1MÊME SI CERTAINES PERSONNES sont totalement démunies, un bon nombre de situations ont, fort heureusement, fait l’objet d’une intervention de la part des travailleurs sociaux, des associations caritatives ou des médecins. Cette prise en charge de la pauvreté aménage quelques zones de responsabilité et, dans l’ensemble, l’attitude des travailleurs sociaux et le discours des décideurs locaux ont également évolué. Autrefois centrée autour de la protection des personnes et des biens, cette philosophie d’ensemble est construite autour de deux thèmes principaux que sont le devoir (ou la capacité) de pouvoir fournir un travail aux plus pauvres et les risques de marginalisation sociale. Cette construction sociale de la réalité permet d’identifier différentes options en matière de politique sociale. Les unes s’inscrivent dans des réglementations dites de police, les autres sont influencées par des considérations économiques et sociales. Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’histoire de l’assistance et de dégager les logiques qui sous-tendent l’action publique.

Au carrefour de l’économie et de la morale

2En matière de lutte contre la pauvreté, une mise en forme théorique nous a été fournie par Abraam de Swaan. D’après le schéma socio-historique que propose le sociologue hollandais, les trois critères implicitement présents dans toute classification de la pauvreté sont l’incapacité, la proximité et la docilité. L’incapacité désigne l’inaptitude à gagner sa vie par son propre labeur. La proximité traduit la distance qui sépare les pauvres de ceux qui leur viennent en aide. Elle peut désigner tant la parenté que la résidence. Quant à la docilité, elle mesure le degré de passivité ou de réaction des pauvres par rapport à ceux qui assurent la redistribution monétaire. L’incapacité au travail serait le critère principal de classification des pauvres et mise en équation avec leur mobilité : « le fait qu’un individu pouvait marcher faisait de lui un individu capable de quitter la communauté »121.

3Avant que ne soit adoptée une législation très précise, les secours étaient destinés en priorité aux vieillards et aux infirmes. À cette époque, la charité était une forme de comportement altruiste par excellence et les œuvres de bienfaisance s’apparentaient « à une relation bilatérale entre deux personnes, celle qui donne et celle qui reçoit, mais elles pourraient être également étudiées comme une forme d’action collective choisie par les bienfaiteurs afin de défendre un intérêt commun, de se protéger contre des menaces diverses ou dans le but de constituer une réserve de main-d'œuvre122 ». Privilégiée dans la plupart des États européens à la suite des recommandations de Joan-Lluis Vivès123, cette forme d’assistance se matérialisait souvent par un placement dans des institutions. Elle avait une dimension religieuse mais elle avait surtout pour objectif d’assurer la tranquillité publique et de mettre au point des méthodes rudimentaires de « gestion des ressources humaines ».

Figure 1 : Les trois dimensions de la pauvreté selon Abraam de Swaan (1995)

4Pourquoi, me direz-vous, devoir citer cette période bien obscure ?

5Aujourd’hui, les plus pauvres doivent être pris en charge par une palette de professionnels et bénéficier de prestations de solidarité. Cependant, quand on s’intéresse de plus près à leurs conditions de vie et quand on examine les moyens utilisés pour leur venir en aide, on s’aperçoit rapidement que l’inaptitude au travail reste un critère de classification déterminant. On retrouve ici les mêmes questions de fond. Quels sont les effets mesurables de la pauvreté matérielle sur la santé ? Comment délimiter les contours du handicap ? La notion d’inadaptation sociale, si longtemps employée pour expliquer la présence d’une population rétive au changement, est-elle toujours d’actualité pour décrire les situations les plus dramatiques ? Quelle est l’attitude des pouvoirs publics ? Quels sont les objectifs poursuivis par les politiques sociales ?

6Pour décrire les modes de prise en charge de la pauvreté, toute étude sociologique sérieuse doit prendre en compte les fonctions que remplissent les politiques sociales et l’attitude des acteurs décisionnels. Sachant que les pouvoirs ont identifié des catégories de risques par rapport auxquels les individus se positionnent, les statuts sociaux dépendent plus nettement des statuts nés de la protection sociale et cette évolution significative traduit une plus grande dépendance des individus vis-à-vis des institutions publiques. Dans ces conditions, c’est en proposant une analyse sociologique des politiques sociales que l’on peut être en mesure de repérer les raisons qui justifient le versement d’un minimum de ressources garanties ou l’intervention des travailleurs sociaux.

