Les fabriques du corps
|Introduction
Texte intégral
- 1 Dans le cadre de cet ouvrage, les pratiques vestimentaires ne feront pas l’objet d’une élaboration (...)
1SI LA NOTION DU CORPS n’a jamais été définie c’est parce qu’elle va de soi sous forme d’un accord tacite. Tout en prenant en compte l’étendue du champ de cet ouvrage qui en fait son objet, nous avons tenté d’en jalonner les contours. Concevoir le corps au-delà des données biologiques, et au creux des données sociales, revient à faire surgir la signification des pratiques corporelles individuelles. Plus concrètement, nous nous sommes intéressée aux pratiques alimentaires, sportives, esthétiques et vestimentaires1, et c’est le résultat esthétique basé sur l’ensemble de ces pratiques que nous nommerons apparence ou paraître.
2Notre travail ethnographique dans le microcosme social des Centres de Remise en Forme (C.R.F.) nous a permis d’appréhender l’ensemble de ces pratiques, tout en mettant en relief les composantes macrosociologiques (contexte normatif et institutionnel) qui sont à l’œuvre dans le processus de la construction du corps. Ces observations dans l’univers de la salle – ainsi que l’analyse des normes qui consolident le culte du corps contemporain – montrent que la bio-politique, chère à M. Foucault, passe en grande partie d’une gestion collective soutenue par l’État à sa privatisation. De la sorte, au sein de la modernité, le processus de mise en forme du corps devient affaire de marché et de marchandisation.
3Au sein de ce processus, le corps oscille entre deux pôles de sa construction : sa conformation et sa transformation. Cette conformation corporelle, ordinaire au regard de l’espèce humaine, est loin d’être « naturelle ». Le corps est le lieu du soi agissant et, de toute évidence, il n’est pas une simple extension des caractéristiques physiques de l’organisme : la conformation d’un certain paraître permet l’organisation technique et éthique du rapport quotidien au corps. En effet, le processus de conformation est constitué comme une intériorisation des normes et des valeurs sociales propres à l’individu concret, intériorisation qui lui permet de rendre plus solides ses pratiques corporelles quotidiennes.
4Pour saisir la porosité entre individu et société, dans la première partie de cet ouvrage, nous avons essayé, tout d’abord, de définir le cadrage conceptuel (processus de conformation et/ou de transformation du corps, image corporelle, identité somatique, ethos corporel, etc.), et de montrer comment la légitimité scientifique se construit entre objet de recherche et terrain d’observation. Ensuite, nous avons dégagé certains facteurs historiques qui nous semblent déterminants, en partant du principe que pour comprendre les pratiques corporelles actuelles, il est essentiel de considérer ce qu’elles portent en elles de l’histoire sociale et collective.
- 2 Nous utiliserons pour ce travail cette codification bibliographique : (auteur(s) : année) ou lorsq (...)
5Dans la deuxième partie, nous avons tenté de définir par quels procédés l’individu est incité à habiter et à donner un sens à son corps. Il s’agissait donc de saisir les normes d’esthétisme collectif, véhiculées par un corpus de 274 magazines. L’étude sur les magazines et l’analyse des institutions censées appliquer ces normes médiatiques, montrent que la société contemporaine surinvestit le corps, en faisant de lui un objet de culte et de consommation. Si cette analyse de l’ordre structural du corps délimite le monde du possible, elle n’est pas suffisante à déterminer le réel (R. Boudon, 1993)2. Ce constat pose les contours de l’interrogation principale de cet ouvrage : comment s’accomplit le passage d’un corps socialement attribué à un corps subjectivement approprié ?
