1DANS LA PLUPART DES OUVRAGES spécialisés, l’identification des processus d’exclusion reprend une idée classique : dans nos sociétés contemporaines, une longue période d’inactivité irait de pair avec un affaiblissement des solidarités locales et une dilution de l’identité conférée par le travail. Comme le travail reste une valeur centrale par rapport à laquelle les individus se positionnent, les individus ont le sentiment d’être disqualifiés et ils doivent parfois affronter le regard des autres. L’attitude que la société adopte vis-à-vis des pauvres et de la pauvreté agit en quelque sorte sur leur expérience quotidienne.

2Une autre manière d’aborder la crise du lien social jette un pont entre l’exclusion sociale et les phénomènes de déviance, mais elle réintroduit surtout la notion de carrière (introduite par la sociologie interactionniste) pour mettre au jour l’apprentissage de l’assistance. Selon certaines analyses, cette approche théorique prend en considération toute une série de représentations collectives. En revanche, « cette conception du contrôle social est aussi une philosophie de l’ordre social qui ne réclame d’autres principes de régulation qu’un principe interne reléguant le désordre au statut d’accident à traiter par la correction. L’accent mis sur les capacités autorégulatrices de la société n’engage nullement la problématique du contrôle social à douter de la finalité des moyens, matériels ou symboliques, qui seront mobilisés pour assurer la conformité du comportement des individus aux normes et valeurs qui caractérisent chaque société. Gratifications, sanctions etc., sont donc autant de signes pour l’individu, ou d’indices pour l’observateur, d’intégration dans la société146 ».

3En relisant les témoignages et le parcours biographique de ces populations, j’ai été amené à considérer que la société était souvent perçue comme une institution totale. De même, certaines personnes ont tendance à se détourner des aides sociales pour ne pas porter une étiquette. Même si ces bénéficiaires potentiels de l’aide sociale m’ont paru être bien acceptés par leur entourage immédiat, leurs marges de manœuvre sont plus réduites à mesure que leur inactivité se prolonge. Parce qu’ils sont habités par un sentiment de honte et parce qu’ils ont l’impression d’exhiber leur situation personnelle, le fait de franchir la porte du bureau de l’assistante sociale est comparable à un passage à l’acte au sens où l’entendent les travaux pionniers des sociologues de la déviance. Or, c’est justement l’intériorisation d’une série de désavantages (un handicap, l’absence de qualification professionnelle, un problème de santé) et le regard des autres qui empêchent visiblement bon nombre de bénéficiaires de prestations sociales d’entreprendre rapidement une démarche d’insertion professionnelle ou de suivre une thérapie.

4En présence de problèmes matériels, les individus réagissent différemment. Entre l’acceptation douloureuse d’une condition sociale et l’expression de révolte, on observe en fait toute une palette d’attitudes. Dans la meilleure des hypothèses, l’aide qu’octroie la collectivité est une rampe d’accès vers l’emploi, mais il peut tout aussi bien arriver qu’en situation d’inactivité prolongée, l’intériorisation d’une position peu enviable sur l’échelle sociale et des revenus se traduise par une attitude de retrait. Lorsque des filtres de protection symboliques prouvent leur efficacité, nous retrouvons aussi des logiques tutélaires qui permettent de maintenir l’ordre social en l’état. Enfin, les moins conformistes réagissent avec plus de virulence et leur réaction se traduit, soit par un discours très structuré, soit par la concrétisation d’un projet professionnel original.

5Les personnes qui bénéficient d’une assistance utilisent finalement différents moyens pour conjurer l’exclusion. Leur examen m’a permis de repérer trois populations à l’issue de ce voyage à la découverte de la pauvreté. À la différence des employables immédiats qui, comme leur nom l’indique, forment un groupe de personnes situées sur le marché du travail, fragiles et rebelles sont des types construits en reconstituant des expériences vécues. Pour dessiner cette typologie, j’ai pris en compte différents critères, mais je me suis également intéressé à des dimensions subjectives en tentant d’apprécier, de manière souvent très intuitive, l’enchaînement des phases de désocialisation et les moyens dont disposent les individus pour résister au stigmate. Ces modes d’adaptation dépendent d’une série de variables comme la position des individus sur le marché du travail, leur état de santé et leur mobilité géographique. Mais ils varient également en fonction de l’attitude des travailleurs sociaux et des décisions prises par les administrations locales qui sont chargées des politiques d’insertion. Bien entendu, il s’agit d’une première ébauche et il convient, en toute logique, de savoir en apprécier les limites.

Les employables immédiats

6Parmi les bénéficiaires de prestations de solidarité, il existe toute une population située à proximité du monde du travail. Cette population est constituée de chômeurs et de personnes qui occupent des emplois temporaires dans certains secteurs d’activité comme le bâtiment, l’agriculture ou la restauration. Parmi ces employables immédiats, on trouve notamment de jeunes gens qui ne sont pas encore parvenus à obtenir un emploi stable, mais les femmes sont les plus nombreuses. Dans l’ensemble, ces femmes n’ont pas de qualification professionnelle précise et elles ont rencontré de sérieuses difficultés matérielles à la suite du décès de leur conjoint – qu’elles aidaient gracieusement à effectuer un travail indépendant – ou après une rupture conjugale. D’après des informations recueillies auprès de travailleurs sociaux, ces personnes connaissent bien les circuits de l’assistance. Elles travaillent de manière épisodique pour le compte de particuliers qui ont besoin d’une main-d’œuvre temporaire. Elles ont accès à l’information, peuvent signer des contrats aidés ou acceptent des activités faiblement rémunérées qu’elles entrecoupent par des périodes chômées. Leur trajectoire professionnelle dépend très largement de toutes les mesures prises dans le cadre des politiques de l’emploi et on les retrouve désormais parmi les bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active.

7Certaines spécificités propres au monde rural méritent d’être soulignées. Par exemple, le chômage de longue durée est plus fréquent chez les plus diplômés et le fait d’avoir poursuivi des études supérieures peut conférer une identité de marginal ou d’artiste. Le moindre rendement des diplômes influence toujours les mobilités résidentielles et dessine une ligne de fracture entre les jeunes gens qui parviendront à rester sur place (ce sont plutôt les moins diplômés et les garçons) et tous ceux qui choisissent de quitter la campagne ou seront contraints de le faire (ce sont plutôt les jeunes diplômés et les filles). Moyen d’affirmation des identités masculines et de l’appartenance à un groupe, la pratique d’un sport collectif est en revanche un tremplin éventuel vers un emploi durable à proximité de son lieu de vie147. Même si on sait qu’en général les jeunes ruraux s’orientent plus souvent vers des filières à vocation professionnelle148, ces jeunes gens sont placés en face de choix difficiles quand il s’agit de préparer leur avenir. Ils sont finalement contraints d’aménager des espaces de liberté et d’autonomie en dehors des sentiers balisés et il s’agit peut-être du principal élément qui les caractérise aujourd’hui.

