1SE RÉFÉRER À DES THÉORIES englobantes ne suffit plus lorsqu’on souhaite étudier les conditions de vie des ménages et les effets redoutables de la crise économique sur les rapports humains. Afin de décrire la pauvreté et les mécanismes d’exclusion sociale, il est nécessaire d’accorder de l’importance à des dimensions plus subjectives. Bien entendu, la famille reste l’unité d’observation la plus intéressante car il s’agit d’un espace dans lequel certains individus sont capables de s’adapter. Les moyens utilisés sont plus ou moins efficaces et je me suis aperçu que les individus raisonnent fréquemment en fonction d’une norme préétablie. On retrouve ce modèle traditionnel en relisant les entretiens. Par exemple, même si la cohabitation avec les parents âgés n’est plus le modèle de référence vers lequel on tend (on répond généralement à l’occasion des entretiens que les enfants adultes doivent prendre leur indépendance), nos interlocuteurs accordent beaucoup d’importance à la vie domestique et aux solidarités générationnelles. Dans ces familles plutôt fusionnelles, on valorise les interactions internes et on effectue des arbitrages. La plupart du temps, on limite les échanges avec l’extérieur et il peut arriver que ce repli sur l’univers domestique nuise à l’épanouissement de chacun.

Des arbitrages délicats

2Face à la pauvreté, les personnes que j’ai eu l’occasion de rencontrer se tournent plus volontiers vers leur famille qu’elles ne se dirigent spontanément vers les services sociaux. Dans la majorité des cas, mes interlocuteurs m’ont indiqué qu’il leur serait impossible de vivre décemment sans l’aide de la parenté proche et, dans ces maisons, nous avions affaire à un fonctionnement très organisé. Tant que c’est possible, les parents donnent de l’argent ou ils offrent le gîte et le couvert à leurs enfants quand ils sont au chômage ou lorsqu’ils traversent une période difficile. Des frères et sœurs leur facilitent la recherche d’un emploi, ils effectuent des démarches administratives ou ils mettent une voiture à leur disposition. À moins d’avoir affaire à des personnes sans attaches familiales, cette proximité au quotidien leur donne la possibilité de partage des temps et des lieux en commun (repas, bricolage, jardinage…). Elle leur permet de restreindre au maximum leurs dépenses courantes et elles leur donnent le sentiment de ne pas être exclu ou marginalisé.

3Prenons le cas de l’histoire de la famille Giraud, une famille d’éleveurs, pour mieux comprendre les mécanismes en jeu.

4Cette famille correspond à un collectif de travail, en dépit des événements qui ont marqué son histoire. Au moment de la réalisation de cette enquête, elle était composée de la mère, une retraitée de 78 ans, de son fils divorcé (53 ans) et de sa fille cadette (42 ans, célibataire), cette maisonnée a compris jusqu’à quatre générations. À la mort du père de famille, l’exploitation est vendue. Sa famille décide de continuer ce métier et loue une petite surface qu’elle utilise aujourd’hui pour élever un troupeau de moutons. Son fils qui travaillait jusque-là avec son père décide de travailler pour un autre éleveur comme ouvrier. Sans formation technique, il ne réussit pas à s’initier au fonctionnement du matériel agricole et à la comptabilité. Divorcé depuis quelques années, il perçevait alors le RMI. Son ex-compagne et ses enfants sont partis vivre en ville. À défaut d’être hébergé par sa mère et par sa sœur, cet homme vivrait certainement une situation bien plus difficile encore.

« Il est divorcé, c’est la mode il paraît. Nous, on restait ensemble mais bon, parfois, on haussait le ton. Moi, je suis un peu dépassée par ces choses-là. J’ai travaillé toute ma vie, alors si je m’arrêtais, ce serait la tombe direct. Je préfère faire comme çà. Je sais qu’ils me le rendent bien. Tant que je pourrai leur faire à manger… En tout cas, je préfère çà que d’aller fleurir le cimetière de B. (Silence). J’ai une bonne retraite. Mon mari a toujours cotisé, donc je ne leur demande rien. Qu’est-ce que voulez que j’en fasse ? Mes enfants et mes petits enfants en ont plus besoin que moi. On ne peut pas revenir en arrière, quand on était tous ensemble, mais bon, au moins, j’ai mon fils et ma fille avec moi ! » (Mme Giraud).

5En lisant ces propos, on mesure à quel point les solidarités familiales jouent un rôle de protection et d’entraide. De manière à garantir leur autonomie, chacun des membres de cette famille dispose d’un espace privatif. Il n’y a qu’un espace de vie, mais cet ensemble locatif comprend en fait deux unités distinctes : la maison proprement dite où vit la mère qui a tout le confort (cuisinière à bois, eau, waters, douche) et où la fille dispose de sa chambre et, à côté, un ancien local professionnel comprenant un garage et un bureau commercial. Le fils dort dans le bureau qu’utilisait l’artisan (« Il n’y a rien : un bureau, un lit, un placard, un lavabo, c’est ma piaule »). Aucun dédommagement n’est demandé par la mère qui, malgré, son âge poursuit ses activités domestiques.

6Au-delà de cet exemple concret, on perçoit finalement que les individus peuvent être capables de mettre au point différentes « recettes » pour « faire face et s’en sortir ». Toutes les solutions sont possibles. Par exemple, des recompositions familiales se réalisent à la suite d’un événement douloureux, d’une rupture conjugale ou d’un licenciement économique. Des chômeurs vivent chez leurs parents en attendant de retrouver un emploi. D’autres personnes encore reviennent dans leur village à la suite d’un événement personnel…

7C’est en s’intéressant aux plus jeunes, qu’on trouve la plus grande diversité de situations. L’aide matérielle et les services rendus peuvent l’être par un frère, une sœur, un tuteur ou un parent adoptif. Dans ce cas, on met en avant des valeurs morales et on souhaite justifier vis-à-vis d’une personne extérieure qu’on bénéficie honnêtement de l’aide accordée par la collectivité. Les propos de Ludovic et de Sylvie l’indiquent très clairement.

… « Je fais les foins pour mon beau-frère. En retour, ma sœur, elle garde tous les enfants et elle fait à manger. Des fois, on est nombreux. C’est du travail pour elle.

… Le plus important c’est la petite. Quand elle va bien, le père, il va bien. Mais en ce moment c’est vrai que cette voiture… On est tous bien ici. C’est agréable. Bon, le seul truc, c’est que le chauffage il est électrique. Ça coûte cher et il faut chauffer pour la petite. On est en septembre et on a déjà allumé. Et pour sécher le linge. Mais on n’a vraiment pas à se plaindre. N’est-ce pas… (embrasse le bébé).