7Le second élément de réponse nous est fourni par le terrain. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, l’assistance répond surtout à une obligation morale. L’aide sociale est un droit subjectif dans la mesure où elle reste conforme à une éthique de la responsabilité et de l’engagement. Quand la rhétorique du droit au secours est relayée par l’examen approfondi des ressources et des biographies, les professionnels du travail social font appel à des éléments objectifs qui constituent un dossier d’enquête, mais leurs décisions font également apparaître des ordres de jugement comme la compassion ou le mérite124. Dans ce modèle d’arrangement négocié, les associations caritatives, les élus locaux, les services ionstructeurs et les médecins jouent souvent un rôle d’intermédiaire et ils interviennent aux frontières des institutions. Quant aux travailleurs sociaux, ils se déplacent dans les familles et ils les accueillent à l’occasion de permanences. Pour chaque cas, leur mission est de proposer des solutions individualisées, de constituer des dossiers et de fournir aux commissions locales des informations précises. Cependant, le critère de l’aptitude au travail reste un élément déterminant dans l’attribution d’une aide financière.

8En règle générale, les professionnels font appel à des notions empruntées à plusieurs disciplines des sciences humaines afin d’identifier les problèmes à résoudre. Sachant qu’ils disposent d’une petite marge d’autonomie dans l’attribution d’un revenu compensatoire, il faut dès lors considérer les prestations de solidarité comme un panier d’aides parmi lesquelles ils peuvent choisir. Parmi les personnes en âge de travailler, les populations concernées pourraient être schématiquement disposées sur deux échelles graduées. Un premier axe traduirait le degré de visibilité des groupes considérés « en difficulté » ou « à problèmes » (le fait que les situations soient méconnues conduit à une absence de visibilité sociale). Un deuxième axe indiquerait le degré d’employabilité des groupes destinataires de l’action sociale. En somme, le critère de l’aptitude au travail serait le principal élément de classification des populations à destination desquelles sont versées les prestations sociales.

9Dans le cas n ^o  1 (Opacité/inaptitude) est versée une allocation, de préférence sans contrepartie, en terme de formation professionnelle ou d’insertion. De façon tout à fait schématique, les aides sociales sont destinées en priorité à tous ceux qui ne peuvent pas évoluer de façon autonome à cause d’un problème de santé ou d’une série de handicaps qui limitent d’autant leurs chances effectives d’occuper un emploi. D’un point de vue pratique, les pensions comme l’AAH ou le minimum invalidité conviennent très bien dans la mesure où elles sont versées pour une période relativement longue et qu’elles ne demandent pas a priori à leurs bénéficiaires un effort d’insertion professionnelle.

10En France tout au moins, ces pensions pouvaient être également versées à des salariés vieillissants et à des travailleurs indépendants qui, pour des raisons de santé, se trouvaient dans l’impossibilité de poursuivre une activité professionnelle à la suite d’une longue maladie ou d’un accident du travail. Les secours apportés s’inscrivent ici dans la continuité des premières lois sociales de la iii^e République qui imposaient des conditions particulièrement restrictives en vue de leur accorder une aide. Ils sont assimilés aujourd’hui à un revenu minimum sans véritable contrepartie. En effet, il faut que la maladie, l’invalidité ou certaines situations d’urgence rendent impossible l’exercice d’un métier pour que la collectivité nationale, au nom de la solidarité, se sente obligée de mettre en place des aides d’urgence, des revenus de substitution et un ensemble d’actions qui doivent permettre aux personnes atteintes par un handicap de disposer d’un confort de vie minimum et de soins appropriés. À moins que ces personnes soient prises en charge par des établissements spécialisés ou qu’elles soient encadrées par des tuteurs, la réalité est parfois bien différente en raison d’une présence timide des associations. En milieu rural, j’ai eu l’occasion de remarquer que la « gestion » de ces situations de handicap incombait le plus souvent aux familles et il pouvait se produire, qu’au terme d’une longue période d’inactivité, des demandeurs d’emploi se retirent progressivement du marché du travail ou obtiennent une reconnaissance de travailleur handicapé par une commission locale. Malgré les améliorations apportées par des réformes législatives en vue d’une intégration en milieu professionnel et une meilleure prise en charge de différentes formes de dépendance125, il pouvait cependant arriver, qu’en raison de leur isolement, ces personnes se retrouvent au delà d’un seuil où la vie quotidienne se résume à assurer leurs besoins physiologiques. Sous cette trappe, les risques de désocialisation ne doivent pas être négligées et forment un tout : les visites effectuées auprès de ces personnes fragilisées par un handicap ou une longue maladie en témoignent.

11Dans le cas n ^o  2 (Visibilité/Employabilité), les politiques sociales visent à assurer une protection rapprochée qui participe d’une conception active des politiques de l’emploi126. Cela n’a rien de vraiment original : l’employabilité est un concept assez largement utilisé par les professionnels pour classifier les demandeurs d’emploi en fonction de leur capacité (effective ou supposée) de retrouver un travail. En effet, « l’employabilité se définit comme la probabilité, au sein d’une population de chômeurs, de trouver un emploi pendant une période donnée »127.