8D’après les professionnels de l’action sociale, cette « galère » dure en moyenne de trois à cinq ans et on relève deux modes principaux d’insertion professionnelle. La première solution consiste à accumuler des petits boulots et elle conduit les individus « à gérer des opportunités, parfois dans les mêmes créneaux ou secteurs d’activités. Parfois aussi, elle les pousse à des déplacements géographiques liés à certaines tâches : ramassage d’oignons, vente de fleurs artificielles sur les marchés, chantiers de maçonnerie, animation dans une crèche, extra en cuisine pour un traiteur, secrétariat, projections de films, vente de cassettes vidéo… L’éventail des travaux de courte durée et non qualifiés est impressionnant. Les statuts sont tout aussi variés : contrats à durée déterminée, contrats emploi solidarité…149 ».

9Un autre mode d’insertion se traduirait par un fort investissement dans le bénévolat, le secteur associatif et l’animation culturelle150. Tout en offrant leur disponibilité, les jeunes générations créent aussi du lien social. Et les exemples ne manquent pas pour valoriser leurs réalisations. Qu’ils animent un comité des fêtes dans les communes qui en sont dépourvues, qu’ils s’investissent dans des activités sportives ou qu’ils soient pompiers bénévoles, les activités auxquels participent les plus jeunes les amènent à se positionner comme un groupe capable de faire évoluer le cours des choses. Conscients de la situation économique actuelle et de leur isolement, ces jeunes gens estiment avoir reçu un héritage culturel, ils n’envisagent plus de quitter la campagne151 et souhaitent participer davantage à la « renaissance » de ce que l’on appelait le monde rural profond. Cela étant, « le chômage durable marginalise beaucoup plus que l’isolement géographique […]. Alors que le chômage passager ou la précarité provisoire de l’emploi ont peu d’effet sur les différentes formes de sociabilité, le chômage de longue durée s’accompagne d’une baisse de la convivialité amicale et surtout de la participation aux associations152 ».

10À la campagne, les jeunes femmes sont particulièrement concernées par le travail en miettes et les mesures d’insertion par l’économique proposées par les collectivités locales et les associations. Avant de se présenter, sur le marché du travail, on juge qu’elles disposent d’atouts suffisants (disponibilité, savoir-faire pratique) et qu’elles rentrent bien dans le cadre des actions mises en place par les travailleurs sociaux. À l’issue de stages de formation, il peut arriver qu’elles parviennent à obtenir un emploi temporaire dans le cadre de certaines activités comme le maintien à domicile des personnes âgées ou l’animation touristique. Prenons le cas de Florence.

11A la date de réalisation de mon enquête, Florence vivait dans un petit appartement. Elle payait son loyer, entretenait un jardin potager et hébergeait ses deux enfants qui avaient déjà quitté le système scolaire. Sans leur aide matérielle, elle n’aurait jamais pu aménager son logement. Florence occupait alors un emploi de type CES153 à trente kilomètres de son domicile. En dépit de la distance à parcourir, elle appréciait le fait d’effectuer un travail qu’elle estimait valorisant (elle était hôtesse d’accueil dans un château ouvert au public). Par contre, elle se sentait redevable d’une dette envers ses parents qui l’avait aidée depuis qu’elle s’était retrouvée toute seule avec ses enfants.

« Sans le vouloir vraiment, je suis une charge pour mes parents et le plus difficile, c’est de devoir vivre au jour le jour. Il est difficile de se projeter dans l’avenir car rien n’est sûr et encore moins en ce qui concerne l’avenir de mes enfants. Ils ont tous les deux du mal à trouver un emploi. Mon fils a trouvé un petit travail à C., mais avec le loyer qu’il doit payer (c’est pas possible de les laisser sur ces routes l’hiver), il ne lui reste plus rien à la fin du mois. J’ai accepté un CES (…) parce qu’il faut travailler. Mon fils le fait pour pas grand-chose et on déduit une partie de son salaire d’apprentissage de mon RMI. C’est bien parce que travailler, c’est important. Mais ce qui est le plus dur c’est que je ne pourrai pas faire à mes parents ce qu’ils ont fait pour moi. C’est pour ça que je suis un peu une charge. Et ça me gêne un peu » (Florence, 42 ans, RMI).

12À l’issue de notre entretien, Florence précisera par écrit le fonctionnement du marché du travail et estimera avoir eu beaucoup de chance.

« Il y a des difficultés pour trouver du travail parce que les offres sont réduites. Je n’ai pas rencontré de difficultés par rapport au regard des autres. Ma profession consistant à la vente, j’ai malgré tout effectué d’autres travaux (ménage, travaux d’entretien dans un hôtel). Ces places je les ai trouvées par l’intermédiaire de personnes avec qui j’entretiens de bonnes relations et je sais que les autres n’ont pas autant de chance que moi ».

13Le cas de Florence est effectivement assez exceptionnel. Les chômeurs bénéficient rarement d’une attitude aussi bienveillante et leur inactivité prolongée se traduit plus souvent par un affaiblissement des liens sociaux et par un mécanisme de refoulement en dehors de la sphère productive. En raison de leur âge ou de leur état de santé, certains ne peuvent guère espérer trouver un emploi conforme à leurs aspirations. S’ils ne savent pas clairement définir leur statut dans la société et s’ils se sentent déclassés, d’autres compensent leur sentiment d’inutilité sociale en contournant certaines règles, en défendant un autre style ou en élaborant un discours plus structuré contre la société et les institutions. Les sentiments ambivalents qu’ils expriment à l’égard des personnes chargées de leur venir en aide montrent qu’on n’accepte pas d’emblée l’idée d’être assisté et qu’on souhaite avant tout retrouver une activité professionnelle sans l’aide de la collectivité ou d’une tierce personne. Ces personnes vulnérables ont des scrupules à entamer elles-mêmes des démarches auprès des travailleurs sociaux et elles préfèrent plutôt se replier sur leur univers domestique.