Avant c’était le travail. Je travaille depuis le 15 juillet. Cette fois, c’est par une boîte d’intérim. J’ai pas encore signé le contrat, mais, cette fois, ils me font une fiche de paie. Mais, il faut pas que je tombe en panne en y allant. Il m’a dit que ce serait la porte direct.

J’aimerais continuer. J’ai arrêté en 3^ème et le bois j’aime. Ça me plairait de me spécialiser dans la découpe du bois. Avant c’était pas pareil. Je faisais des tas de trucs, les foins. J’ai travaillé aussi dans une scierie. Mais bon, ils étaient pas trop réglos.

… La petite, c’est tout. S’il n’y a qu’une côte de porc. On la mixe. Elle est pour elle. On pourrait demander des bons, mais moi, je préfère pas. On pourrait, mais… Avec 600 francs par semaine100, je n’y arrive pas. C’est un Monsieur de l’extérieur qui le donne. La seule chose ça serait de demander à la Croix-Rouge. Faire du ménage chez des personnes âgées ça serait bien. J’ai 600 francs tous les jeudis (sa compagne est sous curatelle) et j’ai parfois du mal à nourrir la petite. J’aurais plus de sous, mais si je me fais piquer, c’est fini. On me l’a dit. Si je travaille, on me coupe la pension. J’ai travaillé oui, dans un restaurant deux fois, mais maintenant je pense à la petite. Ce serait trop grave ». (Ludovic, 20 ans, demandeur d’emploi).

… « Le tuteur, il remplit les papiers. Ma belle-sœur elle nous a déjà donné de l’argent quand mon ami il a eu du mal à payer l’assurance de la voiture. Maintenant, on mélange tout l’argent. C’est moi qui en ai eu l’idée. On s’en occupe à tour de rôle. Mais moi, je veux pas que le crédit pour la voiture, il soit à mon nom. Le logement, il est à mon nom. Mais la voiture c’est lui. Je veux pas qu’on ait les crédits. Lui il voudrait, mais moi, je ne veux pas. (Sylvie, 23 ans, AAH sous curatelle).

8Les propos repris ici confirment bien l’hypothèse d’une division familiale du travail très organisée. Dans ces familles résolument traditionnelles, on se réfère à un modèle qui repose sur une répartition sexuée des tâches. Cependant, pour que cette justice distributive soit équitable, les individus sont obligés d’attribuer des équivalents monétaires et d’estimer les services qu’ils rendent à leurs proches parents. Les contraintes qui en découlent se heurtent parfois à une aspiration à plus de liberté et d’autonomie. La vive discussion qui suit donne un exemple concret de ces tensions quotidiennes.

- « Je ne peux plus supporter d’être ici. Je veux partir, mais où et avec quoi ? Mon rêve serait d’être chez moi, avec ma fille, de retrouver un travail dans le pays. Ce serait trop difficile de me laisser ailleurs. (Laurence, 38 ans, AAH suite à une dépression nerveuse).

- Tu as besoin de monde autour de toi. Comment ferais-tu ? (Nadine, sa sœur).

- Je ferais un travail dans la couture, le tricot. (Laurence).

- Elle dit ça, mais elle peut pas se concentrer plus d’une heure sur quelque chose. J’aurai pu la faire rentrer dans le magasin où je travaille, pour aider comme ça. Elle chialerait. (Nadine).

- À mon âge, je pense qu’il faut avoir son indépendance. Mes frères, après avoir rompu, ils me sortaient. Maintenant ils sont casés (Laurence).

- Tu vois la chance que tu as. La seule solution, ce serait le CAT. L’atelier couture tu t’y ennuierais. Et puis, il faudrait qu’on aille l’accompagner et la chercher. On n’a qu’une voiture ici. Je la connais : quand il y a un repas de famille, elle part dehors et puis elle revient. Elle ne pourrait pas. (Nadine).

- Le permis c’est l’autonomie (Nadine).

9Tout comme l’indique ce témoignage, les personnes qui sont hébergées par leurs parents ou qui sont aidées par leurs frères et sœurs subissent parfois l’emprise de leur famille. Les jeunes femmes sont particulièrement concernées par cette absence de liberté et elles se sentent souvent très isolées. Les personnes âgées peuvent être dans la même situation et la plupart des spécialistes du monde rural en sont conscients. Par exemple, l’usage d’un véhicule automobile étant nécessaire et les transports en commun faisant souvent défaut, « la désorganisation des services de base, l’éloignement progressif des équipements et des services, liés à une croissance globale de la mobilité, posent de graves problèmes à des catégories sociales peu mobiles (femmes seules avec des enfants à charge, jeunes et personnes âgées sans moyen de déplacement autonome), qui se retrouvent dans des situations de marginalité accrue101 ». À ces problèmes de mobilité (les distances à parcourir sont importantes) se conjuguent la surcharge des activités domestiques, le manque de structures d’accueil de la petite enfance et la volonté de briser un fort sentiment d’isolement : « ces situations propres aux territoires à faible densité de population n’améliorent pas l’attractivité du milieu rural et provoquent même un exode particulier des jeunes femmes, surtout les plus diplômées, avec en corollaire un développement du célibat. Cette évolution accentue la dévitalisation des campagnes et peut conduire à un accroissement des situations d’exclusion102 ».

10On retrouve les problèmes qui viennent d’être décrits tout au long des entretiens recueillis sur le terrain. En effet, les thèmes qui reviennent le plus souvent dans les propos de nos interlocuteurs sont liés à leur isolement et à la difficulté qu’ils éprouvent pour retrouver un emploi. Dans l’ensemble, ils sont bien informés au sujet des réalités économiques et ils sont capables d’évaluer les avantages et les inconvénients de la vie à la campagne (voir tableau). Du côté des « avantages », on retrouve l’importance des relations personnalisées et des liens familiaux. On indique à l’observateur extérieur qu’on est totalement intégré et on indique facilement qu’il existe, fort heureusement, toute une série de moyens qui leur permettent, en cas de difficultés, d’améliorer leur existence et ne pas être mis au ban de la communauté locale.

11Du côté des inconvénients, on retrouve, à peu de choses près, un raisonnement similaire. Par exemple, de nombreux interlocuteurs insistent sur le fait qu’à la campagne, on doit affronter le regard d’autrui et qu’on évolue souvent dans un climat de suspicion ou de méfiance. Les plus virulents n’hésitent pas à critiquer le fonctionnement des administrations et à élaborer un discours structuré contre ce qu’ils perçoivent comme étant un ordre établi. Cela étant, certains adoptent des comportements de fuite. Dans ce cas, ils ont plutôt tendance à éviter les contacts humains et à évoluer au contact direct de la nature.