6Lors de la troisième partie, et en tentant d’apporter quelques éléments de réponse à cette question directrice, nous avons cherché à décrire les pratiques spécifiques dont dispose l’individu pour parfaire ou bien défaire sa nature physiologique : pour soigner son corps, l’embellir, l’entretenir, l’empêcher de vieillir, le transformer. Ainsi nous avons analysé, tour à tour, les pratiques qui visent à l’entretien du corps (pratiques alimentaires et sportives) et celles qui visent à sa mise en scène (pratiques esthétiques). L’hétérogénéité des pratiques corporelles, ainsi que le caractère hétéroclite des motivations et des objectifs recherchés, objectifs continuellement négociés, démontrent que tout corps est construit, d’où la nécessité d’analyser les catégories cognitives à travers lesquelles cette construction s’opère.
7À la fin de l’ouvrage, nous avons montré comment l’ensemble des pratiques corporelles, associées à un certain imaginaire collectif, délimite les contours d’un espace corporel sur lequel s’appuie l’identité somatique. L’analyse montre que le point le plus important inhérent aux pratiques corporelles est leur fonction de porte-identité (E. Goffman, 1985). Ces pratiques qui codent et modèlent les rythmes de l’expérience corporelle font preuve de marges d’action individuelle, montrant que la construction du corps relève plus de l’imagination créatrice que de logiques strictement rationnelles. En effet, la mise en forme du corps n’est pas une mise en conformité : les marges de liberté individuelle transforment l’acteur en artisan infatigable de la chair. Bricoleur de son apparence, l’acteur cherche incessamment le juste milieu entre les codes d’esthétisme collectif et sa propre trajectoire.
L’histoire « naturelle » de cette recherche…
8Si la présentation qui précède donne un aperçu de la forme accomplie de cet ouvrage, il faut rendre compte de sa densité théorique en suivant les étapes de son développement : son enracinement dans un travail de terrain.
9L’objectif était d’étudier des pratiques corporelles précises, circonscrites dans un contexte situationnel donné (les C.R.F.), tout en portant l’éclairage sur des univers sociaux qui sont substantivement différents, mais entrecroisent l’univers de la salle (monde familial, professionnel, amical, sentimental, etc.). Lors de ce travail ethnographique, nous avons cherché à identifier qui agit avec qui, pour produire quoi, selon quel degré de régularité, sur la base de quelles conventions. L’analyse de ces espaces privés de la forme nous a permis d’opérer une sorte d’endoscopie montrant que l’univers de la salle constitue un bon levier méthodologique pour comprendre l’ordre social contemporain qui est en train de s’élaborer en matière d’esthétisme corporel.
- 3 Cinquante-sept entretiens ont été menés parallèlement à nos séances d’observation dans quatre C.R. (...)
10C’est en partant de ce monde social concret (celui des C.R.F.) et des pratiques corporelles observables, que nous nous sommes aperçue que nos « descriptions d’allure et d’inspiration très goffmaniennes n’étaient pas pour autant en suspens dans un vide social » (J.M. de Queiroz, V. Ziolkovski, 1994 : 126). Ce constat nous a obligée à chercher les conditions structurelles et sociales du processus de construction du corps. Ainsi, tout en continuant à examiner l’ordre interactionnel de l’univers de la salle, nous avons porté notre attention sur les normes et les valeurs qui soutiennent le culte du corps contemporain, en nous basant sur un corpus de magazines sélectionnés en raison de leur évocation par les personnes interviewées3. Notre objectif était donc de décrire des domaines empiriques précis, en présupposant le moins de choses possibles sur leur nature sociale, et en inférant graduellement les propriétés des structures.
11Dans ce cadre, nous avons cherché à dépasser les spécificités en établissant différents types corporels et en essayant de saisir leurs dynamiques, et ce, sans négliger les particularités de certains adhérents. Il s’agissait donc de reconstituer les raisons qui animent les pratiques somatiques individuelles (que ces raisons soient ou non présentes dans la conscience des acteurs), mais aussi de réunir un ensemble d’informations sur le contexte structural et situationnel dans lequel ces pratiques se mettent en place et évoluent, sans pour autant délaisser le passé des acteurs, leurs ressources, leur situation. Cette démarche compréhensive se révèle particulièrement intéressante pour pouvoir rétablir une cohérence là où ne sont souvent perçues qu’attitudes irrationnelles ou simplement incompréhensibles, impropres, inconvenantes ou imprévues (comportement boulimique-anorexique, consommation de stéroïdes, syndrome du scalpel etc.).
