1EN ABORDANT LE THÈME de la pauvreté en milieu rural, on est toujours tenté de décrire le mode de vie d’une population amenée à disparaître.

2Comme cela vient d’être évoqué, cette manière brutale de décrire la fin des paysans est fondée sur des éléments objectifs mais elle fait surtout appel à la mémoire collective, c’est-à-dire qu’elle mobilise des souvenirs et des connaissances historiques. Largement influencées par la pensée marxiste, ces analyses se sont orientées tantôt vers l’étude de la stratification sociale en milieu paysan, tantôt vers les effets de l’innovation et du changement technique sur les comportements des agriculteurs68. Cependant, le principal enjeu n’était pas de s’intéresser à la pauvreté en elle-même, il s’agissait plutôt de replacer cet objet dans un cadre théorique plus général qui était celui de la reproduction de l’ordre social. Autant dire que la pauvreté était une misère de position, un cas d’école pour une sociologie critique, un support pour une formalisation théorique conforme au climat intellectuel de l’époque. Retraçons rapidement les étapes d’une mise à l’écart indissociable du procès de modernisation.

Pauvreté matérielle et changement social, un débat récurrent

3À l’heure des remembrements et de l’intensification de la production agricole, on ne parlait guère de pauvreté matérielle, mais on s’intéressait aux mécanismes de reproduction sociale et on pensait, à tort ou à raison, que les agriculteurs français n’étaient pas forcément bien armés pour adopter les nouvelles méthodes de travail. Confrontée à des changements qu’elle ne maîtrisait plus, la petite paysannerie a été durablement mise à l’écart. Comme le souligne Henri Mendras, la diffusion des nouveautés a suivi une courbe en chapeau de gendarme. Les innovations techniques et les nouvelles productions sont adoptées au départ par une minorité. Ensuite, une majorité assimile les nouvelles méthodes de travail. Dans un troisième temps seulement, les retardataires prennent le train en marche et adapteront leurs comportements69. N’ayant pas pu augmenter son rendement, l’agriculture de subsistance se décrochera donc du modèle dominant.

4Le schéma proposé par Henri Mendras n’explique pas tout. Quand on décrit le passage d’un ordre ancien à une société nouvelle, on explique souvent l’intégration des sociétés paysannes à la civilisation moderne au moyen d’une théorie s’inspirant du marxisme : les exploitations familiales qui avaient choisi un mode de production pré-capitaliste (la petite production marchande décrite par Claude Servolin70) ont été intégrées dans des espaces économiques de plus grande étendue au moyen de contrats de production. Peu à peu, les innovations techniques et le développement de l’industrie agroalimentaire ont transformé les finalités de l’activité agricole et la division du travail. Les conséquences de cette « révolution verte » sont faciles à repérer : les petits agriculteurs ont de fortes probabilités de disparaître, et ils devraient le faire à mesure que les plus jeunes d’entre eux prendront leur retraite. Autrement dit, « le départ de l’héritier [signerait] la mort de l’entreprise agricole dont [il pourrait être] montré qu’elle doit ses particularités remarquables au fait que la reproduction domestique, donc sa force de travail, fait partie des conditions de sa reproduction71 ».

5Incapable de s’adapter aux nouvelles méthodes de gestion, la petite paysannerie est présentée comme un groupe social en perdition dans la plupart des travaux réalisés en sociologie rurale. Dès les années cinquante et soixante, on s’interrogeait déjà au sujet de sa capacité d’adaptation, mais il a fallu attendre les travaux de Jean-Louis Brangeon et Gwénael Jégouzo portant sur les conditions de vie de la petite paysannerie72 ainsi que les travaux de Michel Blanc portant sur la stratification du monde rural73 pour avoir des éléments de connaissance suffisamment précis au sujet de ces « laissés pour compte de la modernisation agricole ». En règle générale, ces études faisaient appel à des données statistiques et elles estimaient que certaines catégories comme les petits agriculteurs et les ouvriers agricoles disposaient d’un capital économique et culturel très limité. En guise d’explication, ces chercheurs mettaient en avant des facteurs d’inertie et des mécanismes de reproduction sociale. Cependant, ils jugeaient que le mode de vie « paysan » serait tout simplement dépassé et, comme les jeunes gens poursuivaient des études, ils pensaient qu’ils deviendraient minoritaires et disparaîtraient à mesure que les plus âgés d’entre eux prendraient leur retraite. Comme l’indique ce rapide extrait de La petite paysannerie en France, il s’agirait d’un phénomène inéluctable :

« La plupart des jeunes nés dans les petites exploitations sont contraints de quitter l’agriculture, l’école pouvant préparer leur reclassement en les faisant accéder à des savoirs et à des qualifications. Mais elle fonctionne trop souvent de manière à reproduire les inégalités issues du milieu familial – comme le laisse penser la statistique – et à maintenir au bas de l’échelle sociale ceux qui en proviennent […] Gagner peu d’argent, et même très souvent moins que le minimum social est une tare dans une société moyennement riche. De fait, la grande majorité des enfants des petits paysans refusent d’accepter les mêmes privations que celles endurées par leurs parents. Tout au moins, la petite unité agricole se maintient-elle tant que ceux-ci vivent » (J.L. Brangeon et G. Jégouzo, 1984, op. cit., p. 132).

6Une observation plus réaliste des conduites individuelles oblige à nuancer ces affirmations. Dans la plupart des régions agricoles, les sacrifices qu’implique le travail de la terre ont des répercussions importantes sur le démantèlement des exploitations. Certes, une majorité de petites exploitations a été démantelée ou vendue faute de repreneurs, mais il faut savoir que de nombreux agriculteurs se sont engagés à résister et qu’ils savent évaluer avec lucidité les contraintes qui pèsent sur le devenir de leur profession.

« Il faut réellement y voir, le voir pour s’en rendre compte… Les petites propriétés de coteaux, pour les tenir en l’état, il faut beaucoup de travail, et manuel (…). Le jeune, de plus en plus, il se trouve seul… Nous on a passé notre génération à rendre cette propriété viable et à acheter du matériel et voir les jeunes qui… Sauf que moi, j’ai peur d’une chose, qu’ils abandonnent carrément, qu’ils démissionnent » (Entretien de P. Bourdieu avec deux agriculteurs béarnais)74.

