1POUR PARLER DE SECRET et de sexualité, pour interroger l’ordre du désir dans son rapport au monde tel qu’il se constitue dans les villes la nuit, j’ai toujours voulu prendre à témoin les emplacements les moins notoires, les moins établis et les moins fixes de la drague masculine et de la prostitution, m’écarter d’emblée du “ghetto”, c’est-à-dire des quartiers les plus “centraux” de l’industrie du sexe ; éviter donc les rues les plus “chaudes”, les clubs “spécialisés”, les établissements gais ou échangistes, les saunas, les salons de massage, les bars, les sex-shops et les cinémas pornos. Ici, on n’entre pas parce que c’est trop cher ; plus loin on risque de nous y surprendre ; là, la clientèle est beaucoup trop jeune et la musique trop forte ; dans cette rue, il n’y a de place que pour les travestis ; dans ce club privé, il faut une carte de membre, et une tenue correcte est exigée ; ce quartier, la police ne laisse personne s’y installer. Ce que je voulais décrire, c’était la drague, le racolage, les négociations, les rencontres dans les espaces publics, les formes de la manifestation du désir à même la rue1.

2À Marseille, à Avignon, à Nîmes ou à Toulouse, c’était moins la spécialisation ou l’exotisme des individus qui m’intéressaient que les lieux et les moments de l’action. En fait, je cherchais surtout à comprendre comment ils se construisent, comment ils apparaissent, ils disparaissent, comment ils s’organisent, ou même comment ils se déplacent dans les villes. Très vite, ce sont les opérations d’aménagement, d’embellissement et de rénovation des centres-villes qui ont attiré mon attention. Au début, je remarquais des changements presque insignifiants : les buissons en bordure du canal avaient été subitement élagués, cette contre-allée était à présent très éclairée par des lampadaires design flambant neufs, ce square était désormais fermé la nuit, ou encore l’ouverture d’un chantier condamnait momentanément plusieurs coins de trottoir. Et puis, j’entendais parler d’une pétition du voisinage, de l’assiduité des contrôles policiers et des procès-verbaux. Avec le temps, l’histoire d’un quartier ou d’une partie de la ville réputée pour ses mœurs pouvait éventuellement être reconstituée. Il faut dire que ces dernières années, les politiques de réhabilitation des centres-villes ont produit des effets plutôt bouleversants d’éclatement, puis de recomposition territoriale du monde de la prostitution2. Personne n’aura manqué de relever la lente et évidente transformation de la célèbre rue Saint-Denis à Paris, et simultanément au début des années 1990, la fermeture du bois de Boulogne, deux événements majeurs qui se sont soldés par l’installation durable de groupes de prostituées aux portes de la capitale et tout au long des boulevards des Maréchaux.

3De même à Marseille, la campagne de “reconquête” de la Canebière, régulièrement relancée au cours des vingt dernières années par les gestionnaires soucieux de l’image de leur cité, est aujourd’hui relayée par la mise en œuvre du projet d’aménagement d’Euroméditerranée. Outre les coups portés ici ou là au quartier Belsunce, où s’est établi, à partir de la fin des années 1970, un dispositif commercial maghrébin d’envergure internationale3, l’assiduité des assauts de la rénovation a progressivement éradiqué l’ancien quartier de licence des mœurs qui était situé de ce côté-ci de la Canebière, rue Vincent Scotto, rue Tapis Vert, et dans la fameuse rue Thubaneau. Dans le courant des années 1980 et 1990, c’est un pan entier du commerce sexuel marseillais qui s’est déplacé et redéployé. Le mouvement s’est en partie fixé vers le haut de l’avenue, notamment rue Sénac, rue Thiers et rue Curiol, mais il a également annexé une partie des quartiers du sud de la ville : il a posé ses jalons le long des grandes artères comme le cours Lieutaud ou la rue Paradis, puis il s’est étendu en direction de l’avenue du Prado et jusqu’au boulevard Michelet, à l’extrême sud de la ville. Il est d’ailleurs sûrement pertinent de noter au passage que ces nouveaux quartiers où la prostitution se sédentarise connaissent à leur tour une dévalorisation du foncier sur le plan officiel qui contredit radicalement le prix du moindre studio loué ou vendu aux commerçants du sexe4. À Avignon, l’effort d’embellissement de la ville intra muros est fourni depuis peu par une municipalité très fière de son statut récent de capitale du patrimoine culturel européen. L’entreprise de “nettoyage” est particulièrement assidue dans le vieux quartier Saint-Michel, près de la gare, et les femmes qui n’y ont pas de studio sont souvent contraintes d’aller exercer à quelques kilomètres de la ville sur les routes départementales dans la journée. À Nîmes, dire “je suis passé derrière Juvénel” ou “derrière Saint-Paul”, au cœur de la vieille ville, ne fait plus sourire que le quinquagénaire. Pour faire explicitement référence à la prostitution, il faut maintenant évoquer les canaux des Jardins de la Fontaine ou, encore plus loin, le boulevard Jean Jaurès et les routes nationales.