Les « fragiles »

14L’attitude que nous venons brièvement de résumer concerne des populations vulnérables qui ont le sentiment d’être disqualifiées. Qualifiées de fragiles par Serge Paugam, ces personnes occupent une position très inconfortable et se perçoivent comme des inutiles au monde. Généralement, elles subissent un déclassement social et elles se sentent diminuées. Dans l’avant-propos de la troisième édition de l’ouvrage portant sur la nouvelle pauvreté154, on trouve une définition plus précise :

« La fragilité correspond à l’apprentissage de la disqualification sociale. Les personnes déclassées à la suite d’un échec professionnel prennent progressivement conscience de la distance qui les sépare de la grande majorité de la population. Elles ont le sentiment que l’échec qui les accable est visible par tout le monde. Elles supposent que tous leurs comportements quotidiens soient interprétés comme des signes d’infériorité de leur statut, voire d’un handicap social. Lorsque les chômeurs doivent expliquer en public les raisons de leurs problèmes, ils ont l’impression qu’on les regarde comme des pestiférés ».

15En vue de comprendre ces processus d’exclusion, les sociologues ont tendance à mentionner des logiques de domination ou, s’ils se réfèrent à une lecture plus classique, ils font appel à la notion d’anomie. À mon avis, la référence à cette notion permet d’expliquer les effets de la déstructuration sociale (et de la crise économique) sur les destins individuels, mais elle ne permet pas d’éclairer l’ensemble des situations dont il est question. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer, il existe aussi des logiques tutélaires qui visent à reproduire l’ordre social en l’état. Mes interlocuteurs en sont parfaitement conscients. De même, ils accordaient une grande importance à l’héritage culturel qui leur avait été transmis. En règle générale, ces bénéficiaires de prestations sociales avaient le sentiment d’être victimes d’une injustice. Ils considèraient que le travail était une valeur centrale et ils se sentaient diminués vis-à-vis des autres parce qu’ils n’y avaient pas accès. Qu’ils aient occupé un emploi salarié ou qu’ils se soient établis à leur compte comme agriculteurs ou artisans, ces bénéficiaires scrupuleux avait le sentiment d’exhiber leur situation et ils affirmaient sans cesse l’importance de la valeur travail comme référentiel identitaire. Ils n’avait de cesse de vouloir s’en sortir par eux-mêmes et ils déclaraient volontiers ne pas comprendre la législation relative aux aides sociales. S’ils souffraient, c’était parce qu’ils faisaient l’épreuve d’un déclassement social, mais c’était aussi parce qu’ils ne parvenaient (nous reprenons ici un schéma fonctionnaliste) ni à évoluer, ni à innover. Finalement proches des « conformistes », et peut-être plus proches encore des « ritualistes » dont il est question dans le schéma de Merton155, ces individus mettaient en place des modes d’adaptation qui s’inscrivaient dans un cadre culturel bien précis.

16À ce stade de l’analyse, il est utile d’énoncer les raisons pour lesquelles ces personnes se situent en situation d’infra-assistance et de souligner les dilemmes qui existent entre les interventions d’urgence et l’élaboration d’une politique sociale. Tout en reconnaissant l’existence de topiques de justification, certains spécialistes considèrent d’ailleurs que l’enjeu de l’aide sociale réside dans la reconnaissance de la dignité des individus et de leur capacité d’agir156. D’autres admettent que c’est bel et bien l’appréciation de la souffrance d’autrui qui se situe au cœur de ce qu’on a coutume d’appeler la solidarité, avec des subtilités qui méritent d’être relevées. Qu’ont en effet de commun le devenir des surnuméraires dont il est question dans Les métamorphoses de la question sociale, les déchirures brillamment décrites dans La misère du monde et les mises à l’écart sans raison apparente ?

17Les personnes les plus vulnérables « flottent entre deux mondes », c’est-à-dire qu’elles ne savent pas clairement définir leur statut et elles attendent un certain temps avant d’être assistées. Autrement dit, même si ces personnes approuvent la couverture sociale des risques, elles conçoivent que ces aides sociales doivent rester transitoires157. En règle générale, elles accordent une grande importance à la satisfaction que procure le travail. Du même coup, lorsqu’elles sont au chômage ou qu’elles sont déclarées inaptes au travail, elles ont le sentiment d’être des incapables ou des inutiles au monde. Finalement, elles ne sont pas forcément bien armées pour résister au stigmate et elles intériorisent de façon douloureuse leur nouvelle situation. Prenons le cas de M^me Fournier pour avoir une idée plus précise de cette attitude tout à fait compréhensible.

18M^me Fournier est au chômage depuis plusieurs années (cette dame travaillait dans une fabrique de poteries) et elle habite une maison qui appartenait à sa famille. M^me Fournier est veuve. Elle vivait seule avec un enfant âgé de 15 ans. Son seul contact avec l’extérieur était l’atelier de couture où elle effectuait un CES, mais son contrat est terminé. M^me Fournier quitte donc rarement son domicile. Elle se déplace lentement et vit dans ses songes. D’ailleurs, lorsque je suis venu pour le rendez-vous dont la date et l’heure étaient fixées à l’avance, elle a attendu un certain temps avant d’ouvrir la porte, en regardant derrière les carreaux de sa fenêtre. Elle n’entretient plus son jardin. Des broussailles poussent à l’emplacement de l’ancien verger…

« …Je fais un CES au centre social depuis trois ans mais le CES s’arrête là dans un mois. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je vis isolée ici. J’aimerais faire de la vente, être en contact avec les stands. J’aime bien le secrétariat, mais il ne faut pas que ce soit… On m’a proposé oui, un stage en informatique, mais j’ai des difficultés pour travailler sur les ordinateurs. Les formateurs m’ont dit que je valais rien, que je comprenais rien à rien. C’est sûr, ils n’étaient pas très gentils là-bas, mais c’est vrai que c’est trop difficile pour moi. Je suis comme on dit… une inapte » (M^me Fournier, 54 ans, RMI).

19Ces propos révèlent les paradoxes de l’insertion. En l’occurrence, les travailleurs sociaux se réfèrent ici à des critères d’employabilité et leur attitude laisse entendre que les bénéficiaires de prestations sociales ne possèdent aucune qualification professionnelle. Parce qu’elle renvoie à un langage technique, la terminologie utilisée par les personnels de l’insertion semble délaisser des considérations plus morales. En revanche, l’emploi de cette terminologie ne remet pas en cause l’idée selon laquelle le travail serait une source de bien-être et d’enrichissement personnel. On retrouve ici les ordres de jugement qui opposent les capables et les incapables, c’est-à-dire des classifications qui mesurent l’aptitude (ou l’inaptitude) à se procurer un emploi. Jugées incapables de poursuivre une activité professionnelle ou de retrouver un emploi, ces personnes vivent d’ailleurs particulièrement mal le fait d’être jugées comme « des inutiles au monde » ou des profiteurs du système.

