Espaces en déshérence, espaces refuge ?
p. 159-179
Texte intégral
1BONNOT, ET D’AUTRES PERSONNES dont nous ne livrerons pas les noms… habitent effectivement dans des hameaux reculés, à proximité de forêts, espace libre et sauvage. Ils étaient autrefois maquisards, hippies ou enfants de l’Assistance. Les ont rejoints des artistes ou des personnes aux destins singuliers. Certains parlent de projets… Proches de l’artisanat d’art, certains s’intéressent à la musique, à l’écologie, à l’environnement. Ils ont suivi des études supérieures ou sont autodidactes, ont traversé des périodes de galère. Ils sont aux marges, sinon aux « franges » de la pauvreté.
2Pour décrire ce phénomène, il faut en fait distinguer deux générations de néoruraux. La première génération était issue de la petite bourgeoisie intellectuelle et elle était guidée par la recherche d’un idéal. Dans le sillage de mai 68, le retour à la terre était une réaction frontale contre la société de consommation et les idéologies dominantes. Dans l’ensemble, ces jeunes gens pensaient qu’ils parviendraient à construire un autre modèle de société dont les finalités rejoindraient celles des agropastorales, à savoir : la frugalité, la rusticité, la simplicité, le goût du « vrai », du « beau », du « juste ». Ils faisaient valoir, dans leur discours, l’écart entre les objectifs du développement (le bien-être social, le bonheur, la paix) et les déséquilibres qu’ils observaient tous les jours168. Quant à la conversion utopique, il s’agissait d’une forme de frustration relative : « Au total, la vertu (petite bourgeoise) déçue se fait aspiration désordonnée à la jouissance, et le dilettantisme (bourgeois) désillusionné, ascétisme besogneux, prudent et méticuleux169 ». Aux uns, la recherche du temps perdu, aux autres la recherche du temps retrouvé.
3À cette première génération de néoruraux est venue se joindre, puis se fixer, une seconde génération. Cette seconde génération de néoruraux diffère de la première par son mode de vie et son origine culturelle. Parmi les nouveaux arrivants, on retrouve toutes les catégories sociales. Même si les retraités forment l’essentiel du bataillon, des familles quittent les grandes villes à la recherche d’un paradis perdu. Des chômeurs et des jeunes gens décident de s’installer à la campagne car ils pensent y trouver les moyens de réaliser un projet professionnel original. Des marginaux s’y réfugient. L’installation de ces populations a déjà été remarquée par bon nombre d’observateurs et elle soulève une question importante : les campagnes isolées sont-elles devenues des espaces refuge ou se seraient-elles situées sur le parcours de l’exclusion urbaine ?
4Plusieurs voix se sont élevées pour affirmer que le monde rural serait devenu en l’espace de quelques années un espace attractif pour les ménages défavorisés. Ce phénomène tout à fait inédit a d’abord été décrit dans la presse écrite. En juillet 1993 par exemple, le quotidien Libération titrait déjà sur plusieurs colonnes, « passer son chômage à la campagne » en présentant le cas d’une famille qui avait décidé de faire le grand saut et de s’installer dans le Périgord. Le Monde du 9 janvier 1999 notait que « Les exclus convergent vers les zones rurales démunies » après avoir rencontré des jeunes gens qui s’étaient réfugiés dans les montagnes de l’Ariège. Ils étaient alors à la recherche d’un lopin de terre et voulaient « souffler après les galères ». Les propos suivants sont des plus convaincants :
- Ce qu’on veut, c’est un lopin de terre où se poser, s’installer quoi, et vivre de notre travail.
- Vivre de peu mais vivre.
- C’est possible ici de vivre de peu, simplement, pas comme à Paris.
- En ville, y a que la misère, rien que la misère.
- Là on souffle après les galères.
- Toutes les aides, je connais. Secours pop’, secours cath’, ça m’a mené à rien, ce que je veux maintenant c’est m’autogérer.
- J’ai squatté un potager avec l’accord des proprios. Je me nourris comme ça. Et j’en file aux copains.
- Moi je retape une grange. Et des potagers, on en fait tous.
- Ici, c’est pas la merde comme en ville. Il y a de l’hygiène, la nature, l’air. Et puis, pas question de traîner à faire la manche. Il faut faire son bois, s’occuper de la maison, du jardin. Sinon tu meurs de froid ou de faim.
- Voilà, il faut être actif.
- Et pas question de picoler. Pour trouver du pinard, faut faire douze kilomètres. Je te parle pas de la drogue…
- Si tu es défoncé toute la journée, comment tu feras ton bois ?
- En ville, on se laisse aller. Ici on est obligés de bouger.
- C’est ce que j’appelle m’autogérer.
- Moi construire.
- Il faut prévoir, se prendre en charge.
- On a une fierté à retrouver. Par le travail.
- Oui. Y’en a marre d’être assistés. Ici, on retrouve des valeurs.
- On peut devenir quelqu’un.
- Les gens nous voient pas toujours d’un bon œil avec nos crêtes et nos anneaux, on leur paraît bizarres. Mais quand même on se parle, plus qu’en ville.
- Quand ils savent qu’on a passé un hiver dans la montagne, ils nous regardent autrement.
- Ce qu’il faudrait en plus, c’est de la vie sociale, une salle des fêtes ou pourquoi pas une radio du coin… »
5La présence de jeunes en déroute est indiquée ici ou là. Cependant, on est en droit d’affirmer que les espaces périphériques jouent depuis longtemps une fonction refuge et que rien n’indique a priori que tous les nouveaux arrivants ne parviennent pas à s’y intégrer. Cette vision des choses est partagée par bon nombre de ruralistes qui perçoivent des choix délibérés et une aspiration au bien-être et à l’épanouissement personnel. Pour Nicole Mathieu, par exemple, « la crise de l’emploi, la peur de la régression sociale et de l’exclusion, poussent les individus à privilégier le mode d’habiter rural qui représente dans l’imaginaire ou réellement un territoire où l’on peut vivre modestement avec les avantages du loyer bas, du jardin potager, des pratiques de la nature gratuites, de l’interconnaissance mais aussi de l’anonymat. La mobilité [serait] de plus en plus un moyen réel ou rêvé d’échapper à l’exclusion, les communes rurales devenant terres d’accueil pour exclus citadins. Ce qui est une autre façon de relativiser le sentiment d’exclusion170 ».
