ne renvoient pas à un comportement alimentaire et par-là, à un poids « idéal » : la santé est liée à une certaine pondération, mais la discipline sanitaire que ces normes cherchent à promouvoir ne peut être analysée que sous l’angle du catéchisme esthétique. Les extraits qui suivent illustrent bien ce point de vue : « question silhouette, les médicaments n’ont pas la cote ! Ils détériorent notre ligne ! » [p. 14 ; RàS (1)] Ou bien : « Certains médicaments “ à risques “ favorisent le stockage des graisses et la rétention d’eau… Soyez attentifs. » [p. 49 ; m. (4)]. Lorsque le discours marketing évoque la discipline sanitaire, cette mise en avant ne vise qu’à relativiser la répression esthétique. Dans ces cas-là, les normes esthétiques cherchent à prouver leur légitimité en se référant aux normes associées à la santé ou bien en mettant en avant la caution médicale. « Des protéines pour mincir uniquement disponibles sous prescription médicale (…) Pour trouver un médecin formé à cette méthode, téléphonez au : 0556722400. » [p. 20 ; RàS (4)].

92Pour conclure, nous pourrions dire que le mariage paradoxal des antinomies normatives précitées laisse entrevoir cet amalgame subtil d’abstinence et d’hyperphagie qui se mêlent dans une causalité circulaire, et dont la femme s’avère la seule responsable. Dans le discours médiatique, la population féminine est incitée à jongler avec les symptômes de ses propres troubles alimentaires : « C’est samedi, savourez le week-end en sachant que lundi est une nouvelle promesse… » [p. 24 ; S.M. (2)].

93L’analyse confirme la dernière association paradoxale de départ : les articles qui traitent de la pratique alimentaire fournissent une gamme de contradictions captivantes, mettant en relief les transmutations en matière d’axiologie somatique.

  • 35 Les magazines traitant essentiellement des questions sportives encouragent ouvertement la consomma (...)

94Néanmoins, les paradoxes publicitaires dépassent largement le domaine de l’alimentation. La primauté accordée à l’esthétisme en dépit de la santé, par exemple, ne constitue pas une caractéristique de la pratique alimentaire en particulier, mais un élément de base de la culture somatique. À titre indicatif, précisons que les excès liés au sport sont abondants dans les magazines s’adressant à la population masculine au même titre que le sont les excès des régimes draconiens dans la presse féminine. Dans cette perspective même si anabolisants et surentraînement sont condamnés dans la grande majorité des magazines qui s’adressent à l’homme35 [« Surtout ne prenez aucun anabolisant : patience et bon courage. » [p. 110 ; m. (6)] ; les résultats, quant à eux, se doivent d’être instantanés et spectaculaires et tout signe de faiblesse musculaire, de fatigue et de fragilité se doit d’être absent.

95Face à l’abolition de valeurs reconnues unanimement en matière d’esthétisme, l’approche sociologique devient le laboratoire du pragmatisme moral, en manifestant sa capacité de réflexion sur les normes sociales liées au culte du corps.

« entrepreneurs moraux » et ethos médiatisé : du paraître au « pas être »

96Mots captivants et images idylliques promettent le rêve. Les propositions se succèdent mais dans quel but ? Promouvoir un savoir-faire ou un « devoir être » ? Les magazines ne fournissent pas uniquement un manuel pratique, une nomenclature des conseils et des savoir-faire liés à l’esthétisme collectif. Leur ambition dépasse largement les tentatives d’une telle énumération pour s’élever au rang d’un guide de vie qui retentit sur un « devoir être » prescrit en matière d’apparence. C’est en ce sens que la mise en discours médiatique peut être qualifiée comme une « entreprise de morale » (H. S. Becker, 1985). Ce qui est entrepris, c’est bien la création de normes et de valeurs dans l’organisation morale du corps, dans ses codes du « bien » et du « mal ».

