1AU TERME DE CE TOUR d’horizon, quelques remarques s’imposent. Plutôt que d’adopter une démarche linéaire, différentes orientations théoriques doivent être mobilisées pour étudier les phénomènes de pauvreté et les processus d’exclusion. En effet, les approches institutionnelles apportent des informations utiles pour appréhender les logiques de l’action publique. Cette idée est séduisante (elle facilite l’intervention des travailleurs sociaux) mais elle occulte à mon avis des dimensions psychologiques qui sont apparues tout à fait centrales tout au long de cette observation sur le terrain. Pour entreprendre une étude plus fouillée, il m’a donc semblé important de revenir à l’histoire longue et, à un niveau d’analyse beaucoup plus fin, de présenter au lecteur tout un dégradé de situations. Cependant, un certain nombre d’interrogations subsistent et elles renvoient à la difficulté de saisir l’objet dans toute sa complexité.

2La première de ces interrogations concerne les seuils et les marges de la pauvreté. Dans la plupart des pays développés, on distingue la pauvreté absolue et la pauvreté relative, ou, ce qui revient au même, la pauvreté et la grande pauvreté. Incidemment, on identifie des biens de première nécessité et on considère qu’on atteint la misère lorsqu’on ne dispose pas suffisamment de ressources pour y accéder. Variable selon les époques et les sociétés, cette pauvreté est nécessairement relative. Faute de mieux, les experts attribuent des équivalents monétaires pour mesurer son ampleur, repérer des populations ou effectuer des comparaisons internationales.

3Les approches monétaires de la pauvreté présentent aussi toute une série de limites. L’une d’entre elles, et non des moindres, n’est autre qu’une tendance à vouloir agréger de façon systématique une série de manques (la recette comprend une petite dose de revenu, un moindre recours aux soins et un zeste de formation…), à regrouper une kyrielle de risques (l’invalidité, le chômage, la monoparentalité, le veuvage…) ou bien encore à repérer un cumul de handicaps qui justifierait l’intervention des travailleurs sociaux. En procédant ainsi, on donne une échelle de valeurs aux expériences humaines sous la forme d’ingrédients additionnés. De même, en abordant la question de la distribution des richesses en termes strictement économiques (venir en aide aux plus pauvres en leur attribuant un revenu minimum), tout se passe comme si tous les biens avaient une valeur marchande. Cette vision est trop réductrice car elle occulte les processus qui produisent de l’exclusion et parce qu’elle prend rarement en considération l’impact des politiques sociales sur les destins collectifs.

4À défaut de pouvoir évaluer les effets concrets de ces mesures sur le niveau de vie des ménages, on se contentera de dire que les pouvoirs publics ont aménagé quelques zones de responsabilité au profit des économiquement faibles. Avec l’apparition d’un chômage de masse, la position des individus dépend davantage des mesures prises par les pouvoirs publics et les analyses sociologiques doivent prendre en considération l’intervention croissante des travailleurs sociaux et les classements qu’elles opèrent. Dans l’ensemble, même si l’assistance ne doit pas être facultative (elle est due à tous ceux qui souvent sont incapables de subvenir à leurs besoins), l’aptitude au travail reste un critère implicite de classification de la pauvreté et c’est à partir de ces catégories administratives que les individus se positionnent aujourd’hui.

5En milieu agricole et rural, les conditions de vie ne sont pas si évidentes (les logements sont souvent vétustes, l’éloignement ne facilite pas les déplacements) et ces difficultés quotidiennes tournent parfois au cauchemar. Pourtant, la majorité des personnes rencontrées refusent de « faire carrière » dans l’assistance et de porter une étiquette. À moins d’avoir affaire à des situations d’extrême pauvreté, certains parviennent à échapper à leur condition sociale en faisant appel aux ressources de leur environnement immédiat ou en vivant au contact de la nature. Afin de prévenir que des ruptures se produisent, les solidarités familiales peuvent également jouer un rôle de protection. Par exemple, des personnes âgées vivent souvent avec leurs enfants. Des frères et sœurs sont hébergés quand ils sont au chômage. Des filles reviennent au domicile de leurs parents à la suite d’une séparation conjugale. Ces modifications de taille et de structure montrent que l’organisation de la famille est inscrite dans la tradition et qu’elle évolue aussi en fonction d’événements extérieurs ou de la conjoncture économique. S’intéresser à la famille pour comprendre la pauvreté m’a d’ailleurs permis de remonter le cours du temps et d’apprécier le changement social (les sociétés paysannes ont-elles vraiment vécu ?), mais elle m’a également fait toucher du doigt un facteur qui conditionne les destins individuels, à savoir : les règles de la transmission du patrimoine.