4Si les quartiers de licence des mœurs ont l’air de disparaître du paysage de nos centres-villes, leur diffusion dans l’espace urbain et péri-urbain ne relève peut-être pas simplement et exclusivement d’un ordre des aménageurs, aussi coercitif soit-il. Les quartiers les plus sédentarisés du commerce sexuel se caractérisent eux aussi par une grande stabilité des appartenances et des valeurs, qui tendent à exclure tout effet de mixité, de circulation ou de brassage. En parallèle à l’apparition des nouveaux trottoirs marseillais, le quartier de la gare Saint-Charles, par exemple, a servi de point de chute aux premiers travestis venus d’Algérie dès la fin des années 1980, ce qui a aussi considérablement contribué à bouleverser les donnes de la prostitution locale5. Au départ, ce lieu était exclusivement réservé aux gigolos, même si quelques travestis avaient leur place sur le boulevard de la Liberté. Les premiers travestis algériens sont arrivés à Saint Charles en 1989. Ils ont pris place entre la gare et les allées Gambetta, et ensuite, ils se sont installés jusqu’au square Stalingrad. L’un d’entre eux raconte qu’autrefois, “il s’agissait surtout de touristes installés pour de brefs séjours”, et qu’aujourd’hui, “les choses se sont stabilisées. Les Français sont très peu nombreux. Maintenant, ils sont tous sur le Prado”. Un travesti confirme : “je me suis bagarré jusqu’au jour où je me suis trouvé une place, rue de la Grande Armée. Maintenant, j’ai ma place sur le Prado”. À Avignon, on insiste pour dire que dans le vieux quartier Saint-Michel, “les places sont chères et bien gardées”. Il apparaît aussi que, là-bas, les conflits réguliers sont souvent liés à l’installation passagère de travestis ou de différentes catégories de “nouvelles” venues de Marseille. Quant aux filles qui cherchent une place sur les routes nationales dans la journée, elles sont obligées de commencer par se poster discrètement sous les ponts, et ont beaucoup de mal à s’installer dans un contexte où le territoire est, là aussi, l’enjeu d’une exclusivité établie depuis bien longtemps. À Marseille, près du boulevard National, une femme regrette qu’il y ait “beaucoup d’hommes aux alentours”. Elle ajoute qu’ici, “on refoule les travestis pour travailler tranquillement entre femmes. Lorsque les nouveaux arrivent, on les refoule. Pas de drogue, pas de revendeurs. Moins de monde, donc moins de conflits. Dans le quartier, nous sommes devenues familières des lieux”, dit-elle. Plus loin, on entend : “nous les crasseuses et les toxicos qui montent sans capotes et qui cassent les prix, on en veut pas, on a pas envie que le coin coule. Ou tu travailles comme il faut, ou tu gicles”. Et près de la gare, quelqu’un explique : “là-haut, y a que des Arabes qui volent les clients et qui sont là que pour deux ou trois mois. On devrait mettre toutes celles qui travaillent proprement ensemble, et toutes celles qui veulent rien savoir, ensemble, dans un autre endroit.” Sur certains trottoirs, l’ordre et la hiérarchie des légitimités se construisent à partir de critères qui confinent à la déontologie : dans ce cas, c’est le métier et ses règles qui font systématiquement norme. La bonne prostituée est celle qui s’engage avec son client dans un contrat strictement défini : pour avoir une place fixe et la garder, elle se doit d’appliquer les tarifs établis dans le quartier, relatifs à l’ensemble des prestations à caractère sexuel qu’elle fournit pour une durée toujours définie et limitée. Elle n’embrasse jamais un client et impose systématiquement le préservatif. Elle se solidarise des autres prostituées de son coin en le défendant contre des groupes nouveaux ou rivaux et en veillant au respect des règles du “métier”6, c’est-à-dire en chassant celles qui y dérogent.