97Dans cette perspective, remarquer la « différence » de certains individus et les stigmatiser pour leur non-conformité, c’est une manière de peupler la catégorie abstraite de la « déviance » esthétique (H. S. Becker, 1985). « Elle fut surnommée Ourasi à cause de sa dentition et d’un postérieur grand comme la porte d’Aix. Elle n’a jamais eu la moindre promotion et c’est évidemment parce qu’elle était laide. » [p. 59 ; C. (5)]. En réalité, les rubriques des magazines fournissent souvent des récits biographiques de ce type, destinés à illustrer un code de conduite qui convient moralement aux stigmatisés.

98La « déviance » esthétique souvent citée comme base de moquerie, motif de licenciement et/ou raison d’échec sentimental se situe à mi-chemin entre la réprobation morale et l’émergence d’un nouvel ethos somatique qui tolère la différence mais ne la respecte pas. « Il y a un vrai handicap sur lequel on ne peut rien : l’âge (…) elle a été licenciée pour acné persistante (…) Vraie raison : elle n’avait plus l’âge requis. Passé 38 ans on est rangé (…) L’idéal alors ? “ Avouer la quarantaine mais en paraître 34 “, confie un chasseur de têtes. Vous savez ce qui vous reste à faire ! » [p. 59 ; F. A. (5)]. L’époque du « jetable » touche le marché du travail, tout s’échange, le « mieux » existe, il suffit d’aller le chercher. « Le packaging joue aussi dans l’univers des ressources humaines. Et si on a en face de soi une personne compétente mais dotée d’un réel problème de poids, on en prendra une autre (…) on n’a plus le temps d’attendre qu’elle maigrisse. La gueule de l’emploi fait rage. » [p. 59 ; F. P. (11)].

99Quant à la diffusion par les magazines des mouvements de réaction, où quelques militants lèvent l’étendard de la révolte, elle ne fait qu’alimenter le stigmate de la dissemblance. Lorsque le magazine « J & J », par exemple, consacre un article à la célèbre artiste « Niki », en glorifiant « la beauté des rondes », il s’offre le luxe d’une position idéologiquement flatteuse, alors même que les images, qu’il véhicule par ailleurs, proposent des normes qui s’inscrivent dans des modèles situés aux antipodes de ce type de beauté opulente. Des slogans comme « fat is beautiful » ou « fat people have more to offer », ne constituent qu’une manière détournée de prôner l’excellence physique, une licence redoublée à la discrimination. L’adoption des normes esthétiques, ainsi que leur mise à l’écart n’existent que l’une par rapport à l’autre, et c’est leur relation qui produit la légitimité des modèles proposés. En ce sens, « excellence » physique et « déviance » esthétique constituent deux composantes d’un seul et unique système médiatique visant à la propagation des mêmes codes d’esthétisme. Dans cette optique, les modèles médiatiques de beauté, en multipliant les occasions des rappels à l’ordre, visent à faire valoir un ethos intransigeant comme arbitrairement légitime à un moment donné – c’est-à-dire comme allant de soi. L’objectif ultime de cette rhétorique est d’amener les lecteurs à mettre en application les valeurs et les normes qui sous-tendent cet ethos, autrement dit, à se conduire convenablement. En ce sens, normes et valeurs deviennent des réservoirs symboliques collectifs, où les lecteurs peuvent puiser ce que nous nommerons un « ethos somatique médiatique ».

100La diffusion de cet ethos commence par un inventaire d’« erreurs », à la mesure des écarts commis par rapport aux normes véhiculées. À ce niveau, précisons que c’est moins l’adhésion à certaines techniques somatiques qui fait l’objet de critiques, que le manque de « savoir-faire ». La distinction entre les produits cosmétiques et l’art du maquillage illustre pertinemment ce constat. Quelle que soit la réprobation qu’elle suscite (« le petit cochon » ou encore le « pot de peinture »), la femme « trop » maquillée reste toujours objet d’éclats de rire. « Ignoble la bouche au contour rose (…) À fuir : le total look, le teint rose petit cochon. » [p. 73-74 ; A. (1)]. Ces « fautes de goût » révèlent le manque de savoir-vivre et incarnent le « bad taste ».