12En règle générale, les plus pauvres sont en mesure de réduire leurs dépenses au strict minimum, mais ils ont surtout le sentiment d’être prisonniers de leur situation. Placées en situation de dépendance, ces personnes doivent alors affronter le regard d’autrui et elles préfèrent souvent se replier sur leur univers domestique. Même si certains d’entre eux peuvent compter sur leur entourage immédiat, il ne faut pas croire que les solidarités familiales se fondent exclusivement sur une bonne proximité affective. Dans un certain nombre de cas, on remarque des inégalités de traitement entre les hommes et les femmes, entre les aînés et les plus jeunes. Cette situation soulève une série de questions. S’agit-il de défendre une position ? S’agit-il de trouver le mode de fonctionnement le plus efficace ? S’agit-il de trouver des arrangements qui permettent à chacun de « faire bonne figure » ? Ces personnes fixent-elles des règles une fois pour toutes ?

13Dans certaines familles, des chômeurs et des personnes fragilisées par la maladie occupent une position peu enviable ; on les critique ou on les infantilise. De même, il peut arriver que les individus n’obéissent pas toujours rigoureusement aux règles qui leur ont été prescrites par la tradition et la culture. Ils défendent avant tout leurs intérêts et nous pouvons poser l’hypothèse selon laquelle ils ont de « bonnes raisons » de se comporter ainsi. Voyons ce qu’en pense Jean-Pierre et retournons chez Violette…

14Jean-Pierre a été placé dans un foyer de la DDASS à l’âge de 11 ans et il serait, selon ce qu’on dit au village, le fils de son grand-père maternel. Il ne reverra plus sa famille durant près de 25 ans, c’est-à-dire jusqu’au jour où, informé par des « connaissances » alors qu’il vivait à Paris, il apprend subitement qu’il dispose, suite au décès de son grand-père et de son père, de la nue-propriété de la maison familiale. Actuellement, il vit dans une remise attenante à cette maison et il envisage de s’installer comme artisan. Il a déjà réaménagé ce local sans fenêtre en deux espaces de vie de surface équivalente : un espace où il entrepose un nombre incalculable d’objets qu’il confectionne lui-même, un second espace, isolé sommairement, où il dispose d’un lit et d’un bureau. Jean-Pierre mange seul. Les toilettes et une salle de bain sont installées chez sa sœur, mais l’accès lui étant tarifé, il refuse d’y prendre sa douche. Quant à sa mère, elle dispose d’une cuisine équipée et du téléphone. Une cloison sépare la remise où il vit et le reste de la maison qu’elle occupe…

15Revenons chez Violette. Toujours coriace, Violette « résiste ». Elle ne souhaite pas se trouver en situation de dépendance par rapport aux seuls voisins, autres que des personnes âgées, qui pourraient lui proposer de lui rendre des services et de lui demander des dédommagements à leur convenance…

« L’hiver, c’est le plus dur. Dans la grande maison d’à côté (située à 200 mètres), ils viennent me voir de temps en temps. Il y en a qui viennent le week-end me dire bonjour. Pour les vacances. Ça fait un peu d’animation. Par exemple, tenez, le week-end dernier, il y a des jeunes qui sont passés. Des scouts. Ils étaient perdus. Ils faisaient un jeu de trésors. Il pleuvait, alors ils sont restés coucher. Ils voulaient pas dormir dedans. Alors ils ont dormi dans la grange. Mais les autres voisins, je leur parle pas. Ils voudraient tout faire pour récupérer ici. Ils inventent des histoires. Moi, je n’ai rien contre les « sacs à dos ». Je trouve que c’est bien, parce que eux, ils ont la méchanceté au corps…

… Pour cet hiver, j’ai commandé du charbon, parce que c’est le prix d’été et je veux profiter d’une ristourne. La tonne c’est 1000 francs au prix d’été103. J’en ai commandé la moitié. J’en ai besoin de deux. Comme ça, j’ai pas à leur demander de me couper du bois. Pour les tilleuls c’est pareil. Il faudrait les couper. Ils sont trop vieux. Alors je leur ai dit que je voulais pas. À la mairie, ils m’ont dit qu’avant on pouvait prendre deux trois jours comme ça, mais que maintenant avec les assurances, on pouvait plus. Parce que comme ça, en voulant être gentils, ils savent que je suis toute seule… » (Violette, 61 ans, RMI)

16Tout comme l’indique le témoignage de Violette, les personnes isolées sont souvent contraintes de trouver des arrangements équitables et de faire prévaloir leurs droits. Sans réelle capacité de réaction, les plus âgés s’inquiètent. Dans ces petits villages où tout le monde se connaît et offre volontiers sa disponibilité, ils doivent fixer des règles avec leur entourage immédiat (famille, voisins, amis). Cette lutte incessante pour la vie est la première de leurs préoccupations et elle suppose qu’ils soient respectés par les autres et qu’ils ne doivent jamais les servir. En somme, la notion de besoin ne désigne pas ici une liste de biens matériels ; elle caractérise surtout une forme de relation : être dans le besoin signifie que l’on se trouve placé en situation de dépendance. Prenons le cas de la biographie de Liliane, 51 ans, domestique de ferme en échange d’un toit, pour mieux comprendre la dureté de ces rapports humains.

Abandonnée par ses parents, Liliane a été confiée à une famille de fermiers à l’âge de 29 mois. À 15 ans elle avait pour tâche de s’occuper de l’alimentation des bêtes. Mariée à 22 ans, elle aura un fils et une fille : « Mon mari était violent. Il me jetait ses chaussures à la figure. Il frappait les enfants… Quand même il n’a jamais fait des choses de dire sexuelles et il ne buvait pas. Un jour, il a pendu mon fils par les pieds. Je n’ai rien pu faire. Je suis partie. Je ne les ai plus jamais revus. Mais, ma fille, elle viendra. Je le sais. »

Liliane décide alors de partir, seule, et elle demande l’hospitalité à proximité en échange de son aide. Au cours de son périple qui aura duré plusieurs années, on lui propose un remplacement dans un centre d’enfants inadaptés où elle peut se loger. Le contrat terminé, à nouveau sans domicile, elle fait la rencontre d’un homme. Elle part en ville. La relation est sans suite. À l’occasion d’un séjour à l’hôpital, elle retrouve un couple qu’elle connaissait « de vue ». Le couple lui propose de l’héberger dans la vieille ferme qu’ils habitent (« L’homme qui était déjà âgé, m’a demandé de venir par-devers lui et de s’occuper de la maison. Ils n’avaient pas d’enfant, tout juste des nièces qui ne viennent jamais »).

