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Les fabriques du corps

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Anastasia Meidani

Préface

Marcel Drulhe

Texte intégral

1LE CULTE DU CORPS, largement repéré par les sciences sociales à la fin des années soixante et interprété dans le prolongement des remises en cause de mai soixante-huit, céderait-il sa place à une tyrannie de l’ascèse et de la minceur ? Le glas aurait-il sonné la fin de son érotisation et de sa tonicité, la disparition de sa composante dionysiaque ? L’heure serait-elle à un mouvement de rigorisme dans le façonnement des corps ?

2Panneaux d’affichage dans nos villes, pages de garde de nos magazines, essaimage des salles de remise en forme à travers tout l’espace urbain, soucis de la bonne santé et attention inquiète à la présentation de soi peuvent à maints égards plaider pour une accentuation du côté diaphane au sein même du pléthorique ou pour celle de l’évanescence de la peau pourtant mille fois travaillée. Mais du culte du corps, il reste cette exacerbation du repli sur les valeurs corporelles. Anastasia Meidani nous invite à en observer la multiplicité des formes à travers un double parcours, dans les médias et dans des centres de remise en forme : l’excellence magnifiée de l’athlète ou du mannequin y côtoie l’anti-look, les corps érotisés, les corps anachroniques ou les corps pulpeux prêts à se décliner en fardeau.

3« Les fabriques du corps » ne relève pas d’une sociologie de dilettante sans grande importance au regard des grands enjeux sociétaux actuels. Au contraire, l’ouvrage a tout le sérieux d’une sociologie goffmanienne qui, par la contextualisation de détails les plus triviaux, fait apercevoir leur portée collective et politique : cette déconstruction sociologique du corps ne relève pas seulement d’une approche culturelle de la vie quotidienne ; elle indique aussi l’intervention d’un « gouvernement des corps ». L’idéal égalitaire de la construction de soi par corps interposés renvoie à un véritable enjeu politique : les campagnes promotionnelles des salles de remise en forme mettent en avant l’idée qu’elles sont l’un des rares univers encore préservé de l’injustice sociale alors qu’elles ont été le fer de lance de la dérégulation de l’espace des activités physiques et sportives. L’État, les Fédérations Sportives et l’Éducation Nationale ont été poussés à l’abandon de toute prétention à « manager » de façon monopoliste le domaine sportif. Force est de constater le passage d’un milieu sportif associatif et fédératif à un univers d’activités physiques dominé par la concurrence et le marché. Parmi les multiples conséquences observées, soulignons la victoire des Centres à propos des conditions de recrutement des animateurs sportifs : ils n’ont plus besoin de diplômes délivrés par l’Éducation Nationale pour exercer ce métier. Or, ces transformations institutionnelles s’avèrent capitales pour le développement et la promotion de la nouvelle culture somatique, produite et divulguée par les médias.

4En effet, l’observatrice nous montre que le passé et l’ailleurs permettent de mieux comprendre l’ici et maintenant. En s’appuyant sur l’analyse documentaire de la presse et des magazines, elle dégage le cadre normatif de la mise en jeu et de la mise en forme du corps, elle précise les contours de « l’ethos somatique médiatisé ». L’originalité tient ici à cette posture d’ouverture qui ne part pas d’un a priori défavorable. Contre les positions qui font du contexte médiatique un dispositif « terroriste » l’auteur nous montre au contraire tout un éventail de choix dans cet « esthétisme collectif médiatique » : pareille diversité laisse largement présager que la mise en forme du corps n’est pas forcément sa mise en conformité, ou du moins que la pluralité des modèles entrouvre la porte sur de multiples bricolages possibles. Mais ces « ethos médiatisés » resteraient au seul plan imaginaire s’ils ne trouvaient pas des relais pratiques d’accomplissement.

5Nous voilà invités à prendre la mesure du marché des Centres de Remise en Forme. Cela permet d’expliciter les rapports de leurs professionnels et de leur clientèle urbaine. À ce niveau aussi, la médiation n’est pas uniforme du fait de l’hétérogénéité de leur offre et parce que l’usage qu’en font les clients est lui-même divers : c’est le règne de « l’hybridation » diversement appréciée par les moniteurs qui ont bien sûr une préférence pour la clientèle disciplinée. On découvre cependant que la médiation la plus importante pour l’appropriation d’un type corporel est constituée par le groupe de pairs qui « travaillent » dans la salle : chacun peut ainsi incarner un idéal corporel « palpable » et la décision de choisir l’un plutôt que l’autre se réalise dans les interactions et « l’ambiance » qu’elles suscitent. Cependant, l’importance des Centres et de leurs professionnels se révèle dans l’intrication des activités physiques et sportives avec des activités de conseil pour les pratiques alimentaires, vestimentaires et esthétiques. Ainsi la nature du terrain nous offre sur un plateau la mise en relation des diverses composantes des pratiques corporelles que l’on a trop souvent l’habitude de séparer : l’intelligibilité des pratiques alimentaires s’éclaire des changements intervenus dans les sports et les « relookages » tout comme l’interprétation des pratiques esthétiques gagne à être mise en perspective avec l’alimentation et le sport.

6Anastasia Meidani nous amène alors à reconnaître quelques grands modèles de pratiques corporelles. À travers chacun d’eux s’opère une construction de l’identité somatique qui apparaît soit sous les couleurs d’une adaptation quotidienne continue, soit sous les affres d’une rupture après quelque crise qui appelle la transformation du corps. Dans tous les cas, l’offre très large de modèles corporels permet aux individus de façonner dans le bricolage et la résistance leur identité somatique. Cela ne préjuge pas de ce que nous échapperions à la topique disciplinaire, mais la part prise par chacun à ce travail sur soi est irréductible à une inculcation : ce qui est à l’œuvre est un processus d’individualisation. La fabrique des corps ne relève pas du moulage, mais d’une « subjectivation » comme dirait Foucault, ou d’un auto-contrôle, si l’on préfère l’expression éliassienne. Ainsi ce beau livre invite-t-il son lecteur ou sa lectrice à découvrir les nouvelles donnes contemporaines de la régulation sociale de notre corps dans le quotidien le plus ordinaire, c’est-à-dire le plus éloigné des dispositifs réglementaires.

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