101L’expansion de cet ethos somatique tend à engendrer des besoins, des attentes, des insatisfactions et des « complexes ». « Maigres et trop gros le laisseront aux plus musclés, aux bienheureux qui peuvent le porter sans complexe. » [p. 77 ; m. (6)]. En effet, la mode ne se contente pas de proposer ses tendances, elle cherche à propager la « dictature » des morphologies. « Les diktats de la mode ne nous laissent guerre le choix. Exclues les rondeurs localisées qui sous les jeans nous feraient presque regretter d’être nées femmes ! » [p. 82 ; RàS (4)].

102Ce « dress code » dépasse largement la pratique vestimentaire et esthétique, pour envahir le domaine du comportement : « C’est Ça qu’il faut porter et c’est Là qu’il faut aller (…) Prenez un accent américain et faites croire que vous descendez tout juste des podiums de Jeremy Scott (…) destination : House Party (…) glouglou : energy drinks (pills) (…) expressions : over the toppour dire trop bien. » [pp. 100-103 ; 20 Ans (1)].

103Néanmoins, la violence symbolique exercée par les magazines ne s’achève pas ici. Le culte de la beauté est nourri d’un étrange sentiment d’urgence : « plus que trois mois avant l’épreuve du maillot. » [p. 82 ; RàS (4)]. Le TGV de la beauté associé à un schéma obnubilant au sein duquel « les objectifs une fois atteints sont remis en cause » (B. Remaury, 2000 : 81), met en relief l’éternelle course à l’excellence physique.

104Dans les limites de cette quête, les pratiques corporelles propagées par les magazines se font valoir comme un devoir de stricte politesse envers autrui, une affaire de civilité ou encore une question d’hygiène (M. T. Duflos-Priot, 1987). Ainsi, elles ne témoignent plus désormais d’un désir affirmé de séduire, mais d’une question de savoir-vivre, ancré sur le respect des autres et de soi-même. Le maquillage « effet bonne mine » en témoigne. De la sorte, les pratiques corporelles s’élèvent au rang du devoir, les fuir équivaut à une rupture délibérée, un congé donné à la vie sociale. Autrement dit, dans la mesure où les pratiques corporelles se sont généralisées, leur mise en œuvre est devenue moins facultative. Même les pratiques somatiques qui impliquent l’usage de moyens artificiels, perdent leur caractère futile et prohibé, en symbolisant dorénavant des processus de prise en charge individuelle. L’individu n’a plus le droit de se contenter des dons de la nature, il doit les « corriger », les « arranger », les « mettre en valeur ». Une chose est certaine, le corps non pris en charge par la technique, devient indigne (D. Le Breton, 1999).

105Dans cette perspective, la mise à disposition d’un inventaire sans cesse grandissant de techniques corporelles, déclarées à portée de main et cautionnées par le progrès scientifique, munies d’une réputation d’efficacité renforcée, « a induit l’idée que la beauté elle-même se démocratisait » (B. Remaury, 2000 : 38). Ainsi, le « devoir paraître » ne s’associe plus au « pouvoir », mais au « vouloir ». « Ce régime est simple et connu de tous, mais le plus souvent par manque de volonté, on ne s’astreint pas à le suivre. » [p. 11 ; RàS (4)].

106Si les mises en garde s’appuient sur des fondements réels, le poids moral de ce type de discours est accablant. L’anathème frappe notamment le narcissisme féminin qui se fait piéger dans sa vanité. « On leur a parlé du retour du corset, alors elles s’y mettent et trouvent ça très bien. Malgré l’effet trop comprimant, pas recommandé à long terme, elles ne peuvent s’empêcher de se vanter de le porter sous leurs tailleurs. » [p. 25 ; S. M. (2)].

107Au sein de cet ethos somatique qui en appelle au volontarisme, la notion de « culpabilité » occupe une place centrale. Dans la mesure où tout ce qui s’écarte de la norme n’est plus un « handicap » de la nature, mais la conséquence d’un manque de volonté, l’imperfection esthétique ne peut être qu’une faute dont l’individu est coupable ! Cet élément est tellement présent dans les magazines, que ne pas ressembler aux brindilles photographiées en clair-obscur ou bien aux armatures masculines de muscles dessinés en relief, est promu comme source de mal-être. C’est au creux de cette logique médiatique que vient s’ancrer le caractère inéluctable des pratiques corporelles proposées.