5Bien sûr, les travestis algériens arrivés à Marseille à la fin des années 1980 se sont rapidement conformés aux termes des négociations où le sexe est strictement tarifé, en vigueur dans les autres quartiers centraux de la prostitution de la ville. Certains, d’ailleurs, ont réussi depuis à se “faire” une place sur des trottoirs autrement plus convoités, de l’autre côté de la Canebière, rue Thiers ou rue Curiol, laissant le territoire de la gare Saint-Charles aux nouveaux venus d’Algérie, l’exemplaire et ostensible réussite des uns au pays encourageant les autres à venir prendre place à Marseille. Venus de la métropole portuaire d’Annaba et de son arrière-pays chaoui pour la plupart, mais aussi d’autres grandes villes côtières comme Oran, Mostaganem ou Skikda, leur antériorité sur les trottoirs de la ville a peu à peu autorisé certains d’entre eux à rejoindre légitimement des quartiers plus prisés dans les hiérarchies territoriales de la prostitution marseillaise. Elle est d’ailleurs loin d’avoir eu de simples effets au plan strictement local, comme l’appropriation de nouveaux secteurs jadis “interdits aux Arabes” : ses prolongements sont également tangibles dans l’extension des réseaux d’interconnaissance qui depuis ont donné forme aux circulations trans-méditerranéennes, continuant à relier les trottoirs du quartier de la gare Saint-Charles aux grandes villes algériennes d’où sont venus les tout premiers travestis. S’il faut relever un système informel de cooptation pour l’accès à une place sur le trottoir, lié au statut décisif que confère l’ancienneté, on note aussi que les nouveaux venus tirent un bénéfice réel de cette “prise en charge” par une initiation aux règles du métier, et simultanément, aux codes de la société d’accueil, telle qu’elle leur est dispensée de manière parfois péremptoire par leurs “aînés” qui, en les précédant, ont constitué des modèles de réussite inespérée au pays, et ont aujourd’hui également pignon sur rue dans le monde de la prostitution ici. Toutefois, la réalité des incessantes allées-venues entre les deux rives de la Méditerranée de la fin des années 1980 et du début des années 1990, à mettre au compte essentiellement des conditions d’obtention d’un visa touriste à l’époque, s’est vue là aussi bouleversée de manière drastique par l’adoption des lois Pasqua en 1994. Pour les nouveaux venus, la situation s’est fortement précarisée ; les réseaux d’interconnaissance construits au pays produisent-ils des solidarités entre anciens et nouveaux venus, les engagements pris dans un tel contexte par les uns sont souvent susceptibles de constituer pour les autres une dette et des formes particulièrement aliénantes de contre-don. Certains, parmi les plus anciens, réussissent cependant à étendre leur territoire de prostitution à d’autres villes du sud de la France, durablement ou non, confrontés le cas échéant aux réalités coercitives et aux effets de milieu locaux :

“À Toulouse, c’est difficile de se faire une place. Je connais au moins deux travestis algériens qui ont leur coin et je suis déjà venu plusieurs fois. L’hôtel, ça va. Près de la gare. La patronne, ça va. Près du canal, à côté des Africaines, ça va. Mais sur le boulevard de Strasbourg, les autres travestis te repèrent et appellent R. qui travaille dans la boîte au centre-ville : lui, il contrôle les places et il connaît la police. Une fois, je me suis battu et il les a fait venir pour que je reparte sur Marseille. Ils ont pris mes papiers d’identité, et j’ai dû aller me changer et me démaquiller à l’hôtel pour aller les récupérer au commissariat. Après, ils m’ont amené directement à la gare. Avec d’autres aussi, de Marseille, ils ont fait pareil. Alors, j’essaie aussi à Montpellier un soir ou deux, et après je reviens à Marseille. Comme ça, à chaque fois, je suis nouvelle et je fais plus d’argent.”7

