Versione classicaVersione mobile

Les fabriques du corps

 | 
Anastasia Meidani

Une approche sociologique du corps

Une approche théorique en terme d’(inter) action sociale

Testo integrale

1ON CHERCHERAIT EN VAIN un ensemble de propositions établies qui définirait nettement les frontières rigoureuses d’une approche sociologique du corps. La complexité et le désordre qui s’en suivent sont plus sociologiques que sociaux. Nous entendons par-là que cette complexité est davantage liée aux deux pôles fondamentaux de la connaissance du social (holisme et individualisme ultralibéral qui débouchent tous deux sur une impasse lorsqu’il s’agit de comprendre le corps) qu’aux phénomènes sociaux liés à la corporéité.

2Les paradigmes déterministes interprètent les pratiques corporelles des agents sociaux comme intégralement explicables à partir des éléments antérieurs à ces pratiques. Néanmoins, si la compréhension des pratiques visant à la mise en forme du corps comprend nécessairement la considération des contraintes structurelles, elle ne peut se réduire à ces contraintes. Les paradigmes déterministes effacent des différenciations dont le bien-fondé est évident lorsque nous cherchons à saisir la logique individuelle de pratiques corporelles et, ce faisant, ils courent « le risque d’introduire des assimilations arbitraires qui ne correspondent à aucun bénéfice tangible à la compréhension de ces pratiques » (R. Boudon, 1993 : 238). En ce sens, nous soutenons qu’une approche holiste peut fort bien engendrer une perspective pseudo-objective et simpliste, en commettant le « péché » capital de ce que N. Denzin a appelé « l’erreur objectiviste » (N. Denzin, 1970 : 81).

3À l’opposé, une sociologie prenant en compte le sens individuel des pratiques corporelles débouche sur la mise en évidence d’une complexité embarrassante qui induit chez le chercheur le sentiment d’éclatement de son objet de recherche. La tentation est grande alors d’expliquer cette complexité par le recours à un individualisme extrême où chacun organise le rapport avec son corps comme il l’entend. L’ultra-différenciation sociale à laquelle aboutit une telle perspective est problématique, dans la mesure où une telle approche ne serait pas susceptible de discerner quelles sont les conditions logiques et sociologiques des régularités des pratiques corporelles, et comment ces régularités peuvent se décrire en tant que formes sociales.

4Dans ce cadre, la perspective de recherche qui s’efforce de « dégager une voie médiane entre détermination extérieure et spontanéité interne » (S. Juan, 1991 : 158) semble être non seulement intéressante mais indispensable. Cette mise en perspective d’un niveau intermédiaire de structuration des pratiques corporelles ne peut se faire que dans les formes d’articulation de l’acteur et du système. Aux catégories traditionnelles et dualistes d’appréhension du corps, nous substituons donc une orientation interactionniste permettant de résoudre cette principale tension sociologique, qui oppose les libertés individuelles aux déterminismes sociaux. Ancrée sur une analyse en termes de processus, d’adaptation et de contrôle réciproque de l’action, cette orientation paraît plus propice à l’intelligibilité sociologique des phénomènes étudiés ici.

5Plus précisément la légitimité d’une approche interactionniste se fonde sur le fait que les acteurs sociaux agissent à l’égard du corps en fonction du sens que ce corps a pour eux. Ce sens dérive des interactions et se forme dans les échanges interindividuels. En effet, le corps tient son sens en partie de sa nature biologique, mais aussi des conduites qu’il suscite. C’est dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun dans l’accomplissement de ses pratiques somatiques que ce sens attribué au corps est manipulé et modifié. Par conséquent, ce sens n’est pas inhérent aux pratiques corporelles (H. Blumer, 1986).

6En effet, si le corps est le lieu de l’ego, il est aussi le lieu de l’autre, et c’est en lui que les liens sociaux s’entrecroisent. Les pratiques d’hygiène ou de coquetterie, d’alimentation ou de sport ne sont pas uniquement des pratiques individuelles. Ce sont avant tout des pratiques corporelles médiatisées de manière continue par les échanges avec autrui. Ce qui revient à dire qu’individu et société sont interdépendants puisqu’ils se construisent l’un par l’autre et qu’en matière de corporéité « l’action est toujours, d’une manière ou d’une autre, interaction » (R. Boudon, 1993 : 193).