7Comme l’indique ce rapide témoignage extrait de La misère du monde, les petits propriétaires terriens sont confrontés à des conditions de vie difficiles, mais le désir de transmettre leur patrimoine reste au centre de leurs préoccupations. Certains ont une position plus radicale et il faut savoir qu’en refusant le progrès technique et les nouvelles méthodes de gestion, ils n’ont pas hésité à s’opposer aux logiques économiques. Ils ont poursuivi, coûte que coûte, une activité peu rémunératrice ou ont été contraints au célibat. Des indicateurs simples comme l’état de confort de leurs logements et leur statut matrimonial donne une image très nette des difficultés matérielles auxquelles ils ont été confrontés et des mécanismes de relégation dont ils ont pu être victimes

Le filtre du logement

8Parmi les indicateurs qui décrivaient le mode de vie de cette « fraction de classe » vouée à disparaître, l’un des plus significatifs concernait les éléments de confort des logements des ménages agricoles. En 1970 par exemple, 60,5 % des ménages d’exploitants agricoles n’avaient ni W.-C. ni salle de bains et 19 % des agriculteurs qui exploitaient des surfaces comprises entre 5 et 10 hectares ne disposaient que de l’électricité. Les données locales recueillies par Jean-Louis Brangeon et Gwénaël Jégouzo étaient plus éclairantes encore75. Sur l’ensemble des ménages retenus, 80,2 % d’entre eux n’avaient ni baignoire, ni douche. On observait d’importantes différences en fonction de la surface exploitée. Par exemple, dans la zone témoin, le département de l’Ille-et-Vilaine, les fermiers qui exploitaient des surfaces inférieures à 10 hectares étaient encore 27,9 % à vivre dans une habitation comportant un sol en terre battue dans la salle commune, contre 5,9 % des propriétaires qui exploitaient des surfaces supérieures à 100 ha. Époque révolue ?

9On relève une nette amélioration du confort dans les habitations occupées par les agriculteurs. Cependant, les problèmes liés au logement concernent désormais une population qui comprend des ouvriers agricoles et des personnes âgées. Depuis ces dernières années, de jeunes gens ont décidé de s’installer à la campagne et ils occupent des vieilles maisons sans confort. À défaut de pouvoir faire appel à des artisans, les chômeurs effectuent des arbitrages. Tout comme l’indique le témoignage qui va suivre, une répartition des tâches s’organise au sein des couples de telle sorte que les coûts soient les plus bas. En présence de problèmes financiers, les individus se contentent alors du strict minimum.

« Cet hiver, on a fait passer les gamins avant. Et puis, il fallait chauffer tout ça. Si les deux partent toute la journée, tu ne peux pas être là pour le chauffage. Si tu t’absentes quelques heures, la température descend jusqu’à 7 ou 8 degrés. Avec des bébés, c’est pas convenable. Je pense que pour des gens comme nous, il vaut mieux qu’il y en ait un seul qui travaille, plutôt que d’être deux à payer la nourrice. Et je pense que selon ce qu’on trouve, ce peut être l’homme ou la femme qui travaille. Je dis pas que je veux faire bosser ma femme, je pense plutôt qu’on doit se partager et que je peux aussi m’occuper des enfants » (M. Gautier, 31 ans, 2 enfants, RMI).

10Ces problèmes quotidiens nous ramènent à une bien triste réalité, à des conditions de vie qui ne semblent guère avoir évolué. Dans les fermes et les hameaux dans lesquels je me suis rendu, des logements ne disposent pas encore de sanitaires. Des personnes âgées n’ont pas encore adopté la machine à laver, faute de raccordement direct à l’eau courante. De nouveaux arrivants investissent des maisons délabrées. Dans ces grandes bâtisses difficiles à entretenir, on retape, on rafistole, on reprise. Peu d’interdits bancaires, peu de dossiers de surendettement. Nous retrouvons ici un premier socle de biens qui correspondent, selon l’expression de Jean-François Laé, à « un minimum vital qui se loge au creux de l’estomac76 ».

11En dépit des aides proposées en vue d’améliorer le confort des logements, la vétusté de ces habitations et l’étroitesse du parc locatif sont des problèmes fréquents. Ils concernent la plupart des communes rurales qui doivent accueillir de nouveaux arrivants ou héberger des salariés agricoles. D’après les résultats d’une étude réalisée par la FORS auprès des travailleurs saisonniers du secteur agricole77, le fonctionnement du marché du travail saisonnier est en fait très particulier car il est assez lié à l’existence (ou non) d’une réserve de main d’œuvre locale et à la possibilité, pour les exploitants agricoles, de proposer des logements sur place. Dans certains secteurs d’activité comme la viticulture ou l’arboriculture, des exploitants soulignent parfois même qu’ils rencontreraient des difficultés pour recruter de la main d’œuvre locale et privilégieraient donc des recrutements en dehors de leur environnement immédiat. Dans le secteur viticole et celui des fruits et légumes, nombreux sont d’ailleurs les saisonniers qui habitent en ville (ou habitent dans d’autres régions) et qui n’hésitent à effectuer des déplacements importants, à se loger momentanément chez l’habitant, parfois de façon collective, ou à investir des campings municipaux et des logements de fortune (hangars, cabanons). Il est unanimement reconnu que des efforts devraient être consentis pour leur proposer des logements décents. Malgré les possibilités offertes aux exploitants (et aux municipalités) en vue d’héberger des travailleurs occasionnels, la loi préconise de se doter de résidences mobiles mais les normes de confort et de sécurité sont jugées trop strictes et constitueraient un réel casse-tête pour les employeurs78. En fait, à moins de trouver des arrangements avec les propriétaires des lieux s’ils veulent durablement s’installer sur place, ces locataires doivent souvent se contenter de vivre « à la dure » ou de n’occuper que certaines pièces en hiver. Nous étudierons plus longuement les difficultés auxquelles ils sont confrontés et les modalités d’adaptation qu’ils mettent au point.