20Les agriculteurs sont également concernés par ces mécanismes d’exclusion sociale. À l’occasion des entretiens, ils indiquent fréquemment qu’ils sont victimes du regard d’autrui et qu’ils ne veulent pas accepter la réalité. Ils insistent aussi sur le fait qu’il leur est très difficile d’envisager d’abandonner leur métier et de vendre leur exploitation. Quand ils rencontrent de sérieuses difficultés financières ou des problèmes de santé qui leur interdisent de poursuivre cette activité professionnelle, ils éprouvent un sentiment de honte et se sentent déclassés. Alors qu’ils participaient à la vie collective, ils ne souhaitent en parler à personne et ils préfèrent se replier sur leur univers domestique.

« Lorsque tout cela est arrivé158, on a vraiment vu nos vrais amis et les personnes sur qui on pouvait compter. On est plus pareil, nous n’avons jamais dit que nous touchions le RMI, même dans la famille certains ne le savent pas (on dit être en invalidité). Le plus dur c’est de savoir qu’on ne peut plus travailler alors qu’on a 37 ans. C’est de se trouver sans emploi et de vendre les bêtes. Alors on se réjouit en se disant que les enfants veulent continuer le métier. Et d’ailleurs c’est peut-être pour ça qu’ils veulent continuer. Mon fils travaille avec son père, mon frère nous aide un peu. Ils font les jardins. Mais mon mari, il ne peut plus rendre la pareille. C’est dur de demander, mais il faut se dire qu’on ne peut pas vivre avec 2300 francs159 (je ne compte pas les allocations familiales) et qu’il faut toujours essayer d’avoir une petite activité. Moi, j’ai les enfants à garder, mais je dois lui expliquer qu’il peut aussi s’en occuper, parce que pour un manuel, c’est pas facile tout ça » (M^me Lambert, 38 ans, RMI).

21Les indications de M^me Lambert résument bien la situation de ces familles et les stratégies d’adaptation qu’elles mettent au point. En présence de problèmes financiers ou à la suite d’un accident du travail, les agriculteurs ne souhaitent pas que leurs semblables connaissent leurs difficultés matérielles. Au terme d’une période plus ou moins longue, certains d’entre eux envisagent de se reconvertir dans des secteurs connexes (travailler pour un autre agriculteur est souvent perçu comme un déshonneur) et ils acceptent d’accorder un rôle plus important à leurs épouses. Ces dernières ne sont plus seulement considérées comme une main-d'œuvre d’appoint sur l’exploitation. Elles multiplient les démarches administratives et elles deviennent pourvoyeuses de revenus pour l’ensemble de la famille. Nombreuses d’ailleurs sont celles qui multiplient les formations pour obtenir à terme un emploi salarié totalement différent. Finalement, parce qu’elles ont pour effet de redéfinir les rôles et les tâches de chacun, les difficultés financières réaménagent la division familiale du travail au profit des femmes. De même, elles s’accompagnent d’une prise de distance vis-à-vis des autres membres de la communauté locale, pour sauver l’honneur.

… Pour l’aide, on est content d’aller à B. parce que là-bas on ne connaît personne. À un moment, on ne disait rien, et j’ai dû quand même me dire qu’il fallait aller aux Restos du Cœur pour nourrir les enfants. Quand on est une mère… C’est important que tout cela ne se fasse pas au village. Avec la mairie, ce n’est pas secret. C’est terrible. (Madame Lambert).

… Tout ça, il ne faut pas trop y penser (montre son pied et son dos : trois opérations pour le pied. Ouvert avec une tronçonneuse. Silence - propos de Madame, non retranscrits). Je ne peux pas faire grand-chose. Je suis vite énervé. Les gens me disent que je ne veux rien foutre, alors que j’essaie de faire des efforts. Par exemple, j’ai des barrières à faire. Elles seront bientôt finies. Mais il me faut le temps. Vu comment ils le prennent, les comités des fêtes, les pompiers bénévoles… Ils se débrouillent. J’ai donné et quand je me suis trouvé comme ça, ils continuaient à me demander, mais je peux pas faire comme avant. Vous pouvez regarder mon pied, mon dos (montre son pied, son dos) c’est pour ça que maintenant, je préfère être loin de tout ça… C’est pas la peine de marquer. Je pense comme ma femme (silence). Je reste à la maison, alors que j’étais toujours dehors. Je me déplaçais avec les tracteurs. Maintenant, on doit me conduire, je dois me faire porter. Je m’occupe un peu des enfants, mais l’après-midi, je dois faire la sieste, parce que si je ne la fais pas, j’ai mal au dos et je m’énerve… Je chassais, alors maintenant je regarde des magazines, je vois les chasseurs sur des photos. Mais moi, je suis un manuel. J’ai pas fait d’études. Alors, j’peux pas lire tout le temps. C’est pas trop mon truc ! » (M. Lambert, 37 ans).

22En situation d’inactivité prolongée, on retrouve finalement des attitudes comparables à celles qui avaient été déjà observées par Olivier Schwartz dans une petite ville minière en crise : « Le retour des hommes chez eux les met en effet aux prises avec des difficultés liées au mode de communication qui se met en place dans l’espace familial. Une caractéristique de cet espace d’échanges est que l’homme y est confronté à la parole féminine. Or, dans la configuration traditionnelle des rôles familiaux, statut de la parole féminine et mode de réception de celle-ci par l’homme forment souvent système, et se figent sur des positions décalées ou conflictuelles qui perturbent facilement le processus de communication. On assiste alors, de la part de l’homme, à des phénomènes de fuite de la parole féminine, qui le reconduisent immanquablement vers des activités solitaires »160 tels que le jardinage, la pêche, le bricolage ou la mécanique. Dans l’ensemble, ces personnes acceptent très mal leur situation et elles évitent de se déplacer. Elles consomment le strict minimum et elles tuent le temps en se trouvant des occupations. Si choix rationnel il y a, celui-ci peut se résumer de la façon suivante : « À quoi bon se déplacer puisque nos efforts seront vains ».