Depuis son décès, la veuve rend la vie impossible à Liliane. Liliane lave, prépare les repas, s’occupe d’un jardin, des lapins et des poules. L’eau est à la pompe (il faut donc briser la glace en hiver) et la maison n’a aucun confort. Sans permis, Liliane effectue tous les jours près de dix kilomètres à pied pour faire des achats au camion itinérant, trente kilomètres pour se rendre au supermarché (quinze allers, quinze retours). Elle me confiera qu’elle avait même été maigre. Au bout d’un certain temps (quatre ou six ans), les habitants du village lui ont dit d’aller voir Monsieur P., l’assistant social. La régularisation est rapide. D’ailleurs, le travailleur social a fait en sorte qu’elle soit déclarée pour quelques heures comme femme de ménage (« Je fais aussi quelques heures à la mairie et à l’église. Il y a plus de travail l’été parce qu’il y a des enterrements »).

Dans son discours, Liliane indique toujours « par-devers Monsieur, par-derrière la dame ». « Derrière » était une locution très couramment utilisée dans le parler local (on emploie plus rarement « avec ») qui indique la position de second. « Par-devers » indique une plus grande égalité entre les individus, des chemins plutôt parallèles, des chemins qui se croisent rarement en raison de la spécialisation des tâches et des rôles.

17En retraçant cet itinéraire, on mesure véritablement ce que recouvre la pauvreté matérielle mais on note aussi la présence d’un temps différé entre l’instauration d’un minimum garanti, son acceptation par ses bénéficiaires potentiels et, ensuite, l’augmentation du nombre de dossiers. Par exemple, Liliane a attendu 6 ans avant de demander le RMI, mais elle est consciente du fait que sa situation s’est améliorée. Grâce à cette aide, Liliane m’a indiqué pouvoir manger correctement, avoir pris du poids, et s’acheter enfin un cyclomoteur et quelques tenues. Très propre et même coquette, Liliane a tout connu. Elle en parle avec une très grande pudeur ; elle utilise des images et ne comprend pas que l’on puisse s’y intéresser : « Il y a des gens qui sont plus dans le besoin que moi, pour qui c’est plus dur » s’est-elle rassurée au cours de l’entretien. Liliane a toujours refusé la mendicité (« Les quignons de pain, c’est bon pour les poules »). Le travailleur social lui apparaît comme un véritable sauveur. Elle lui voue un respect très profond : « Ça a été un grand secours. Avant j’étais maigre et les gens sont contents de me voir mieux. »

18À travers ce récit qui décrit une grande souffrance, nous retrouvons des logiques tutélaires et des rapports sociaux d’un autre âge. Au fond, en retraçant cette biographie, on perçoit aisément que la pauvreté est une notion relative. Les besoins matériels ne sont jamais des données immédiates : ils dépendent d’une série de variables culturelles et ils sont remodelés par les contacts humains. Tout comme le note Alexandre Vexliard, les besoins des individus diffèrent en fonction du milieu social dans lequel ils ont été élevés. De même, il faut savoir que certaines personnes ont été mal pré parées à affronter les hasards de la vie adulte et leurs modèles de conduite oscillent entre la soumission et la rébellion104. Ces individus réagissent de manière souvent désespérée. Parce que leurs attitudes sont ambivalentes et forment un tout, il est illusoire de vouloir à tout prix isoler la souffrance comme un élément indépendant. Il est aussi question d’honneur, de réputation et de pudeur. Osons franchir ce seuil…

Cri, Providence et folie

19Au fur et à mesure que les individus glissent sous la trappe de la grande pauvreté, ils ont tendance à vivre en marge de la société. Tels des détenus qui mènent une existence recluse, ces personnes isolées sont coupées du reste du monde et il n’est pas rare que des ruptures se produisent. D’ores et déjà, nous savons que les amis de Joseph ont littéralement « plongé ». Joseph ne les fréquente plus, mais il s’inquiète de leur sort.

« Je crois qu’il y en a qui sont dans une situation pire que la mienne. Vous n’êtes pas allés les voir ? On les laisse tomber… (très long silence)… Il y en a même qui sont seuls et qui se font des mixtures… (silence)… De temps en temps, je les vois. Mais je ne peux pas faire plus. Ils sont devenus fous… Moi, on peut dire que j’ai eu de la chance. Je m’en suis sorti après avoir été à L105., mais eux ? Parce qu’il faut dire qu’on les laisse sans rien, sans RMI. Après, ils plongent. Ils mangent trois fois rien. C’est d’eux qu’il faudrait s’occuper. Moi, vous savez, je suis bientôt à la retraite, alors tous ces machins-là… (puis, remarquant que je regardais son lieu de vie)… La seule chose, c’est que c’est vrai qu’il faudrait refaire ici. L’assistante sociale est venue plusieurs fois pour me le dire. Alors, on s’est dit de demander une petite aide. D’ici la retraite. Mais (regardant à nouveau les lieux) il y aurait tout à refaire. » (Joseph, 59 ans, RMI).

20Joseph ne se trompe pas. Des équilibres sont rompus lorsque survient un événement grave (décès d’un proche, maladie) ou lorsque le célibat se prolonge. Lorsque la frontière entre la pauvreté et ce qu’il convient d’appeler la folie n’est plus très nette, certains se tournent vers la nature. Les animaux deviennent des interlocuteurs quotidiens. On ferme les volets de sa maison ou on ne laisse qu’une seule fenêtre ouverte. Les plus démunis vivent reclus. Ils se terrent. Le travail de l’enquêteur devient alors une opération consistant à enregistrer une plainte, un cri…

Observation n^o 1

La famille A. est composée du père (77 ans), de son épouse (67 ans) et de l’un de leurs fils, âgé de 41 ans et handicapé à différents titres. La famille est logée dans une petite maison composée de deux pièces. Dans la première pièce, se trouvent la table et un canapé où dort le père (l’été, il dort dans la grange). Dans la seconde un lit, où dorment visiblement la mère et son fils, une cuisinière qui fonctionne mal. La famille n’a l’eau courante, à l’extérieur de la maison, que depuis quelques années seulement, et il n’y a pas de W-C.

Le jour de l’entretien, M^me A. revenait de l’hôpital où elle avait subi une opération à cœur ouvert. Alors que je me trouvais avec son fils, elle entra dans le logement et ouvrit son corsage pour me montrer sa cicatrice. Elle n’osait croire en la réussite de l’opération.

Le père de famille garde sa retraite sur son compte, ou la boit. Il serait très violent. « Ça va, maintenant à 77 ans, il est sourd, un peu gâteux, mais il aurait une tendance à boire ». Passant devant la porte, la seule ouverture du logement, le vieil homme me demande d’ailleurs de déplacer ma voiture en brandissant son poing. Sa femme m’indique tout simplement : « Vous voyez comment il est. Il perd la boule. N’y faites pas attention ».

