1AVANT D’EXAMINER la manière dont les individus intériorisent leur condition sociale et de partir à la découverte de la grande pauvreté, il est important d’introduire quelques données de cadrage au sujet des populations directement concernées. À vrai dire, cette connaissance des populations est le résultat d’un long cheminement intellectuel qui a progressivement glissé d’une interrogation générale portant sur le devenir du monde rural et de la petite paysannerie vers l’étude concrète des bénéficiaires de prestations sociales. Plus récemment, des travaux ont été réalisés pour le compte de différents organismes. Grâce à des indicateurs statistiques et à des données locales, ces travaux ont mis l’accent sur les dimensions territoriales de l’exclusion et les disparités de développement. D’autres ont étudié les destinataires de l’action publique et ils ont apporté des éléments de connaissance au sujet de certaines catégories comme les bénéficiaires du RMI ou les agriculteurs en difficulté. Cet éclairage porté sur ce qu’on a coutume d’appeler la nouvelle pauvreté a permis de repérer des populations vulnérables et d’évaluer les politiques d’insertion. Cependant, il a probablement laissé dans l’ombre une pauvreté matérielle qui perdure et qui gagnerait à être lue en gardant en mémoire la déstructuration des sociétés paysannes et la construction sociale du marché.

Un continuum de représentations collectives

2Parmi les travaux qui ont choisi une orientation théorique d’ensemble, l’ouvrage coordonné par Pierre Maclouf à partir des actes d’un colloque annuel de l’ARF26 doit être salué pour la richesse des contributions qu’il recueille. Trente-cinq personnes, provenant de différents horizons disciplinaires y ont collaboré afin de « poser le problème de la pauvreté comme phénomène à la fois relatif et paradoxal27 ».

3En introduisant ce recueil, Pierre Maclouf répond à des questions difficiles. Qu’est-ce que la pauvreté ? Comment aborder ce curieux objet ? Quel éclairage apporter ?

4Tout en présentant chacune des contributions et en les classifiant en plusieurs séries d’objets et de questionnements (la dimension territoriale de l’exclusion est saisie au moyen de monographies locales, les conséquences de la production agricole sont identifiées…), Pierre Maclouf replace l’apport des différentes disciplines convoquées (histoire, sociologie, économie) dans une problématique plus générale qui converge vers ce que le théoricien Josef Schumpeter a désigné comme étant un processus de destruction créatrice28. Il s’agirait d’un phénomène cyclique qui affecterait les économies et les sociétés traditionnelles. Dans un monde rural déstructuré, la question posée serait finalement de savoir inventer de nouvelles formes de régulation et de solidarité. Trois fils d’Ariane sont tendus et ils devraient conduire vers une autre socialité.

5Le point de départ de ce raisonnement est le suivant. Pour Pierre Maclouf, la pauvreté en milieu rural reste un sujet méconnu parce qu’il dévoile la face cachée du développement. De même, cette absence d’intérêt est liée au fait que « l’éclairage porté, pendant les années d’expansion, sur le monde rural, a visé à analyser une évolution perçue comme positive, mais cette démarche, qui consistait à mettre l’accent sur le progrès technique et le changement social, a abouti à laisser dans l’ombre la face jugée négative de ces phénomènes »29. Comme le souligne Serge Paugam dans une publication parue plus tardivement30, la pauvreté n’était pas un sujet d’actualité. À cette époque de plein-emploi, la plupart des spécialistes estimaient en effet que la pauvreté était un phénomène résiduel et que les conditions de vie des ménages iraient en s’améliorant. Maintenus aux marges de la société, les plus pauvres étaient souvent assimilés à des inadaptés sociaux et bon nombre de décideurs considéraient qu’ils devaient être pris en charge par des institutions spécialisées. De même, des intellectuels engagés dans les luttes sociales s’intéressaient plutôt au thème des inégalités et ils s’interrogeaient au sujet de l’égalité des chances. En fait, il faudra attendre le début des années quatre-vingt et l’apparition d’un chômage massif pour que les phénomènes d’exclusion sociale attirent véritablement l’attention des observateurs et qu’ils interpellent les pouvoirs publics. Un intérêt tardif, une attitude qui amène à réfléchir…

6À la campagne, les données du problème sont légèrement différentes. Au risque de forcer le trait, le monde rural symbolisait des traditions dépassées que les jeunes générations rejetaient massivement. Avec l’évolution des mentalités, son image a profondément évolué. La campagne ne représente plus cette France pauvre et ridée qui lui collait tant à la peau. Bien au contraire, elle est considérée comme un havre de paix et ce renversement des valeurs aura des incidences concrètes sur les mobilités résidentielles, au point d’infléchir les indicateurs démographiques et de laisser place à des mouvements de population qu’il est bien difficile de maîtriser. Dans leur grande majorité, les Français restent attachés à la maison individuelle et ils souhaitent s’installer à la campagne pour bénéficier d’un cadre de vie plus agréable31. Cette aspiration à la tranquillité, au bien-être et à l’épanouissement personnel se traduit par des phénomènes migratoires inédits qui concernent l’ensemble des milieux sociaux et des tranches d’âge. On y rencontre des retraités et des jeunes couples, des familles ouvrières et des chômeurs.