108Susceptibles de transmuter la masse charnelle en corps habité, ces pratiques n’habillent pas des corps, mais des subjectivités : « exclusivité », « jeunesse », « authenticité », « raffinement », « austérité », « frivolité », « rigueur », « légèreté », « élégance », « harmonie », « audace », « excentricité », « liberté », « sensualité », « insouciance » ; maintes manières d’être, mises à disposition par l’industrie du design somatique. Ainsi, produits et techniques corporelles constituent non seulement une manière de remodeler son paraître, mais une façon de composer un paraître révélateur d’un être « caché ». « Révélez la femme fatale qui est en vous. » [p. 50 ; RàS (4)].

109De la sorte, la manipulation du paraître devient révélation d’un être périssable. Les pratiques somatiques se présentent comme les accessoires d’un soi éphémère et résiliable (D. Le Breton, 1999), et la morphologie comme une matière première à redéfinir selon les tendances de la mode. « Redessinez votre personnalité (…) Le sourcil peut modifier par sa forme de façon extraordinaire l’expression d’un visage. » [pp. 139-141 ; DS (3), No 10]. Les références morpho-psychologiques – ajustage en termes instruits des préconçus banals les plus douteux – incarnent avec subtilité cette association entre conformité anatomique (et/ou fonctionnelle) et conformité morale (D. Le Breton, 1999). « Des chercheurs britanniques ont établi des familles psychologiques en fonction de la couleur naturelle des cheveux (…) Les rousses sont plus névrosées que les blondes, sujettes à de fréquentes sautes d’humeur. » [pp. 96-97 ; Q. F.]. Cette association entre l’arsenal des traits physionomiques et les spécificités psychologiques, implique l’apologie du corps. Des énoncés comme « cela se traduit dans la manière d’être » jouent également de ce dispositif courant, qui consiste à prendre en otage l’être dans le paraître. Il en est de même pour les nomenclatures de soins censés contrôler la mimique d’un visage ou atténuer les « rides d’expression » (traces des sourcils froncés, sillons du nez au coin de la bouche, etc.) (B. Remaury, 2000). « À y regarder de près, on y distingue déjà les premières rides d’expression qui se creusent… il va falloir prendre garde à surveiller tout ça. » [p. 69 ; E. (1)].

110Si le discours de la presse se désintéresse de ce passage du paraître à l’être, c’est parce que le sujet est réduit à son paraître. C’est justement sur ce point que la rhétorique médiatique base la légitimité des pratiques qu’elle cherche à promouvoir. « L’intervention la plus demandée (chez les hommes) c’est l’implantation de cheveux. Certains conseillers en communication ont déclaré qu’un homme qui souffre de calvitie renvoie une image de négligence. » [p. 58 ; A. (6)]. En passant du désir d’être aux manipulations du paraître, le discours médiatique légitime et, parfois même, fabrique de l’héroïsation. Des trajectoires cristallisent de nouveaux statuts de « héros », exaltant des modèles d’esthétisme contemporain à l’image de « la fille latine, hot et sexy, qui n’a que son corps et son ambition pour réussir (…) sensuelle et brûlante » [p. 20 ; E. (1)]. Les propos sur ces nouveaux « vainqueurs », visent à propager une discipline corporelle fondée sur la soumission à l’ascèse, moyen pour « l’homme du peuple » ignoré et dédaigné de saisir la réussite. Ainsi, l’ardeur combative relative à la hauteur de l’épreuve, se présente comme la garantie du triomphe, gage de sacrifices dont la récompense se traduit en termes de profits sociaux. Les corps légitimes se trouvent donc prédisposés à recevoir une place primordiale dans les signes symboliques distinctifs d’une filiation, qui entend ne devoir sa trajectoire ascendante qu’à l’excellence de son paraître. Le façonnement de l’apparence promu en auto-réalisation de masse se relève au rang de l’anti-destin ; le culte de la performance est en place.