7L’ordre interactionnel acquiert ainsi son double sens et c’est cette dimension qui justifie, à nos yeux, la double régression que nous proposons maintenant au lecteur. À la différence des paradigmes interactionnistes, nous introduisons l’hypothèse que certaines composantes des pratiques corporelles sont déterminées par des éléments antérieurs à ces pratiques. Nous soutenons donc que si l’analyse pointilleuse des situations sociales dans lesquelles se déroulent les pratiques corporelles permet d’expliquer leur sens, elle ne l’épuise pas pour autant. Ce sens réside aussi dans le rapport que les acteurs entretiennent à leur position dans l’espace social ainsi qu’à l’impact du contexte normatif.

8On se trouve donc ici dans le cadre d’un modèle de type wébérien puisque des règles appartenant à la « syntaxe » déterministe sont introduites. Il s’agit là d’un modèle analytique qui considère les pratiques corporelles comme des comportements intentionnels, c’est-à-dire comme des actions déterminées par les sujets qui font usage de ces règles comme de la grammaire de la langue dont ils se servent pour communiquer. En analysant l’ordre social normé, P. Berger et T. Luckmann (1992 : 77) ont montré comment « sans cet arrière fond stable que représente le contexte normatif », il est difficile de libérer l’énergie d’une activité créative. Dans cette perspective, une interprétation des pratiques corporelles en termes d’intégration au système social (par exemple intégration dans l’univers social de C.R.F.) doit s’accompagner de références à la normativité (incitations normatives proposées par le système institutionnel mais aussi par le contexte culturel) ainsi qu’à la conformité et au contrôle de cette conformité. Accorder une attention précise à un ordre social normé paraît indispensable lorsqu’on s’intéresse aux systèmes d’attentes réciproques qui président aux situations d’interactions, à leurs règles, leurs transformations et leurs interprétations par les acteurs.

9Souligner l’attention portée au contexte normatif en matière de corporéité ne renvoie pas à un paradigme hyperfonctionnaliste. À l’opposé des axiomes de base de l’hyperfonctionnalisme, nous pensons qu’en matière d’esthétisme, le contexte normatif fait appel à des rôles qui ne sont que très rarement définis avec précision. En réalité, le rôle correspond à un système d’obligations, de règles et de sanctions extrêmement éphémère et complexe, et dont certains éléments sont déterminés de manière lâche, en laissant place à une marge d’interprétation plus ou moins large selon les cas, voire à des contradictions. Le caractère éphémère des prédictions du culte du corps qui débouche sur des programmations à rationalité nécessairement limitée, ne peut étayer les comportements individuels qu’au prix de mécanismes adaptatifs.

10Prenons le modèle de la beauté érotisée véhiculé par certains magazines et les références d’identification qu’il représente pour l’acteur. Les mannequins correspondant à ce modèle incitent l’individu à respecter certaines règles comportementales, ils ne le déterminent pas à le faire. Par ailleurs, certaines approches sociologiques veulent que les comportements du consommateur soient purement et simplement déterminés par le matraquage publicitaire. « S’il en est bien ainsi, comment peut-on expliquer (comme le remarque A. Lindbeck, 1971 : 84) que les publicitaires doivent effectuer des enquêtes de motivation et que (comme les statistiques commerciales le démontrent) une proportion importante de produits lancés à grand renfort de publicité échoue piteusement ? » (R. Boudon, 1993 : 247).

11Si le corps est dans une large mesure devenu marchandise, il n’est pas uniquement produit par des entreprises technocratiques qui programment les besoins, les désirs et le calendrier de leur satisfaction. Le culte du corps n’est pas pure aliénation, il n’est pas tel que les pratiques corporelles soient réglées et régulées dans leurs moindres détails. Certes chacun ajuste ses pratiques somatiques à sa position sociale et à un certain ordre normatif, mais si les objectifs d’un acteur sont entièrement explicables par des effets de perspective liés à sa socialisation et l’incorporation de normes et valeurs en vigueur, on comprend mal comment l’ordre social en matière de corporéité peut changer. Bien évidemment, les acteurs qui promeuvent les différents modèles d’esthétisme collectif, en cherchant à diriger le comportement individuel, ont pour eux la puissance des moyens instrumentaux, mais les acteurs dirigés ont celle de la contestation collective, de la créativité non programmable, de la volonté de s’opposer aux logiques collectives, de la singularité irréductible qu’autorisent la diversité, la complexité, la nouveauté : autant de facteurs producteurs de désordre et de changement. Dans cette perspective, une seule chose semble rester stable : le mouvement continuel (R. Bourdon : 1993).