12Contentons-nous pour l’instant de définir les figures traditionnelles de la pauvreté en milieu rural, dans la continuité des travaux réalisés au sujet de la petite paysannerie. Incapable d’accepter le changement technique et les nouvelles méthodes de gestion, cette petite paysannerie est souvent présentée comme un groupe social en perdition. La situation de ces laissés pour compte de la modernisation évoque aux yeux des sociologues les tables de mobilité et la difficulté d’accéder à la culture légitime, mais elle désigne aussi une misère de position. En effet, lorsque des chercheurs de l’INRA ont commencé à s’intéresser à son mode de vie et à ses difficultés matérielles, ils soulignaient l’idée d’une pauvreté sociale révélatrice d’un habitus79. Pour justifier ces handicaps, ils n’ont pas réinvesti telles quelles les analyses marxistes (celles-ci seront davantage réinvesties dans l’étude des institutions politiques), mais c’est vers l’appréciation de l’inadaptation sociale qu’ils convergeaient. À notre avis, cette traduction de l’inégalité des chances trouve un fondement dans la théorie des cycles proposée en économie par Schumpeter et dans la lecture de ses essais sociologiques portant sur la mobilité sociale. Quand on relit les textes de Schumpeter, on retrouve des éléments de connaissance utiles pour entreprendre l’étude des économies patrimoniales et repérer des facteurs d’inertie qui ont certainement contribué à fragmenter le monde rural en micro-entités jalouses de leur autonomie.

Des mécanismes de reproduction sociale

13Les théories de Schumpeter ont été reprises par Pierre Maclouf pour dégager les étapes de la déstructuration des sociétés paysannes et expliquer les conséquences de la crise économique sur les destins individuels. Pour Schumpeter en effet, les phénomènes cycliques désignent un écart à l’origine de déséquilibres. Ils trouvent notamment leur origine dans la variation de facteurs de production comme la quantité de capital, de travail ou de terre. Qu’apporte également cet éclairage théorique ?

14Le second enseignement de Schumpeter n’est pas une grille de lecture. Il s’agit plutôt d’un conseil de méthode qui invite à faire appel à plusieurs disciplines des sciences humaines pour étudier les mécanismes de reproduction sociale. Selon lui, en effet, on peut faire appel à l’histoire du droit, à l’ethnologie et à la sociologie de la famille pour connaître l’organisation d’une société donnée80. Pour décrire la mobilité sociale, Schumpeter se défend de voir dans une conception biologique de l’hérédité l’origine de l’aptitude et des capacités de chacun. Mais il repère quels pourraient être les effets de la division du travail sur les économies nationales et les destins individuels. Il suggère enfin d’étudier l’organisation d’une société en prenant en considération l’existence de statuts différenciés et de fonctions « socialement nécessaires ». Cette dernière remarque lui vaut d’ailleurs les critiques assez virulentes de certains sociologues qui insistent sur son caractère idéologique.

15En dépit des réserves qu’il convient d’émettre, l’apport théorique de Schumpeter est incontournable et il est important de le rappeler. À titre d’exemple, dans sa démonstration portant sur la définition et la mesure de la mobilité sociale, le théoricien décrit les moyens utilisés par des familles pour occuper une position respectable. À ses yeux, la transmission et l’accumulation des richesses reposent sur des aptitudes individuelles et elles ont également pour but d’assurer la survie du groupe. Au fond, en étudiant l’histoire de la famille et les règles de la transmission du patrimoine, on fournit l’exemple concret d’une opération qui, à la façon d’une partie de cartes, dépendrait de la donne, de l’habileté des joueurs et du capital matériel et symbolique dont ils disposent. Pierre Bourdieu l’a bien compris lorsqu’il propose une économie des échanges matrimoniaux.

16Les quelques rappels que nous venons d’énoncer s’appliquent bien entendu au monde rural français. En dépit de l’adhésion à des valeurs individualistes, le statut matrimonial reflétait une position sociale dans la plupart des collectivités paysannes. De même, lorsque ces communautés locales présentaient une certaine autonomie, le choix du conjoint et les règles relatives à la transmission du patrimoine fournissaient déjà l’exemple d’une stratégie consciente (ou inconsciente) visant à constituer un collectif de travail et à maintenir les positions d’un clan ou d’une lignée. Dans d’autres cas, les paysans choisissaient plutôt de mettre au point toute une série de règles coutumières qui tenaient compte des aptitudes de chacun, des contraintes du milieu physique et de l’emprise grandissante d’une économie marchande qui donnera une valeur à la terre. À cette époque, les règles de succession et le choix du conjoint n’étaient pas laissés au hasard. Les sociologues les plus critiques y voient des mécanismes de reproduction sociale qui, de proche en proche, auraient influencé les destins collectifs et, à plus long terme, auraient contribué au dépeuplement des campagnes et au vieillissement de la population rurale.

A travers champs, une justice distributive ?

17Dans la plupart des ouvrages de sociologie rurale, on reprend souvent l’idée selon laquelle les paysans français défendaient une certaine conception de la famille. De même, quand on décrit le fonctionnement des communautés locales, on mentionne souvent l’existence de toute une série d’usages qui permettait aux paysans de se prémunir contre une pauvreté endémique. Différentes « recettes » étaient mises au point en faisant appel aux ressources de l’environnement local. Dans la plupart des régions françaises, l’utilisation des communaux et leur appropriation collective ont été le moyen de ressouder des liens et de jouir de l’usage d’un lieu d’exploitation qui permettait de dégager un surplus susceptible d’être échangé ou vendu. Des règles relativement strictes devaient être respectées. Elles concernaient le droit de chasse, le glanage, l’usage des bois et des eaux. Mais elles concernaient aussi l’organisation de la parenté et la transmission du patrimoine. Pour en avoir une idée plus précise, prenons l’exemple des paysans qui avaient été rencontrés à Minot par les chercheurs du laboratoire d’anthropologie sociale.

18On distinguait autrefois dans ce village de Bourgogne les gens du finage et les gens du bois. Les gens du finage voisinent, ou plutôt cousinent. Ils cousinent parce qu’ils auraient redoublé d’efforts visant l’accumulation des terres et la proximité généalogique. En fait, les mariages entre consanguins avaient eu pour conséquence de faire coïncider le village avec une aire de parenté. Les maisonnées comprenaient souvent des groupes domestiques formés de deux époux et de leurs enfants auxquels se joignaient éventuellement une mère âgée, une vieille tante ou un frère resté célibataire. Entre ces membres du noyau familial, on constate une transmission directe des biens et des propriétés81. En cas de décès, le cousin germain occupe un rôle particulier (il peut être un éventuel époux, un second mari ou un parrain). Ce joker est l’homme à tout faire du système.