6On le voit, les services de police participent également à cette régulation et à la fixité des places sur le trottoir ; les équipes de la brigade des mœurs, en particulier, y concourent par l’actualisation du fichier manuel qu’elles établissent en recensant les prostituées “notoirement” installées, et en répertoriant, comme à Marseille dans les années 1990, celles et ceux qui sont “à jour” de leur procès-verbal mensuel pour racolage… Du coup, être “fichée” ou répertoriée par ce service, communément appelé “la maison mère”, “payer son PV” qu’on assimile dès lors à un impôt tout en déplorant qu’il ne s’assortisse pas de droits sociaux, peut constituer un bonus sur l’échelle de la légitimité, et va jusqu’à marquer le début ou la fin de l’exercice officiel de la prostitution, puisqu’on prétend sur certains trottoirs pouvoir se faire “ficher” ou “déficher”, entrer ou sortir administrativement de la rue. Le client habitué lui aussi est parfois associé à cette surveillance puisqu’il peut aisément contribuer, sur proposition d’une “ancienne”, à faire prendre “en flagrant délit” de transgression des règles une “nouvelle”, encore ou momentanément sous surveillance. À ce pôle normatif et idéal qui s’efforce tant bien que mal de caractériser une prostitution “professionnelle”, on pourrait opposer la figure tout aussi idéale de la prostituée qui n’a pas de place fixe et qui “marche”, souvent sous la contrainte des titulaires du coin de trottoir. Dans sa déambulation méritée, la “marcheuse” est systématiquement soupçonnée de déroger aux règles du “métier”, et principalement de “casser les prix”, de “monter sans capote” ou de “voler les clients”. Les sédentaires produisent donc bien un ensemble de critères normatifs qui font “milieu”, et qui vont jusqu’à superposer aux aléas de l’aménagement urbain et de la réglementation morale des espaces un ordre territorial et une éthique parallèles.

7A contrario, l’invisibilité et l’errance sont constitutives de certaines formes de prostitution, comme celles qui utilisent la densité des foules aux heures de pointe dans la journée : c’est le cas sur le marché du centre-ville à Marseille, par exemple, pour de jeunes femmes étrangères en situation irrégulière qui marchent dans la foule ou attendent aux arrêts de bus, et pour leurs clients qui agitent furtivement quelques pièces de monnaie à leur passage. À Avignon, où plus de 50 % des personnes contactées dans la rue par les équipes d’Autres Regards8 sont originaires des pays du Maghreb, les animatrices ne sont pas en mesure de préciser à quel moment précis dans l’emploi du temps quotidien ou hebdomadaire ces femmes se trouvent sur les trottoirs du vieux quartier Saint-Michel. L’impression d’une présence continue y est néanmoins toute relative, dès lors qu’il ressort des contacts pris sur le terrain que bon nombre d’entre elles habitent à Montpellier ou à Marseille, et passent toute la semaine à Avignon où elles louent parfois un studio pour ne rentrer chez elles en train que les week-ends. Leurs itinéraires, s’ils ne sont jamais réductibles aux simples déplacements dans l’espace, se déploient surtout dans la distance qui sépare les univers de normes traversés9. Prostituées ici, mères de famille là-bas, parcours précaires en nos espaces, rentes foncières au pays. La radicalité des transitions d’une situation à l’autre marque aussi les rythmes quotidiens des garçons originaires d’Afrique du nord qui se prostituent “en femme” dans le quartier de la gare Saint-Charles à Marseille. Parmi eux, plusieurs ont depuis acheté un commerce, un bar ou une épicerie, ici ou quelque part entre Nice et Montpellier. Certains ont trouvé à se marier en France et sont devenus pères de famille. Ils ne viennent presque plus sur le trottoir, ou alors pour “boucler le crédit” d’une nouvelle voiture, ou pour terminer les travaux de “la villa, là-bas”, de l’autre côté de la mer. Dans ce cas, comme on l’a vu, ils occupent la nouvelle place qu’ils se sont “faite”, ailleurs dans la ville, ou les week-ends “sur la Côte”. À la gare, des “nouvelles” ont pris place entre-temps, arguant qu’“il y a du travail pour tout le monde”10. Les rues et les ruelles du quartier des Corps Saints, dans la vieille ville d’Avignon, pour peu que l’observation s’y déploie dans le temps, donnent à voir le développement progressif d’une prostitution maghrébine qui fait singulièrement écho aux transformations repérées à Marseille ces dix dernières années. Il convient de le rappeler, l’exercice même de la prostitution y est corrélatif d’une invisibilité qui requiert de véritables compétences :