7La réalité des conditions de vie n’est pas toujours aussi évidente. Dans l’ensemble, les nouveaux arrivants se heurtent à de réelles difficultés pour trouver un logement décent ou occuper un emploi conforme à leurs aspirations. S’il est certain que le ralentissement de la croissance économique a eu des effets directs sur le niveau de vie de ces familles, de nombreux indices tendent à montrer qu’à la campagne, de nouvelles catégories de population doivent faire appel aux services sociaux. De même, en présence de difficultés matérielles, les solidarités de proximité ne sont pas toujours si efficaces. Pour avoir une idée plus précise de la dureté des rapports humains, reprenons rapidement les résultats de l’enquête inédite qui avait été conduite par les étudiants de l’école de Grignon32.

8Réalisée au tout début des années quatre-vingt, cette monographie est probablement l’une des premières à porter sur des figures contemporaines de la pauvreté et elle fait suite à un travail qui avait été effectué auparavant avec le concours des travailleurs sociaux. Cette étude préalable33 avait déjà permis de détecter des signes de pauvreté matérielle, d’apprécier l’origine de l’intervention des assistantes sociales et d’en souligner les conséquences pratiques. À cette époque, les ouvriers agricoles et les petits cultivateurs vivaient avec le strict minimum. Bien que des problèmes de santé et d’alcool justifiaient cette intervention, les principales préoccupations des familles nécessiteuses concernaient avant tout leur alimentation. Leur pauvreté matérielle semblait être atténuée grâce à l’entretien d’un jardin potager et à des aides en nature. Parce qu’elles élevaient quelques bêtes ou parce qu’elles avaient l’usage gratuit d’une habitation, ces personnes limitaient au maximum leurs dépenses et elles n’avaient pas l’impression d’être misérables ou assistées. Avec beaucoup de réalisme, elles n’aspiraient guère à disposer d’un revenu plus élevé et pensaient de toute façon qu’un tel souhait serait irréalisable34.

9Une vingtaine d’années plus tard, les étudiants revenus sur ce terrain d’enquête montrent que ces observations ne correspondent plus à la réalité. Ils soulignent l’accès d’une majorité de la population de ces villages à tous les standards de consommation associés à la modernité (maison individuelle, électroménager, voiture…). Pourtant, ils mettent l’accent sur les difficultés des familles ouvrières qui ont accédé à la propriété et ils soulignent le retard scolaire de leurs enfants. La maladie, l’infirmité et tous les problèmes que l’on englobe en employant le terme très en vogue d’inadaptation sociale ne sont plus les seules raisons qui justifient l’intervention des travailleurs sociaux. L’attitude de la population envers la pauvreté matérielle a également évolué. Moins soutenus qu’ils ne l’étaient autrefois, les chômeurs sont jugés responsables de leur situation. Ils font l’objet de médisances et de rumeurs35. L’attitude des élus et le regard des services sociaux laissent perplexes. Au moment de la réalisation de cette étude, les élus locaux avaient tendance à minimiser les difficultés de leurs administrés et ils préféraient renvoyer à l’observateur extérieur une image plus gratifiante. Quant aux assistantes sociales, elles déploraient la disparition de la mission que leur conférait leur métier.

10Prenant acte de ces évolutions peu optimistes, des travaux plus récents accordent de l’importance à la manière dont les professionnels perçoivent les problèmes sociaux et ils tendent à montrer que la pauvreté matérielle masque des processus d’exclusion³⁸. En règle générale, ces études apportent des données de cadrage sur les populations destinataires de l’action sociale que sont notamment les jeunes en difficulté, les chômeurs de longue durée, les bénéficiaires des mesures d’insertion et les familles monoparentales. Dans la plupart de ces documents rendus à l’administration, on mentionne les difficultés financières auxquelles sont confrontés les exploitants agricoles. On fait état de l’isolement dans lequel se trouvent les demandeurs d’emploi et les jeunes ; on s’interroge au sujet de l’attitude des populations et des personnels. Enfin, la prise en compte des disparités locales conduit souvent à confectionner un faisceau d’indices. À la suite des indicateurs démographiques et des indices d’enclavement qui décrivent un moindre accès aux équipements publics, une batterie d’indicateurs chiffrés est utilisée pour cerner les contours de ce qu’on appelait le « monde rural profond » et y conduire, par la suite, des programmes de développement économique faisant appel aux concours des instances européennes.

11Largement partagée par les décideurs locaux qui trouvèrent ainsi les moyens de bénéficier de crédits spécifiques et de promouvoir leur région, cette manière d’aborder les inégalités spatiales a, semble-t-il, été délaissée au profit d’une vision d’ensemble qui accorde plus d’importance aux nouvelles fonctionnalités du monde rural. Espace sauvage ou réserve naturelle, le monde rural est en effet devenu le cadre à partir duquel se posent les questions relatives à l’environnement et à l’alimentation. Cette nouvelle définition semble contenter bon nombre d’observateurs. Les uns y voient le résultat du travail séculaire des paysans, l’organisation de l’espace permettant de retracer l’histoire du groupe social. Les autres insistent davantage sur des dimensions affectives et symboliques. Parce que la campagne n’est plus seulement une zone de production agricole, ces espaces aménagés pour des activités de loisir sont devenus un élément distinct des communautés locales qui les constituaient. On comprendra donc aisément l’utilisation fréquente de formules laconiques comme le désert ou la friche pour exprimer la pauvreté ou l’abandon.