19Venus de nulle part sont les gens du bois82. Certains sont des « enfants de fille ». Aucune stratégie matrimoniale, aucune rencontre calculée, la forêt est un espace libre et sauvage. Qui sont-ils ? Ils étaient charbonniers, scieurs de long, bûcherons, journaliers et artisans à leurs heures, braconniers et cueilleurs, toujours. Les charbonniers vivaient de leur savoir-faire, le charbon de bois. Quant aux bûcherons, ils vivaient en transit entre le bois et le finage, bûcherons l’hiver, main-d’œuvre d’appoint pour les travaux agricoles, l’été. Leurs enfants étaient placés très jeunes comme vachers et commis de ferme. Ils allaient « aux champs les vaches ». De fait, « le principe fondamental de ces maisons était de se suffire à soi-même. On ne consomme que ce que l’on produit, chasse ou ramasse ; ce que l’on ne produit pas, on l’échange. L’argent circule le moins possible pour l’achat de produits alimentaires, le troc reste la base des échanges83 ».

20Qu’ils soient bergers, bûcherons ou journaliers, qu’ils soient établis à leur compte ou qu’ils travaillent pour les autres, ces pauvres gens occupaient finalement une place singulière dans les écrits et les plaidoyers auxquels font référence les historiens et les ethnologues. En effet, même s’ils occupaient une position peu enviable sur l’échelle sociale et des revenus, on supposait qu’ils étaient en mesure de faire face à des événements imprévus. Dans certains cas, nous avions affaire véritablement à des droits coutumiers. Par exemple, en choisissant un héritier parmi plusieurs enfants ou en faisant en sorte de réduire leur descendance, bon nombre de paysans parvenaient à améliorer leurs conditions de vie et à maintenir en l’état un équilibre toujours fragile.

21Parmi les modèles les plus connus, les systèmes « à maison » sont un cas d’école pour les historiens de la famille. À la suite des premières monographies qui avaient été conduites dans les Pyrénées par Frédéric Le Play et son équipe, l’étude de ces familles a apporté en effet des renseignements précis sur les moyens dont se dotaient les familles paysannes pour améliorer leurs conditions de vie84. Ce modèle patriarcal a sensiblement marqué les sociétés agropastorales, au point d’être considéré comme un modèle de référence. Les uns mettent en avant des valeurs morales, tandis que d’autres mettent en avant le rôle de la parenté dans la vie économique, quitte à souligner le fait que les enfants subissaient l’emprise du groupe ou qu’ils restaient sous la coupe de leurs parents âgés85.

22Quelle que soit la valeur que l’on accorde à ce modèle, il est indéniable qu’en mettant au point de subtiles règles de succession, ces paysans étaient capables de vivre en relative autarcie. La règle de la transmission intégrale des biens et la réduction du nombre permettaient de choisir les meilleures terres disponibles et de ne pas morceler les propriétés. Comme le souligne Louis Assier-Andrieu, ethnologue du droit, les jeunes gens devaient respecter les choix défendus par le chef de famille mais ses décisions supposaient le consentement de tous les frères et sœurs86. Depuis la fin des années soixante, les règles de succession se sont assouplies, mais elles sont également tributaires d’un environnement économique qui dote le patrimoine familial d’une valeur marchande. De nos jours, la transmission intégrale des biens prend la forme d’une indivision : si la terre et la maison sont en indivision, une seule personne dispose de l’usufruit des biens. Cela étant, parce qu’on s’est longtemps référé à une norme préétablie, l’application de ces coutumes domestiques a provoqué des conflits familiaux. Elles ont isolé les héritiers (qui sont d’ailleurs souvent restés célibataires) et elles ont sans doute fourni aux jeunes gens autant de motifs pour quitter leur village et s’établir en ville87.

23D’autres combinaisons ont été envisagées dans d’autres régions et elles ont eu des conséquences tout à fait comparables. Parmi les modèles coutumiers les plus connus, les unités de peuplement qui regroupaient plusieurs familles tacitement associées, méritent d’être évoquées parce qu’elles sont des exemples inédits de mise en valeur collective de terres cultivables et de codification des droits de propriété88. À l’origine, ces communautés familiales se sont surtout établies dans le centre de la France, en Auvergne et dans le Limousin. Ces propriétés agricoles ont pris le relais des communautés taisibles en vue de résister à l’emprise d’un pouvoir féodal grandissant et de réduire les impôts89. Elles étaient constituées de terres et de bâtiments qui hébergeaient plusieurs groupes de frères, leurs épouses, des amis ou de simples commensaux. Établies sur des terroirs peu fertiles, ces communautés formeront par la suite des unités de production agricoles relativement viables90. Dans ces communautés de vie, la représentation vis-à-vis de l’extérieur était assurée par l’élection d’un maître et d’une maîtresse. Ils étaient généralement choisis parmi les plus âgés ou parmi les personnes les plus expérimentées.

24Les communautés agricoles n’existent plus aujourd’hui en l’état (les dernières communautés de fermiers ont été dissoutes à la fin du xix^e et au début du xx^e siècle), mais on retrouve toujours la trace de ces regroupements atypiques quand on examine la structure familiale des ménages qui habitent à la campagne. Dans ces régions, le modèle de la famille conjugale n’est pas le seul modèle de référence. Il est encore fréquent de vivre avec ses parents vieillissants, d’héberger ses enfants adultes, d’accueillir un enfant divorcé ou de continuer à vivre avec un frère ou une sœur restés célibataires. À moins d’être totalement isolées, les personnes âgées vivent fréquemment avec d’autres personnes de leur famille, c’est-à-dire avec un ou plusieurs de leurs enfants, avec un frère ou une sœur, avec une petite fille… Les liens du sang comptent autant que les liens matrimoniaux.