12Pour ce qui est du RMI, nous disposions d’une abondante littérature institutionnelle. Ces travaux financés par l’administration ont contribué à rendre visibles les manifestations de la précarité économique. Cependant, tous les bénéficiaires ne présentaient pas le même profil. Quand on examine les premières évaluations de ce dispositif, on se rend compte que les professionnels de l’action sociale distinguaient déjà trois degrés d’employabilité qui correspondaient à autant de catégories de bénéficiaires128. Les premiers d’entre eux sont des « employables immédiats ». On estimait qu’ils disposaient d’une série d’atouts, d’une formation professionnelle ou d’une expérience professionnelle. Bref, on supposait qu’ils avaient été suffisamment bien socialisés pour comprendre les règles qui régissent le monde du travail. Le deuxième groupe d’allocataires correspondait aux bénéficiaires d’un « accompagnement social léger » (diffusion d’informations diverses sur les droits à faire valoir, mise en relation avec d’autres institutions médico-sociales, propositions de formations qualifiantes en vue d’obtenir un emploi…). Enfin, les troisièmes, ceux qui souffrent de désavantages les empêchant de se présenter directement sur le marché du travail, étaient aussi ceux auxquels on proposait d’emblée un « accompagnement social lourd ». Cette intervention peut être complétée par l’emploi d’une conseillère en économie sociale et familiale pour la gestion du budget ou d’un psychologue, voire dans les situations les plus délicates, entraîner une mise sous curatelle ou le placement des enfants à charge dans une famille d’accueil.

13En principe, les travailleurs sociaux travaillent au contact des réalités mais ils doivent aussi donner des équivalents monétaires à la détresse humaine. Pour ce faire, les personnels élaborent désormais un projet de vie avec les personnes concernées par une situation de handicap et s’appuient sur des grilles d’évaluation multidimensionnelles en vue d’évaluer les besoins. Ils s’inspirent également des anciennes classifications de l’OMS qui distinguaient des déficiences, des incapacités et des désavantages129. Quant aux travailleurs sociaux, ils différencient les démarches d’insertion selon différentes thématiques comme l’insertion par l’économique, l’aide au logement, l’accès aux soins. Cependant, les décisions que prennent les commissions locales ont des incidences très importantes sur le devenir de ces personnes et le montant des aides financières auxquelles elles pourront prétendre. Soit leur taux d’incapacité est élevé (au delà de 80 %) et elles pourront bénéficier éventuellement d’une prestation compensatrice. Soit leur taux d’incapacité est d’un niveau bien moindre et elles devront fournir la preuve qu’elles recherchent activement une activité professionnelle. Entre ces deux situations, on observe toute une série de compromis qui prennent généralement en compte l’âge du demandeur, l’activité professionnelle qu’il a occupée et son dossier médical. Ces décisions déterminent un type de suivi, un montant à allouer et des mesures d’insertion à proposer. Elles sont prises en accord avec les différentes institutions qui sont chargées localement des politiques de l’emploi et de l’action sanitaire et sociale.

14À la lecture de ce schéma d’ensemble, on perçoit tout de même quelques évolutions au niveau des modes de prise en charge de la pauvreté. Avant que les phénomènes de pauvreté ne soient analysés à la lumière des statuts dérivés de l’emploi, il existait une population inadaptée pour laquelle il convenait de mettre en place des dispositifs ciblés. Dans cette configuration qui correspond à ce que Serge Paugam désigne comme étant une pauvreté marginale, les institutions s’efforçaient d’encadrer cette population incapable de s’insérer, tant socialement que professionnellement, sans appui extérieur130. De même, la mission des travailleurs sociaux ne consistait pas à prévenir des risques mais à les réparer en optant, soit pour une démarche d’accompagnement individuel, soit pour une méthode plus globale qui dépendra peu à peu des contextes locaux et de la conjoncture économique.

15Suite à l’introduction du dispositif RMI, des statuts intermédiaires avaient été introduits, mais ils concernaient essentiellement des personnes situées à la périphérie du travail et des jeunes. Parallèlement, nous avons assisté à un glissement des objectifs du travail social : alors qu’il était centré sur des cas « lourds » qui nécessitaient une prise en charge régulière, le champ du social est un domaine dans lequel intervient une multiplicité d’intervenants, auprès d’une mosaïque de publics.