12À la lecture de notre schéma d’ensemble, on remarque qu’il est finalement très difficile de dissocier les indicateurs de pauvreté de la façon dont on corrige les inégalités de revenu et les disparités de développement. Dans la mesure où interviennent désormais des prestations de solidarité, des compensations financières versées aux agriculteurs et des transferts destinés aux régions les moins dynamiques, il est nécessaire de replacer les indicateurs dont on dispose dans le cadre d’une évaluation plus globale des politiques qui ont été conduites depuis ces vingt dernières années. Faisant appel à des sources d’information très différentes, la grille de lecture proposée ici est discutable (elle ne décrit pas le mode de vie des ménages, elle tient compte des modes de régulation proposés par la littérature spécialisée36), mais elle offre l’intérêt de donner un aperçu d’ensemble des différents critères sur lesquels on se fonde pour repérer les destinataires de l’action publique et concevoir une politique sociale qui tienne compte des spécificités locales.

Disparités de développement et mécanismes compensateurs

13Parmi les indicateurs à la disposition des professionnels, les dimensions monétaires de la pauvreté sont probablement les plus faciles à mesurer. Grâce aux outils statistiques performants, il est possible d’évaluer les revenus professionnels et d’affiner la connaissance des destinataires de l’action sociale. De même, grâce à des données provenant de l’administration fiscale et d’organismes sociaux, on connaît davantage les dimensions territoriales de la pauvreté. Par exemple, les données relatives aux revenus fiscaux donnent une image assez fidèle du niveau de vie des ménages. Les données qui se rapportent aux transferts sociaux permettent d’isoler des poches de pauvreté et d’avoir une idée plus précise des moyens utilisés pour venir en aide aux plus démunis. Peu à peu, les problématiques qui se rapportaient aux inégalités socio-économiques cèdent le pas à l’évaluation des politiques sociales.

14Les données relatives aux revenus des ménages et aux prestations de solidarité donnent un premier aperçu de l’ampleur de la pauvreté en milieu rural. La mission conjointe de l’IGAS et du CGAAER est d’ailleurs parvenue, à montrer (à partir des données émanant de l’INSEE et de la Direction Générale des Impôts) que les taux de pauvreté étaient légèrement supérieurs en milieu rural qu’en milieu urbain mais ce sont surtout les disparités territoriales et la diversité des modes de prise en charge qui ont attiré leur attention37. Emmanuelle Bonerandi et moi-même avons eu également l’occasion de le souligner lors de journées de réflexion consacrées à cette thématique : les taux de pauvreté peuvent atteindre 20 % de la population dans certains territoires situés au nord, dans le Massif Central et dans le sud du pays38.

15La localisation des ménages non imposables est un bon indicateur des disparités de développement et fait apparaître trois principaux ensembles géographiques.

16Au nord d’une ligne fictive reliant la Normandie et la Picardie aux Ardennes, le taux de pauvreté est toujours supérieur à la moyenne nationale (aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural), et bon nombre de petites villes en déclin ont été les premières victimes de la désindustrialisation et des délocalisations. Dans ces régions, les documents réalisés par les travailleurs sociaux font généralement état des difficultés de reconversion professionnelle chez les ouvriers privés d’emploi et du faible niveau de qualification des jeunes. Ils mentionnent leur absence de mobilité géographique et soulignent leur difficulté à se projeter dans l’avenir.

17Dans une vingtaine de départements situés sur « la diagonale du vide » reliant les Ardennes aux Pyrénées en passant par la Bourgogne, l’Auvergne et le Limousin, et dans une moindre mesure dans les régions Aquitaine et Poitou-Charentes, le taux de pauvreté est en général supérieur en milieu rural qu’en milieu urbain. Ces bassins de vie correspondent à des territoires longtemps marqués par le dépeuplement et l’exode. Même s’ils ont bénéficié de financement en vue de se doter de projets structurants, les gestionnaires du développement rural doivent encore souvent faire face aux conséquences du vieillissement démographique. Au regard des données dont nous disposons, nous pouvons affirmer qu’en raison d’une économie tournant parfois au ralenti, les pensions de retraite et d’invalidité ont pu y jouer un rôle de redistribution non négligeable.

18Plus au sud, c’est-à-dire des Pyrénées à l’arrière-pays niçois et en Corse, la situation est un peu plus complexe à décrire. On retiendra seulement qu’à l’image du Languedoc ou de la Provence, ces régions méridionales sont désormais les plus attractives et que les responsables de l’action sociale doivent trouver les moyens d’améliorer les conditions de vie de tous ceux qui, à la suite d’un choix délibéré ou d’un événement personnel, ont décidé de s’installer à la campagne (ou soleil) sans y avoir toujours préalablement trouvé un emploi durable. Ces nouveaux arrivants (dont la presse se fait parfois l’écho) rencontrent fréquemment des difficultés financières et connaissent alors une réelle précarité. Il leur est cependant possible d’alterner des périodes travaillées et des périodes chômées. Dans ces régions, il existe en effet une série de petits boulots saisonniers dans le secteur du commerce, du bâtiment et de l’agriculture : récolte des fruits et légumes, vendanges…

19Ces précisions faites, quelques éléments caractérisent les situations précédemment décrites et font apparaître le caractère très hétérogène des populations concernées et l’évolution des risques secourus dans le cadre de notre système de protection sociale39. D’ailleurs, les données statistiques relatives aux populations bénéficiaires de minima sociaux permettent de circonscrire les mêmes poches de pauvreté. A l’exception des campagnes du Midi méditerranéen dans lesquelles la part de bénéficiaires de prestations de solidarité sont toujours supérieure à la moyenne nationale, les zones rurales les plus touchées correspondent bien à des régions industrielles en crise connaissant des taux de chômage élevés, mais il s’agit aussi de campagnes plus isolées dans lesquelles les retraités disposant de faibles revenus et les bénéficiaires de pensions d’invalidité sont particulièrement nombreux40. Dans ces régions, les bénéficiaires de minima sociaux peuvent atteindre localement plus du quart des ménages et cette géographie de la pauvreté a finalement assez peu évolué depuis ces dernières décennies41.