12Ces éléments ne cherchent pas à remettre en cause l’intérêt scientifique du concept du rôle et les règles comportementales qui vont de pair, mais à souligner la légitimité contingente d’une approche fonctionnaliste du corps. Pour soutenir notre position nous proposons donc de revenir sur le point de vue interactionniste qui introduit le renouvellement de ce cadrage conceptuel, avec notamment le concept de distance au rôle et la prise du rôle de l’autre : deux mécanismes centraux de la socialisation.

13Dans la mesure où chaque individu, en mettant en place ses pratiques corporelles, s’appuie sur un fond normatif commun tout en l’interprétant, l’univers délimité par des normes et des valeurs maintient une certaine subjectivité sociale (C. Cooley, 1909). Deux approches analytiques de la signification se trouvent ainsi articulées : le corps s’organise comme une série de transversalités, c’est-à-dire un système de processus distinctifs et complémentaires qui articulent dialectiquement des normes collectives propres au culte du corps et des aspirations individuelles. Cette articulation s’opère à travers la mise en place de pratiques corporelles et la grille symbolique de leur interprétation.

14Sans doute les pratiques corporelles évoluent dans des situations où les options théoriquement possibles (proposées par un certain contexte normatif) sont effectivement limitées par des contraintes structurelles antérieures à ces pratiques. Les contraintes en question constituent donc des données qui contribuent à fixer le cadre de la pratique corporelle individuelle dans la mesure où « elles déterminent la structure des options ouvertes et la valeur relative de ces options » (R. Boudon, 1993 : 240). Ces contraintes peuvent être d’une grande complexité mais dans le cas de la sociologie du corps on peut se contenter d’une description suffisamment simple. Dans cette perspective, nous soutenons que les différences par rapport à toutes les variables qui composent le profil socio-démographique de l’acteur se traduisent par des différences dans les contraintes structurelles des pratiques corporelles et non pas dans la logique de ses pratiques. Les choix individuels en matière de corporéité ne peuvent pas être interprétés comme résultant mécaniquement d’un conditionnement où l’origine sociale, le statut socioprofessionnel, la situation matrimoniale, l’âge, le genre, etc. jouent un rôle déterminant. Si certaines composantes des pratiques corporelles doivent être analysées à l’aide de ces éléments antérieurs aux pratiques, nous ne pouvons pas exclure la notion d’intentionnalité. Les différents corps ne peuvent être compris que dans un langage incluant les notions d’anticipation, de choix, d’adaptation, de préférence, de prise de distance.

15Sans la prise en compte du sens endogène des pratiques, les phénomènes sociaux du culte du corps et les nouvelles figures d’action qui s’en suivent, comme la scarification, le syndrome du scalpel, le body art, les troubles alimentaires ou la banalisation de la consommation des stéroïdes, sont inintelligibles. En effet dans chaque contexte situationnel, à côté d’interprétations canoniques peuvent apparaître des interprétations inédites entraînant de nouvelles pratiques corporelles et, par conséquent, de nouvelles règles. Plutôt que de chercher à expliquer ces pratiques corporelles « déviantes », il importe donc de comprendre comment la distance par rapport aux normes se construit dans les interactions, et s’articule au contexte normatif.

16À travers ces pratiques corporelles non-conformistes, il apparaît que, paradoxalement, « c’est depuis leur intimité que les acteurs risquent de contribuer à changer le plus la société » (S. Juan, 1991 : 16). Dans ce contexte, toute sorte de phénomènes macrosociaux peut être considérée comme le résultat d’un effet de composition, dû à la convergence d’activités physiques individuelles, incluses dans la sphère des libertés et susceptibles d’induire des changements.