25Les statistiques de l’INSEE confirment cette idée importante : les ménages dont la structure familiale est qualifiée de complexe ou d’atypique sont toujours plus présentes dans certaines régions rurales comme le massif Central, le Limousin, les Pyrénées. Dans ces territoires, on pouvait en effet estimer, jusqu’à la fin des années 1980, que 15 à 20 % de la population permanente résidait dans une famille comportant plusieurs générations d’adultes ou qui hébergeait un parent célibataire, veuf ou divorcé. C’était également le cas dans les communes rurales et les hameaux dans lesquelles je me suis rendu. Sur ce terrain de recherche, la cohabitation de plusieurs adultes sous un même toit serait la résurgence d’une vieille coutume qui aurait permis à de petits fermiers de se regrouper entre semblables, d’exploiter des terres en commun et de jouir librement de la nature91. Aujourd’hui, les temps ont changé. Il ne s’agit plus tant d’organiser la parenté de façon à allouer le plus efficacement les ressources disponibles et les droits de propriété, il s’agit plutôt de reconstituer un collectif de travail informel et de s’adapter à une conjoncture économique défavorable. Quoi qu’en régression numérique, cette cohabitation « au même pot et au même feu » joue encore un rôle de protection contre les aléas de l’existence.

26Bien entendu, la cohabitation de plusieurs générations d’adultes était une spécificité du secteur agricole (notamment parmi les petits propriétaires terriens et les ouvriers agricoles), mais on la rencontrait aussi parmi les retraités et les sans-emploi, c’est-à-dire parmi les personnes les moins biens placées sur l’échelle sociale et des revenus92. Ces indices soulignent finalement la permanence d’une culture de pauvreté et révèlent, à la charnière des sphères marchandes et non-marchandes, le rôle pivot du travail féminin. Cette approche conjointe a déjà été utilisée par les ethnologues qui ont étudié le fonctionnement des sociétés paysannes et a permis également d’entreprendre des études comparées portant sur la division du travail93. A une autre échelle, elle nous donnera une série d’informations au sujet des moyens utilisés par les plus pauvres pour améliorer leur quotidien.

27Quand on examine plus en détail ces stratégies – qui seront développées ultérieurement – on s’aperçoit très rapidement que les familles agricoles ont un fonctionnement bien particulier et qu’elles accordent une grande importance aux principes qui leur ont été transmis. Cependant, il ne faut pas croire que ces règles aient sensiblement évolué. Sauf exception, les garçons et les aînés étaient généralement les mieux placés pour hériter lorsque les assurances sociales versaient des pensions modiques et que leurs parents âgés avaient besoin d’une main-d'œuvre d’appoint. Plus récemment, ces règles se sont un peu assouplies. Les pères ont essayé de rester maîtres chez eux tout en laissant leurs enfants prendre plus de responsabilités sur l’exploitation, mais l’idée qui prévaut est de choisir celui qui sera le plus capable d’assurer la relève94.

28Malgré l’introduction d’une série de dispositions pour faciliter la reprise des exploitations et l’installation des jeunes agriculteurs, les règles successorales établissent encore des inégalités au sein des fratries et elles ne se fondent pas obligatoirement sur un principe d’équité. Enfin, sachant que le métier d’agriculteur n’est pas toujours bien valorisé aux yeux des jeunes filles, certains héritiers n’ont pas eu autant de chance que leurs parents et ils ont été condamnés au célibat. Aujourd’hui comme hier, leur célibat mesure une position peu enviable sur l’échelle sociale et des revenus. Et, on peut même affirmer, à la suite de Pierre Bourdieu95, qu’il s’agit finalement d’un amortisseur de crise qui ne remet pas en cause les règles tacites sur lesquelles repose la transmission du patrimoine.

Célibat et condition paysanne, un exemple de pauvreté assumée

29D’après les données statistiques dont on dispose, il semble toujours y avoir une relation directe entre le statut matrimonial et le capital économique. En effet, « le célibat définitif, c’est-à-dire au-delà de 35 ou 40 ans, s’établit à un niveau anormalement élevé chez les agriculteurs, de même d’ailleurs que chez les ouvriers agricoles96 », avec des écarts loin d’être mineurs puisque les chances de se marier augmentent de la même manière que les revenus et que les surfaces exploitées : « à partir d’une certaine taille économique (l’équivalent d’un peu plus de vingt hectares de blé), les agriculteurs se marient aussi souvent que les autres catégories sociales. Par contre la pénurie de femmes est particulièrement importante en deçà et elle est bien plus fréquente ici que dans les couches les plus basses de la population ouvrière97 ».

30Mesuré tout au long du xx^e siècle, le problème du célibat paysan a suscité l’intérêt des démographes, des historiens de la famille et des anthropologues du droit. Loin d’être résolu en France, il s’agit d’un phénomène déjà ancien. Il concerne aussi bien des exploitants et des ouvriers agricoles que des aides familiaux ayant travaillé avec leurs parents. Les commis de ferme et les ouvriers agricoles résidant à demeure ne sont guère mieux lotis. Des questions concrètes se posent notamment au sujet des plus âgés d’entre-eux. Ces personnes isolées poursuivent-elles une activité ? Les héritiers (et les héritières) qui étaient à la tête de petites exploitations sont-ils concernés par les prestations de solidarité ? Les salariés agricoles bénéficient-ils d’un suivi médical régulier ? Ont-ils été repérés par les travailleurs sociaux ? Ont-ils fait prévaloir leurs droits à la retraite ?

31Bien qu’il soit très difficile d’apporter des éclairages très précis sur ces personnes isolées et leur état de santé, on constate, en recoupant des données assez récentes provenant de la MSA et du Recensement Agricole, que le taux de célibat se maintenait à un niveau élevé parmi les personnes qui pouvaient prétendre au revenu minimum et, parmi les plus âgés, aux pensions d’invalidité. En fait, la question du célibat paysan se pose aussi bien pour certaines catégories d’exploitants (comme les éleveurs par exemple) que pour les salariés agricoles qui travaillaient de façon permanente sur les exploitants et des interrogations demeurent lorsque ces personnes n’ont plus accès à un réseau familial et qu’elles doivent compter sur leurs propres forces ou accepter d’entreprendre des démarches auprès des services sociaux.

32Les données inédites que j’ai eu l’occasion de recueillir confirment cette évolution inquiétante. Alors que la majorité des actifs qui travaillent dans le secteur agricole vivent maritalement, on constate de fortes proportions de célibataires parmi les agriculteurs et les ouvriers agricoles qui se trouvent en situation de précarité. Ces personnes n’ont pas toujours le sentiment d’être rejetées mais elles se replient sur leur univers domestique. Dans d’autres cas, elles ont tendance à se détourner des aides sociales ou à vivre au contact direct de la nature. Reprenons les témoignages de Joseph et de Violette pour avoir une image plus fidèle de leurs difficultés quotidiennes98.