12Sans la primauté accordée au sens construit par les acteurs au sein des interactions, tout un pan essentiel à la compréhension du corps resterait fermé à l’investigation sociologique, laissant le champ libre à des interprétations infondées et infiniment psychologisantes. En ce sens, la compréhension du processus de mise en forme du corps appartient en partie aux paradigmes interactionnistes. Rappelons-le : l’interactionnisme, s’il ne découvre pas l’individu, est le premier courant en sociologie à se donner les outils proprement sociologiques de son étude.
Orientations analytiques…
13Il ne s’agit pas ici de substituer une conception globale ou macrosociologique à une autre. Notre travail ne se situe pas dans cette opposition, mais cherche à rétablir la « relation de l’acteur avec la réalité sociale dans laquelle il vit » (A. Coulon, 1987 : 11). À l’opposé de la grande majorité des travaux ciblant le corps – qui produisent des approches soit quantitatives et descriptives qui se veulent explicatives, soit compréhensives à caractère biographique (centrées sur une pratique corporelle spécifique) – nous avons cherché à baliser l’espace sociologique entre ces deux pôles. En effet, chercher à comprendre la construction sociale du corps revient à passer outre ce fossé béant qui condamne son intelligibilité sociologique à une opacité grandissante. Si le corps peut être perçu en termes de chance et de destin, entités indépendantes de l’action humaine, il implique aussi la capacité de l’acteur à intervenir sur sa forme et, par-là, sur le cours de sa vie.
14Sans partir donc de forces sociales préexistantes dont les individus seraient les incarnations, nous avons reconstitué ces forces, en nous appuyant sur l’observation des conduites et en prenant en compte la réflexivité, la liberté interprétative et le libre arbitre des acteurs sociaux (S. Juan, 1991). Au sein de ce cadrage théorique profondément processuel, si l’influence de G. H. Mead et de H. Blumer se fait sentir (C. Mc Phail et C. Rexroat, 1979), la volonté est aussi structurelle. Ainsi, le point de vue proprement interactionniste, centré sur la compréhension du sens établi par les acteurs, est englobé et dépassé par une mise en rapport avec quelque chose qui dépasse le contexte situationnel, qui lui est extérieur, tout en étant présent à l’intérieur. Autrement dit, ce qui se passe dans un C. R. F. ne peut être vraiment intelligible que référé à ce qui ne s’y passe pas (H. Blumer, 1986). Oublier ceci, c’est oublier que le processus de la construction du corps est déjà commencé avant l’inscription de l’adhérent dans une salle de remise en forme, que les enjeux de cette mise en forme sont aussi ailleurs, que les stratégies se définissent également ailleurs, que les adhérents et les professionnels des C. R. F. entrent sur la scène de la forme « porteurs de significations qu’ils ont élaborées dans d’autres rapports sociaux » (B. Charlot, E. Bautier et J.-Y. Rochex, 1992 : 23), qui dépassent les relations situationnelles de l’univers de la salle.
15Dans la mesure où l’analyse situationnelle requiert le passage au structurel, facteurs subjectifs et objectifs se trouvent liés. Notre approche n’est donc pas purement et strictement interactionniste, mais intègre tout ce que l’interactionnisme donne de meilleur et d’irremplaçable. Ainsi, l’opposition stérile entre courants objectivistes et subjectivistes se trouve réduite. En effet, c’est à la croisée de la biographie et de la structure, là où l’intention personnelle rencontre la contrainte sociale (A. Giddens, 1987), que nous avons le plus de chances de saisir la réalité sociologique du corps. L’originalité de cette approche consiste donc à concevoir un corps interface qui se situerait entre le corps conçu comme résultat de l’action individuelle, et le corps conçu comme résultat des catégories sociales préconstruites, au lieu de réduire les pratiques corporelles au sujet ou à la structure. Ce double ancrage esquisse notre première orientation analytique.