20Quelques évolutions méritent toutefois d’être soulignées. A la campagne, l’aide à l’égard des personnes nécessiteuses intervenait souvent au moment de l’ouverture des droits à la retraite. Exemple typique d’une solidarité entre les générations introduite par le législateur dès 1956, le minimum vieillesse a contribué à l’indépendance du troisième âge et, dans les petites communes rurales, il a notamment bénéficié aux femmes d’agriculteurs qui avaient faiblement cotisé pour prétendre disposer d’une retraite convenable après le décès de leur époux. Quoi qu’en régression numérique (les bénéficiaires relevant du régime agricole n’étaient plus que 105000 en 2004, contre 405000 en 1994 et 899 000 en 1975), ils représentent encore 17 % du nombre total de bénéficiaires42 et constituent une population non négligeable dans certaines régions du Massif central et du Sud-ouest Tout comme l’indiquent les données de l’Observatoire économique et social de la MSA, ces générations ont largement atteint l’âge de la dépendance : les plus gros « bataillons » étaient nés avant la guerre de 14 et ont à présent disparu.

Pyramide des âges des bénéficiaires du minimum vieillesse affiliés au régime agricole

21Aujourd’hui encore, la proportion de personnes couvertes par le minimum vieillesse est plus importante parmi les retraités de 85 à 89 ans (7,9 % de la tranche d’âge, tous régimes confondus en 2004) et les plus de 90 ans (12,5 %), c’est-à-dire que la présence de personnes âgées disposant de très faibles ressources est toujours plus fréquente parmi les générations du quatrième âge qu’au sein du troisième âge43. Bien que leurs conditions matérielles d’existence aient pu être particulièrement difficiles, les personnes âgées vivant en milieu rural ont souvent été prises en charge par la collectivité grâce à l’implantation de maisons de retraite, y compris dans les espaces faiblement peuplés. Le montant du minimum vieillesse a été revalorisé à plusieurs reprises, de sorte que les retraités qui en bénéficient ont des revenus comparables au seuil de pauvreté44. Plus récemment, la mise en place de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) a amélioré la situation financière des retraités mais l’impact de ces nouvelles mesures doit être relativisé. D’après les travaux conduits par la mission de l’IGAS et du CGAAER, les personnes âgées ayant de faibles pensions sont très attachées à leur patrimoine familial et certaines d’entre elles préfèreraient se détourner de ces prestations légales que d’accepter la règle de la récupération sur succession qui pénaliserait leurs enfants au moment de leur décès.

22En milieu rural, le minimum vieillesse n’est plus le seul instrument mis à la disposition des travailleurs sociaux car on a observé un basculement de la pauvreté des générations les plus âgées vers les générations les plus jeunes, un phénomène qui traduit concrètement une dégradation des conditions de vie chez les salariés. Cela étant dit, les personnes âgées ne sont pas toujours mieux loties, la question posée n’est plus tant aujourd’hui leur pauvreté matérielle, mais leur isolement.

23Malgré la mise en place de nouveaux métiers liés aux services à la personne, les retraités ayant de faibles ressources qui font le choix (ou sont contraintes) de rester à leur domicile ne peuvent guère bénéficier de tous les avantages de la société des loisirs et, concrètement, rencontrent des difficultés pour entretenir un logement trop grand ou trop ancien, ou tout simplement, accéder à un confort standard. Tout comme l’indiquent des observations faites dans le département de la Creuse par la mission de l’IGAS et du CGAAER45, de nombreuses initiatives ont été prises en vue d’améliorer les conditions d’existence de ces personnes âgées mais il reste actuellement un épineux problème à gérer : la moindre présence des personnels de santé dans les espaces ruraux les moins attractifs et la fermeture progressive de bon nombre de spécialités dans les hôpitaux de proximité. Même si les espaces ruraux sont relativement bien couverts par des infirmières libérales, le manque de spécialistes est criant (notamment pour les affections demandant un suivi fréquent) et l’inquiétude est réelle pour une population isolée et vieillissante vivant dans l’angoisse d’être incapable d’accéder aux structures médicalisées en cas d’urgence ou de manquer un rendez-vous important en raison des distances à parcourir. On retrouve les mêmes phénomènes chez les jeunes mères qui ont difficilement accès aux services de la PMI46 ou encore parmi les personnes atteintes de troubles psychiques.