33Joseph a été rencontré dans un hameau isolé du Morvan. Cet homme âgé de 59 ans a toujours travaillé comme ouvrier agricole, mais il n’occupe plus d’activité régulière depuis plusieurs années déjà. Repéré par les infirmières de la Croix Rouge, il bénéficiait alors du RMI mais continuait à rendre des services à son employeur et à se rendre régulièrement chez sa sœur adoptive. Son patron le logeait gratuitement dans une habitation qui n’était autre qu’une étable réaménagée pour la circonstance. Il n’y avait aucun point d’eau extérieur. Comme ouverture, la porte d’entrée et une minuscule fenêtre, du côté nord. En guise de gazinière, du matériel de camping posé sur la table de nuit. Un petit lit, deux chaises en fer, une table. De vieux habits jonchés sur le sol, au fond de la pièce.

« Oh moi, je vis sans heure. Le jour se lève, je me lève. Je sens qu’il doit être l’heure de manger, je viens manger. La seule façon de la connaître, c’est le transistor, pour les infos. Ma vie n’a pas bien changé. Oui, en bien. J’ai été aidé par les infirmières et par l’assistante sociale, celle de la Mutualité Agricole, pas l’autre. L’infirmière s’arrête quand elle passe. S’il faut remplir un papier, elle le fait. Ma sœur aussi… (long silence)… On me donne du travail de temps en temps. Ça occupe parce que rester sans rien faire… J’y vais manger. Ma sœur aussi, j’y vais manger. Je lui apporte des choses, des lapins, des champignons… (long silence)… À l’époque, il [le patron] m’avait dit qu’il avait les machines à payer. Il m’a dit qu’il devait me licencier et qu’on ne pouvait plus faire comme avant. Alors bon… » (Joseph, 59 ans, allocataire du RMI).

34Les propos de Joseph mentionnent l’existence d’une économie nourricière qui se moque de la rentabilité. Dans ces lieux du bout du monde, il existait en effet toute une série de petits métiers qui donnait du travail à une population non négligeable. Forêts, maquis ou alpages constituaient de véritables lieux de production économique. Parce qu’ils ne produisaient pas tout ce qu’ils consommaient, leurs utilisateurs se trouvaient dans l’obligation d’assurer quelques journées de travail contre des denrées alimentaires (la moitié d’un cochon, des légumes…) ou d’échanger des produits de première nécessité. Cette économie de subsistance n’a pas encore disparu. Elle fait appel à un savoir-faire acquis de longue date et elle se fonde sur des relations personnalisées.

35La seconde indication de Joseph est riche de renseignements au sujet du mode de vie des générations vieillissantes. La plupart du temps, ces personnes ont trouvé refuge dans des logements de fortune et elles se contentent de restreindre au maximum leurs dépenses courantes. Qu’elles soient établies en lisière de forêt dans des habitations de fortune, qu’elles soient logées par leur employeur ou qu’elles occupent la maison de leurs parents, là n’est pas la question. Parce qu’elles ont été condamnées au chômage ou parce que les revenus que leur procurent leurs activités professionnelles ne suffisent plus pour assurer leurs besoins élémentaires, ces personnes apprennent peu à peu les règles implicites de l’assistance. Dans la plupart des cas, elles ont attendu un certain temps avant d’accepter l’aide à laquelle elles pouvaient prétendre. Même si elles doivent désormais se conformer à des règles qui leur sont imposées de l’extérieur, ces personnes isolées préfèrent vivre au contact de la nature. Elles continuent à travailler, à élever quelques bêtes ou à entretenir un jardin plutôt que d’avoir le sentiment d’être assistées et de dépendre de la collectivité.

36Le cas de Violette est très instructif à ce sujet. Malgré son âge (Violette avait 61 ans à la date de réalisation de mon enquête) cette dame préfère continuer inlassablement une activité de conditionneuse à domicile qu’elle effectuait avec sa mère tout en élevant quelques bêtes, plutôt que de prétendre à la totalité de ses droits et de s’informer auprès des administrations. Violette conserve son identité sociale. Ce travail répétitif qu’elle effectue pour le compte d’une entreprise locale est le moyen de ne pas se sentir isolée. La mémoire du passé, récent ou ancien, guide ses gestes, ses actions quotidiennes, oriente sa conduite et définit, pour elle, son statut social.

« Le RMI ? Il y en a assez de la charge du gouvernement. Moi, je ne suis pas une gâcheuse, sauf les chats, je vais pas les tuer ! Oh, moi, je l’ai à zéro franc. C’est pour attendre la retraite et au cas où il faudrait que je voie le docteur. À la caisse régionale d’assurance-maladie, à C., quand j’ai eu 60 ans, ils m’ont dit que la retraite, elle faisait 700 francs99. Les papiers étaient faits. Je prenais ce qu’on me donnait. Je comprenais pas et je me suis adressée au Centre social avec d’autres papiers [qu’elle va chercher]. Comment faire pour les trimestres qui manquent ?

… En 52, un monsieur était passé pour les Assurances agricoles voir ma grand-mère et ma mère. C’était pour avoir la déduction rurale pour acheter un motoculteur. Elle a gardé le bien pour moi. J’ai travaillé avec ma mère. On avait quoi, 2, 3 ou 4 bêtes c’était selon… À la CRAM, ils m’ont dit qu’il manquait 10 annuités encore. Le Centre Social, ils ont écrit à la MSA, et, en fait, il faut que je travaille 5 ans. Elle a suspendu le dossier pour entre 65 et 71 et, entre 54 et 61, il y avait un an. Parce que je gardais les enfants à l’école. Je faisais une heure de ménage à la mairie. C’est pas aux aides-familiaux de l’agricole. C’est sans doute la mère. La grand-mère, elle avait dit de mettre la petite fille. Elle a touché la 1^re fois à 75 ans. Après maman, elle était le chef d’exploitation. » (Violette, 61 ans, allocataire du RMI).