Figure 2 : Aptitude au travail et rapport au temps

16En l’état actuel des choses, les anciens allocataires du RMI (que l’on retrouve dans le dispositif du Revenu de Solidarité Active131), et les jeunes bénéficiant de mesures d’insertion, sont finalement les catégories au sujet desquelles on dispose le plus d’informations précises. Par contre, il est difficile de cerner les contours du handicap : en France, les prestations sociales couvrent relativement mal ces personnes situées aux franges de la pauvreté car, à l’exception des prestations familiales et des aides au logement, ce sont des critères d’employabilité qui prédominent. Venues grossir les rangs de l’assistance à l’issue du ralentissement de la croissance économique, les personnes qui présentent des désavantages¹³¹ ou une série de handicaps dits « sociaux » occupent une position très inconfortable qu’ils vivent douloureusement. Peu à peu, ces personnes ont perdu leur emploi, elles ont bénéficié d’aides sociales, mais elles doivent constamment fournir la preuve qu’elles s’engagent dans une démarche d’insertion. Parce qu’elles ne sont plus prises en charge par des institutions spécialisées, elles sont considérées comme des demandeurs d’emploi. Pourtant, une série d’éléments objectifs les empêchent de retrouver rapidement un travail ou d’évoluer librement. On peut estimer que leur avenir est largement tributaire de l’attitude des travailleurs sociaux et des associations locales qui sont censées leur venir en aide.

17Au delà d’un simple énoncé de divergences en matière d’action sociale, on note en fait une grande variété de configurations locales. Si certains départements s’en tiennent finalement à une simple application de la loi, certaines collectivités locales ont mis en place de nouvelles structures dédiées à l’insertion professionnelle sous la forme de plateformes de services ou ont souhaité se lancer dans un programme ambitieux du handicap et de la dépendance, au risque d’y consacrer une part significative de leur budget132. Bien entendu, les mécanismes que nous venons de décrire prennent une tournure tout à fait différente quand nous avons affaire à des effectifs très importants, lorsque les professionnels ne souhaitent pas intervenir au-delà de leurs compétences ou quand les décideurs locaux choisissent de concentrer leur attention sur les mesures d’insertion par l’économique. Je n’ai eu de cesse de le dire : l’introduction de ces mesures est une avancée formidable. Cependant, cette politique a eu pour conséquence de « capter » des personnes qui, en raison de leur âge et de leur état de santé, seraient normalement incapables d’occuper un emploi ou d’en retrouver un. À moins que les personnes se concentrent uniquement sur les catégories les plus rapidement employables, les mesures prises ne sont donc forcément pas bien adaptées à la diversité des situations ou, à tout le moins, cette question réinterroge, plus globalement, le principe d’un égal accès aux services publics, dans le contexte d’un transfert de prérogatives au profit des collectivités territoriales.

18En milieu rural, les élus locaux soulignent actuellement un fort désengagement de l’État. Jusqu’à présent, les actions conduites débordaient largement le cadre des politiques sociales car il s’agissait surtout d’enrayer la déprise démographique et de redynamiser les économies locales. L’une des options choisies, le tourisme vert et les vacances en plein air avaient demandé des financements extérieurs pour que les communes concernées puissent être dotées d’équipements sportifs et de loisir. Dans d’autres régions, l’option choisie avait été celle de l’accueil et du placement. Pendant de nombreuses années, des familles ont accueilli des enfants de l’Assistance Publique et, suite à l’application de la loi de 1975, bon nombre d’institutions médico-éducatives avaient vu le jour grâce au financement de l’assurance-maladie, dans un but tout autant économique que thérapeutique133. A cette époque, les pouvoirs publics ont également conduit une politique d’aménagement du territoire qui avait pour objectif de désengorger la capitale en « délocalisant » des usines à la campagne134. Particulièrement visible dans l’Ouest de la France, cet essaimage industriel a été possible grâce à une convergence d’intérêts ; il a permis de freiner l’exode rural en fixant sur place une main-d’œuvre ouvrière faiblement rémunérée et qui avait acquis un savoir-faire sur le tas. En revanche, cette politique volontariste a eu pour résultat de constituer des bassins de production spécialisés dont l’avenir est aujourd’hui compromis. Ce mécanisme est d’une logique imparable. Comme l’indiquent de nombreux observateurs, les contraintes actuelles imposent aux entreprises, soit d’avoir recours à une main-d’œuvre moins coûteuse, soit de développer des technologies élaborées135. En cas de fermeture, les premières victimes de cette désindustrialisation sont « des adultes qui avaient vingt ans et peu de qualification dans les années soixante. Installés dans leurs maisons et leurs villages […] ils sont peu mobiles et leur retour à l’emploi s’avère très difficile. Arrivés en fin de droit, ils peuvent être contraints de demander le RMI136 ».