“À l’angle de la Canebière et du cours Saint-Louis, une foule de piétons attend pour traverser en direction du cours Belsunce. Il y a d’autres hommes, nombreux, qui se tiennent debout, appuyés aux barrières métalliques qui bordent l’avenue. À droite, juste à l’entrée de la rue d’Aubagne, une femme arabe est assise toute seule à attendre. Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui fait ses courses sur le marché. Elle n’a pas de sac à provisions. Elle est simplement assise sur le rebord d’une vitrine à l’entrée de la rue. Sur le trottoir d’en face, à quelques mètres, un homme arabe d’une soixantaine d’années s’avance doucement, s’arrêtant presque à chaque pas pour jeter un coup d’œil dans sa direction. Elle le regarde aussi de temps à autre, très discrètement.”11

8Les informations fournies par certaines femmes, qui sont devenues familières de l’équipe marseillaise et des nouveaux locaux de l’association, attestent du caractère furtif de ces interactions. Elles révèlent aussi qu’à la fluidité des appartenances et au flou qui entoure les modes de rencontre, vient s’ajouter une carence de définition dans les termes même de ce qui fait transaction : ainsi, la valeur d’échange des prestations sexuelles, plutôt que d’être systématiquement convertie en argent, implique diverses formes de rétribution en biens ou en services, dont l’indexation est fluctuante le plus souvent. Pour autant qu’ils se différencient des négociations où le sexe est strictement tarifé, ces échanges n’en restent pas moins, eux aussi, et sur un registre qui leur est propre, l’enjeu où interfèrent les vulnérabilités et les compétences. Bien souvent, la prostitution masculine met elle aussi en œuvre un véritable savoir-faire en matière d’invisibilité dans les espaces publics les plus quotidiens, et au détriment de la rigidité des contrats, elle s’étiole parfois en de subtils racolages où se noue l’ambivalence du sentiment et du gain. À Montpellier, de jeunes garçons abandonnent-ils momentanément leur coin nocturne sous les Arceaux en contrebas des Jardins du Peyrou et du centre historique, c’est pour venir se fondre au milieu des habitués de terrasses des grands cafés de la Place de la Comédie en pleine journée, où ils sourient discrètement aux dames qui y prennent le thé, non sans avoir préalablement détecté la marque du tailleur ou la griffe du foulard de soie, à vérifier de près dès lors que la conversation s’engage.