Madame A. vit avec la pension de son fils qui avait reçu un choc violent au cours d’un accident de voiture. C’était en 76/77. Sans travail, le fils et sa mère connaissent la misère la plus noire pendant quatre années, c’est-à-dire avant que de multiples démarches ne soient faites pour reconnaître le handicap et verser une pension, après un premier rejet de la Cotorep et des lettres de contestation.

« Après qu’il ait perdu la tête, il a fallu demander à Docteur M. Le kiné, le maire de… Il lui a fait 110 séances. Il est resté 7 mois dans le lit. Il fallait le laver comme un bébé. Il se faisait dessus. Et puis, tout d’un coup, il s’est levé et s’est mis à marcher. C’est comme s’il naissait une seconde fois. D’abord, il marchait avec des béquilles, mais maintenant il tremble, il a peur. Je dois encore lui mettre ses chaussettes parce qu’il n’y arrive pas lorsqu’elles sont trop serrées » (M^me A.).

L’homme présente différentes pathologies que personne ne semble vraiment connaître. Autrefois, (il n’arrive pas à se reporter dans le temps), il aurait suivi une scolarité normale (une 4^e technologique au collège) et appris un métier, chez le même patron, comme menuisier. Aujourd’hui, il voudrait être une « personne », même s’il se compare aux petits chiots avec lesquels il passe le plus clair de son temps :

« Moi, je suis de… Je suis né à… On est venu ici pour l’école… (long silence)… Des fois, les journées sont longues. J’aimerais une petite voiture (une voiture sans permis), mais ma mère ne voudrait pas. C’est à elle qu’il faut demander. C’est elle qui s’occupe des papiers. Moi, j’aime vivre avec la nature, avec les animaux. La seule chose, c’est que j’aimerais avoir une petite voiture, pour aller faire des commissions, voir un peu de monde. La mère, elle ne veut pas. Alors (me regardant fixement puis se baissant) s’il vous plaît, si vous pouviez, il faudrait nous donner une petite aide. Le père, il ne veut pas faire de jardin. Des voisins nous donnent des choses, des fois. Et moi, je voudrais bien bricoler, mais je ne peux pas. Regardez (il me montre une « humeur » au niveau de l’épaule) je me suis cassé ici. L’os sortait. J’ai souffert. J’ai souffert le calvaire. J’ai sorti un verre de pus, un verre (il me montre la taille du verre)… Maintenant, je ne comprends pas, j’ai mal au coude ; je ne peux pas bouger le bras. Ils veulent couper, mais moi, je ne veux pas passer sur le billard. J’y suis passé déjà. Je voudrais bien bricoler, faire des choses dans la maison, mais je tremble, j’ai peur… (silence)…

Quand je me suis vu comme ça. Incapable de me lever. 7 mois allongé. J’ai réussi à remarcher, mais maintenant, je tremble. Je suis incapable, mais moi, je voudrais être une personne, parce que (me regardant fixement et me touchant le bras) est-ce que vous croyez que je suis un imbécile ? … (puis, réfléchissant) si je ne suis plus un imbécile, il faudra que je travaille. C’est pas possible avec tout ça. J’aimerais, mais, croyez-moi, j’en suis pas capable. Je sors pas, je bouge pas. C’est pas possible.

La mère, parlant, seule, de l’avenir : « Moi, je trouve que nous sommes isolés ici. Le premier commerce, il est à… (10 km), le médecin à… (18 km). J’aimerais habiter à C. (petite ville où se trouve le médecin), mais, mon fils, il a toujours vécu ici. Il aime la nature… (long silence)… Je suis contente de l’opération. J’ai été bien soignée et je me dis que c’est plus important que je sois là pour lui que de vivre avec un sol en ciment. Vivre avec un sol en ciment, ce n’est rien. Vivre comme ça, sans confort, on a l’habitude. Je ne veux pas être une gâcheuse. Mais, voyez ces petits chiots. Il y en a un qui fait pipi dedans. Il y en a un qui est mort. Ça le rend triste. Alors, je veux pas le contrarier. »

21En rencontrant cette famille, nous retrouvons tout d’abord la distinction pouvant être établie entre la pauvreté et la grande pauvreté : « Le [plus] pauvre [serait] celui qui, de façon permanente ou temporaire, se trouve dans une situation de faiblesse, de dépendance, d’humiliation, caractérisée par la privation de moyens, variables selon les époques et les sociétés, de puissance et de considération sociale : argent, relations, influence, pouvoir, science, qualification technique, capacité intellectuelle, liberté et dignité personnelle. Vivant au jour le jour, il n’a aucune chance de se relever sans l’aide d’autrui »106.

22En deuxième lieu, nous nous trouvons dans une situation de seuil, nous nous trouvons dans une situation où l’individu se trouve placé dans les interstices de la structure sociale. En étudiant les représentations collectives associées à la notion de handicap, M. Calvez107 désigne ces situations de seuil en utilisant le concept de liminalité : la phase de seuil caractérise le moment où l’individu a perdu un premier statut et n’a pas encore acquis le second. Dans une situation de liminalité, l’individu est particulièrement vulnérable et il doit accepter son nouvel état. Pour étudier cette période charnière pendant laquelle les individus « flottent entre deux mondes », il faudrait tenir compte des biais culturels qui orientent les comportements. Autrement dit, c’est en proposant une sociologie qui insiste sur l’attitude de la collectivité, sur les croyances populaires et sur le poids des traditions que peuvent être étudiées ces situations au cours desquelles les individus subissent l’emprise de l’entourage et ne savent plus très bien évaluer leur aptitude à évoluer de façon totalement autonome. Cette approche permet de remonter le cours du temps et elle insiste sur la façon dont les individus se protègent contre tout ce qui peut représenter un danger ou une menace.

23Cette démarche s’applique facilement au monde rural français. Dans certaines régions en effet, l’organisation sociale est fortement hiérarchisée et on retrouve des systèmes territorialisés de dépendance inscrits dans la tradition. A une autre échelle, on retrouve des phénomènes qui correspondent aux relations duelles que mentionne Norbert Elias en étudiant les processus d’exclusion sociale. Ces relations directes impliquent que si un individu B a une relation avec un individu A, il se peut que, dans ce modèle de configuration de pouvoir simple, la dépendance de A envers B soit toujours liée à celle de B envers A108. Ces formes de dépendance agissent sur l’attitude des individus. En fait, « lorsque le différentiel de pouvoir est très grand, nous serions enclins à nous dénigrer, à nous dévaloriser. Aussi longtemps que le différentiel de pouvoir reste grand et la soumission inéluctable, on vivrait émotionnellement l’infériorité de pouvoir comme un signe d’infériorité humaine ».109