19Même si le démantèlement de notre appareil industriel a eu un impact sur les économies locales et le niveau de vie des ménages, les politiques du passé ont eu également des répercussions sur les destins collectifs. L’exemple des enfants de l’Assistance Publique qui avaient été placés à la campagne est particulièrement révélateur137. Quand on retrace l’itinéraire de ces enfants, on peut en effet se demander si certaines familles d’accueil n’ont pas bénéficié d’une main-d’œuvre gratuite. D’ailleurs, lorsque l’agriculture n’a plus eu besoin de commis de ferme, les directeurs des agences de placement ont proposé à ces jeunes gens de suivre une scolarité dans des établissements spécialisés et des lycées professionnels. Certains travailleront à l’usine. D’autres sont restés célibataires et ont continué à se louer dans des fermes. D’autres enfin sont partis en ville et sont revenus ensuite à proximité de l’habitation dans laquelle ils avaient été élevés. Comme nous avons pu également le constater, ils ont souvent été les premières victimes de la crise agricole.

20L’itinéraire des ouvriers agricoles d’origine étrangère présente certaines similitudes car ils ont été peu à peu associés à la vie locale138, mais aussi parce que cette façon de concevoir l’intégration par le travail agricole reposait sur deux façons de concevoir l’action sociale. La première d’entre elles avait pour objectif de constituer une réserve de main-d’œuvre. Quant à la seconde, elle relève toujours de la compétence des communes : en cas de difficultés matérielles, les bureaux d’aide sociale versaient des aides ponctuelles en fonction de leurs ressources propres, des dons et des legs des bienfaiteurs, d’une partie des concessions de cimetière, des subventions accordées par les conseils municipaux ou de l’exploitation des domaines forestiers. Dans ces villages, les élus locaux et les médecins jouaient souvent un rôle d’intermédiaire entre la personne susceptible de bénéficier d’une aide et le travailleur social qui en instruit la demande. Cette logique s’inscrivait dans un cadre plus large qui était celui de l’entraide privée. Secourir quelqu’un, lui remplir des formulaires administratifs, l’informer de ses droits sociaux ou le pousser à se soigner était perçu comme autant de « gestes » au service de la communauté.

21Avec l’apparition de ce qu’on appelle la « nouvelle pauvreté », le mode de repérage des plus démunis a légèrement évolué car les collectivités locales et les associations caritatives ont ouvert des permanences dans la plupart des communes. L’introduction du dispositif RMI a permis de couvrir des populations durablement mises à l’écart de la production économique. Cependant, les personnes qui cumulent des handicaps ou qui n’ont aucune formation professionnelle forment toujours un noyau dur et leur statut n’est pas forcément bien établi. En fait, la mise en place du RMI et des mesures destinées aux jeunes a canalisé les énergies, elle a introduit de nouvelles méthodes de travail tout à fait salutaires (le travail en partenariat, les contrats d’insertion etc.), mais la priorité accordée à l’insertion par l’économique et aux personnes les plus facilement employables a probablement occulté des situations de pauvreté qui ne représentaient aucun danger pour la tranquillité publique ou qui n’étaient pas directement liées à la crise économique. Par exemple, la situation des personnes handicapées qui n’ont pas de moyen de locomotion n’est guère facilitée par la moindre présence des professionnels de santé et la fermeture de nombreux hôpitaux de proximité. Dans d’autres cas, les mauvais traitements dont ils pu être victimes (tant en institution qu’au sein de leur famille), ont été des questions trop souvent occultées. Comme le souligne la mission d’information du Sénat qui avait été constituée avant l’adoption de la loi de février 2005, la prise de conscience de ce phénomène est très récente en France et elle partirait du principe selon lequel les relations de dépendance seraient, par définition, des relations à risque, c’est-à-dire que les personnes handicapées sont plus vulnérables quand il s’agit de violences physiques et d’abus sexuels. Dans la mesure où les représentations sociales du handicap ont conduit à un silence pesant, l’attitude des administrations aurait été propice au laisser-faire. Ces faisceaux d’indices justifiaient des contrôles plus rigoureux, une prise en charge adaptée, des évaluations au sujet des pratiques professionnelles et une refonte des lois relatives aux handicapés139.

22Les indications qui viennent d’être mentionnées ont le mérite de lever un voile sur des situations trop longtemps méconnues mais elles correspondent à certaines observations effectuées sur le terrain. Dans les communes dans lesquelles je me suis rendu, une grande majorité de bénéficiaires de prestations sociales était incapable d’occuper une activité professionnelle en raison d’une situation de handicap ou à cause de leur état de santé. Parmi ces personnes, certaines dépendaient pourtant des circuits de l’assistance. Durant leur enfance et leur adolescence, bon nombre d’entre elles ont été placées dans des familles d’accueil ou dans des foyers de la DDASS. Parce qu’ils n’ont pas eu accès à la terre, ces jeunes ont dû se contenter de se louer dans des fermes et d’accepter des travaux pénibles. Avec le temps, un certain nombre d’entre eux a glissé sous la trappe de la pauvreté. D’autres encore n’ont jamais réussi à fonder une famille et des problèmes de santé viennent à présent se greffer à des problèmes d’ordre matériel.