111Au cœur de ce culte, le corps cesse progressivement de se faire valoir comme support de soi : il devient partenaire obligé, défaillant et fragile. Dans ce contexte toute technique de remodelage corporel est légitime, même si elle implique la souffrance, selon une logique qui s’efforce de suppléer par l’artifice les défaillances naturelles du corps. « Pour remonter des traits fatigués, le coup de ciseaux est souverain (…) il faut sauter le pas (…) et perdre quelques années dans la foulée. » [pp. 58-64 ; M. F. (12)]. Si l’esquisse de normes spécifiques à l’esthétisme, fréquemment basée sur une confiance aveugle à des « spécialistes » de tous types, justifie ces techniques, c’est parce que les entrepreneurs moraux s’intéressent moins aux moyens employés qu’aux fins visées (H. S. Becker, 1985). « On ferait n’importe quoi pour avoir une peau impeccable. » [p. 19 ; B (1)].

112Dans la mesure où le contrôle du corps s’identifie à son émancipation, la discipline physique cherche à induire une nouvelle relation avec lui épanouissante, débarrassée de complexes, et « libre, car faite de pilotage savant » (B. Remaury, 2000 : 24). Les pratiques qui sous-tendent ce pilotage et, par-là, le « devoir être » de l’individu s’ancrent sur la maxime delphique : gnôthi séauton (« connais-toi toi-même »). Cette maxime se retrouve dans l’expression : « prise de conscience » – expression omniprésente dans le corpus des magazines étudiés. Constituant l’aboutissement d’un processus qui chemine vers un corps achevé, cette prise de conscience implique une écoute de soi qui retranscrit le rapport que la culture contemporaine établit entre le soi et le corps. Au-delà des divergences, l’objectif reste toujours le même : connaître son corps non pas pour l’accepter mais pour le parfaire.

113La presse fournit la liste de nombreux moyens destinés à faciliter cette prise de conscience : photos, miroirs, balances, vêtements ajustés au corps… la nomenclature est longue. En son sein, le miroir occupe une place particulière : « miroir, mon beau miroir, où est la solution contre mes problèmes de peau ? » [p. 52 ; J & J (7) No 133]. Cette place accordée au miroir, est en accord avec la relation narcissique que l’individu est incité à entretenir avec son corps. « Montrer un décolleté séduisant, admirer dans son miroir ses jolis seins… fait partie des plaisirs que chaque femme peut imaginer (…) La chirurgie esthétique donne un sérieux coup de pouce à la séduction. » [pp. 60-61 ; S. M. (2)].

114Ainsi, le culte du corps se fait valoir comme le droit de l’individu à disposer de son corps comme il l’entend. En son sein, la malléabilité physique se confond avec la libération du sujet et devient l’emblème du contrôle de sa destinée. Autrement dit, dans la mesure où l’individu dispose de nombreuses techniques, moyens destinés à parfaire son corps, susceptibles de permettre sa meilleure prise en charge, l’évolution de sa trajectoire vers sa libération se présente comme garantie.

115Cette association entre évolution technique et évolution morale occulte avec diplomatie la question de la dépendance face à un système de dispositifs que l’individu se trouve obligé de mettre en pratique quotidiennement. Or, il va sans dire que le corps ne peut pas se réduire aux techniques corporelles et que l’évolution des savoirs et des savoir-faire implique la mise en demeure du corps de suivre des modèles déterminés et un ethos bien spécifique.

116Nous considérons donc que l’ethos somatique propage un socle de représentations, qui induit une certaine lecture du corps et sert à éclairer le rapport que chaque individu entretient avec son identité somatique et, par-là, avec les autres. Ce constat, ainsi que l’extension des techniques corporelles qui marque l’extrême contemporain, nous incitent à nous interroger sur l’interaction entre la mise en discours médiatique et les processus de mise en forme du corps, puisque leur transmutation synchronique est évidente. Dans cette perspective, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure les magazines sont-ils « l’indice d’un changement en matière du corps ou contribuent-ils à le promouvoir ? » (M. T. Duflos-Priot, 1987 : 248).