24L’attitude qui vient d’être décrite a été maintes fois repérée. Dans l’ensemble, les plus pauvres se contentent de ce qu’elles ont et ont tendance à se dévaloriser. Un sentiment général de honte les envahit et il est souvent nécessaire de suggérer à ces personnes qu’elles sont libres de parler, qu’on ne leur veut pas de mal, qu’il ne s’agit pas d’un interrogatoire de police…

25On comprend, dès lors, que le fait de crier ou de supplier avec déférence, n’est pas seulement un appel à la Providence, que celle-ci soit divine ou étatique. Il s’agit d’une action qui participe aussi d’une prise de conscience de son statut et de ses droits. Pourtant, ces situations sont trop souvent méconnues. Quand je les ai mentionnées aux travailleurs sociaux qui travaillaient dans le secteur, ces derniers m’ont souvent confié « qu’il leur était parfois impossible de repérer ces familles » ; « que dans leur secteur, il n’y en avait pas des comme ça » ; « qu’ils en avaient entendu parler au début de leur carrière » ou encore « qu’ils pensaient que des comme ça, il n’en existait que dans des endroits plus reculés encore ». Certaines personnes avec lesquelles j’ai établi des rapports plus informels me confièrent effectivement que si elles rentraient dans ces maisons, elles étaient indignées par de telles conditions de vie, mais qu’il fallait admettre que tous les individus n’avaient pas forcément les mêmes besoins.

26On retrouve ces effets pervers lorsqu’il s’agit de repérer les personnes en situation de pauvreté. Cette question du repérage est une source de désaccord entre les travailleurs sociaux, mais aussi entre les travailleurs sociaux et les employés chargés de l’accueil des chômeurs. Ma propre enquête a d’ailleurs provoqué une vive discussion, puis amené ce qui est défini dans la profession comme étant une réflexion en soulevant le problème du repérage des personnes les plus pauvres, « réflexion » que le président de la Commission Locale d’Insertion a tranchée en indiquant dans la presse locale que des personnes dans le besoin échappaient encore à tout service social.

27Au-delà de cette anecdote, l’intervention des pouvoirs publics aurait parfois tendance à oublier les situations d’extrême pauvreté, à se concentrer sur les personnes les plus proches du monde du travail et à se substituer à l’entraide privée. Autrement dit, « un des effets pervers, probablement inévitable, de la politique sociale est d’atomiser les individus et de leur faire perdre leurs sentiments de solidarité110 » et de les placer seuls face à l’Etat, et, plus largement, face aux institutions sociales. Finalement, cette situation est le résultat d’une attitude qui consiste :

• à cacher la réalité et à se protéger soi-même contre tout ce qui peut représenter un danger ou une menace ;
• à se refuser de livrer toute information à une personne extérieure à l’organisation, au groupe professionnel ou à la communauté locale à laquelle on appartient.

28Qualifiée d’opacité, cette mise en place sociale ne concerne pas les seuls agents détenteurs du savoir, du pouvoir et de l’information, elle s’opère à différents niveaux d’une organisation donnée et elle s’apparente à des droits irrationnels111. Lorsque règne la loi du silence, ce déni d’existence doit être mis en regard avec le fonctionnement concret des administrations, mais il ne s’agit pas de la seule explication possible. En effet, il s’agit avant tout d’une réaction de défense : en se protégeant soi-même, on repousse sans cesse les limites de ce qui est humainement acceptable. Placés en face de situations extrêmes, les individus cherchent à ériger des barrières symboliques. Ces filtres de protection sont particulièrement efficaces et ils ont déjà été identifiés par Denise Jodelet dans une bourgade dans laquelle les habitants hébergeaient des malades mentaux contre rémunération112. Dans l’analyse qu’elle propose, Denise Jodelet montre en effet les rares marges d’action dont disposent les habitants et en ce sens, une analogie peut être établie avec les représentations que nous nous faisons de la folie ou de certaines maladies considérées, à tort ou à raison selon les époques et les avancées du savoir médical, comme dangereuses ou contaminantes. Les exemples ne manquent pas. Depuis les travaux de Michel Foucault, on sait que le phénomène de dissociation de la conformité et de la déviance se retrouve au travers des expériences d’enfermement. De même, la distinction importante que nos sociétés établissent entre le normal et le pathologique renvoie à des croyances occultes et aiguise les thèmes de l’infection et des hérédités malsaines. Selon bon nombre de spécialistes, ces attitudes irrationnelles ont provoqué la mise à l’écart de certaines catégories de personnes qui présentent un handicap ou une différence. En revanche, elles ont rendu légitime une intervention ciblée en matière d’hygiène et de santé publique113.

29Ces mécanismes sont plus faciles à repérer quand les individus présentaient des marques corporelles ou lorsqu’il s’agit de personnes qui présentent un handicap. Jusqu’à une date encore très récente, on « cachait » les personnes handicapées parce qu’on ne connaissait pas l’origine de leur infirmité ou parce qu’on pensait tout simplement qu’il s’agissait de personnes impures. Par la suite, « deux épaisseurs de métaphore s’ajoutèrent au terme : la première se rapporte aux marques laissées sur le corps par la grâce divine, qui prenaient la forme de plaies éruptives bourgeonnant sous la peau ; la seconde, allusion médicale à l’allusion religieuse, se rapportait aux signes corporels d’un désordre physique »114.

30Si on s’en tient à cette analyse, nos préjugés ont été construits à partir de l’idée que nous nous faisons de l’hygiène et de la pureté. Par exemple, on sait que des idées contradictoires ont longtemps circulé au sujet de la propagation des épidémies et ces idées ont justifié la mise en quarantaine des pauvres, des malades et des infirmes. Dans la conception populaire de la maladie, « le danger n’était pas l’individu porteur de microbes, qu’on pouvait identifier, isoler et traiter, mais plutôt la malpropreté générale et diffuse, l’immoralité des pauvres et des étrangers. C’est ainsi qu’initialement le problème de la santé […] était inextricablement lié à celui de la pauvreté : les deux questions étaient vues sous un angle essentiellement moral115 ».

31À mon plus grand étonnement, j’ai retrouvé des idées similaires en reprenant mes notes de terrain. Dans les maisons dans lesquelles je me suis rendu, la référence à la normalité et à l’anormalité est toujours présente. Pour décrire des mécanismes d’exclusion, de mauvaises relations avec le voisinage immédiat ou l’absence de vie collective, les individus font souvent appel au thème de l’arriération mentale. Ils parlent des innocents et des simples d’esprit pour indiquer des aptitudes intellectuelles limitées. On désigne alors des symptômes, on identifie des êtres impurs… et des déviances. La discussion qui suit donne un exemple concret de ces schémas préconstruits.