Vers l’insertion développement

23Face à une telle situation, différents organismes se sont efforcés de repenser l’action sociale et de mettre au point des outils plus efficaces. Depuis un certain nombre d’années déjà, les exploitants agricoles font l’objet de mesures spécifiques. Après les mesures qui permettaient déjà aux agriculteurs de bénéficier d’un plan de redressement, toute une série de dispositions ont été adoptées pour introduire davantage de souplesse et de concertation. Un programme d’accompagnement social a été mis en place par la MSA en vue de prévenir l’insolvabilité des exploitants agricoles et verser des aides ponctuelles à des familles nécessiteuses. Il se fonde sur l’idée selon laquelle, face aux difficultés financières que traverse la profession, il est important d’aider les familles dans leurs démarches administratives et leur proposer une aide technique. Plus récemment, les pouvoirs publics ont également prévu un plan de sauvetage de l’agriculture assorti d’une prise en charge conséquente des charges patronales en cas d’embauche de travailleurs occasionnels et d’aides financières destinées aux agriculteurs devant faire face à des intérêts d’emprunt. Enfin, d’importantes organisations comme le Secours Populaire ou la Croix-Rouge française ont lancé une réflexion collective sur les manifestations contemporaines de la pauvreté en milieu rural et elles auraient l’intention d’accroître leur présence sur le terrain en créant des antennes mobiles. Il s’agit là, bien entendu, d’assurer un meilleur maillage du territoire et de mieux répondre aux situations d’urgence.

24En milieu rural, la population agricole n’est plus la seule destinataire des politiques publiques, loin s’en faut. Dans une série de bassins de vie labellisés comme étant fragiles (ces espaces sont désignés en employant le terme de Zones de Revitalisation Rurales), il existe des incitations fiscales avantageuses en vue de créer de nouvelles entreprises, de façon finalement assez comparable avec ce qui est réalisé dans les zones franches relevant de la politique de la ville. De même, suite aux lois de décentralisation, des collectivités locales et des réseaux associatifs ont mis en place des actions territorialisées et leurs projets ont été perçus au départ comme le moyen de rapprocher les services publics de leurs usagers en suscitant la création de permanences d’accueil et d’orientation destinées aux demandeurs d’emploi. Pour mener à bien cette entreprise, les structures dédiées à l’insertion des jeunes n’avaient pas hésité à réaliser un état des lieux au sujet des problèmes communs à l’ensemble des zones rurales en faisant appel à des universitaires et à des experts. Fondés sur des données statistiques et des diagnostics locaux, les constats de ces professionnels ont rendu légitime une action concertée en faveur des personnes en difficulté et des jeunes. À leurs yeux, c’est en se concentrant notamment sur cette tranche d’âge qu’il est possible de lutter efficacement contre les phénomènes d’exclusion et de donner une autre image du monde rural et de la ruralité.

« L’un ne va pas sans l’autre. L’autre ne va pas sans l’un. Le développement des régions rurales est intimement lié à l’insertion des jeunes. Faute d’emploi assuré en ville, les jeunes ruraux ne quittent plus le pays et doivent apprendre à compter sur leurs propres forces. Face à la baisse des revenus agricoles et à la faible densité industrielle en milieu rural, il faut créer de nouvelles activités utilisant les ressources locales, nécessitant un niveau de qualification peu élevé et de faibles investissements Les obstacles sont nombreux : une certaine inertie due à la mentalité rurale peu innovante, lente à se convaincre de la nécessité du changement, hésitante face à la mutation culturelle que suppose la création d’entreprises industrielles ou commerciales ; un niveau de formation peu élevé et la dispersion, non seulement des lieux de vie mais aussi des lieux d’accueil de jeunes en difficulté. Voire, dans certains endroits leur inexistence »140.

25Reprenons les principaux arguments des personnels de l’insertion et précisons davantage les logiques de l’action publique. À l’origine, les concepteurs de ces expérimentations locales souhaitaient que la mise en œuvre des politiques d’insertion par l’économique soit l’un des moyens de résoudre le problème du chômage dans les régions les moins dynamiques. Par la suite, des acteurs locaux ont tenté de coordonner l’ensemble de leurs décisions en définissant un programme politique ayant comme contenu le soutien aux services de proximité, l’exploitation de gisements d’emploi ou les subventions apportées au développement rural141. Tout en utilisant une terminologie un peu différente de celle qu’emploient d’ordinaire les travailleurs sociaux et les personnels administratifs, les promoteurs de ces initiatives ont défendu l’idée d’un rapprochement des services publics de leurs usagers et ils ont défini un modèle systémique pour appréhender l’environnement dans lequel ils évoluent, avec des variantes qui méritent d’être mentionnées.