24Les difficultés liées à une moindre présence médicale renforcent le sentiment d’isolement dans lequel se trouvent les plus fragiles et c’est tout particulièrement le cas chez les personnes qui, en raison d’un handicap ou d’une maladie invalidante, ne peuvent subvenir à leurs besoins sans une aide extérieure. Mise en place en 1975 dans le cadre de loi relative aux handicapés, l’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH) avait toutefois permis à bon nombre de familles de bénéficier d’un revenu minimum et cette prestation joue encore dans certains départements ruraux un rôle important dans la prévention de l’exclusion47 A partir du début des années 1990, l’introduction du RMI avait permis de couvrir de nouvelles populations mais nous ferions une grave erreur en assimilant les ménages qui disposaient de très faibles ressources aux seuls bénéficiaires de cette mesure. Quant à l’Allocation de Parent Isolé (qui n’existe plus aujourd’hui et a été fondue dans le dispositif RSA), elle représentait des effectifs tout à fait négligeables.

25À la lecture des données qui émanent des caisses de sécurité sociale, on remarque que l’assistance intervient finalement à des étapes charnières du parcours de vie. Cette évolution significative reflète les difficultés rencontrées par les générations les plus âgées, mais elle mesure aussi les incidences concrètes du chômage des jeunes. Parmi les chômeurs qui ont fait le choix de rester sur place, certains n’ont jamais réussi à retrouver un emploi. Les salariés les plus âgés se situent en retrait. Dans certains cas, ils ont été déclarés inaptes au travail à l’issue d’une longue période de chômage, d’un accident de travail ou d’une maladie invalidante. Ce glissement important vers l’inactivité traduit une évolution inquiétante, mais elle révèle aussi les spécificités d’une politique sociale qui visait à échelonner l’âge effectif des départs à la retraite de manière relativement souple. Elle se matérialisait par une attention accordée aux handicaps de tous ordres qui leur permettait de bénéficier d’un minimum garanti.

26Malgré l’introduction de ces revenus de substitution, certaines catégories de population sont particulièrement vulnérables. Il s’agit bien entendu des handicapés et des travailleurs vieillissants, on vient rapidement de le voir, mais il s’agit aussi de jeunes gens qui attendent un certain temps avant de rejoindre le monde du travail ou ne parviennent pas à trouver un emploi conforme à leurs aspirations. En raison de la crise économique et de ses répercussions sur le volume de l’emploi salarié, des familles ayant fait le choix de s’installer à la campagne ne parviennent plus à « joindre les deux bouts ». De même, à la différence de leurs parents qui n’hésitaient pas à quitter la campagne pour trouver du travail en ville, les jeunes ruraux n’envisagent plus aussi facilement ce départ et, quand ils restent « au pays » ou qu’ils y reviennent à la suite de leurs études, certains enchaînent des missions d’intérim ou des boulots saisonniers et se trouvent donc en situation de dépendance accrue vis-à-vis de leur famille et des dispositifs d’insertion. On retiendra le texte suivant, publié dans le bulletin d’un organisme officiel, pour se faire une idée plus précise des publics qu’accueillent les travailleurs sociaux et de leurs inquiétudes.

« Conjointement à la montée d’un chômage structurel qui n’est plus résolu par l’exode vers les territoires urbains et contenu par des dispositifs conjoncturels de traitement social, il y a une augmentation des phénomènes de déstructuration sociale qui ne sont plus la spécificité des territoires urbains. De nouvelles couches de population sont touchées par l’exclusion et viennent grossir les rangs des personnes en difficulté en milieu rural : certains agriculteurs, les personnes qui, alors qu’elles émigraient précédemment vers la ville pour trouver un emploi, restent maintenant au pays, les jeunes qui reviennent après leurs études, sans emploi, les familles originaires du milieu rural qui, au chômage, s’y réinstallent, des jeunes et des familles sans attaches locales qui s’implantent en milieu rural pensant y gérer plus facilement leur « galère ». On note également l’apparition de sans-domicile-fixe en milieu rural, alors qu’ils étaient l’exception il y a quelques années.

L’analyse des publics accueillis montre d’autre part une élévation du niveau de formation : des personnes ayant une formation de niveau baccalauréat et plus font partie des publics en difficulté parce que sans emploi. D’autres éléments, demandes de locatif d’urgence, nombre de personnes inscrites au RMI, taux de chômage locaux, recrudescence de l’alcoolisme, apparition de la délinquance et de la toxicomanie… convergent pour témoigner de la dimension nouvelle prise par l’exclusion en milieu rural.

Les constats locaux légitiment l’hypothèse que le milieu rural devient, à l’instar des banlieues, un territoire où se concentrent les populations en difficulté : milieu rural, terre d’exclusion ? Ou bien est-il en situation de pouvoir jouer un rôle d’amortisseur de crise en offrant aux populations en difficulté des conditions de vie satisfaisantes ? A quelles conditions peut-il jouer ce rôle ?49 »

27Pour des raisons qui seront examinées plus en détail, il semblerait que certains territoires ruraux soient particulièrement attractifs et, selon certains observateurs, ils seraient en passe de devenir des espaces de relégation (ou des espaces-refuges) pour des personnes qui rencontrent des difficultés matérielles. Même si on constate aujourd’hui un regain démographique dans bon nombre de zones rurales et de nouveaux arrivants, il s’agit en majorité d’actifs et des retraités. On constate aussi que ces espaces attirent des demandeurs d’emploi qui rechercheraient une autre qualité de vie ou ne parviendraient pas à construire un projet professionnel50. Différents organismes tentent de remédier à cette situation en venant en aide aux plus démunis d’entre eux. Dans la plupart des communes, des travailleurs sociaux assurent des permanences régulières. Des associations caritatives comme le Secours catholique ou les Resto du Cœur distribuent gratuitement des vêtements et de la nourriture. La présence de bénévoles et de travailleurs sociaux au plus près des réalités du terrain témoigne peut-être d’un regain de solidarité, mais il s’agit d’un indicateur très significatif de la tournure prise par les événements. Alors que la pauvreté concernait autrefois des personnes âgées et des petits cultivateurs qui n’avaient pas pu s’adapter au changement technique, elle concerne à présent une population hétérogène qui n’a pas nécessairement toujours vécu à la campagne.