117Une chose est sûre : si la dictature esthétique envahit les rubriques, ce n’est pas pour autant que son autoritarisme s’impose d’emblée comme tel, dans les pratiques corporelles mises en place par les lecteurs. Pour comprendre comment le contexte normatif influe sur des acteurs sociaux déterminés, il faut saisir les intentions et les intérêts qui font respecter ces normes. Autrement dit, conjointement à cette approche macrosociologique, il convient d’avoir un regard microsociologique afin d’éclairer le passage des procédés discursifs aux processus individuels de marquages corporels.

118Quoi qu’il en soit, le corps se définit toujours par rapport à des codes propres à un contexte normatif. Ces derniers, qu’ils soient jugés « bons » ou « mauvais », ont ceci de particulier : ils ont des effets inévitables sur les pratiques corporelles, les gestes, les attitudes, les discours, et les représentations, créant ainsi un décalage entre ce que l’on est et ce que l’on devrait être.

Notes

19 Moins de 8 jours pour un hebdomadaire, moins de 15 jours pour un bimensuel et de 30 jours pour un mensuel.

20 La lecture des magazines se fait essentiellement au domicile (84,5 % des lectures) et occasionnellement chez des parents ou des amis (7,2 %), sur le lieu de travail (3,6 %) ou dans une salle d’attente (2,3 %) (AEPM, 2004).

21 Travaillot Y., 1998, Sociologie des pratiques d’entretien du corps. L’évolution de l’attention portée au corps depuis mille neuf cent soixante, Paris, PUF ; Descamps M. A., 1986, L’invention du corps, Paris, PUF ; Duflos-Priot M. T., l985, « L’apparence et son bon usage dans la vie quotidienne et la presse magazine », Sociétés, mars 1985, vol 1, no 3 ; Pociello C., Andreff W., Augustin J.-P. et al., 1987, Sport et Société, approche socioculturelle des pratiques, Paris, Vigot, coll. « Sport plus Enseignement ».

22 Un dépouillement systématique a été effectué de novembre 1997 à octobre 1998. Depuis nous suivons de près les évolutions de ce corpus.

23 La presse jeune se lance à la conquête du marché des magazines à la fin des années 1970, mais l’engouement attendu ne se produira que dix ans plus tard. Les données de notre étude associées à l’analyse des données statistiques issues des études de marché ciblant la presse jeune, nous permettent d’avancer que non seulement le discours médiatique cible majoritairement la population féminine, mais que chez cette partie de la population, le matraquage publicitaire commence dès l’adolescence.

24 Nous utiliserons pour ce travail les codifications qui figurent entre parenthèses, lorsque nous nous référerons à un extrait précis de chacun de ces magazines.

25 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié

26 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié

27 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié

28 Précisons que dans le lectorat de ces 4 titres un nombre élevé d’hommes a été répertorié

29 Longtemps, la presse masculine s’est limitée aux magazines dits de loisirs (« Max », « Entrevue » ou « l’Écho des Savanes »), aux titres axés sur la mode haut de gamme (« L’Optimum », « Monsieur »…) ou encore aux magazines de charme. Depuis la fin des années 1990, on assiste à l’arrivée sur le marché de vrais généralistes masculins, à l’image de « Men’s Health », « FHM » et « Maximal ». Une véritable famille de presse se constitue progressivement avec un réel potentiel publicitaire.

30 Ce mensuel, lancé par Edipresse, en mars 1998, disparaît en 2001.

31 Nous utiliserons pour ce travail cette codification : [la ou les pages ; le magazine (mois de parution), le no de série]. Pour la présentation des magazines nous emploierons des abréviations qui ont été déjà présentées lors du chapitre précédent. Exemple : E. = « Elle ».

32 Précisons que les magazines destinés à la population masculine n’hésitent pas à élever le sexe au rang des activités sportives.

33 L’expression est inspirée de la formule de B. Remaury (2000 : 55) qui fait allusion au « zapping thérapeutique ».

34 Par « marques corporelles (ir) révocables, artificiellement produites », nous entendons le tatouage « traditionnel » (gravure des dessins sur la peau), mais aussi le tatouage cosmétique (tatouage des cils, tatouage d’un trait d’eye-liner le long des cils inférieurs ou supérieurs etc.).

35 Les magazines traitant essentiellement des questions sportives encouragent ouvertement la consommation de ces produits.

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