26Le premier cheminement intellectuel est militant et il a pris naissance à partir d’expériences pilotes et d’exemples d’aide au développement provenant des pays du Tiers-monde. On leur doit notamment la conception de projets parfois très audacieux dans les espaces ruraux les plus enclavés. Les différents réseaux qui ont été à l’origine de ces réalisations concrètes rejettent globalement les logiques productivistes et ils défendent l’idée d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement et des populations locales142. Dans la continuité de ces réflexions, des acteurs locaux et différentes institutions ont tenté de définir un projet rural dans lequel on retrouve des propositions concrètes comme le soutien aux services publics de proximité et aux créations d’emploi, le respect des paysages et la défense du maintien d’une agriculture en montagne. On retrouve partiellement ces idées sur le développement durable en examinant la littérature relative à l’économie solidaire.

27La seconde conception de l’insertion professionnelle est plus technique. Elle prend appui sur des logiques territoriales (dans la continuité des contrats de pays) et elle vise également à remodeler le fonctionnement des institutions locales. Certes, depuis les travaux du sociologue Pierre Grémion, des changements importants sont survenus au niveau local, comme au niveau central. Il n’empêche. Avec l’apparition de ces politiques d’un genre nouveau, des relations de travail se sont établies entre des personnels relevant de différents organismes et les actions conduites en commun se sont fondées sur des dynamiques partenariales où s’est exercé un droit à la négociation et à la participation. Cette régulation « par le bas » est très intéressante à étudier parce qu’elle oblige les institutions locales à s’engager dans des démarches partenariales où les différents participants sont invités à confronter leurs idées et à analyser leurs pratiques professionnelles. On peut même se demander si la mise en œuvre des politiques de l’emploi n’a pas contribué à construire un nouveau modèle d’administration territoriale.

28L’introduction des dispositifs destinés aux chômeurs a eu certainement pour effet d’instaurer des relations plus contractuelles entre des organismes publics qui ne collaboraient pas forcément. Comme l’a montré Jacques Ion en étudiant l’émergence de ces démarches territorialisées143, cette exigence de concertation s’exprime à différents niveaux. Cela étant, les spécialistes des dispositifs d’insertion disposent en fait d’une large capacité d’action et ils n’hésitent pas à se débarrasser des cloisonnements administratifs et à affirmer leur rôle irremplaçable vis-à-vis des élus. Dans un même sillage qui a vu naître permanences d’accueil, organismes de formation professionnelle et Plans Locaux d’Insertion (PLI) sont apparus de nouveaux professionnels qui se distinguent des travailleurs sociaux et des animateurs socioculturels. Agents de développement au service des collectivités locales, ils sont des spécialistes en ressources humaines ou en psychologie du travail, formés à l’université ou par des organismes de formation continue. Recrutés à la fin des années 1980 et au début des années 1990, ces professionnels ont investi les domaines d’intervention transférés aux collectivités locales et ils jouent désormais un rôle déterminant auprès des demandeurs d’emploi, des entreprises, des associations locales et des élus. Ils exercent leur activité professionnelle dans le cadre d’une contractualisation tous azimuts et doivent être en mesure de proposer des projets, de rechercher des financements, de répondre aux sollicitations des demandeurs d’emploi et de trouver les solutions les plus adéquates.

29On ne s’attardera guère plus longtemps sur des dispositifs connus de tous sauf pour indiquer que les chantiers d’insertion sont fréquemment considérés par les personnels de l’insertion comme un des moyens privilégiés pour « resocialiser » les chômeurs de longue durée, les publics les plus difficiles (toxicomanes, alcooliques, personnes qui présentent des troubles du comportement) et les jeunes. En milieu rural, ces opérations d’utilité sociale visent à assurer une complémentarité entre les mesures d’insertion et l’intervention économique. De même, la réhabilitation du patrimoine, qu’il soit bâti ou naturel, est au centre des préoccupations. Par exemple, on propose à des demandeurs d’emploi et à des jeunes en formation de réhabiliter de vieilles bâtisses laissées à l’abandon. Les moins qualifiés participent à l’entretien de ruisseau et de chemins ou aménagent des sentiers de randonnée. D’autres, enfin, préparent des diplômes qui leur permettront ensuite de travailler auprès de personnes âgées, si nombreuses à la campagne…