17Par conséquent et dans la mesure où ce n’est pas la constance qui va de soi mais le changement, la question qui se pose est : comment se structurent socialement la continuité et la discontinuité du soi somatique ? (E. H. Erikson, 1994). « Si l’analyse structurale reste utile pour comprendre des logiques systémiques, elle est moins bien adaptée à la compréhension des orientations des pratiques (en l’occurrence des activités corporelles) associées aux changements » (S. Juan, 1991 : 231). L’acteur n’agit pas toujours de manière mécanique comme « opérateur pratique » (M. Pages-Delon, 1986 : 24), engageant les principes incorporés d’un habitus corporel. L’autonomie (A. Touraine, 2000) qui en découle correspond à cette dimension de la « production de soi » somatique que C. Castoriadis, J.-M. Domenach (1977) ou bien E. Morin (1984) appellent l’« auto-poïésis » ou encore ce que S. Moscovici (1979) nomme la « capacité d’action ». Cette autonomie relative de l’acteur se construit toujours dans et par sa dépendance à l’égard des autres, de sa position sociale et de l’ordre social normé. C’est dans ce cadre que s’inscrit le paradoxe du corps, tant ses possibilités créatives que les aléas hasardeux de sa discontinuité. Et c’est en raison de ce paradoxe que les propriétés des pratiques corporelles ainsi que « le système de leur inévitable interdépendance doivent être considérés comme un processus » (R. E. Park, 1955 : 55). Autrement dit c’est à travers la réévaluation incessante des pratiques alimentaires, sportives, esthétiques et vestimentaires que l’individu ordonne le rapport à son corps et, par-là, ordonne et structure le rapport au monde. « Ces pratiques corporelles ne sont pas isolées les unes des autres – elles forment des systèmes d’action qui sont eux-mêmes plus dépendants d’une dimension complexe appelée “capacité d’action “que des positions sociales des individus qui les mettent en œuvre » (S. Juan, 1991 : 236). C’est dans ce cadre que nous devons chercher à comprendre comment une même position sociale coïncide avec des systèmes d’action très différents en matière de corporéité.

18Les capacités d’action, qui s’apparentent à l’irréductibilité de l’acteur au système, s’extériorisent comme manière d’organiser les pratiques somatiques dans le temps et l’espace du vécu corporel. Ces capacités d’action sont constitutives de types corporels, dans la mesure où elles structurent le processus de mise en forme du corps de l’intérieur. Par conséquent, certains éléments de ces pratiques somatiques ne relèvent pas de déterminants classiquement pris en compte en sociologie. Ce point analytique n’exclut pas la détermination sociale mais l’ordonne et lui donne un sens. La capacité d’action si elle est présente dans presque toutes les positions de l’espace social, n’est pas également distribuée dans cet espace. Les pratiques corporelles ne prennent leur sens qu’intégrées dans le système des diverses positions sociales de l’individu, sans pour autant que l’on puisse les réduire à ce système. Notre orientation analytique est donc que les acteurs sociaux, en mettant en œuvre leurs pratiques corporelles, construisent des systèmes d’action et, ce faisant, participent à la production de leur situation sociale. Ainsi, la capacité d’action éclaire la relation entre structure sociale et changement social. À partir du moment où les statuts ne sont pas automatiquement attribués mais aussi acquis par un travail individuel sur le corps, la pratique corporelle ne répond plus seulement à une orientation normative.

19En ce sens, il convient de situer le corps dans la double dynamique dont il émane et dont il est l’expression. Le corps est donc une synthèse adaptée des changements sociaux et de l’histoire personnelle, des processus d’institutionnalisation et des processus biographiques. Caisse de résonances de certains éléments de la situation sociale de l’acteur, il est également une forme de création pure. Cette interprétation qui complexifie singulièrement l’approche du corps, oblige le sociologue à introduire une double perspective d’analyse, au sein de laquelle le corps se présente, à la fois, comme la résultante de rapports sociaux, et de relations sociales circonstancielles qui vont de pair.

20Prendre en compte toute la complexité du rapport que l’acteur entretient à son corps, qui est aussi et surtout un rapport à son propre devenir, n’est pas une simple affaire. En effet, lorsque le processus d’éclatement des communautés s’accélère, lorsque la mobilité géographique et sociale s’accroît, lorsque les modèles culturels relatifs à la famille, au travail et à la fécondité se bousculent, les catégories sociales deviennent moins stables, et surtout moins homogénéisées par des appartenances visibles et par les seuls niveaux de ressources et de qualification professionnelle. Par conséquent, l’approche sociologique du corps devient plus difficile, plus incertaine et plus complexe. Quant aux rapports sociaux dont elle résonne elles ne sont pas aussi simples, directs et unidimensionnels qu’autrefois : leur devenir est de plus en plus actualisé dans les stratégies individuelles.