9Les trottoirs et les contre-allées sous les arbres de la rue Abbé de l’Épée concentrent aujourd’hui l’essentiel des circulations liées à la drague nocturne dans le quartier qu’on appelle “Sébastopol” à Marseille. À l’occasion, c’est là que s’installent les garçons qui se prostituent en début de soirée : immobiles contre un arbre, un lampadaire, ou assis sur le capot d’une voiture, ils attendent qu’un véhicule vienne s’arrêter à leur hauteur. La plupart se connaissent et se côtoient ailleurs, dans les établissements gais où ils trouvent parfois de bons clients – parfois même sur la Côte d’Azur ou jusqu’à Barcelone, en passant par Montpellier. Pour autant, leur présence à “Sébasto” prend souvent la forme de conflits violents liés à l’exclusivité d’un client ou à la légitimité sur une partie de la rue. Ces confrontations à même le trottoir sont provisoirement suspendues à l’intérieur du camping-car stationné au bas de la rue Abbé de l’Épée plusieurs soirs par semaine, celui de l’association Autres Regards. À l’intérieur du véhicule discret, qui fait penser à un mobil-home d’échangistes comme ceux du cours Dillon à Toulouse, nul n’est tenu de décliner son appartenance aux mondes de la prostitution ou de la drague. Les contacts conviviaux avec ces intervenants sanitaires, dont certains sont familiers du commerce du sexe à Marseille, s’établissent dans la continuité des sociabilités déjà existantes sur le trottoir au point que certains hommes deviennent des collaborateurs spontanés de l’équipe en matière d’information sur le lieu de drague en y distribuant des préservatifs qui leur sont confiés. Dans la rue où, comme au cours Dillon à Toulouse, rien ne distingue a priori le dragueur de celui qui se prostitue, certains connaissent les associations de lutte contre le sida et ont tendance à les éviter, jugeant leur attitude intrusive et moraliste. Ici ou ailleurs, les militants – bénévoles et salariés de l’action publique – oublient que leur présence sur place est parfois vécue comme une contrainte ou une menace ; ils conçoivent mal qu’elle puisse provoquer le repli, la dispersion, et pour le moins, une résistance12. À “Sébasto”, beaucoup savent que l’équipe propose du café et des préservatifs à l’intérieur du camping-car, et qu’elle s’adresse plutôt aux “tapins” : souvent, ils affirment qu’ils ne sont pas concernés, et se distinguent des “tapins qui sont un peu plus haut dans la rue, sous les réverbères après le premier carrefour”13. D’autres disent qu’ils préfèrent se tenir à l’écart parce qu’ils sont impressionnés par les travestis et par les garçons prostitués les plus notoires, accusés de “faire du scandale”. Ces désignations signalent bien leur volonté de ne pas être repérés ou assimilés au monde de la prostitution. Être “tapin” ou pas : la fixité des appartenances est en réalité très relative. Elle n’épuise pas les multiples occasions où la drague et la prostitution masculine, dont les codes se chevauchent, peuvent être confondues. Par définition, en effet, le “ghetto” gai local donne lieu à des situations opaques de ce point de vue : fondé sur la seule communauté d’orientation sexuelle, il met en présence des hommes d’âges différents issus de milieux socio-économiques parfois très distants. Conjoncturelles, ces dissymétries ont tôt fait de brouiller désir et nécessité14. Le “tapin” des garçons trouve là matière à invisibilité et à compétence : dans les lieux de sociabilité homosexuelle, il cultive discrètement le flou dans la partition entre prestation sexuelle et bénéfice économique ; depuis les relations interpersonnelles jusqu’aux établissements commerciaux, en passant par les serveurs téléphoniques ou télématiques, il investit naturellement les réseaux gais bien au-delà de ceux qui, à l’occasion, se manifestent à même la rue. Le cas des établissements commerciaux à vocation homosexuelle suscite d'ailleurs dernièrement un intérêt grandissant au sein des équipes chargées de la prévention du sida. En France pourtant, les recherches en sciences sociales sur les mondes gais établis restent relativement muettes sur cette dimension des relations entre hommes qui s’y côtoient. Singulièrement, les rapports de domination endogènes sont éludés par l’attention portée à l’homophobie générale et “intériorisée”. Bien des auteurs soulignent l’importance symbolique du “coming out”, étape initiale et continue de l’affirmation d’une identité homosexuelle en construction dans un environnement hostile, sans pour autant envisager le coût et les moyens concrets de cette affiliation pour les jeunes hommes dans le “milieu” gai. La situation des hommes plus âgés ne fait quant à elle l’objet d’aucun commentaire. Dans un article paru dans Libération en novembre 2001, la brigade criminelle de Paris signale toutefois que “c’est une population vulnérable, un peu comme les vieilles dames” : la plupart des hommes agressés dernièrement, comme ceux qui reçoivent à domicile après un contact sur réseau téléphonique ou dans la rue, ont rarement moins de cinquante ans. Si le vol tourne parfois au meurtre, le “truqueur” (selon le jargon policier) peut estimer que “c’est un milieu facile, aisé. Des gens bien avec qui on peut rapidement faire connaissance”15. Là où l’analyse ne voit que violence homophobe, la situation se définit avant tout par le bénéfice immédiat que chacun des protagonistes entend tirer d’une rencontre où convergent l’intérêt sexuel et l’intérêt financier.