28De récents travaux le soulignent volontiers51 : en milieu rural, les ménages les plus modestes sont de nos jours comparativement bien plus nombreux qu’ils ne le sont en milieu urbain. Ces territoires abritent une population active majoritairement ouvrière (plus de 30 % des actifs résidant en milieu rural en 2006) ou employée (31,5 % des actifs). et on recense un déficit de cadres et de professions intellectuelles52. Quant aux espaces périurbains et d’urbanisation diffuse, ils connaissent à présent un véritable boom démographique (le taux de croissance annuel a été de 1,2 % entre 1999 et 2006 contre 0,7 % pour les espaces ruraux et 0,5 % pour les pôles urbains). Leur population présente un profil qui se rapproche des tendances nationales avec un plus grand nombre d’actifs faisant partie des professions intermédiaires53.

Une agriculture à plusieurs vitesses

29Parmi les populations qui sont directement concernées par les difficultés matérielles, les agriculteurs constituent l’une des catégories pour laquelle on dispose actuellement d’informations assez précises, ce qui n’est pas forcément le cas des ouvriers qui résident à la campagne. En effet, on sait désormais que bon nombre de ménages d’agriculteurs, tout comme d’ailleurs de salariés agricoles, vivent nettement en dessous des standards sociaux. Malgré la difficulté d’évaluer avec précision le revenu des agriculteurs (différentes bases de données doivent être utilisées), les chercheurs de l’INRA ont souligné à plusieurs reprises les grandes disparités de revenu qui existaient au sein de la profession. Leurs constats soulèvent un certain nombre de questions. Comment mesurer de façon la plus exacte possible les dimensions financières de la pauvreté ? Peut-on aller au-delà d’un simple énoncé de paramètres pour décrire les processus d’exclusion sociale ? Peut-on identifier les effets concrets des aides sociales et des primes sur le niveau de vie des familles agricoles ? Pourquoi, dans certains cas, ne pas considérer l’agriculture comme une activité venant compléter une autre occupation professionnelle ? Les exploitants qui ont beaucoup investi pour moderniser leur appareil de production sont-ils concernés par la précarité économique ?

30Pour les chercheurs de l’INRA, on observe d’importantes disparités de revenu au sein de la profession et, sur la période 1987-1998, les revenus par actif agricole à temps complet seraient, dans 40 % environ des cas, inférieurs au SMIC54. Dans différents travaux publiés à ce sujet, les auteurs reconnaissaient cependant qu’il y aurait eu une relative amélioration de la situation des ménages en fin de période grâce aux revenus extérieurs à l’activité agricole (salaires des épouses, revenus du patrimoine, retraites) qui, en 1997, représentaient environ 24 % du revenu global des ménages55. Certes, certains ménages ne parvenaient plus à faire face et à s’en sortir financièrement, mais plusieurs sources de revenu pouvaient être réunies pour atteindre un niveau de vie convenable. La question n’était donc plus tant de s’agrandir mais de parvenir à diversifier les productions et les sources de revenus56. Cela étant dit, « ces revenus complémentaires ne compensent la faiblesse des revenus d’exploitation que pour une petite minorité et, quand tel est le cas, ils proviennent généralement des emplois salariés occupés par les femmes d’agriculteurs. Les petites exploitations situées dans les espaces ruraux les plus éloignés ont, de ce point de vue, un handicap certain57 ».

Revenu moyen des exploitations agricoles par actif familial (1987-1998)

31La relative amélioration des revenus observée entre 1990 et 1998 ne doit pas masquer le fait qu’entre temps, bon nombre d’exploitations ont disparu, soit parce qu’elles étaient en faillite, soit parce qu’elles ne trouvaient plus de repreneurs. Dans les années qui ont suivi, le secteur a été directement affecté par des crises de mévente (ou une chute des cours) dans bon nombre de filières qui se sont traduites, à partir du milieu des années 2000 par des baisses de revenu et dégradé la situation financière des agriculteurs. D’après les données émanant des services de l’INSEE et de l’administration fiscale, la prévalence de la pauvreté parmi les ménages agricoles est même comparable à celle que l’on rencontre de nos jours chez les ouvriers non-qualifiés. On cite généralement les problèmes spécifiques des éleveurs et des petits producteurs de fruits et légumes, mais on a récemment découvert les effets dramatiques de la crise du lait. A l’exception de 2007, qui a été une très bonne année pour l’ensemble de l’agriculture française, la situation s’est vraiment dégradée. En 2009, toutes filières confondues, le salaire moyen a baissé de 34 % au sein de la profession en raison du recul des prix agricoles, après avoir déjà baissé de 20 % en 2008, selon les comptes du ministère de l'Agriculture. Au moment de l’annonce du plan de sauvetage annoncé par les pouvoirs publics prévoyant une prise en charge d’indemnités d’emprunt et d’importantes réductions de charges, il avait été estimé que le revenu annuel moyen des agriculteurs devrait se situer à 14 500 euros, soit moitié moins que le record de 28 500 euros de 2007 (aides comprises). Et leur revenu de 2009 aura été finalement même inférieur à celui du début des années 1990.