6L’engouement pour un mode de vie rustique et la vie en plein air est une des facettes d’un imaginaire collectif qui est largement partagé par l’opinion publique. À titre d’exemple, un sondage avait été réalisé en 1995 avec le concours de la Fondation nationale des sciences politiques. À la question : « Supposons qu’on vous propose aujourd’hui, pour vous et votre conjoint, un emploi plus intéressant dans un de ces lieux, pouvez-vous me dire, pour chacun d’entre eux, si vous seriez tout à fait prêt à l’occuper, plutôt prêt, plutôt pas prêt ou pas prêt du tout ? »
25 % des urbains (22 % des ruraux) répondaient qu’ils seraient prêts ou plutôt prêts à occuper un emploi dans le massif Central (Non réponses 10 et 12 %).
24 % des urbains (24 % des ruraux) le seraient en pleine campagne à 150 kilomètres de chez eux (NR 10 % et 10 %).
25 % des urbains (12 % des ruraux) le seraient à Paris (NR 10 % et 12 %).
7Finalement, l’attitude générale des Français vis-à-vis du rural et de l’agriculture a évolué dans un sens positif. Comme le souligne fréquemment le sociologue Bertrand Hervieu, la campagne conserve une fonction identitaire en période de crise. Considérés comme des « jardiniers de la nature », les agriculteurs sont souvent considérés comme les défenseurs d’un idéal de vie. D’ailleurs, les Français considèrent, dans leur grande majorité, qu’il est du devoir des pouvoirs publics de subventionner les exploitations peu rentables ou d’aider financièrement les agriculteurs qui travaillent dans les régions les moins dynamiques171. Et il n’est d’ailleurs pas si étonnant de constater que « les agriculteurs deviennent les gardiens d’un référent d’appartenance extrêmement puissant172 ».
À la recherche d’une autre socialité
8À l’heure de la mondialisation, la campagne est considérée comme un bien précieux et il s’agit d’une ressource à préserver. Mais la campagne attire aussi des personnes qui souhaitent fuir la ville et sont en quête d’une meilleure qualité de vie. Il ne s’agit donc plus tant d’accueillir de jeunes gens qui souhaitaient « prendre le maquis » mais de prêter asile à des familles et à de jeunes gens qui rêvent d’un condensé de vie rurale : une petite maison avec un bout de jardin, quelques poules et quelques lapins. Dans ce cas, la vie quotidienne n’est pas centrée autour d’une seule occupation mais elle s’articule autour de plusieurs activités en vue de pouvoir disposer à terme d’un confort minimum. On se contente parfois d’une caravane.
9L’itinéraire de Françoise (28 ans) et de Marc (30 ans) illustre parfaitement cette évolution. En l’occurrence, Françoise vivait à Paris (elle y travaillait comme caissière), mais sa mère était déjà installée à la campagne. Au décès de sa grand-mère qui l’avait élevée et dont elle s’était occupée, cette jeune femme décide de se rapprocher de sa mère (leurs relations resteront conflictuelles), mais elle fera aussi la connaissance d’un compagnon qui s’était déjà installé comme boulanger. Elle aura un enfant et travaillera gratuitement comme vendeuse à la boulangerie. Rupture conjugale, perte d’emploi et de logement iront de pair. À ce moment-là, Françoise fait la connaissance de Marc, « un gars qui faisait la route » et qui travaillait dans le secteur du bâtiment « à droite à gauche ». Dans un premier temps, le couple se loge dans une vieille masure. Une autre proposition se présente dans un appartement situé dans le cœur d’un village, ils la saisissent, mais le couple ne parviendra pas à s’intégrer : la seule personne qui leur adressera la parole était un homme qui conduit ses enfants à l’école et qui, comme eux, était un « transplanté ». Victimes du regard d’autrui et peu habitués à devoir subir les commérages de leurs voisins, Françoise et Marc souhaiteraient se retirer dans une fermette isolée, s’enfoncer davantage en direction d’une nature qui aurait à leurs yeux des vertus thérapeutiques. Ils envisagent même de reprendre la route et de se rendre dans une région plus dynamique pour y trouver plus facilement un emploi.
10En présentant l’itinéraire de Françoise et de Marc, on mesure bien les motivations de cette jeune génération qui n’hésite pas à se déplacer pour chercher du travail et évoluer dans un cadre de vie plus agréable. Sans qualification précise, ces personnes ont choisi de vivre à la campagne par choix et par nécessité. En règle générale, elles s’y sont installées à la suite d’un licenciement économique, d’une rupture conjugale, d’une maladie grave ou d’un événement personnel. Après être arrivées sur les lieux, elles ont souvent rencontré de réelles difficultés pour se loger correctement et trouver un emploi. Toutes ces personnes avaient déjà connu la « galère » auparavant. Le plus souvent, elles se contentent de s’intégrer et, si possible, d’avoir un minimum de contact avec leur entourage. En somme, il ne n’agit plus de vivre à contre-courant, il s’agit plutôt de fuir la ville et ses nuisances.