23Cette absence de mobilité cache pourtant d’autres logiques. Lorsqu’on s’attarde un peu plus sur les processus qui conduisent à une disqualification extrême, on relève en effet une plus grande dépendance vis-à-vis des circuits de l’assistance et une série de ruptures. Il en a été question lorsque, au fil des entretiens, nous avons atteint des conditions de vie extrêmes qui s’inscrivent encore dans des logiques de domination ou de tutelle, notamment lorsque les bénéficiaires d’aides sociales sont atteints d’un handicap ou lorsqu’ils présentent des désavantages qui réduisent d’autant leur capacité à s’affranchir de l’emprise de leur famille. La présence de cette population inadaptée qui cumule une série de handicaps est l’un des signes d’une mise à l’écart durable. Elle illustre l’efficacité des barrières symboliques et des mécanismes de protection. D’un point de vue théorique, cette référence implicite à l’inadaptation sociale contraint à remonter le cours du temps. Elle invite également à choisir une approche clinique qui s’appuie sur un corpus d’hypothèses initialement formulées par Alexandre Vexliard à propos des conditions de vie et de la psychologie des sans-abri.

24En guise de rappel, il est possible de montrer l’enchaînement des phases de désocialisation et de déterminer des seuils de tolérance. Alors qu’on insiste d’ordinaire sur des facteurs psychologiques pour expliquer certains comportements, notre observateur avisé cernait déjà les effets redoutables d’une mise à l’écart durable. Ainsi, « une longue période de chômage d’un groupe d’hommes aptes au travail entraîne inévitablement l’invalidation d’un certain pourcentage des individus de ce groupe : les inemployés deviennent inemployables161 ». L’isolement relatif dans lequel se trouvent ces surnuméraires (Vexliard les qualifiait de mutilés sociaux) crée les conditions d’une désocialisation qui s’opère par étapes. La première étape correspond à une phase agressive pendant laquelle ils s’insurgent contre leur situation. Ensuite, on accepte peu à peu sa condition sociale, on incorpore les règles de son nouveau milieu d’appartenance et on se résigne. En bout de course, la modification des besoins s’accompagne d’un renoncement, de craintes inavouées et d’un attachement à des choses futiles qui réduisent d’autant les chances effectives de réadaptation sociale. En somme, « la limitation des besoins entraîne un défaut de plan, de projets, de rapports définis avec l’avenir. Lorsqu’un espoir subsiste, il n’est pas pris au sérieux. Aussi, la réalité ne comporte pas de buts. Seul un changement de situation ou de milieu pourrait, dans la majorité des cas, faire surgir de nouveaux problèmes, susceptibles de devenir des incitations à l’action162 ».

25Les indications qui viennent d’être apportées correspondent finalement à des situations de chômage total163. Comme nous avons eu l’occasion de le remarquer, les marges de manœuvre de ces individus sont particulièrement réduites et il s’agit sans cesse de ne pas « glisser » ou de ne pas « plonger ». Pour ce faire, mes interlocuteurs m’ont d’ailleurs souvent indiqué qu’il convient de subvenir à ses besoins élémentaires sans pour autant franchir une autre étape qui est celle du travail clandestin ou de la maladie mentale. Mais, lorsque l’inactivité se prolonge, il n’est pas rare que ces personnes soient dépendantes de leurs familles, voisins ou amis. Tel était le cas de Sébastien, qui n’avait pas de chambre, dormait sur un canapé, et qui restait toujours en retrait, ou encore celui de François (28 ans) qui travaillait pour le compte de sa famille, leur donnait une pension et montait sur des échafaudages alors qu’il était sujet à de fréquentes crises d’épilepsie. Sans parler de Liliane qui servait de bonne en échange de toit à une vieille dame et qui cassait de la glace en hiver pour avoir de l’eau ; bref, sans parler de tous ceux qui sont accoutumés à ne pas « gâcher » et dont les itinéraires, par ailleurs décrits, atteignent des seuils qui dépassent l’entendement.

26On ne sera guère étonné : à l’image d’une spirale dans laquelle on est aspiré, les risques d’immersion sont réels et il n’est pas rare que des ruptures se produisent. De même, une douleur chronique s’installe et il s’agit d’une douleur que les travailleurs sociaux et les médecins semblent échouer à soulager. Cette souffrance accompagne les biographies individuelles, mais son appréciation est différente selon les milieux sociaux dans lesquels on a été socialisé. Dans la plupart des familles de condition modeste, il rentre en effet dans la norme de résister au mal, de rester endurant et la fatigue se mesure à l’aune du travail : « ne plus en être capable signe la reconnaissance de la maladie, c’est-à-dire de la légitimité de la plainte. Par force et par culture on est accoutumé à ne pas « s’écouter », à résister au mal avec une volonté d’autant plus forte que les activités quotidiennes liées au travail forment l’essence même de la vie. La valorisation de la force, de la résistance, ne tolère guère de dérogations, elle favorise l’endurance au mal et donne les moyens symboliques de supporter des conditions de travail souvent difficiles.164 » Il en est de même des pratiques alimentaires qui « tiennent au corps » et de la consommation abusive d’alcool, « du bien boire » et du « mal boire »165. Les catégories les plus désavantagées par les revenus ou par les diplômes comportent toujours les proportions les plus élevées d’hommes recourant à des consommations alcooliques et tabagiques excessives, mais les manières de boire sont aussi un indicateur de l’identification à un groupe.

27Comme nous le savons déjà, l’intervention des professionnels envers ces catégories reste somme toute ponctuelle et il se peut que des ruptures se produisent. Ces ruptures se traduisent généralement par une consommation abusive d’alcool et/ou par des dépressions nerveuses pouvant mener, en extrême limite, jusqu’au suicide. Sous la trappe de la grande pauvreté ou en présence de problèmes psychologiques majeurs, le risque « d’immersion » n’est pas à négliger. Les risques de désocialisation sont plus importants encore lorsqu’il est question de personnes seules et sans descendance et qui souffrent d’une grande détresse affective.

28Les fragiles, en effet, ne souhaitent pas remettre en cause les règles du jeu. Ils indiquent souvent qu’ils se contentent de ce qu’ils ont et ils pensent qu’il y a des personnes « plus malheureuses encore ». Il est vrai que parmi les plus démunis d’entre eux figurent – au risque de forcer le trait – ceux que l’on appelait jadis les innocents, ainsi que des personnes qui présentent un état de santé fort inquiétant. Il s’agit là de tous ceux dont la condition sociale ou l’expérience vécue n’était jusque-là comprise qu’en employant pudiquement des images se référant à une douleur qui s’enfonce dans la chair comme une pointe ou comme une vrille. L’endroit malade n’est pas toujours ici celui qui souffre et à travers les histoires personnelles, on retrouve une sensibilité et des signes qui indiquent à l’observateur extérieur qu’on se considère comme faisant partie d’une communauté de destin. Lorsqu’il est bien difficile de se projeter dans l’avenir, on se réfère alors au passé et à l’histoire des lieux. Car ces valeurs leur permettent aussi bien de prévenir la clochardisation que de ne pas s’acclimater à la paresse. Cela étant, certains se construisent un univers qu’un observateur extérieur qualifierait bien volontiers d’univers fantasmé. Leur attitude est simple. En se construisant cet univers, ils ont le sentiment de conserver une identité sociale.