30Quelle que soit la nature des solutions proposées, ces actions volontaristes ont favorisé l’introduction de statuts intermédiaires entre le chômage et l’emploi et elles ont couvert des territoires qui ne correspondaient pas forcément aux découpages administratifs. À l’échelle de ces bassins de vie, le secteur associatif, les services déconcentrés de l’Etat et les collectivités locales ont joué en définitive un rôle d’encadrement et c’est dans le cadre de réseaux de partenaires que sont réalisées des opérations de réhabilitation du patrimoine bâti, que sont décidés des aménagements ou que sont mis en place des services destinés à la population. Conçues au départ comme un espace de réflexion et de débat, ces expérimentations ont été réappropriées par les personnels de l’action sociale, mais elles ont également servi les intérêts des institutions qui ont défendu le dossier de l’intercommunalité. Parce que différents leviers ont été activés, il semblerait y avoir une grande variété de configurations locales que l’on pourrait appréhender en faisant appel aux outils de la sociologie des organisations. Par exemple, des institutions locales se sont lancées dans des programmes d’amélioration de l’habitat, d’autres réalisent des couplages innovants entre l’insertion des publics en difficulté et le développement économique en utilisant les méthodes de l’ingénierie sociale, d’autres encore se sont engagées à créer des plateformes de services144 ou des maisons de santé regroupant des équipes pluridisciplinaires. Cela étant dit, tous les acteurs ne parviennent pas forcément à s’engager dans des démarches partenariales et à partager une culture commune. Pour cette raison, notre analyse devrait bien se placer au niveau d’un ordre local (ou de plusieurs ordres locaux), c’est-à-dire que nous sommes « dans une science du spécifique et de la régulation locale ; ou, autrement dit, dans une science des médiations spécifiques qu’imposent aux grands ou aux moins grands déterminants de l’ensemble social, les construits spécifiques à travers les acteurs régulent localement leur nécessaire coopération145 ».

31Quitte à schématiser à l’extrême, nous pouvons formuler l’hypothèse qu’à la différence des politiques sociales qui étaient fondées sur une logique d’assurance et de solidarité, la mise en œuvre des mesures d’insertion par l’économique et la territorialisation de l’action sociale révèleraient le fonctionnement concret des administrations locales. Dans un premier temps, les institutions publiques et les décideurs ont soutenu en fait la création de structures ad hoc. Ensuite, les personnels de ces structures se tournent plus volontiers vers l’administration dont leur image de neutralité est plus conforme à leurs principes d’action. Ces stratégies permettent aux personnels de se protéger par rapport à leur hiérarchie, tout en valorisant des relations personnalisées avec certains interlocuteurs comme des associations caritatives, des organismes de formation professionnelle. Aux frontières de ces organisations, différents ajustements régulent alors le volume de l’emploi.

32À ce stade de notre analyse, on perçoit finalement plusieurs façons de concevoir les politiques de lutte contre la pauvreté. Les prestations retenues par les organismes sociaux se fondent sur une série de critères précis, mais les décisions prises renvoient au moins à deux modèles d’action publique. Le premier de ces modèles peut être qualifié de traditionnel. Il fait appel à des intermédiaires – les études rurales et les travaux des politistes les qualifient de notables – mais il repose surtout sur des relations personnalisées, inscrites dans la localité. Qu’ils soient médecins, qu’ils aient un mandat électif ou qu’ils aient tout simplement un pouvoir d’influence, ils assurent un rôle de médiation entre les familles pauvres et les institutions publiques. Dans bon nombre de cas, la profession agricole joue aussi un rôle important. Il en est de même des institutions médico-sociales.

33Le second modèle est apparu avec l’introduction des politiques de l’emploi et les vagues successives de décentralisation. Il repose sur l’idée de contrat (le contrat d’insertion par exemple) et ce modèle de gestion des risques sociaux participe au développement local. Réappropriés par les organismes chargés des dispositifs d’insertion, ces projets territorialisés couvrent à présent une bonne partie de l’espace rural français. Ils se fondent sur l’idée selon laquelle c’est en accompagnant les demandeurs d’emploi dans leurs démarches que l’on parviendra (au moins partiellement) à faciliter leur insertion professionnelle. Sachant que cette méthode s’appuie sur une législation précise et qu’elle s’opère à différents échelons (au niveau de l’Etat et des organismes de protection sociale, au niveau des départements et des municipalités), on est en présence d’un modèle de gouvernance. Cependant, en se focalisant sur les publics les plus proches du marché du travail, les pouvoirs publics et les administrations locales ont involontairement délaissé les populations fragilisées par la maladie et les personnes qui ne peuvent guère espérer retrouver un emploi. Sur le terrain, elles délègueraient de fait la gestion des situations les plus dramatiques à des associations caritatives et à des œuvres de bienfaisance.