11L’itinéraire de Daniel illustre d’une tout autre manière les aspirations d’une population marginalisée au sujet de laquelle on ne dispose pas suffisamment d’informations fiables. Après avoir « débarqué » à Paris, Daniel s’est produit dans différents bars de nuit, a fait ensuite son « tour du monde », vécu dans différents squats, avant d’acquérir une chambre de bonne (je ne sais par quel moyen). Pendant un certain nombre d’années, il n’a jamais eu d’emploi fixe. Il a été peintre, coursier… Pris en charge au titre du RMI à Paris, il décide de vendre sa chambre de bonne et d’acheter une maison délabrée à bas prix et de s’installer à la campagne. Depuis son arrivée, Daniel a stoppé drogue et boisson, sans aide extérieure. Mais comme il est handicapé et ne s’est pas soigné, Daniel a du être amputé d’une jambe. Le jour où je l’ai rencontré, il ne portait pas de prothèse et la plaie s’était infectée :
« Dans l’ensemble, on me parle, mais le village se résume aux voisins. En sautant, je peux faire 20-30 mètres, pas plus. Autrement, je joue du blues, j’apprends au petit (fils des voisins, âgé de 16 ans), on communique tous les deux. Je lui donne des conseils. En échange, il n’hésite pas à me changer la bouteille de gaz, à bricoler un peu. Pour l’instant il a 16 ans. Il n’a pas le permis. Tout changera dans quelques années. Il compte beaucoup pour moi… Vivre en ville ou à la campagne, c’est pas comparable. Ici, je ne me plains pas. Il y a la nature, le calme. Mais pour les handicapés, il n’y a pas grand-chose. Heureusement qu’il y a l’AS. Il a pas peur de venir ici, de voir l’environnement dans lequel je vis.
… C’est surtout depuis que je suis handicapé que j’ai senti l’importance des petits riens. J’ai senti l’importance du voisinage et le peu d’aide de la famille depuis que je suis handicapé et qu’en même temps, l’amie avec laquelle j’étais quelque temps m’a quitté. Avant, j’aimais bien bricoler. Maintenant, le petit doit m’aider. Je le lui rends comme je peux. Je veux l’initier à la musique, à la lecture. Moi, je perds la vue, je ne peux plus lire. Je regarde la télé. Lui, il faut qu’il ait au moins de l’instruction. Grâce à l’instruction, on peut faire un tri entre tout ce qu’on entend. La campagne c’est le recul. Je suis allé au Japon, au Liban, en Afrique. La ville, j’ai donné… Les gens ne respectent plus rien… Toutes les décisions, je les ai prises moi-même. C’est moi seul et non pas la famille. J’ai horreur de la famille, mais j’aime les enfants. La famille, j’en ai subi les conséquences et c’est après avoir eu ce déclic que j’ai compris et quand on comprend, on subit moins. Je considère qu’ils vieillissent, qu’ils ne sont pas une charge pour les enfants à condition qu’ils aient donné eux aussi. » (Daniel, 45 ans, AAH).
12Notre musicien n’est pas au bout de ses peines. En relisant son témoignage, on mesure combien la solitude et l’isolement pèsent lourd, mais on remarque aussi les efforts déployés pour fuir le passé. On mesure enfin qu’il est très difficile, pour les travailleurs sociaux, de concevoir des solutions adaptées aux aptitudes et aux problèmes de chacun. Pourtant, lors de notre entretien, Daniel m’avait fait part de son projet. Il vivait alors dans l’espoir de former un groupe de jazz-rock. Là où il habite, la musique, même tardive, ne dérange personne.
… Il faudrait qu’on intègre les handicapés à la vie culturelle. Je lis, je m’informe. J’aime les arts et pourtant les gens comme moi sont en marge parce qu’ils sont isolés et parce qu’ils ne se connaissent pas entre eux. Il faudrait des personnes qui fassent le lien entre tout cela mais je suis sûr qu’on pourrait monter des groupes, faire du théâtre pour ceux qui aiment faire du théâtre. Moi, j’aurais besoin d’une chanteuse. Il doit y en avoir mais je ne le sais pas.
… Quand je pourrai me déplacer, j’aimerais faire des concerts dans les petits cafés du coin. On ne sature jamais avec la musique. Avant j’y arrivais. Pourquoi je ne pourrai plus ? » (Daniel).
13En dépit des dures réalités de leur vie quotidienne, certains ont déjà trouvé une solution en constituant des réseaux et on retrouve des mécanismes déjà décrits par Bertrand Hervieu et Danièle Léger173, à savoir : construire un projet professionnel qui contribuer à revitaliser des territoires abandonnés. Ici s’arrête notre comparaison avec les communautés de l’après 68. Placés en face de situations contraignantes, les chômeurs qui vivent à la campagne et les néoruraux mettent au point des stratégies aux résultats aléatoires. Le plus souvent, ils complètent leurs prestations sociales par quelques activités non déclarées et ils parviennent à échanger des produits de première nécessité contre des services rendus auprès de l’entourage immédiat. Ces pratiques courantes facilitent en fait leur intégration.
« Je pense que les gens m’acceptent ici parce que je suis discrète et que je vis comme eux. Je marche avec de petits échanges de services. Je sors des vaches de temps en temps. Je fais la soupe à quelques mamies. Les gens vivent seuls et ils n’ont pas d’argent, mais, comme tout le monde se connaît, ce qui est bien, c’est que tu peux rendre un service à quelqu’un et s’il ne peut pas te le rendre par autre chose, c’est un autre qui le connaît bien qui te le rendra d’une façon ou d’une autre. Par exemple, on nous donne des choses pour la maison. On m’a même donné une vieille mobylette à réparer puisque je n’ai pas le permis. Bref, on fera en sorte de… » (Carole, 28 ans, RMI)
14Tout comme l’indique cette jeune femme, il existe en fait toute une économie informelle située à mi-chemin entre l’élevage, l’agriculture de subsistance et l’artisanat. Cette économie de subsistance est très utile. Les plus malins parviennent à inclure leurs activités au sein d’une vaste circulation nourricière. En gérant au mieux leur budget et en participant à des échanges de services, les personnes qui y participent parviennent même à acquérir un savoir-faire pratique qu’elles peuvent ensuite mettre à profit pour suivre une formation professionnelle, retrouver un emploi ou s’installer à leur compte. Cette période de transition plus ou moins longue leur permet soit de se spécialiser dans un créneau précis, soit de cumuler plusieurs activités temporaires qui, faute de rentabilité, sont délaissées par les entreprises. Tout en suivant les pistes tracées par les promoteurs du tourisme vert, il s’agit alors de proposer des produits originaux. Sur ce point, Bonnot est incollable…
… On peut demander sans abuser. Je peux compter sur un paysan qu’on connaît de famille. Ca remonte à mon grand-père qui avait été décoré à la guerre de 14. Il était respecté. Les commerçants croient un peu à ce que je fais. Ils ne me laissent pas tomber. Je donne 200 francs à la fin du mois à l’épicier. Parce que j’essaie de limiter au minimum… Mon matériel professionnel (je fais des photos, les vernis pour les bois) me coûte au moins 1000 francs174. C’est la moitié du RMI. Alors, comme j’ai la nue-propriété, on a fait un sous-compteur pour l’électricité et je redonne à ma mère. Je vais en ville avec le sac à dos tous les mois. J’y vais à pied ou quelqu’un s’arrête. Là-bas, il y a un Lidl. Je réduis au minimum les dépenses. On me donne parfois de la nourriture. Je fais aussi des cadeaux (journaux que j’achète, objets en bois) contre de menus services. Comme il n’y avait pas de travail lié au RMI et que j’ai de gros problèmes cardiaques, je souffle, le médecin a fait une demande d’interdiction de travail. Mais moi, ça ne me va pas trop pour mon projet. J’ai l’âme artiste, c’est sûr, mais je pense qu’en me mettant en contact avec les petits artisans je pourrais faire partie d’un circuit. J’ai fait des démarches auprès de l’ANCE (Agence nationale des créateurs d’entreprise).