29Concernant les fragiles, il ne s’agit en aucun cas de personnes à propos desquelles on pourrait dire, en reprenant le vocabulaire utilisé par les travailleurs sociaux, qu’elles sont « des cas devant faire l’objet d’un accompagnement social lourd » ayant pour objectif l’apprentissage de certaines règles concernant la vie en société ou la gestion au quotidien des (faibles) ressources monétaires dont ils disposent. Là n’est pas la question : il s’agit de personnes qui les ont totalement intériorisées. Le principal problème auquel ces personnes sont confrontées est de nature psychologique et des problèmes particuliers sont posés dès lors que les individus se trouvent aux interstices de la structure sociale, à la frontière entre l’aptitude et l’inaptitude au travail, la grande et la très grande pauvreté. C’est ici que le brouillage des statuts et des catégories semble le plus important ; c’est ici que se niche une catégorie qui a longtemps été considérée comme relevant du handicap social, avec toutes les réserves et les précautions théoriques qui doivent être introduites. Parce qu’ils ne savent plus vraiment s’ils sont aptes ou inaptes, capables ou incapables, parce qu’ils ne parviennent pas (ou plus) à élaborer de nouvelles stratégies adaptatives, les fragiles se considèrent hors du système, c’est-à-dire qu’ils jugent (à tort ou à raison) qu’ils ne sont pas en mesure de continuer à jouer des faux-semblants et à sauver les apparences. Cependant, ce qui est peut-être le plus dramatique, c’est qu’ils évaluent de façon peut-être (trop) rationnelle leurs chances objectives de réadaptation sociale et qu’ils ne pensent guère pouvoir faire changer le cours des choses sans l’aide d’autrui. Sous cette trappe, un parallèle peut être établi entre la cristallisation de cette situation liminale, le rapport aux valeurs et des formes d’appel à la Providence, qu’elle soit divine ou étatique.

Les « rebelles »

30Placées en face d’une telle situation, certaines personnes parviennent tout de même à résister au stigmate, quitte à s’ériger contre les pouvoirs établis. Peu conformistes, ces individus aux parcours atypiques (on y rencontre notamment d’anciens routards et des néoruraux) m’ont souvent indiqué qu’ils bricolaient ou qu’ils se débrouillaient. Pour « faire face et s’en sortir », certains n’hésitent pas à faire appel aux travailleurs sociaux, à contourner les règles du droit du travail ou à offrir leur disponibilité et leur savoir-faire pratique. À l’image des adeptes du jeu ou de certains sportifs, ces rebelles ont tendu des filets protecteurs pour ne pas « plonger » tout en prenant quelques risques. Des stratégies sont mises en place. Elles supposent au préalable que les individus parviennent à inventer de nouveaux espaces de vie et qu’ils disposent d’une autonomie suffisante. En d’autres termes, ils considèrent que des dés ont été jetés et ils parviennent à évaluer gains et pertes. Il s’agit surtout de conjurer la fatalité – « la situation est telle que l’aventure est toujours possible » – tout en renversant de façon épisodique les cadres de référence dans lesquels ils déploient leur action. Comment expliquer cette attitude ?

31À la différence de tous ceux qui agissent en conformité avec les règles socialement admises, cette population atypique exprime un sentiment de révolte contre ce qu’elle considère comme un ordre social établi. De même, il s’agit d’une population mobile qui est capable de constituer des réseaux. Ses déplacements sont importants, mais ils s’effectuent à l’intérieur d’un périmètre facile à circonscrire. À l’intérieur de ces limites, les individus aménagent autant de zones franches ou de planques dans lesquelles il leur serait possible de fuir ou de trouver refuge. Ces individus ne forment pas des groupes vivant en totale autarcie, à l’image des sectes ou de certaines communautés de l’après 68. On y rencontre aussi bien des retraités que des agriculteurs ou de jeunes gens qui envisagent à terme un projet d’insertion original. Il en sera encore question lorsque nous examinerons comment ces « rebelles » parviennent à imaginer des solutions alternatives.

32Pour l’instant, il suffit de constater que ces individus se caractérisent par une biographie atypique ou par un style de vie qui les marginalise. Grâce à des prestations sociales, ces personnes bénéficient d’un revenu régulier, mais elles subissent le regard des autres et ont l’impression d’être surveillées par les gens qui habitent dans leur village. Comme l’indique également Isabelle Astier, il n’est pas rare en effet que les maires soient interpellés au sujet de tel ou tel allocataire ou qu’on les accuse de travailler au noir166. Face à cette attitude malveillante, certains bénéficiaires d’aides sociales s’érigent contre le manque de solidarité, contre l’attitude des élus et les pratiques des employeurs. Elles déplorent l’absence d’entraide, elles parlent d’un climat délétère et s’inquiètent au sujet de l’avenir de leurs enfants. Écoutons Monsieur Gomez.

« Je ne peux pas travailler (M. Gomez met en avant des problèmes de santé). Ici tout va bien, sauf le maire. À côté il y avait un homme de 80 ans. On n’avait pas même de séparation entre les deux jardins. Il venait faire le jardin ici et moi j’allais l’aider chez lui. Il me disait « si tu as besoin de quelque chose, tu prends dans la boîte en fer ». Maintenant tout ça c’est terminé. Depuis qu’il est mort, les choses se sont dégradées. Il était écouté. Et puis je ne peux plus travailler, j’ai des problèmes de santé. Je pourrais travailler mais c’est pas la peine de chercher. Vous comprenez, C. (village plus important à proximité) appartient à X. Y. Z (nomme les principales familles d’artisans)… S’ils ne veulent pas te prendre ou s’ils disent ce qu’ils veulent, c’est terminé. Nous, on voulait essayer d’installer le fils dans un petit commerce type bar/services où il ferait un peu de restauration rapide et où je vendrais mes denrées (a livré du charbon, a été plombier-zingueur). Mais les banques lui ont ri au nez. Il faut quand même aider les jeunes ». (M. Gomez, 57 ans, RMI).

33Les propos de M. Blanchard donnaient une idée tout aussi réaliste de la difficile intégration des nouveaux venus, de l’attitude des personnels, des incohérences de la législation et de l’efficacité des mesures d’insertion professionnelle.