- « Moi, je crois qu’on habite dans un village un peu spécial. Il n’y a même pas cent personnes dans la commune, trois villages, et les gens ne se connaissent pas. Il y a eu de très graves histoires (si vous voyez ce que je veux dire) et ils sont tous à moitié dingues. Ils ne travaillent pas vraiment. Je crois qu’ils sont tous handicapés, mais cela m’étonnerait qu’on vous ait dit d’aller les voir. Nous, on a rompu tout lien depuis qu’il s’est passé ça1. Racheter la maison, voilà sans doute ce qu’ils auraient espéré. Ils ne savent pas lire mais ils savent compter. Alors je préfère partir de temps en temps, bouger un peu de là et aller voir ma fille » (M^me Martin).

- « Nous avons de mauvaises relations avec le voisinage. C’est sûr, je mettais de la musique, je faisais du bruit, mais je n’étais pas méchant. Les voisins voulaient porter plainte et me faire enfermer comme fou » (M. Martin).

- « Quand il y a eu l’incendie, ils ont bien attendu avant de prévenir qui que ce soit et ils nous ont dit qu’on avait pas mieux à faire que de vendre la maison » (M^me Martin).

- « Vous pensez bien que nous sommes fâchés à vie » (M. Martin).

32Tout comme l’indique cet exemple, les individus procèdent par classification en tenant compte d’une menace éventuelle. À la campagne, les moins dangereux sont les généralement les déficients mentaux et les imbéciles. Leur déficience est connue de tous et on pense que leurs capacités intellectuelles ne dépassent guère un seuil dit de la compréhension. Par définition, « l’innocence est rassurante. Qu’elle vienne « de naissance » ou survienne par un « arrêt de cerveau », elle se traduit par un développement mental insuffisant qui ramène l’homme à l’état infantile, voire animal, le marquant de trois traits incontestés : il n’a pas la connaissance, il n’a pas la responsabilité, il n’est pas dangereux. C’est l’idiot du village sans la bizarrerie que l’on retrouve chez le maboul, ni le potentiel de méchanceté que l’on redoute chez d’autres116 ». Comment procéder pour maintenir ces positions sociales en l’état ?

33Pour se protéger, les individus mettent en place une série de techniques qui reposent sur la crainte et la douceur. Par exemple, dans la bourgade étudiée par Denise Jodelet, il était d’usage de ne pas mélanger les eaux, de laver le linge du pensionnaire à part, à moins que celui-ci ne travaille au sein de sa famille d’accueil, auquel cas, on lavait linge et vaisselle du pensionnaire après la sienne, c’est-à-dire qu’on évacuait l’eau en fonction de son gradient de saleté symbolique tout en souhaitant éviter tout contact direct. Pour ce faire, les habitants du village contrôlaient une série de récompenses (dessert, droit de sortie) et de punitions117. Dans sa forme la plus radicale, la vie était purement végétative et excluait toute participation à la vie sociale et tout accès au plaisir : dans l’opacité organique nous dit Denise Jodelet, « il n’y a de prise imaginable que pour une seule sensibilité : la crainte de ce qui est attentatoire à la paix biologique par la privation ou la douleur. D’où le recours aux renforcements négatifs et l’appel à la frayeur118 ».

34Ces mécanismes s’apparentent à bien des égards aux situations de grande pauvreté. Sachant que ces personnes vivent en situation d’isolement total, les risques pour leur équilibre psychologique ne sont pas à négliger et on peut se demander si elles parviennent toujours à satisfaire leurs besoins quotidiens, à assumer leurs responsabilités et à effectuer toutes les tâches de la vie courante.

35À ce stade de la disqualification sociale, j’ai pu noter que certains individus en viennent à perdre leurs repères fondamentaux. Là où se brouillent les frontières du temps et la division des espaces, nous atteignons un univers réifié. S’opère un glissement sémantique du verbe avoir au verbe être. De chez ceux qui n’ont rien nous nous rendons chez ceux qui ne sont rien.

Observation n^o 2

Un matin comme les autres, je croise l’assistante sociale de secteur à la poste. Cette dernière me demande s’il ne me gênerait pas de l’accompagner pour apporter un colis des Restaurants du Cœur à une famille repérée la veille par le marchand itinérant qui avait téléphoné au Centre Social. Elle m’indique qu’il s’agit aussi, à ses yeux, d’une famille correspondant à la population de l’enquête. Le médecin d’une petite ville voisine, élu local, s’y était rendu la veille, après son service. Il avait effectué un trajet de trente minutes aller et trente minutes retour pour constater les faits.

Le rendez-vous étant pris, nous prenons sa voiture personnelle pour nous rendre dans le petit hameau où se trouvait la famille destinataire du colis. Chemin faisant, cinq kilomètres de départementale, puis de chemin goudronné, l’assistante sociale me parle avec anxiété des différentes races de chiens qui existent et du Code pénal qu’elle a consulté depuis la veille. Elle est parvenue à se procurer un livre relatif aux chiens, avec des photos. Certaines espèces présenteraient un danger pour l’homme. Le livre n’apportait pas d’importantes indications en soi ; c’était pour l’assistante sociale un point d’appui pour conduire son intervention, un support.

Après avoir frappé à la porte, nous indiquons que nous portons un colis et nous demandons si nous pouvons entrer. Un homme d’une quarantaine d’années nous ouvre la porte et reste sur le seuil, silencieux. Une vieille dame, sa mère, assise sur une chaise, devant un poêle qui ne fonctionne pas, reste sans bouger ni mot dire. Autour d’elle, des réveils, une vingtaine ou peut-être une trentaine, et des radio-réveils, signes d’un temps qui s’arrête et que son fils achète régulièrement avec l’argent du ménage qu’apporte le facteur. Ils s’étaient trouvés sans aucune liquidité et ne s’étaient pas rendus au camion itinérant…

Alors que l’assistante sociale parlait à la mère, je faisais le tour de la pièce, une ancienne remise au sol cimenté. L’assistante sociale ouvrit le frigo et y rangea les produits frais (il n’y avait plus aucune nourriture à l’intérieur), puis chercha un hypothétique savon. Tout en restant vigilant, notre regard se posa derrière le poêle. S’y trouvait un petit chiot malade qui avait perdu ses poils : « vous n’allez pas me dire que vous ne vous grattez pas », dit l’assistante sociale, en levant le petit animal. La mère inclina la tête et se plaignit de mal au ventre.