… C’est vrai que j’aimerais présenter mon projet. Quand je suis allé au Centre social voir l’assistante sociale, je suis venu avec mon book. Je crois que l’aide, elle est pas seulement à sens unique. Et puis pour tester. Au code APE, c’est bien ça, on a cherché à me caser. Je serais un sculpteur-plasticien ! » (Bonnot, ex SDF, 38 ans).
15Difficiles à caser dans les nomenclatures de l’administration, ces personnes aux parcours atypiques sont finalement contraintes de négocier les termes d’un accord avec des professionnels de l’insertion et des élus. Cependant, il faut savoir que l’injonction du politique n’est pas totalement absente quand il s’agit de trouver un emploi sur place, de suivre une formation professionnelle ou de louer une habitation. Dans ces conditions, certains chômeurs refusent de dépendre des administrations locales. Pour garantir leur indépendance, ils optent pour une attitude de retrait et ils refusent partiellement la protection rapprochée des travailleurs sociaux. D’autres préfèrent encore se détourner des dispositifs institutionnels et vivre leur vie comme ils l’entendent. Cependant, la capacité de blocage de la communauté locale semble réduire leurs chances effectives de retrouver un emploi. En effet, « la conformité aux modèles comportementaux imposés plus que négociés étant encore de règle, tout écart significatif peut dès lors être perçu comme un signe de marginalité. Dans le même sens, les phénomènes d’interconnaissance et leur horizon limité dans un espace de faible peuplement enlèvent aux populations en situation d’échec la relative protection qu’assure l’anonymat. La stigmatisation en est donc renforcée et les personnes concernées risquent ainsi de se retrouver dans un processus de désaffiliation en chaîne : la perte d’un emploi entraîne non seulement la fragilité économique aggravée par la plus grande difficulté (voire l’impossibilité) d’une réembauche locale, mais aussi la dislocation de l’identité conférée par le travail et ses conséquences négatives sur l’image de soi donnée aux autres dans un univers où tout le monde se connaît175 ». Le jugement des autres emprunte alors un itinéraire déjà balisé par la sociologie interactionniste car l’identité revendiquée ne correspond plus avec l’identité attribuée, ce qui entraîne une mise à l’écart durable de tous ceux qui présentent un handicap ou une différence.
16Les difficultés d’insertion sont effectivement redoublées quand il s’agit de se « reconstruire » à l’issue d’une histoire personnelle dont on ne retient que des délits ou des ruptures conjugales. Les campagnes isolées attirent il est vrai des routards, des marginaux et familles couvertes de dettes. Enfin, à l’issue d’une série d’échecs répétés ou à cause d’un problème de santé, certaines personnes décident de retourner vivre chez leurs parents et de retrouver un mode de vie et des valeurs qui s’opposent en tout point à tout ce qu’ils ont connu auparavant. Quand ils reviennent dans leur village, leur réinsertion ne semble pas si évidente et elle se heurte souvent à un mur d’incompréhension.
« Il faut qu’on s’en sorte de tout ça. J’ai fait mon temps. J’ai payé ma dette. Je ne veux pas revenir à Paris. Je ne veux plus les fréquenter, les voir. Hors de notre vue ! Mais je trouve que notre situation, elle est vraiment aberrante. On veut s’en sortir, avoir une vie normale. Je sais, j’ai fait des conneries, je les ai payées. Je ne suis pas encore inscrit sur les listes (électorales), mais si je voulais reprendre le débit de tabac (de mes parents), je ne pourrais pas. Tout ça je le sais. Mais au moins, qu’ils fassent un minimum pour qu’on nous interdise pas, même des CES pour ma femme. Moi, l’ANPE, ils m’ont radié. Pourquoi ?
… Les personnes sur qui on peut compter, c’est un vieux paysan que je connais depuis que je suis arrivé gamin, en 79 et deux ou trois copains qui travaillent. Parce que maman, elle est un peu déprimée. C’est pas trop ça. Ma femme l’aide au magasin. ça fait plusieurs années qu’elle fait ça. C’est une expérience professionnelle. Pour ça, c’est positif. (M. Lefèvre, 35 ans, sorti depuis 3 ans de la Centrale de Clairvaux).
… L’entraide, ici, il n’y en a pas. Si, on peut compter sur deux ou trois copains c’est tout. Mais, ils travaillent et ils ne sont pas non plus à notre disposition et ma belle-mère elle n’a pas le permis. (Mme Lefèvre).
Moi, je demande pas grand-chose. Je ne demande pas mieux de travailler pour un SMIC et d’avoir mon permis de chasse. (M. Lefèvre).