21C’est donc à l’intérieur d’une double perspective analytique du corps que la sociologie peut se permettre de proposer un sens au désordre apparent, et c’est au sociologue de chercher le lien entre échelle d’analyse micro et macro, comme c’est à lui de montrer les médiations sociales existantes entre les finalités subjectives et leur traduction en situations objectives. L’ordre social s’inscrit sur le corps et le corps s’inscrit sur l’épaisseur de l’ordre social, dans un échange incessant avec lui. Au sein de cet échange, cet ouvrage s’attache à construire un double système des relations.

22La première interrelation attire notre attention sur l’expérience subjective, le sens endogène des pratiques somatiques et les relations sociales de face à face (ordre interactionnel concret). La seconde souligne l’impact du contexte normatif et des normes collectives qui influencent tant les pratiques corporelles que les représentations sociales d’un certain paraître (ordre interactif abstrait). Concernant le premier système de relation, nous soutenons donc que nous ne pouvons pas analyser les pratiques corporelles en les concevant comme une abstraction analytique, une entité conceptuelle close. Les pratiques corporelles impliquent d’emblée un individu, « propriétaire » d’une certaine image esthétique, et c’est justement sur cette image que les réactions d’autrui font sentir prioritairement leur impact.

23Il s’agit donc de développer une attitude critique devant l’affirmation conventionnelle selon laquelle les pratiques corporelles se « disent » dans la manière même dont elles marquent l’apparence. Selon cette moralité communément admise, l’apparence constitue un analyseur pertinent de l’action ; or, c’est cette dépendance présupposée qu’il convient de déloger.

24Autrement dit, il importe de mettre l’accent sur l’indépendance réciproque de l’acte et de la réaction (H. S. Becker, 1985). La réaction d’autrui se définit toujours et, avant tout, par rapport à un certain résultat esthétique, une certaine image corporelle. Les pratiques corporelles, même lorsqu’elles sont prises en compte, ne constituent qu’un élément auxiliaire de son jugement de valeur. C’est l’apparence qui se situe au sein des réactions d’autrui et non pas les pratiques. C’est elle qui suscite les commentaires, elle attise le désir, elle est l’objet des moqueries, le siège de la flatterie : dans l’imaginaire collectif, le paraître constitue l’indicateur de certaines pratiques qui lui sont attribuées, à tort ou à raison. Autrui ne cherche pas à connaître les pratiques corporelles de l’individu pour porter un jugement de valeur, et même quand il a accès à ses pratiques, il ne les prend pas forcement en compte pour se prononcer sur son apparence. À ce sujet, les désapprobations dont sont victimes les adhérents de la salle qui souffrent d’une surcharge pondérale sont significatives, et ceci en dépit des efforts apparents qu’ils mettent en œuvre pour maigrir.

25Par ailleurs, si la réaction se désigne par rapport à un résultat concret conçu comme (in) esthétique à un certain moment, les pratiques individuelles ne peuvent influencer ce résultat que dans la durée. Autrement dit, l’évaluation d’un certain résultat esthétique et l’appréciation d’une certaine pratique corporelle impliquent deux temporalités différées, et ceci n’est pas sans poser problème dans le processus de mise en forme du corps. D’un côté, si les réactions d’autrui se présentent comme plus ou moins indépendantes des pratiques corporelles individuelles, ces dernières doivent être indépendantes des réactions d’autrui. De l’autre côté, l’individu se trouve souvent incité à développer ses pratiques physiques indépendamment des réactions d’autrui.

26Ces constats nous incitent à créer un espace de propriétés à six cases en combinant deux variables distinctes : le consensus normatif (tel que celui-ci apparaît à travers la mise en place et la redéfinition incessante des pratiques corporelles en fonction de certaines normes collectives), et l’inscription de l’apparence dans les enjeux des interactions de face à face (de sorte que les réactions d’autrui concourent à sa définition).

27Si le consensus normatif attire l’attention sur les normes en vigueur en matière d’esthétisme, il témoigne aussi de leur caractère intrinsèquement situationnel. Ces normes non seulement ne constituent pas l’avatar persévérant de valeurs dominantes des modèles collectifs, mais sont continuellement définies et redéfinies, dans un consensus perpétuellement renouvelé d’une situation à une autre (A. Strauss, 1992 a). Ainsi, le consensus normatif prend place au cœur des interactions et ses produits sociaux engagent la définition et la redéfinition incessante des pratiques corporelles et des significations que celles-ci impliquent. Quant à la façon dont le paraître s’inscrit au sein du lien social, elle vient préciser et affiner les variantes de ces significations. Cette mise en perspective nous permet de dégager une typologie des significations attribuées aux pratiques corporelles individuelles.