37Les propos de Violette sont loin d’être anecdotiques. Dans ces familles paysannes, on bricolait des solutions, on cumulait différentes activités (un peu d’élevage, des travaux à domicile, quelques heures de ménage…) et on souhaitait farouchement conserver son indépendance. Quand on s’exprime sur « les choses de la vie », on idéalise le passé et on exprime l’idée d’appartenir à une communauté de destin. Les liens familiaux et la mémoire collective jouent un rôle similaire. Ils atténuent l’idée de manque et ils servent de point de repère. Dans un monde perçu comme un tourbillon, les racines sont comme un point d’ancrage à partir duquel chacun garde son identité… au risque de se créer un univers où seuls figurent des souvenirs et des photos de famille. Violette y trouve du réconfort : « Ma mère, je l’écoute toujours. Elle me parle de là-haut. Elle est toujours avec moi. Je lui demande quand je fais quelque chose. Comme pour ça, je lui demande. Mais c’est vrai que parler toute seule c’est plus pareil. J’ai toujours gardé ma place, de ce côté de la table. Alors je m’occupe les mains ».

Un isolement durable

38La mémoire des personnes et des lieux joue un rôle important, on le sait bien, mais il ne faut pas pour autant cacher la vérité : à mesure que le temps se prolonge, toutes ces personnes isolées mettent en place des stratégies de survie ; elles ont tendance à se créer un univers fantasmé et à vivre dans leurs souvenirs. Les plus isolées sont engagées dans une impasse et, lorsque ces personnes se retrouvent seules ou leurs parents décèdent, il peut arriver qu’elles atteignent un point de bascule. Malgré les efforts entrepris par les travailleurs sociaux pour leur venir en aide, ces personnes ne vont pas spontanément se renseigner dans les administrations et elles se contentent en fait de ce qu’elles ont. Dans la mesure où ces hommes et ces femmes vivent en retrait, ils ont été repérés tardivement et leur situation n’a pu être régularisée qu’à l’issue d’une lente diffusion des informations qui concernent les prestations sociales et l’accès aux soins. Cette plus grande dépendance vis-à-vis des travailleurs sociaux et des administrations est un très bon indice de leurs difficultés quotidiennes, mais il s’agit d’une évolution encourageante car elle traduit un meilleur apprentissage des règles de droit.

39La biographie de Kader illustre parfaitement comment s’est opéré ce basculement. Dans son pays, il était cultivateur. Arrivé en France en 1972, cet homme âgé d’une cinquantaine d’années a travaillé comme bûcheron dans le Cantal et en Lozère. Pendant près de dix ans, il sera employé dans un grand domaine. Établi dans une dépendance, il était logé gratuitement. Ses employeurs le déclaraient de temps en temps à la MSA et il était payé à la tâche. Aujourd’hui sans travail, Kader a enfin réussi à louer une ancienne ferme en faisant intervenir le maire d’une commune et les services sociaux. Ce logement est d’un confort sommaire, mais Kader s’en contente. La pièce dans laquelle il vit est coupée en deux au moyen d’un rideau. Il dispose d’un point d’eau à l’extérieur de son habitation et utilise rarement sa voiture par crainte qu’elle ne lâche et se rend donc à pied au village voisin, distant de huit kilomètres, pour ses achats courants. Notre bûcheron a choisi ce métier faute de mieux (il avait poursuivi sa scolarité jusqu’au lycée) et il lit régulièrement la presse de son pays. Grâce à des amis, il a récupéré une antenne parabolique pour capter la télévision. Sa télévision en noir et blanc grésille en permanence. Elle est avant tout une présence humaine et elle lui permet de combattre la solitude.

40L’itinéraire de Christophe et de Marianne fournit aussi un exemple très éclairant. Ce jeune couple et leurs quatre enfants sont issus d’une famille tzigane originaire de Hongrie arrivée en France pendant la guerre. Quand il vivait avec ses parents, Christophe n’allait pas à l’école. Il rempaillait des chaises, il était employé à la récolte des fruits et légumes, il vendait des articles sur les marchés et il aidait les fermiers pour les foins. Faute d’emploi dans l’agriculture, ce jeune homme de 32 ans a fait le choix de vivre au contact de la nature. Avec sa compagne, ils ont trouvé refuge dans une vieille caravane, au fond d’un chemin de terre qui les conduit à une pompe à bras…

« Il n’y a pas de problème avec les fermiers, tout se passe bien. Au village, il y a un boulanger, la poste, un garagiste. On n’est pas éloignés. Le problème, c’est le travail. Avant je faisais les cerises, les cornichons, dans… J’ai commencé à faire les vendanges à l’âge de 7 ou 8 ans avec mes parents chez des agriculteurs. Il y a environ dix ans qu’on est venus ici. Après, on s’est mis à rempailler des chaises ; ça se vendait bien. Puis fini. Le problème pour travailler chez les fermiers, ce sont les charges et les assurances » (Christophe, 32 ans, RMI).

41Comme le signale Christophe, les ouvriers agricoles ne sont pas montrés du doigt quand ils ont souvent derrière eux une longue expérience professionnelle. Cependant, à défaut de pouvoir se louer dans des fermes ou dans les domaines viticoles, ils sont contraints de trouver des solutions alternatives et de contourner certaines règles. Les indications de Christophe et de Marianne résument bien cette situation. Pour nourrir ses enfants, Christophe est obligé de se « débrouiller ». Il pose des collets et, à proximité de sa caravane, il élève des volailles qu’il revend aux habitants d’un camp de nomades situé à proximité du village. Marianne, sa compagne, fait appel régulièrement aux services de la Croix Rouge et des Restos du Cœur, mais elle considère qu’on les aide « pour de l’argent, les vêtements, la nourriture, pas pour travailler ».