17Evoluer au contact de la nature n’attire pas que des exclus qui souhaitent changer radicalement de style de vie. Comme le souligne Bernard Kayser176, il s’agit là d’un phénomène collectif qui concerne l’ensemble des milieux sociaux. En règle générale, les décisions ont été motivées par un événement personnel, par l’achat ou l’héritage d’une maison, par la volonté de se rapprocher du lieu de résidence de ses parents etc.,. Même si certaines régions sont plus attractives que d’autres (on recherche plutôt de vivre au soleil et on ne souhaite jamais être trop éloigné d’une grande ville), ces mobilités résidentielles ont des conséquences démographiques très importantes. Elles stimulent les économies locales et, dans un certain nombre de cas, elles redonnent vie à des territoires qui, jusque-là avaient été abandonnés par les hommes et n’offraient guère d’intérêt.
18Nos observations sur le terrain confirment cette analyse. À moins d’avoir été rejetés dès le départ, les nouveaux arrivants parviennent à constituer des réseaux et à s’entraider. Prenons le cas du hameau de Hurlevent puisqu’il faut bien trouver un nom évocateur et garantir les règles de confidentialité. Dans cette petite localité située en moyenne montagne, les conditions de vie sont particulièrement difficiles (on s’en doute) et on assiste pourtant à une véritable renaissance. En 1995, la plupart des maisons étaient abandonnées. Trois hommes âgés de 87, 60 et 55 ans (deux célibataires et un veuf) étaient maîtres chez eux. Trois ans plus tard, ils étaient déjà 14 habitants permanents dont 4 enfants en bas âge. Sur ces 14 permanents, on recensait 3 actifs (1 artisan sculpteur, 1 ouvrier chaudronnier, 1 technicien). Les épouses bénéficiaient alors de l’Allocation Parentale d’Education. Ces nouveaux arrivants participaient à des échanges de services (il est nécessaire de rénover des maisons sans confort, de se donner des coups de main) et ils réorientaient leur projet professionnel. L’artisan était auparavant électronicien et son épouse, titulaire d’une maitrise en environnement, préparait un brevet d’animatrice.
19À une heure de ce hameau dont l’accès est rarement aménagé en hiver, un peu plus bas dans la zone d’élevage, le bouche à oreille commence à porter : un « système d’entraide paysanne », tel est son nom, s’était constitué. L’objectif de l’association est de favoriser les coups de main gratuits et cette association est parvenue à aider les jeunes, les personnes âgées et les chômeurs en constituant un maillage territorial, avec un ou plusieurs référents par commune. Au-delà de cet exemple concret, la mise en place de réseaux d’entraide facilite la vie quotidienne ; elle met fin à des situations de dépendance. Dans les lieux du bout du monde, un dialogue entre des individus isolés s’établit. Un tel dialogue entre des jeunes gens sans travail et des personnes vieillissantes, plus proches de la terre et qui ont conservé, pour un observateur extérieur, un mode de vie d’un autre âge, ne contribue-t-il pas à (re)créer du lien social ?
20Les attitudes des jeunes générations sont un bon indicateur de leur volonté de faire dialoguer les cultures. Dans l’ensemble, ces jeunes sont persuadés de vivre une époque de transition qui annoncerait le passage d’une ère de la productivité et de la technique à une ère du biologique et du vivant. Parce qu’ils ont une conscience écologique ou parce qu’ils estiment être les dépositaires d’une ruralité qui ne serait pas en soi opposée à l’urbain mais à ses nuisances, la nature symbolise une plus grande liberté de mouvement et une continuité temporelle. Trouvent-ils pour autant les moyens de construire un projet professionnel ?
21À la campagne, les jeunes générations doivent avant tout faire leurs preuves. Cela étant dit, à la différence de leurs parents qui rejetaient souvent en bloc les traditions paysannes, ils sont profondément attachés à leur cadre de vie et ils estiment avoir reçu un héritage culturel auprès des anciens. En fait, dans ces communes où les personnes âgées forment un groupe social qui compte, de nombreux indices nous invitent à penser que leurs représentations du monde sont nettement influencées par un mécanisme que le philosophe Karl Mannheim désigne comme étant « le rejaillissement de la problématique des plus jeunes générations sur les plus vieilles177 ». En produisant des cultures hybrides, les agents qui constituent ces générations participent sans heurt et pendant une période limitée au procès historique, étant entendu qu’aux niveaux les plus simples de la vie sociale, c’est une sélection inconsciente qui s’opère. Le passé y est plutôt présent sous une forme condensée, implicite ou virtuelle178.
22Parmi les agriculteurs, les modes d’adaptation s’organisent également autour des thèmes de la tradition et de la modernité. Conscients des enjeux actuels, certains agriculteurs défendent un autre modèle de développement qui s’oppose au productivisme forcené qui a prévalu jusqu’à présent. Ils considèrent que la course à la productivité n’a rien apporté de positif et ils pensent qu’il est préférable de soutenir une autre façon de concevoir le métier et les rapports humains. Mais la petite et moyenne agriculture est traversée par de multiples contradictions. Sachant que le prestige social et la réputation se mesurent en fonction de l’ampleur supposée du capital et de comportements en public, les agriculteurs bricolent en général des solutions qui doivent être en conformité avec les traditions179. D’un autre côté, les contraintes qui pèsent actuellement sur cette profession sont telles qu’elles les obligent à s’engager dans une course à l’endettement. Ces contradictions sont très difficiles à supporter et elles se traduisent souvent par une grande fatigue nerveuse et par des conflits familiaux180. Elles atteignent leur maximum lorsqu’il est question de rejoindre les circuits de l’assistance et qu’il convient – à moins de « trouver un arrangement » avec d’autres parents – de se détacher des bêtes, de les abattre, de détruire le « surplus ». Or, en demandant une aide, on évalue à la baisse ses prétentions et ses différentes aptitudes (à agrandir l’exploitation, à épargner, bref, à conserver un rang), c’est-à-dire qu’on estime avoir peu de chances de pouvoir s’en sortir véritablement. Pour se battre contre les incohérences du système, on se réfère alors à un autre idéal de vie, quitte à fuir les tracas quotidiens et à s’opposer aux logiques d’intensification de la production.