32Tout au long de ces dernières années, les problèmes spécifiques du secteur agricole ont été largement relayés par les organisations syndicales et les médias. Il n’est pas dans notre propos d’étudier les relations ambivalentes établies entre l’agriculture et la société sans souligner qu’en France une ferme disparaîtrait en moyenne toutes les cinq minutes. La pauvreté matérielle concerne des personnes qui ont toujours été mal placées sur l’échelle sociale, mais elle touche aussi des exploitations familiales qui avaient largement participé au changement technique58. On note enfin de sérieux problèmes d’endettement. Au début des années quatre-vingt-dix, le nombre d’agriculteurs rencontrant de sérieux problèmes financiers s’établissait déjà autour de 10 % du total des effectifs, soit environ 60000 à 70000 exploitations59. De fait, des exploitations qui se trouvaient dans une situation fragile ont été déstabilisées par les nouvelles conditions de production qui leur ont étaient imposées par les mécanismes du marché et l’industrie agro-alimentaire. Les contrecoups de cette situation se traduisent par des difficultés de trésorerie et peuvent engendrer des problèmes de santé et une grande fatigue nerveuse60. En bout de course, il est souvent très difficile de maintenir la capacité productive de ces exploitations sans appui extérieur et, malgré la détention d’un patrimoine, bon nombre d’agriculteurs abandonnent leur métier. Alors que certains cultivateurs sont de véritables entrepreneurs capables de maîtriser l’ensemble des investissements nécessaires au développement de leur activité, des exploitations plus traditionnelles sont constamment menacées quand elles s’engagent dans la spirale de l’endettement et que les prix de vente sont parfois même inférieurs aux prix de revient. Le phénomène s’est amplifié depuis les différentes crises qui ont affecté la profession : vache folle, crise viticole et, plus récemment, crise des producteurs de lait.

33Pour tenter de s’adapter et de faire face à leurs engagements financiers, les agriculteurs peuvent bénéficier, fort heureusement, d’aides à la production et de revenus compensatoires. La pluriactivité peut être une solution, mais elle n’est pas la seule puisque la poursuite d’une activité agricole peut être compatible avec le bénéfice d’une retraite ou d’une allocation de solidarité du type RMI ou RSA. Hormis l’impact des aides directes à la production, des solutions sont envisagées, soit en organisant le collectif de travail, soit en faisant valeur des droits sociaux. Par exemple, l’agriculture de complément procure des revenus peu élevés, mais il faut savoir que la plupart les personnes qui s’y adonnent le font à temps partiel en contrôlant l’acheminement de leur production et en s’intégrant davantage à l’économie locale. Des petits propriétaires se détachent du modèle agro-industriel et ils suivraient sans le savoir le chemin déjà tracé par ceux dont les démarches reposent sur la diversification de leurs activités. Qualifiés d’exploitants ruraux par Pierre Muller dans un article remarqué61, des agriculteurs et des éleveurs jouent désormais la carte du développement local et seraient à la recherche d’une autonomie en matière de commercialisation. Même s’ils se situent en marge des circuits financiers, de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, ces exploitants défendent une autre façon de concevoir le métier et ils auraient été finalement davantage épargnés par les secousses qui ont fait trembler l’archipel paysan.

34Pour clore ce chapitre consacré aux étalons de mesure de la pauvreté, notons enfin que la crise agricole a eu des répercussions sur la main d’œuvre embauchée dont on parle trop rarement. Officiellement, le salariat agricole n’est plus en réelle diminution (notamment en raison du développement des entreprises de travaux et de l’usage de salarier de proches parents), mais l’importance des effectifs recensés est surtout liée aux facilités accordées de nos jours pour recruter (et déclarer) une main d’œuvre temporaire et à la possibilité, pour ces personnes percevant de très faibles ressources, de cumuler un petit salaire et des prestations de solidarité62. Comme chacun sait, les ouvriers agricoles forment cependant un groupe professionnel dont les effectifs sont difficiles à évaluer. Les bases statistiques se recoupent rarement. Par exemple, si on se base sur les données de l’INSEE, il y aurait eu en France une réduction considérable du nombre de salariés employés de façon permanente. En raison de toute une série de facteurs (et en particulier à cause de la mécanisation), les besoins en main d’œuvre ont beaucoup diminué jusque dans les années 1980 et ils auraient eu tendance à se stabiliser par la suite autour d’une fourchette annuelle comprise entre 300000 et 350000 personnes.