42En relisant ces indications, on mesure bien qu’à partir du moment où ils perçoivent des aides, les plus pauvres se rendent compte qu’ils sont placés tout en bas de l’échelle sociale. Cependant, ils ne souhaitent pas être totalement dépendants de la collectivité et ils accordent une plus grande importance à la reconnaissance que procure l’exercice d’une activité professionnelle. L’exemple de Christophe et de Marianne illustre bien ce dilemme. Tout comme la plupart des ouvriers agricoles, ils n’ont guère eu la possibilité d’accéder aux savoirs fondamentaux. Résumons brièvement leurs aspirations. Ces jeunes gens percevaient des prestations sociales depuis quelques mois seulement et ils auraient aimé apprendre à lire. Désavantagés à cause de ce handicap, ils ont refusé de quitter leur caravane pour un logement HLM qu’on leur avait proposé en ville, à trois quarts d’heure de route de là. Parce qu’ils considèrent qu’ils ne seraient pas capables de s’en sortir s’ils prenaient cette décision, Christophe et Marianne préfèrent vivre de façon totalement isolée et se « débrouiller » par eux-mêmes. Ils pensent que s’ils partaient en ville, ils ne sauraient pas s’acclimater à cette nouvelle vie et ils redoutent que leurs enfants ne soient livrés à eux-mêmes. Mais il s’agit d’un choix difficile. Tous les hivers, la famille doit se battre contre le froid et elle se chauffe au moyen d’un poêle à bois récupéré on ne sait où. Le père a confectionné un orifice dans la tôle de façon à évacuer la fumée, mais, quand le ciel est trop bas, la fumée rentre dans l’habitation et ses enfants risquent d’être intoxiqués. Pour le coucher, deux banquettes rabattables suffisent…

43Au terme de ce premier tour d’horizon – on ne multipliera pas les exemples – on est en droit de dire qu’à la campagne, les conditions de vie peuvent être particulièrement difficiles et que les solidarités locales ne sont pas toujours très efficaces. De même, au lieu de s’occuper d’un jardin potager et d’échanger des produits de première nécessité, les plus pauvres ont souvent tendance à introduire des équivalences monétaires. Nos interlocuteurs en sont parfaitement conscients. Disqualifiés à la suite d’un licenciement économique, du décès de leur employeur ou à cause d’une longue maladie, ils mesurent les effets redoutables de la crise économique sur les rapports humains. Les plus pessimistes se sentent directement concernés par la tournure prise par les événements. Quand elles s’expriment au sujet des solidarités de proximité, ces personnes raisonnent par rapport à un « âge d’or » au cours duquel il y aurait eu, dans leur village, un minimum de cohésion sociale. Quand elles parlent de la situation, elles décrivent alors une lente agonie.

« On peut pas dire que nous fassions des choses en commun, sauf avec le voisin, pour le bois et la voiture. Mais, il ne faut pas croire que tout soit gratuit. C’est un leurre de croire que l’entraide ça existe toujours. Avant oui, je te donne, tu me redonnes sur une autre forme, ou même si je n’ai besoin de rien, un ami ou quelqu’un de ma famille tu aideras. Mais, on ne peut pas dire quand même que ça se passe mal ici. [A.] est un village où les gens s’entendent bien, c’est pas comme à [G] D’ailleurs les gens de [A] et de [G] n’ont jamais pu se piffrer. Mais c’est qu’il n’y a plus rien. Il n’y a que des vieilles et des chômeurs…

… Je suis bien avec toute la commune malgré mon bouc dans une commune de paysans sans travail et de retraités. Ici du moins, ça se passe bien, les retraités sont cools. Mais, il faut être lucide, les personnes âgées ne peuvent pas rendre la pareille. Tout le monde a le même sort. Pour 200 habitants il n’y a que trois emplois à temps plein dans le village. À l’école, ils sont 9, c’est la limite ; quand la postière partira à la retraite il n’y aura plus de poste. Tout le monde sait bien que c’est un problème bien plus général, mais qu’est-ce qu’on peut faire…

… Maintenant, on se rend des services à condition de rendre la contrepartie tout de suite, sauf par exemple, lorsque je remplis les papiers aux petits vieux. Mais, il y a toujours un regard quand on aide, pas celui des gens d’ici, mais celui des petits fonctionnaires qui parlent là-dessus. Pour ne pas nous ennuyer, ma femme et moi, on prenait les gamins après l’école, on les gardait avec notre fils et on les aidait à faire les devoirs. Ils ont progressé. La maison était remplie. On en garde de bons souvenirs. Le père (ancien maire de la commune voisine, chef-lieu de canton de 500 habitants) s’est battu pour qu’on garde la gendarmerie et la perception. Le docteur partira bientôt à la retraite, il avait réussi à le faire venir en proposant un logement. Il n’y aura bientôt plus de médecin dans le canton. Il y a 20 ans, il y avait deux toubibs. Il y a encore quelques années, certains avaient de l’éthique. Ça ne les gênait pas de venir par là. Ils avaient le sens du métier et certains avaient peu d’argent pour s’installer. C’est ça le sens du service. Déjà que les gens ils ne se soignent pas. Les vieux ils te disent : t’as mal aux dents poses-y un verre de goutte. Je n’imagine pas comment ça deviendra sans docteur… (Pierre, 43 ans, Allocation de Solidarité Spécifique).

44Les indications de Pierre résument parfaitement les problèmes quotidiens auxquels sont confrontées des personnes qui habitent à la campagne. Les problèmes liés à l’isolement sont importants et ils se cumulent avec d’autres réalités. Ces réalités sont économiques et démographiques (l’absence d’emplois qualifiés sur place, le vieillissement de la population, le démantèlement des services publics…), mais elles sont aussi d’ordre sanitaire. D’après les données recueillies par l’Ordre des médecins, certaines zones rurales tendraient en effet à devenir des « déserts médicaux ». On y constate une baisse préoccupante du nombre de médecins généralistes et surtout une absence manifeste de spécialistes : gynécologues, pédiatres, ophtalmologistes, psychiatres… Pourtant, nos interlocuteurs nous l’avaient déjà indiqué, la crise économique aurait eu un impact sur la santé (et en particulier sur la santé mentale) et sur l’hygiène de vie. Pour y faire face, les habitants de ces villages disposent de moyens souvent limités. Dans la plupart des cas, ils se protègent en se repliant sur leur univers domestique et ils mettent en avant des valeurs morales. Tant qu’ils en ont la possibilité, quelques-uns s’investissent au service de la collectivité ; les plus inventifs bricolent des solutions en faisant appel à leur environnement immédiat. Si les uns idéalisent le passé et croient en la fatalité, les autres n’hésitent pas à s’ériger contre les pouvoirs établis et à défendre un autre idéal de vie. Cependant, ils sont dans tous les cas des observateurs lucides. Ils luttent pour ne pas être considérés comme des personnes qui profitent du système. Ils se raccrochent à leurs idées et ils soulignent leur appartenance à une communauté de destin pour ne pas avoir l’impression de vivre en marge de la société.