… Je me donne un peu de courage en pensant à mes enfants et en me disant que nous sommes proches de la nature. Vous voyez cette vache (me montre une tête empaillée), c’est une Salers. Moi, je me suis mis aux Salers. Elles sont robustes. On allait les chercher dans le Cantal et les grands y sont allés pendant les vacances. Moi, j’aime la montagne. Les gens sont différents. Ils ont dû faire avec peu ». (M. Lambert, 37 ans, agriculteur bénéficiaire du RMI).
« C’est pas comme ici, où les gens sont toujours jaloux, ou les gros mangent les petits. Ils font çà. Ils pensent gagner. Mais vous verrez ils perdront. Parce qu’ils n’ont rien compris. On a besoin d’être solidaires les uns des autres. À la montagne, ils ont dû toujours se débrouiller et s’entraider. (Mme Lambert, son épouse).
23Ici encore, on perçoit plusieurs façons de concevoir le métier. Pour certains, l’objectif à atteindre n’est pas tant de produire plus, mais de produire mieux tout en conservant son identité paysanne. Restées en retrait par rapport aux organisations syndicales qui défendaient leurs intérêts, ces personnes ne sont pas en panne d’imagination pour trouver des solutions alternatives. Dans l’ensemble, elles perçoivent les prestations sociales comme une entrée monétaire beaucoup plus stable qu’une course au crédit et elles parviennent, bon an mal an, à y trouver leur compte.
« On a dû vous le dire ; j’élève des moutons. J’en ai pas beaucoup. C’est une agriculture de complément. Le principal c’est le travail qu’on fait parce que, qu’on travaille ou qu’on travaille pas, on touche la même chose à la fin du mois. Nous, on vit en communauté, chacun a son rôle. On est peut-être comme au xixe siècle ; on a très peu d’argent, mais c’est pas comme en ville où il y a des gens qui se trouvent sans toit. On est pas modernes c’est sûr, mais au moins on peut compter les uns sur les autres et on est heureux avec le peu qu’on a. Moi, je me verrais très mal travailler dans une grande boîte des heures et des heures. Pour avoir quoi ? Ici, avec les jardins, on a tout ce qu’il faut. On peut être pauvre et avoir beaucoup » (Mlle Vidal, 40 ans, bénéficiaire du RMI à taux réduit).
24En relisant ces témoignages, on perçoit bien qu’en marge d’une agriculture intégrée aux circuits de commercialisation, certains défendent l’idée d’une agriculture plus humaniste. Par exemple, des éleveurs préfèrent parfois s’associer entre voisins plutôt que d’être dépendants d’une logique de filière avec laquelle ils se trouvent globalement en désaccord. Ils se considèrent avant tout comme des paysans et non pas comme les maillons d’une chaîne qui, en approvisionnant l’industrie agroalimentaire, découple la terre et le sol. Quand ils parlent de leur métier, ces éleveurs défendent l’idée d’une agriculture qui respecte l’environnement écologique. Ils limitent les intrants (engrais, crédits bancaires…) et ils indiquent, lors des entretiens et qu’ils préfèrent conduire leurs animaux au pré plutôt que d’aménager des hangars.
25Ces réactions inaugurent une autre façon de concevoir le développement rural. Certes, les agriculteurs français ont le sentiment de traverser une période difficile. Cependant, « les tendances qui se manifestent aujourd’hui suggèrent de nouvelles formes d’insertion des agriculteurs dans le système économique. Elles devraient assurer, au moins à une fraction d’agriculteurs, une situation économique acceptable tout en répondant à des sollicitations produites par le fonctionnement économique d’ensemble181 ». Alors que certains agriculteurs continuent à dépendre de la filière agroalimentaire, d’autres choisissent de diversifier leurs activités ou de les combiner en essayant de contrôler eux-mêmes la commercialisation des productions qu’ils proposent. Pour de nombreux observateurs, le modèle du producteur qui améliore ses performances en se spécialisant dans un créneau précis comme le secteur des céréales, l’élevage bovin ou la viticulture serait totalement dépassé. Les enjeux de cette transformation profonde du métier d’agriculteur sont importants car, en choisissant la flexibilité et la polyvalence, on apporte des solutions qui doivent être adaptées au développement rural. La plupart des décideurs en sont désormais conscients : en souhaitant maîtriser les prix agricoles, il a été nécessaire d’introduire des mécanismes compensateurs pour maintenir les revenus des familles agricoles. D’après certains spécialistes, les « agrimanagers » ont été les premiers destinataires de cette politique très coûteuse et ils auraient capté la plupart des primes. Autrement dit, la mise en place de ces mécanismes compensateurs a creusé les inégalités qui existaient déjà au sein de la profession.
26Face à cette nouvelle donne, les outils mis au point dans le cadre de la politique agricole ne seraient pas forcément les mieux adaptés. Si on demande en effet aux agriculteurs français de produire suffisamment pour assurer notre indépendance alimentaire et équilibrer notre balance des paiements, on leur demande aussi de devenir des « jardiniers de la nature ». Leur activité professionnelle ne consisterait pas à produire en grande quantité mais plutôt à sauvegarder notre patrimoine naturel. Cette nouvelle mission est valorisée par l’opinion publique et elle attire des néophytes. À tel point que, dans certaines régions, des chômeurs envisagent même de choisir ce métier, soit à l’issue d’une longue période d’inactivité, soit après avoir choisi délibérément de changer radicalement de style de vie182. Ces comportements inédits ne sont pas des cas isolés ; ils sont révélateurs d’un phénomène bien plus général qui participe à ce que Bernard Kayser a appelé la renaissance rurale.