35Les données émanant des caisses de MSA traduisent une autre réalité car des exploitants ont pris l’habitude de recruter des travailleurs occasionnels, y compris à l’étranger, et ces personnes ne sont pas comptabilisées dans les tableaux statistiques de l’INSEE. Au cours de l’année 2008, près d’un million de salariés ont exercé un travail à temps plein ou à temps partiel dans une exploitation agricole et les salariés permanents non familiaux effectuent actuellement 17 % du travail total, principalement dans les exploitations spécialisées. Tout comme l’indiquent les données que la direction de l’action sociale de la MSA a eu l’amabilité de me transmettre, les salaires perçus par ces ouvriers agricoles sont à l’image d’un travail en miettes. À l’exception des métiers très spécialisés et des professions connexes à l’agriculture où on relève des salaires comparables aux autres secteurs d’activité (environ 18500 euros annuels dans le secteur de la coopération, 23000 euros dans les organismes de service), les revenus perçus par les salariés agricoles sont généralement compris entre 4 000 et 10000 euros par an. Dans un contexte où, en raison d’un fort endettement ou de difficultés de trésorerie, il est souvent très difficile, pour un petit agriculteur, de rémunérer tout au long de l’année une personne extérieure, les ouvriers agricoles ont rarement signé un CDI (ils sont seulement 16 % dans ce cas). Ils doivent donc multiplier les employeurs plutôt que d’en fidéliser un seul et subissent l’épreuve du chômage chaque fois qu’une crise importante ébranle le secteur ou que des intempéries gâchent une récolte. En fait, le caractère saisonnier de leurs activités pousse la majorité d’entre eux à envisager d’autres sources de revenu. En vue d’améliorer leur quotidien, il leur est possible d’occuper des emplois temporaires dans d’autres secteurs d’activité ou de faire prévaloir leurs droits à l’assurance-chômage. Autant de situations qui caractérisent parfaitement les situations de précariat dont il est question dans les récentes publications du sociologue Robert Castel et que l’on retrouvera probablement dans les nouvelles populations couvertes par le Revenu de Solidarité Active.

Effectifs salariés déclarés au régime agricole par type d’activité et salaire moyen en 2008

36Chassons tout de même les idées préconçues. Si les exploitants ayant recours à des employés sont minoritaires (ils étaient 145000 en 2008), dans près de 70 % des cas, ils ont recours à des contrats de moins de 120 jours. On observe de très grandes différences selon les secteurs d’activité. Au risque de résumer sommairement, les céréaliers et les éleveurs embauchent assez peu de travailleurs occasionnels. Par contre, on embauche régulièrement des saisonniers pour effectuer certains travaux comme les vendanges ou la récolte des fruits et légumes. Des pratiques similaires sont fréquentes dans les caves coopératives et dans le secteur de l’emballage et de l’expédition. Les offres d’emploi se concentrent donc dans certaines régions de production comme la vallée du Rhône, le Languedoc et le Roussillon, la vallée de la Garonne, les Pays de Loire, la Bretagne et la Provence.

37Officiellement, le nombre de salariés déclarés auprès des services de la MSA est en légère augmentation et il se situe actuellement autour de 1,6 million par an (dont environ 1 million de personnes dans les exploitations proprement dites63). Les données à notre disposition traduisent des situations de travail contrastées dans des exploitations qui tendent de plus en plus à se distinguer du modèle traditionnel de l’exploitation familiale. Malgré les efforts accomplis pour assurer une gestion plus rigoureuse de cette main d’œuvre et en favoriser l’embauche, les « petits boulots » de l’agriculture sont en fait un moyen, pour les propriétaires, de faire face à des travaux qu’ils ne peuvent pas effectuer tous seuls et de répondre à une brusque augmentation de la demande. Pour bon nombre de chômeurs et de jeunes gens, ces emplois temporaires sont un petit complément de ressources. Des biographies recueillies par des travailleurs sociaux dans le cadre du dispositif RMI montrent cependant qu’une expérience de travail dans l’agriculture pouvait être un moyen de « sortir de la galère ». Mais les données à notre disposition sont trop disparates pour connaître avec plus de précision les conditions de vie d’une population dont les statuts sont particulièrement précaires. En somme, on les connaît peu.

38L’une des informations dont on dispose au sujet de ces travailleurs occasionnels de l’agriculture se borne à observer qu’ils constituent un groupe hétérogène. A la différence de ce que l’on croit d’ordinaire, ces salariés agricoles se recrutent en majorité parmi des personnes de nationalité française. D’après des données recueillies en interne (et qui mériteraient d’être réactualisées), les personnes de nationalité étrangère, quoi que minoritaires, seraient pourtant un peu plus nombreuses et elles se recruteraient parfois bien au-delà des pays qui, jusqu’à présent, formaient une réserve de main d’œuvre habituelle : Espagne, Maghreb, Portugal. Tout au long des années 1990, on aurait observé une augmentation de la population déclarée auprès des services de la MSA et, semble-t-il, un plus large éventail de nationalités représentées en raison des élargissements successifs de l’Union Européenne.

39Outre le cas des saisonniers venus de l’étranger, proche ou lointain, n’oublions pas (ce n’est d’ailleurs pas si nouveau) que le secteur agricole est une activité où on propose des emplois temporaires à des étudiants, à des femmes au foyer et à des jeunes qui occupent leur temps en alternance, soit en effectuant un arbitrage entre leur vie familiale et leur vie professionnelle, soit en poursuivant leurs études, soit en entrecoupant des périodes travaillées par des périodes chômées. Les salariés occasionnels sont en effet plutôt jeunes et cette population tend à se féminiser. Alors que leurs espérances de gain sont relativement faibles, il serait absurde de souligner leur désintérêt pour les travaux des champs. Il vaudrait sans doute mieux insister sur l’adaptation de ces personnes faiblement dotés en capitaux économiques à la flexibilité du travail.