« Moi, je suis une pièce rapportée. Je suis originaire de la banlieue parisienne et quand je suis arrivé ici je me suis mis à mon compte. On ne pouvait pas faire autrement. J’ai été en cessation d’activité en 91 puis j’ai travaillé dans une scierie pendant un an. Suite à un accident du travail, on m’a mis en invalidité, j’ai retrouvé du travail à mi-temps à la scierie puis j’ai été licencié en 93. J’ai été ensuite au chômage. J’ai eu des emplois saisonniers, avant de trouver un CES (au total un an et demi) comme agent polyvalent à la mairie. Puis j’ai demandé le RMI. Je sais tout faire puisque j’ai commencé dans le bâtiment en faisant de la peinture et de l’électricité. En fait, j’aurais dû rester en accident du travail, mais j’ai travaillé de suite parce que je ne voulais pas rester sans rien faire. En fait, on est perdant et en plus on a les dettes pour continuer à payer la maison. Pour moi maintenant, le principal handicap c’est l’âge. On m’a fait comprendre que 49 ans c’était un âge flottant, parce qu’à 50 ans il y aurait moins de charges. Alors on m’appelle les après-midi pour des intérims. Je pense qu’il y aurait du travail à faire dans la commune, mais on préfère embaucher des CES. Ça leur coûte pas cher » (M. Blanchard, 49 ans, RMI).

34Certains témoignages vont plus loin encore. Ils n’hésitent pas à remettre en cause les pouvoirs établis ou insistent sur le fait que les chômeurs sont souvent livrés à eux-mêmes. D’autres encore soulignent les conséquences de l’alcoolisme sur les destins individuels. Dans ce cas, nos interlocuteurs n’hésitaient pas à protester contre la « logique des puissants » et ils insistaient sur les effets redoutables d’une inactivité prolongée.

« … Le problème ici, c’est le pouvoir des petits chefs qui veulent faire comme s’ils vivaient au temps des rois. Mais, ce n’est pas mon cas, je pense que les principaux problèmes qu’on rencontre c’est le fait que les gens ne soient pas mobiles, qu’ils soient mal logés et surtout qu’ils boivent. L’alcool c’est épouvantable. Et il faut pas chercher bien loin les raisons. Moi ça va je dessine, je bricole, je lis. Je m’intéresse aux choses. Mais si tu ne t’intéresses à rien, je comprends que tu dérapes ou même que tu plonges. C’est trop facile de dire que c’est de leur faute » (Albert, 48 ans, RMI).

35Les propos d’Albert sont particulièrement critiques. À la suite d’un licenciement, cet ancien cadre de la publicité a quitté la ville dans laquelle il travaillait pour sa résidence secondaire mais il n’a pas retrouvé d’emploi conforme à ses aspirations. Quand je l’ai rencontré, il s’occupait d’un jardin potager et de quelques bêtes. Il troquait quelques salades contre des brocolis ou aidait de vieux paysans à la retraite à couper leur bois, mais il était au moins certain d’une chose : il n’acceptait pas d’être assisté.

« … J’ai fait un CES au lac des S. Pour un syndicat intercommunal. J’étais considéré comme ouvrier agricole, puisque je travaillais avec des tronçonneuses et que je faisais du débroussaillage. Tout ça je veux bien, mais passer de la CAF à la MSA, puis revenir à la CAF, quel bordel ! La MSA ne veut plus m’assumer. J’avais droit à 10 heures d’aide ménagère du fait de mon état de santé. Tout ça c’est pas facile à avoir et c’est très dur à demander, c’est compliqué. Que ce soit pour l’emploi ou pour les aides, ce sont les réponses qui sont gênantes. Parfois, ils ne sont même pas au courant. Il y a tellement de problèmes de communication, que j’ai un an et demi de retard de versement. J’ai dû écrire. Tout ça c’est de la tracasserie, des lettres, de l’attente. À force, ça gonfle de voir leur manque de volonté. Ces CES je veux bien. Mais pour les gamins, c’est pas assez long. On peut pas apprendre à un gamin à travailler en cinq minutes. S’il sait que dans un an il est viré, c’est pas très positif. Il faut que cela dure un peu plus longtemps » (Albert).

36Tout comme l’indique ce témoignage, certaines personnes se trouvent dans une position très délicate vis-à-vis des administrations locales et il n’est pas rare qu’elles s’en prennent directement aux personnels. D’après les informations recueillies auprès des services sociaux, il peut arriver que des demandeurs d’emploi n’acceptent pas les formations et les contrats temporaiores qui leur ont été proposés. À vrai dire, il faudrait nuancer cette affirmation. En règle générale, les allocataires qui sont les plus proches du monde du travail ont souvent un regard critique sur les dispositifs d’insertion. Certains considèrent que les activités qui leur ont été proposées ne sont pas gratifiantes et qu’elles ne débouchent sur aucune perspective d’embauche. À l’occasion des entretiens, on faisait état des dangers auxquels on s’expose en allant sur les chantiers d’insertion ; on se moquait des formateurs et on préfèrait parler de ses occupations personnelles.

« Le CES ne sert pas simplement à couper quatre ronces. Si, on a eu des cours sur la faune et la flore, mais on ne nous a vraiment rien appris. Je dis, par exemple, « me servir d’une tronçonneuse, ah ! Ça, je ne sais pas. » Il faut faire l’idiot, parce qu’on demande d’être un peu bétiot. Sur les 7, je crois être le seul à ne pas avoir eu d’accident de travail. Même si des fois ils prennent des précautions. On dit qu’il faudrait chercher du travail, mais je ne cherche rien. Il faudrait. J’ai été fortement déçu par les CES. On devrait avoir une formation réelle… Les chantiers, c’est pas une solution. La plupart des gars sont illettrés. J’en ai rempli des papiers. On trifouille de la ferraille, on ramasse des ordures. Un copain a été cassé au niveau de l’arcade. On se voit quand même après, on a pu s’amuser avec le chef d’atelier. Il est bête. Oui. J’ai fait un chantier intéressant, pour l’EDF. On tirait des films. Ça me plaisait […]. Le triage des ordures, ça devient des 1/2 semaines. Alors, je fais des bricoles. J’aide l’un ou l’autre. Mais là, j’ai un trop gros chantier, je peux pas dire. Je me dis que j’ai bien fait d’en profiter. Je changeais de voiture tous les ans. Maintenant j’essaie de faire des choses en prenant mon temps et en demandant beaucoup moins (long silence)… » (M. Laffont, 52 ans, RMI).