Un potentiel à valoriser
27Au risque de surprendre, les régions qui semblent être en retard ou en panne pourraient offrir des opportunités à des chômeurs qui ont été refoulés en dehors de la sphère productive. Certes, « l’évolution tendancielle de ces zones est [globalement] celle d’une marginalisation progressive et celle d’une marche vers l’exclusion, faute de pouvoir y concevoir des projets gérables dans la logique de fonctionnement de notre système économique183 ». Toutes proportions gardées, des possibilités sont offertes à certains chômeurs et elles peuvent déboucher sur de véritables emplois à condition que les décideurs locaux s’en donnent les moyens. La plupart des spécialistes du monde rural le savent parfaitement. Certains décideurs vont encore plus loin encore. Dans des rapports officiels, ils sont convaincus d’une vitalité cachée et ils défendent même l’idée d’une reconquête territoriale184. Cette note d’optimisme permet d’imaginer des sorties de crise et elle peut avoir des conséquences psychologiques insoupçonnées.
28À une plus petite échelle, on observe déjà des initiatives concrètes, on s’interroge au sujet de la sauvegarde de l’agriculture et on soutient la création de nouveaux emplois dans les secteurs du tourisme vert et des services à la personne. Même s’il est trop tôt pour savoir si les efforts déployés permettront de lutter efficacement contre la pauvreté, on remarque dès à présent qu’ils réaménagent la division familiale du travail et qu’ils favorisent l’emploi féminin. En fait, les femmes d’agriculteurs se sont investies dès le départ. Les unes participent à des stages de formation, tandis que les autres préfèrent travailler auprès d’enfants ou de personnes âgées.
29Alors que les agricultrices arrivent à trouver des solutions pour travailler à l’extérieur et apporter des revenus réguliers, certains chômeurs décident au contraire de se lancer dans une activité d’agriculture ou d’élevage. Même s’ils doivent attendre un certain temps avant d’être reconnus par la profession, ils s’orientent souvent vers des productions agricoles ou des formes d’élevage extensif qui demandent de faibles investissements. En maîtrisant la commercialisation d’une production de miel, d’escargots, de lapins ou de chèvres, ces chômeurs éprouvent le sentiment de construire un avenir professionnel conforme à un idéal de vie. Cependant, les relations qu’ils entretiennent avec les organismes qui encadrent l’activité agricole peuvent être hésitantes. De même, comme les surfaces qu’ils exploitent sont généralement inférieures à la surface minimale d’installation (SMI), ils ne sont pas considérés en tant que professionnels et les aides directes leur échappent totalement. Inconnue des statistiques officielles, cette population a investi des créneaux délaissés et elle s’intègrerait plus facilement dans les régions isolées qu’à proximité des grandes concentrations urbaines. Bien que les problèmes de succession fragilisent fortement l’appareil productif, de nombreuses incitations existent en vue de (re)créer des activités économiques, y compris en dehors du secteur agricole. Bon nombre d’observateurs considèrent d’ailleurs que c’est en facilitant davantage la reprise de ces activités et en aidant financièrement des porteurs de projet qu’on stimulera le développement des territoires ruraux.
30À la lumière de ces observations, on perçoit une étonnante diversité. De même, les problèmes spécifiques au milieu rural commencent à être rendues visibles et à susciter des réflexions visant à les inscrire en meilleure place sur l’agenda politique. Au niveau national, d’importantes organisations ont décidé de mutualiser leurs connaissances, de partager un diagnostic et d’envisager de nouvelles formes d’intervention sociale. Des collectivités locales font le constat d’un abandon par l’Etat de ses missions d’aménagement du territoire et doivent tenir compte des crises à répétition qui ont secoué le monde agricole. Quant aux demandeurs d’emploi, ils doivent avant tout s’adapter à la situation. Comme les offres d’emploi sont peu nombreuses à la campagne, les plus entreprenants doivent multiplier les démarches et valoriser leur expérience pour s’installer à leur compte. Face aux contraintes qui pèsent actuellement sur le marché du travail, la tendance qui prévaut est pourtant celle de la pluriactivité et de la saisonnalité. Les pratiques hors normes ont rapidement évolué ; elles apportent plus de flexibilité, mais elles ne parviennent pas à résoudre en profondeur les problèmes spécifiques du monde rural. Pour y parvenir, les personnels de l’action sociale devront certainement s’appuyer sur les besoins des populations et trouver des solutions novatrices.
31Au niveau local, des associations se développent dans le domaine des services à la personne ou mettent au point des projets collectifs en s’appuyant sur les besoins émanant des populations tout en utilisant les techniques bien rodées de l’éducation populaire et de l’animation socioculturelle. Pour parvenir à ce résultat, des opérateurs de l’action sociale et des organismes de formation préconisent des démarches partenariales faisant appel aux méthodes de l’ingénierie de projet. Il s’agit finalement de compléter les dispositions légales, de repérer les zones d’ombre de l’action publique et d’inscrire de façon beaucoup plus nette les mesures d’intervention sociale dans une démarche de développement local185. Cependant, dans certains départements, les élus se battent encore pour le maintien des services publics et ils doivent faciliter la création de permanences sociales pour qu’un service minimum soit assuré, y compris dans le domaine de l’accueil et de l’accompagnement des populations précaires. Or il faut reconnaître (notre enquête en témoigne), que la prise en charge des personnes en difficulté est rendue difficile par la dispersion de l’habitat. La création d’antennes mobiles (pour distribuer des colis alimentaires) et la mise en place de transports à la demande est testée un peu partout en France. Dans un contexte de moindre présence médicale (certaines zones rurales seraient autant de « déserts médicaux »), la création de maisons de santé et la mutualisation des moyens dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires sont également des pistes à explorer de manière à répondre aux besoins et répondre au défi de l’accès aux soins186.