L’assistante sociale et moi-même parlons alors, l’un à la mère, l’autre au fils. L’assistante sociale demande à la dame si elle a d’autres enfants et si elle les revoit. La mère indique qu’elle a effectivement d’autres enfants mais qu’ils habitent loin. L’assistante sociale lui laisse entrevoir l’idée que si elle vivait autrement, elle pourrait peut-être les revoir avant de « faire le grand voyage ». Je me tourne alors vers le fils et le regarde fixement. Après un quart de tour, j’ouvre la porte de la chambre dont la fenêtre était fermée et dont il tenait la poignée entre ses mains (de gros chiens noirs se déplaçaient dans la pièce et sur le lit) puis, referme la porte et indique au fils qu’il faudra bien prendre une décision. Le rapport de force s’établissant au profit de la vieille dame, l’assistante sociale lui pose à nouveau la même question, « Vous n’allez pas me dire que vous ne vous grattez pas » ; elle lui parle du livre qu’elle avait apporté ; elle lui montre les images. Au bout d’un petit moment, la vieille dame ne parvient plus à retenir ses émotions, commence à se gratter le bras, puis remonte la manche de son corsage de quelques centimètres et laisse entrevoir des plaques. En regardant ses jambes, nous remarquons un bandage, et autour, un peu de peau blanche, petite zone qui avait dû, la veille, être passée à l’eau et qui contrastait avec la couleur du reste.

Après avoir rangé les aliments périssables dans le réfrigérateur, nous quittons les lieux et rejoignons le centre social. Après nous être désinfectés les mains et le visage, nous téléphonons alors au médecin qui attendait notre appel avec impatience. Il faudrait bien prendre une décision : hospitaliser le fils, trouver une place à la maison de retraite pour la mère, tuer les chiens, brûler les lits et fermer la porte de la maison, aurait-il indiqué. L’assistante sociale me passe alors le combiné. Informé de mon étude sur la pauvreté, le médecin m’indique simplement « Vous voyez qu’il y a des gens qui vivent comme des animaux » et il me remercie d’avoir accompagné l’assistante sociale.

Là n’est pas le dénouement de cette sombre histoire. Alors que l’assistante sociale me raccompagne à l’extérieur du centre médicosocial, nous croisons l’infirmière du maintien des personnes âgées à domicile qui apportait régulièrement des bandes à la mère âgée. L’assistante sociale s’approche d’elle et lui demande si elle en connaît des comme ça. Cette dernière répond, gênée, que des comme ça, elle en connaissait six ou sept dans le canton. L’assistante sociale la fusille du regard et lui demande « Pourquoi vous ne me l’avez jamais dit plus tôt ». La réponse reste sans commentaire : « Ils ne demandaient pas d’aide ».

L’assistante sociale et moi-même avons eu des interrogations identiques : combien sont-ils ? Combien étaient-ils ? Faut-il informer les autres, les autres secteurs, afin que l’hiver soit plus clément ?

36À la suite de cette intervention d’urgence, une question de droit fondamentale nous est posée. Qu’est-ce que le droit des pauvres ? Est-ce possible ? Pourquoi ?

37Pour prendre le recul nécessaire, pour essayer de comprendre, pour se détacher de qui a été découvert, je me suis demandé quelle serait la réaction de mes étudiants si ce texte leur était distribué à l’occasion d’une séance de travaux dirigés.

38À la lecture de ce texte, tout étudiant qui suit un cours d’introduction à la sociologie indiquerait sans doute qu’il est nécessaire de dépasser le simple récit des événements. Et pour cause : parce qu’elles évoluent à l’abri des regards indiscrets et qu’elles ne demandent rien à personne, la société a tendance à oublier ces personnes fragilisées par la maladie et à les abandonner à leur triste sort. En règle générale, ces personnes subissent l’emprise de leur entourage immédiat et il n’est pas rare que des ruptures se produisent. Celles-ci se manifestent en général par des dépressions nerveuses, mais elles peuvent tout aussi bien conduire les individus jusqu’au suicide. Les statistiques dont on dispose confirment cette observation : le problème du suicide paysan est connu de tous les ruralistes et si on effectue des analyses comprenant plusieurs variables119, on constate que ses victimes se recrutent notamment parmi les hommes inactifs, les employés, les ouvriers non qualifiés, les salariés agricoles et chez les agriculteurs, c’est-à-dire parmi des catégories dont les membres n’ont que de faibles chances de mobilité sociale Enfin, d’après les données recueillies dans les Atlas de la santé, ce sont essentiellement dans les zones rurales et les petites villes en déclin que l’on enregistre le plus grand nombre de morts violentes par habitant (accidents de la route, suicides par pendaison et armes à feu) autant d’indices qui dépassent le simple constat sur quelques cas individuels pour devenir un fait de société particulièrement tragique.

39Pour expliquer ces phénomènes sur lesquels les individus ont finalement bien peu de prise, les sociologues font généralement appel à la notion d’anomie et aux travaux d’Emile Durkheim. Cette option méthodologique est intéressante – elle a le mérite de mettre en regard les comportements des individus avec une série de facteurs économiques et de variables culturelles – mais elle ne permet pas d’expliquer toutes les situations. Quoi qu’on en dise, pour expliquer les phénomènes d’exclusion, nous pourrions utiliser les outils de la sociologie des organisations et suggérer à nos étudiants d’identifier une catégorie d’usagers qui demandent et obtiennent spontanément une aide et une seconde catégorie à géométrie variable, une population flottante, difficile à dénombrer, car difficile à repérer. À notre avis, cette absence de visibilité concerne avant tout les personnes en situation de handicap et elle devrait être expliquée par le fonctionnement concret des administrations. Par exemple, le cloisonnement des services a eu des incidences directes sur les modes de prises en charge de la pauvreté ; elle favorise une sorte d’atomisation des pratiques et elle suscite des réflexes bureaucratiques qui consistent à « se couvrir » et à reporter la responsabilité d’une décision sur l’échelon supérieur de la hiérarchie. Cette attitude, visant à se protéger ou à se « couvrir » en cas de problème, a longtemps été mise en avant par les intellectuels qui dénoncent les logiques corporatistes, mais elle n’explique pas tout.

40En vue de comprendre des situations aussi dramatiques, il est important de souligner que la crise agricole et l’isolement social ont eu des effets redoutables sur les rapports humains et, plus globalement, sur ce qu’on appelait autrefois l’hygiène mentale. Nous l’avons répété à plusieurs reprises : à mesure que les individus s’éloignent du monde du travail et que les solidarités locales se distendent, nous atteignons des situations pour lesquelles les outils du sociologue ne suffisent plus. Comme le notait déjà Pierre Maclouf en abordant ces questions difficiles, il existerait en fait « une spécificité de la pauvreté en milieu rural peu dense qui peut être saisie à travers des phénomènes de dépression ou de folie liées à des conditions de vie dont on ne peut sortir. Il y a une clientèle psychiatrique particulière, des psychoses spécifiques à la vie en milieu rural. Ces phénomènes ont été relativement peu étudiés mais sont d’une importance tout à fait centrale pour comprendre les effets de la déstructuration sociale sur les individus qui composent ce qui reste de la communauté, en d’autres termes la relation entre la mort d’un pays et la mort des gens120 ».