16Outre cet élément, et nous passons ainsi à notre deuxième orientation analytique, nous soutenons que seule la mise en évidence des différentes pratiques somatiques donne la possibilité de décrire leur action concomitante sur la constitution du corps : si chaque pratique est en soi signifiante elle ne contient pas le corps dans sa totalité. Mettre en avant les influences réciproques de pratiques corporelles spécifiques revient également à souligner l’imbrication des schémas de leur rationalité. En réalité, les frontières entre les différentes pratiques deviennent de plus en plus confuses : les exercices physiques, par exemple, appartenant jusque récemment au champ des pratiques sportives, entrent de plain-pied parmi les pratiques de soin. Il en va de même pour certaines pratiques alimentaires. Dès lors, des correspondances solides s’installent entre les différentes modulations des pratiques alimentaires, sportives, esthétiques et vestimentaires.
17Reste bien sûr à comprendre comment se fait l’articulation de ces diverses pratiques, comment – pour reprendre une notion weberienne – s’élabore leur constellation ? Qu’est-ce qui fait que le jeu des pratiques s’ordonne ou se désordonne ? Cette métaphore de la constellation traduit bien l’aspect insaisissable, mouvant et à la fois ordonné, de chaque corps.
18Quelles que soient les variétés des situations, ce que montre le mieux cet ouvrage, c’est l’existence permanente d’une adaptation à des rôles et compétences sociales nouvelles où, « individuellement et collectivement, de manière plus ou moins consciente et élaborée, unis ou divisés, les acteurs se redéfinissent socialement » (J.M. de Queiroz, V. Ziolkovski, 1994 : 117). En effet, normes et valeurs sociales, promulguées, maintenues, manipulées, enfreintes, modifiées, et même parfois entièrement abolies puis supplantées, influent sur les pratiques corporelles individuelles. C’est au creux de cette réappropriation du social que se situe la prise en charge du corps en tant qu’objet sociologique.
19Dans cette mise en perspective, ce qui apparaît comme pratique individualisée est un système d’action qui cristallise une certaine forme de sociabilité. En effet, le corps est une des « membranes de socialité », selon l’expression de I. Joseph (1987), et c’est bien cette thèse qui trace les contours de notre dernière orientation analytique. Plutôt qu’un simple moyen d’action, les pratiques corporelles et les logiques qui les sous-tendent s’avèrent être un « moyen de communication » (E. Goffman, 1985).
20Saisir cette dimension sociale revient à ne pas perdre de vue que l’interaction avec l’autre se fait par le biais de l’apparence. L’autre et soi-même se dévoilent et expriment leurs intentions par son entremise. Toujours présente dans l’expérience individuelle, l’apparence sert de médiateur dans les échanges interindividuels. Dans ce domaine, rien de futile, rien de gratuit, rien de superflu : le jeu de la mise en scène des apparences est une voie possible de compréhension de la société moderne.
Notes
1 Dans le cadre de cet ouvrage, les pratiques vestimentaires ne feront pas l’objet d’une élaboration analytique. Cette dernière figure dans le travail de A. Meidani (2003) et se centre sur l’élucidation des enjeux communicationnels relatifs aux pratiques vestimentaires. En analysant les formes de syntaxe de ce langage de communication du point de vue endogène de l’action, l’auteur montre que les vêtements ne font pas qu’exprimer des relations sociales, ils traduisent également des rapports sociaux.
2 Nous utiliserons pour ce travail cette codification bibliographique : (auteur(s) : année) ou lorsque nous nous référons à un extrait précis (auteur(s), année : la ou les pages).
3 Cinquante-sept entretiens ont été menés parallèlement à nos séances d’observation dans quatre C.R.F de l’agglomération toulousaine, une étude ethnographique qui s’est déroulée sur une période de deux ans.
© Presses universitaires du Midi, 2007