37En lisant cette série d’entretiens, on mesure bien que les occupations auxquelles nos interlocuteurs faisaient référence ne sont pas à proprement parler des activités illicites ; elles sont plutôt le prolongement d’une économie informelle qui a longtemps prévalu à la campagne. Qu’elle repose sur une agriculture de complément, qu’elle participe à la rénovation des logements ou qu’elle utilise des ressources naturelles, cette participation (toute relative) à l’activité économique se fonde sur des connaissances pratiques (on sait bricoler, mais on connaît aussi les moindres recoins du terroir, les animaux, les plantes médicinales, les champignons…). Parce qu’elle utilise les compétences de chacun, cette économie de subsistance facilite les échanges et le vivre ensemble.

« … Dans un petit hameau comme ici, tout le monde se connaît. Il y a une dizaine de maisons. Il y en a cinq d’habitées. Les gens aiment travailler ensemble car il y en a beaucoup qui vivent seuls. Alors on arrive toujours à survivre et surtout à ne pas s’ennuyer. On aide l’un, on aide l’autre. C’est surtout dans le hameau, avec le reste du village c’est différent. » (Jean-Marc, 41 ans, ancien éleveur, bénéficiaire du RMI).

38Bien entendu, Jean-Marc n’était pas le seul à mettre en place des échanges de services avec son entourage immédiat. Dans la mesure où les contrôles sont beaucoup plus stricts aujourd’hui, il n’est pas question de travailler pour un employeur, mais de participer à des échanges de services et de s’investir auprès des autres. À l’occasion des entretiens, on indique donc qu’on bricole à droite à gauche ou qu’on fait des intérims167 et on sait fixer avec une grande précision ce qui est condamnable et ce qui l’est moins.

… Je pêche et je m’occupe des pompiers, depuis 17 ans. Les pompiers prennent du temps. La vie associative et les relations avec le quartier permettent de ne pas s’ennuyer. Et puis, il y a le bricolage. J’ai gardé le matériel. Les copains passent. Je leur prête des outils et puis je rends des services. Mais bon, c’est pas grand-chose : changer une bouteille de gaz, surveiller les résidences secondaires. Faire des petits trucs. Je dis pas monter une installation, un chauffage, ça c’est du noir, c’est différent. Moi je pense qu’il faut être sociable, rendre service, aller vers les autres. Avec les pompiers, on forme une famille, c’est appréciable. Les gens n’ont pas les mêmes mentalités. Et la pêche, pareil (M. Berger, 49 ans, RMI).

39Les indications apportées par nos interlocuteurs confirment bien l’idée d’une réaction au stigmate. Discrédités après avoir essuyé une série d’échecs, tous nos « rebelles » tentent bel et bien de conjurer l’exclusion dont ils déclarent être les victimes. En somme, être rebelle, ce n’est pas être sans foi ni loi ou ne connaître qu’une loi… celle de la jungle ! Être un rebelle, c’est s’être construit une identité et retourner le sens de son infériorité sociale tout en élaborant un discours contre ce qui est considéré comme un ordre social établi. Ces expériences vécues, ces parcours semés d’embûches sont à l’origine d’une affiliation identitaire et ils témoignent d’une époque révolue au cours de laquelle tout un milieu interlope composé d’artistes vivant la Bohème et de vagabonds était reconnu pour son talent ou, au contraire, était perçu comme un groupe social capable de remettre en cause la tranquillité publique. En accordant de la valeur à la débrouille et aux petits larcins, tout se passe donc finalement comme si ces personnes réinterprétaient (ou idéalisaient) un passé virtuel au cours duquel « ils » occupaient une position susceptible d’entraîner des réactions de la part de la police, des « gens d’armes », des bourgeois installés dans les beaux quartiers et des propriétaires terriens.

40L’histoire de Bonnot incarne une identité sur laquelle bien peu de travaux contemporains se sont penchés. Il est vrai que Bonnot (tel est du moins le surnom qu’il s’est donné) se considère « gaulois » et qu’il aurait pu très bien être un personnage de roman. Habillé d’un pantalon en vieux sac, il porte un chapeau noir avec une broche, une plume et une copie de pièce antique représentant Vercingétorix ! À Paris, il était vendeur à la sauvette, dans le métro. Ses articles : une panoplie de bijoux en toc et des objets en bois qu’il confectionnait à partir de branches récupérées dans le bois de Boulogne.

« Je vendais mes broches 30 francs dans les escaliers du métro. Je les fabriquais. Je faisais des petites bricoles, mais je ne suis jamais passé par la mendicité. Je vivais à l’hôtel et ne voulais pas me mélanger avec les autres SDF.

… Je pense qu’il ne faut pas trop déranger pour s’intégrer mais je suis quand même d’ici. Je représente la famille quand il y a un enterrement et quand ma mère ne peut pas y aller. Quand je suis revenu, j’ai quand même été étonné de la réaction des gens. Comme ils voulaient savoir ce que je venais faire ici, je me suis mis en contact avec les gendarmes pour leur dire qu’il ne fallait pas que les touristes soient étonnés de voir un type avec un drôle de look dans la forêt en train de récupérer des racines. C’est normal que je leur fasse peur…

… Le RMI c’est bien. C’est un droit, un minimum. Je trouve que c’est très bien fait parce que ça permet à l’État de mieux localiser les gens, de les laisser un peu isolés sans trop rien faire, mais surtout sans déranger. Je trouve par contre qu’à la campagne les relations sont trop personnalisées. Je vais voir Monsieur le maire. Pour moi, la fonction prime, alors que les gens d’ici, ils font l’amalgame et ça je trouve que ce n’est pas normal du tout. C’est pareil pour les associations. Alors je préfère m’isoler de tout ça. Je préfère avoir mon projet, m’isoler un peu. À Paris, je m’isolais déjà. Je récupérais des journaux, des invendus, je lisais. Grâce à la rue et grâce aux lectures, j’ai appris l’anglais, tout seul. Parce que c’est pas l’école qui me l’a appris. J’ai arrêté en 3^e, à 16 ans et je suis rentré à l’Armée. J’allais à l’époque de sanatoriums en sanatoriums. Et je me suis engagé à l’âge de 17 ans, puis, j’ai travaillé chez un « bougnat » (au sens d’auvergnat). Ces bougnats, ils sont terribles et quand je me suis trouvé sans travail, j’ai plongé. Le RMI, c’est vrai que ça m’a permis de me sauver de l’alcool. J’avais réussi à me procurer une carte Paris Santé. Mais je trouve qu’ici c’est un passe-droit et que c’est une bonne façon de repérer les vagabonds puisqu’il faut un domicile. Alors, je me dis que le RMI c’est une rébellion. (Bonnot, 39 ans, RMI).