6Depuis la réalisation des recherches qui mettaient en regard la pauvreté avec la résistance au changement, les données du problème ont relativement peu évolué. Dans certaines communes, les solidarités locales semblent en effet être régies par d’anciennes coutumes. On se réfère encore à l’arriération mentale et on élabore une série de recettes psychologiques afin de se prémunir contre tout ce qui pourrait représenter un danger ou une menace. Dans certains cas, les plus pauvres se trouvent en situation de dépendance totale et nous avons atteint des logiques tutélaires qui en disent long sur les souffrances endurées.

7Parmi les populations les plus directement concernées par cette mise à l’écart durable, la petite paysannerie occupe une position tout à fait particulière. Incapable de s’adapter à ce que l’on eut coutume d’appeler la « révolution verte », la petite paysannerie est généralement présentée comme un groupe en perdition. Elle se cantonne dans une agriculture de complément et elle vit grâce aux prestations de solidarité que versent les organismes de sécurité sociale. Ces personnes réagissent de façon parfois désespérée et de nombreux indices nous incitent à penser que la maîtrise de l’espace rural leur échappe. On le sait déjà depuis un certain temps, « les agriculteurs des zones déshéritées connaissent des difficultés qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne sont ni toujours de même nature, ni de même degré que celles qu’affrontent les autres catégories du monde paysan. Plus âgés qu’ailleurs, bien moindrement endettés, peu rompus à la gestion de leur épargne (souvent réelle) et de leurs biens fonciers, psychologiquement et matériellement affectés par le manque de reprise par leurs descendants, de formation empirique, plus enclins au maintien du savoir-faire qu’à investir pour moderniser et par ailleurs passablement délaissés par les services de conseil et de gestion, ils constituent sinon statistiquement, du moins dans leur comportement, une véritable minorité de fait pour laquelle se posent désormais des problèmes de réintégration dans le circuit économique et de réinsertion sociale aussi sérieux que d’autres minorités plus agissantes et moins silencieuses188 ».

8Bien que le débat relatif à l’agriculture familiale soit un enjeu de taille, la petite paysannerie ne doit plus être considérée comme la seule population vulnérable. Comme nous avons pu le constater en nous rendant sur le terrain, la pauvreté matérielle concerne également des personnes âgées et des personnes fragilisées par la maladie. À ce stade, on repère les zones d’ombre de l’action publique. Par exemple, la pauvreté matérielle et l’isolement social ont des effets concrets sur la santé mentale et le rapport au corps. Qu’elles soient hébergées par leur famille ou qu’elles mènent une existence solitaire, ces personnes vulnérables ne peuvent guère espérer rejoindre le monde du travail. À l'abri des regards indiscrets, ces personnes attendent trop longtemps avant de demander une aide extérieure et elles forment un noyau dur pour lequel des interventions d’urgence sont apparues nécessaires. À mon avis, des enquêtes complémentaires seraient utiles pour mieux identifier ces trajectoires et, espérons-le mettre fin aux situations les plus dramatiques.

9Le dernier point qui mériterait des investigations complémentaires concerne enfin les néoruraux et les projets qu’ils élaborent. D’après les analyses les plus récentes, le monde rural français doit être en mesure d’intégrer une population qui n’a pas toujours vécu à la campagne. Si cet afflux de population est généralement attribué à l’installation massive de retraités et à une série de motivations objectives, l’installation de familles pauvres est une réalité difficile à quantifier. Cela dit, une chose est sûre : en choisissant d’investir des hameaux isolés et des fermes laissées à l’abandon, certaines personnes souhaitent rejeter leur passé et ils mettent en place des stratégies de fuite qui sont autant de formes de sortie du trou noir de la « galère » et des « combines ». À proximité d’une nature longtemps idéalisée, ces néoruraux comptent bien vivre des fruits de leur travail et trouvent des réponses à leur quête identitaire. Alors qu’ils adoptent un mode de vie alternatif et qu’ils réinvestissent le vocabulaire des travailleurs sociaux et des animateurs socioculturels (il s’agit de « s’autogérer », de « se construire »), ils souhaitent s’impliquer dans la vie locale. Même s’ils soulignent souvent qu’ils sont rejetés, ils essaient, par tous les moyens possibles de bricoler des solutions alternatives. Les uns acceptent de participer à des activités d’utilité sociale, tandis que d’autres préfèrent avoir recours à des échanges de services en vue de s’installer à leur compte et de réaliser un projet professionnel original. Parce qu’ils s’investissent dans la vie locale et parce qu’ils réinterprètent les traditions héritées du passé, ces jeunes gens sont à la recherche d’une identité collective et ils défendent l’idée d’un rural post-moderne dont les contours se précisent jour après jour.