28Indépendamment du contenu de chaque case (bien que chaque type de signification ne soit pas dépourvu d’importance) il importe moins, à présent, d’établir les définitions de chaque type corporel (ces définitions feront l’objet des chapitres suivants) que de comprendre ce que nous perdons en considérant une seule des variables, sans la mettre en relation avec l’autre.

29Concrètement, cette typologie a l’avantage de souligner que l’accès au corps est d’emblée éthique. Autrement dit, le corps constitue un territoire de sens, continuellement modelé et remodelé par les réactions d’autrui. Une telle approche sociologique du corps basée sur la compréhension des pratiques somatiques sous fond d’interprétation, nous permet d’élucider les processus par lesquels les significations attribuées à ces pratiques sont élaborées comme réalité personnelle et sociale.

30Par ailleurs, elle nous permet de reconsidérer toute la diversité des significations attribuées aux pratiques corporelles. Deux sujets adoptant la même pratique corporelle peuvent ne pas lui donner le même sens. En outre, les représentations que le sujet a de sa pratique ne rencontrent pas nécessairement la finalité sociale de cette pratique. Les définitions différentes que des acteurs distincts se font de la même situation, nous obligent à prendre en compte les contraintes structurelles antérieures aux pratiques corporelles. En prenant en compte ces contraintes, nous comprenons plus aisément pourquoi la même pratique corporelle peut avoir des significations et effets très différents (voire opposés) selon la situation sociale de l’individu. C’est pourquoi les capacités d’action doivent être rapportées à un profil socio-démographique mais aussi à un certain contexte normatif et institutionnel. Même les pratiques corporelles les plus ritualisées sont souvent incompréhensibles « si on ne voit pas que leur caractère rituel est rendu possible non seulement par la présence de structures d’interactions favorables, mais aussi par la persistance des institutions » (R. Boudon, 1993 : 239).

31Il va sans dire que la dialectique entre structures sociales, médiatisées par des interactions concrètes, et formation d’un soi somatique individuel est constante. En effet, si l’unicité du corps réplique à l’unicité de l’histoire personnelle, elle répond aussi à l’unicité de l’histoire collective. Condensateur de la « life story » (M. Drulhe, 1987 : 6), le microcosme corporel relève de l’empreinte sociale. Le paraître est soumis à une gestion sociale structurée autour d’un ensemble de pratiques réglementées, visant à le façonner, le modifier, le parfaire. Si le social en modèle la forme et les mouvements à travers un ensemble de normes, la manière personnelle dont chaque acteur s’en arrange laisse place à des « débordements », plus ou moins hétérodoxes, faisant preuve des marges de liberté de l’action individuelle. Dans ce sens, le paraître est un compromis entre les orientations collectives et la façon dont chaque individu s’y adapte. Ces mécanismes adaptatifs permettent l’évolution du contexte normatif collectif, soulignant la capacité de l’individu à donner un sens à ses pratiques corporelles, capacité qui n’est ni entière ni automatique.

  • 18 Par « look » nous entendons le résultat esthétique basé sur des pratiques vestimentaires et cosmét (...)

32Dans ce contexte, si le cadre conceptuel interactionniste centré sur les notions de soi et d’identité, de rôle, de situation et de négociation permet d’élucider le sens endogène des pratiques somatiques, l’approche actionnaliste permet d’éclairer certaines composantes de ces pratiques qui sont déterminées par des éléments qui leur sont antérieurs. Ainsi l’approche sociologique s’accorde les moyens de rendre intelligible le mode de production du corps, c’est-à-dire sa genèse18.

Note

18 Par « look » nous entendons le résultat esthétique basé sur des pratiques vestimentaires et cosmétiques. Quant à l’image plastique des corps marqués par l’anti-look, elle sera abordée lors du chapitre portant sur les pratiques esthétiques.

Indice delle illustrazioni

URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/6686/img-1.jpg
File image/jpeg, 213k

Il testo e gli altri elementi (illustrazioni, file importati) possono essere utilizzati con OpenEdition Books License, se non diversamente specificato.

Cerca su OpenEdition Search

Sarai reindirizzato su OpenEdition Search