10Les discothèques gaies à back-rooms, ou les sex-shops disposant de cabines et de salles où sont projetés des films pornographiques, sont évoqués de loin en loin dans le témoignage des garçons contactés, qui permet d’entrevoir de nouvelles formes et de nouveaux réseaux de prostitution masculine. Les négociations engagées sur le terrain par les militants associatifs auprès des gérants de ces établissements s'avèrent néanmoins souvent vouées à l'échec lorsqu'ils s'envisagent d'emblée en terme de prévention. Dans tel cinéma pornographique, les rapports sexuels peuvent être monnayés contre des biens de consommation immédiate (nourriture, hôtel). Ailleurs, au sous-sol d’un sex-shop du centre-ville, les garçons qui se prostituent sont faciles à identifier car, sur les deux salles qui projettent des films pornographiques, dont l’une homosexuelle et l’autre hétérosexuelle, ils se tiennent exclusivement dans les dernières rangées de la seconde, mais ils ne sollicitent que le regard de leurs clients potentiels qui sont des hommes plus âgés. Ainsi, bien des “lieux publics” des centres villes voient la clandestinité des rencontres anonymes entre hommes faire écran à son tour à celle des rapports tarifés. La volonté d’intervenir qui caractérise les équipes de prévention y rencontre souvent ses limites, en particulier lorsque son rapport aux réalités de la rue laisse entrevoir la forme de réseaux interpersonnels, difficilement accessibles, où se trament encore d’autres situations de prostitution masculine à l’écart des étapes reconnues par tous dans les trajectoires nocturnes, ou balisées de jour comme de nuit par les enseignes commerciales :

“Nous buvons le café chez B., un jeune garçon que j’ai régulièrement rencontré à Sébasto. On parle de ceux qui y tapinent, et de R. en particulier. Il m’explique qu’un soir dans la rue, R. lui a dit qu’il voulait lui présenter un client qui cherchait des jeunes, et que s’il était d’accord, il lui donnerait un coup de fil le moment venu. Un lundi soir, il l’a rappelé pour lui dire que le client était chez lui, près du boulevard T., et qu’il pouvait venir. Il y est allé : le client lui a donné quatre cents francs à son arrivée, et il s’est probablement arrangé avec R. de son côté. B. dit que ça tombait plutôt bien parce qu’il avait quelques factures en retard. Il ajoute que l’occasion s’est représentée trois fois depuis. Un soir, il a aussi rencontré un type sur le réseau téléphonique gai, et il est allé le retrouver. B. n’a pas donné de suite mais le type l’a rappelé, et ils ont discuté au téléphone. Quand B. a évoqué les difficultés qu’il rencontrait avec sa banque, le type a proposé de lui filer un coup de main, et ils se sont revus régulièrement depuis. À chaque fois, B. gagne quatre cents francs.”16

11Que l’on ne s’y trompe donc pas : les actions de santé et de réduction des risques prônées par les institutions à l’heure du sida, aussi participatives soient-elles, n’autorisent qu’une approche très parcellaire des multiples réalités des transactions sexuelles, tarifées ou non, dont certaines ne font d’ailleurs que “passer” par la rue. Dans tous les cas, la forme de ces espaces flous du désir, et de ces nouveaux réseaux de commerce du sexe, donne à penser qu’ils se déploient bien au-delà des territoires notoirement réservés à la prostitution ou à la drague masculine, et que la rue comme topique y excède largement sa matérialité. C’est pourquoi il n’est sûrement pas inutile d’insister sur le rôle de ces effets d’institution qui, de l’intérieur, dans et depuis l’épaisse consistance du “ghetto”, c’est-à-dire à partir des places fortes de la prostitution ou des emplacements les plus légitimes du marché du sexe, contribuent selon moi à la fabrication de nouvelles marges mobiles et discrètes.