32Du côté de la profession agricole, on commence à s’interroger sur les dimensions psychiques de la précarité économique et sur la prévention des maladies professionnelles. Si les problèmes relatifs au vieillissement et à la dépendance sont bien connus des décideurs et des élus, il n’en a pas toujours été ainsi en ce qui concerne les effets concrets de la pauvreté matérielle sur la santé mentale. Plus globalement, les situations révélant une fragilité psychosociale ont été sous-estimées alors que de nombreux indices nous invitent à penser qu’il serait nécessaire d’assurer un meilleur couplage entre l’accompagnement des travailleurs sociaux et le suivi des personnels de santé. D’ores et déjà, différentes mesures ont été prises en vue de faciliter la reprise des exploitations et de lutter contre la pauvreté rurale. D’un point de vue pratique, on reconnait enfin qu’il est important de prendre en considération le caractère évolutif des situations de pauvreté. Par exemple, « une personne qui connaît une difficulté conjoncturelle peut rapidement perdre pied si elle reste isolée et ne bénéficie pas d’un petit coup de pouce au bon moment. Inversement, les personnes en grande difficulté qui cumulent de multiples handicaps peuvent voir leur situation s’améliorer grâce à une meilleure coordination des dispositifs sociaux existants et des acteurs chargés de les mettre en œuvre187 ».
33La méthode introduite par les organismes chargés de l’action sociale prend en considération l’individualisation de la prise en charge des personnes en difficulté et s’appuie sur une démarche compréhensive qui insiste sur l’enchaînement des phases de désocialisation. Cette posture théorique est finalement assez récente. Elle permet de repérer des personnes qui, malgré l’introduction de mesures d’accompagnement social, sont passées au travers des filets de sécurité tendus par la collectivité. Elle donne un aperçu des contraintes qui pèsent sur les institutions publiques. Cependant, cette approche des phénomènes d’exclusion se situe davantage au niveau des opérateurs des politiques sociales qu’elle ne dévoile la diversité des situations individuelles. Elle nous renseigne au fond davantage au sujet de l’évolution des modes de prise en charge de la pauvreté, qu’elle ne nous éclaire sur le mode de vie des individus. À notre avis, c’est plutôt en combinant plusieurs méthodes (une approche qui insiste sur les logiques qui sous-tendent l’action publique, une approche qui prend en considération les expériences vécues et les stratégies d’adaptation des individus) qu’il est possible de définir des facteurs d’inertie et des changements d’attitude. À moins de repérer des cohortes (ces investigations nécessiteraient un appareillage statistique adéquat) c’est en proposant une typologie des populations qu’il est possible d’étudier les modes d’adaptation des individus. Le recours à une approche ethnographique est d’une grande utilité car elle permet d’aller au-delà d’une approche organisationnelle qui insiste sur le fonctionnement concret des institutions.
Notes de bas de page
168 D. Léger, B. Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Paris, Le Centurion, 1983, pp. 72-73.
169 B. Lacroix, L’utopie communautaire, Histoire sociale d’une révolte, Paris, P.U.F, 1981, p. 202.
170 N. Mathieu, 1997, op. cit, p. 25.
171 I. Boussard, « Le poids politique des agriculteurs dans la société française », Sociologie du travail, no 4, 1987, pp. 495-516.
172 B. Hervieu, J. Viard, L’archipel paysan. La fin de la République agricole, Editions de l’Aube, 2001, p. 81.
173 B. Hervieu, D. Léger, Le retour à la nature. Au fond de la forêt… l’Etat, Paris, Seuil, 1979, p 87 et suivantes.
174 200 FF = 30 € ; 1000 FF = 150 €.
175 P. Perrier-Cornet, Y. Sencébé, J-P. Sylvestre, « Rapport à l’emploi et processus d’exclusion dans les espaces ruraux : un cadre d’analyse », Economie rurale, no 242, 1997, p. 33.
176 B. Kayser, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Paris, A. Colin, 1990.
177 Selon K. Mannheim (1990, p. 57), « une dynamique accrue portée à la conscience incite les plus vieilles générations à l’ouverture envers la jeunesse. Le processus peut s’intensifier au point que la plus vieille génération, grâce à la souplesse acquise dans l’expérience de la vie devienne plus capable d’adaptation dans des sphères déterminées que les générations intermédiaires qui ne sont pas encore en mesure de renoncer à leur attitude initiale face à la vie […]. En résumé, s’il n’y avait pas de nouvelles générations dans le processus social, le rejaillissement de ce qui ne peut être appréhendé que par l’expérience de nouveaux êtres humains serait impossible et s’il n’y avait pas de continuité dans la succession des générations, cette régulation ne pourrait jamais s’effectuer sans heurt ».
178 K. Mannheim, 1990, op. cit., p. 50.
179 H. Mendras, 1976 et 1984, op. cit.
180 M. Salmona, 1994, op. cit.
181 B. Delors et P. Lacombe, « Les agriculteurs dans la société » in B. Kayser (dir.), Ils ont choisi la campagne, Editions de l’Aube, 1996, p. 79.
182 C. Fabre ; Les relations méconnues entre précarité et activité agricole. Analyse à partir d’études de cas en Haute-Loire, mémoire de l’IEDES, Université Paris 1 et INRA-SAD, Versailles, juin 2000.
183 M. Allefresde, D. Aguettant, L’avenir de l’emploi dans les zones rurales fragiles. Enoncé de propositions, Rapport au ministre du Travail, de l’emploi et de la formation professionnelle, Paris, La documentation française, 1991.
184 Les éléments de ce débat ont été publiés in M. Allefresde, D. Aguettant, 1991, op. cit, pp. 71-118.
185 G. Lambert, P. Lyet, M. Valle, 2009, op. cit.
186 Le lecteur trouvera une documentation et une synthèse de ces leviers d’action sur le site de la Fondation Nationale des Associations de Réinsertion Sociale (FNARS) et dans différents bulletins édités sur ces thèmes par le Secours Populaire, la fédération Familles rurales, la revue Lien Social ou encore Les actualités sociales hebdomadaires (ASH). De nombreuses informations ont été par ailleurs diffusées au sujet des maisons de santé. En 2010, la Mutualité Sociale Agricole a consacré une enveloppe de 100 millions d'euros pour échelonner le paiement des cotisations sociales des agriculteurs.
187 Bulletin d’information de la Mutualité Sociale Agricole, octobre 2000, p. 15.
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La mobilité sociale dans l’immigration
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2001