1L’enseignement doit évoluer face à la mutation liée au développement du numérique : les « Petites Poucettes » sont capables de trouver une masse infinie de savoirs très rapidement grâce à Internet ; cette génération Z, en quête de sens, a des difficultés à se concentrer sur un cours. Leurs enseignants s’interrogent sur le rôle qu’ils peuvent et doivent jouer… Selon Michel Serres (2012), les savoir-être et savoir-faire constituent à présent des axes essentiels de l’éducation.

2La différenciation repose sur le constat de l’hétérogénéité des apprenants, et sur la nécessité de la prendre en compte pour l’organisation de l’enseignement et des apprentissages. La diversité, souvent vécue comme une difficulté pour les enseignants, est gérée dans le cas des pédagogies différenciées ; elle est recherchée dans le cadre des pédagogies coopératives, car elle est considérée comme une source de possibles émergences créatives. La pédagogie Freinet constitue une pédagogie différenciée, sous la forme d’une progression organisée appelée ici voie didactique, à l’aide d’outils tels que les fichiers autocorrectifs et les plans de travail, et des systèmes d’évaluation. Mais la dimension coopérative offre une voie heuristique, qui conduit à la découverte grâce à l’émergence et la gestion de projets individuels, de groupes et collectifs. La recherche collaborative internationale sur la formation des enseignants et de leurs formateurs a conduit des propositions dans le chapitre viii. Ce chapitre propose une réflexion sur le thème des pédagogies différenciées et coopératives qui débouche sur une matrice pouvant générer différentes formes d’éducation et de formation, permettant d’établir une cohérence entre pédagogie et andragogie, de façon à faciliter le transfert en situation d’enseignement pour les enseignants novices.

Apprentissage, pédagogies et bases matricielles pour concevoir la formation

3Notre système repose sur la reproduction et la systématisation d’exercices d’application. Savoir faire face à l’imprévu et à l’incertitude est une compétence difficile à construire. Elle suppose de développer la créativité. Ce n’est généralement qu’à partir du master que l’on demande de penser par soi-même et de développer des problématiques. Ce fossé entre la licence, simple lieu de restitution, et le master, où il faut savoir mettre en lien des éléments pour une observation et une analyse fine du réel afin de construire une problématique et de mettre en œuvre une démarche scientifique, conduit beaucoup d’étudiants à des difficultés importantes, voire à des échecs à ce niveau. Former par la recherche pourrait permettre au système de mettre en œuvre la démarche scientifique dès l’enfance.

Donner du sens aux apprentissages : le tâtonnement expérimental

4Une des bases essentielles pour assurer de manière sereine un enseignement aujourd’hui, est de savoir motiver, donner du sens aux apprentissages et favoriser l’accommodation (Piaget) des savoirs chez les apprenants. Oui, mais comment ? Le système français est fondé sur la récompense, la sélection et la culpabilisation. Comment l’erreur peut-elle être formatrice si elle est une faute sanctionnée sur laquelle on ne peut revenir ? Comment générer une confiance en soi nécessaire au fait de produire des hypothèses et de créer, d’innover ? Comment développer la réflexivité et la démarche scientifique si on culpabilise celui qui a fait des hypothèses erronées dans son travail au lieu de lui apporter de quoi surmonter ses difficultés et repartir sur de nouvelles bases en évitant les jugements de valeur ? L’erreur ne peut avoir un statut formateur que si la sécurité est assurée. Cela suppose une véritable prise en compte de ce facteur dans la formation des enseignants et dans les pratiques mises en œuvre dans le cadre de la recherche et de la professionnalisation. Le tâtonnement expérimental et la recherche-action, fondées sur une approche expérientielle et pragmatique, sont des principes pouvant donner du sens aux apprentissages des enfants comme des adultes, en les fondant sur une véritable démarche d’investigation scientifique

Observation et analyse du réel, élaboration d’hypothèses, expérimentation, production de savoirs

5Il est important, pour mieux comprendre la démarche scientifique, en lien avec le tâtonnement expérimental, de préciser quelques concepts :

La déduction est la procédure qui tire les conséquences de prémisses ou propositions préalables. L’induction, à l’inverse de la déduction, part de faits particuliers pour arriver aux principes généraux ; elle est au départ le processus animal et humain le plus commun d’acquisition d’une connaissance générale. Se bornant aux seules déduction et induction, la logique classique met hors logique ce qui opère l’invention et la création (cf. « l’abduction » de Pierce, formation d’hypothèses explicatives, et la « rétroduction » de Hanson, individualisation d’un nouveau schéma cognitif où l’on peut cadrer des phénomènes de diverses natures1).

6L’expérience tâtonnée représente le processus naturel de base de l’apprentissage : observation, élaboration d’une hypothèse, vérification, évaluation du feedback, rejet ou intégration dans la structure cognitive. Le processus d’élaboration de l’hypothèse n’est pas forcément conscient. L’hypothèse ici est « une explication plausible imaginée pour comprendre ou atteindre un but, un acte rationnel d’invention2 ».

7Le processus de conceptualisation est plus complexe : il utilise un enchaînement d’expériences tâtonnées, les met en relation pour produire des combinaisons. L’intégration se fait par répétition :

• Répétition d’entretien : la réitération comme plaisir de la réussite, qui pourrait conduire à l’élaboration de techniques de vie ou de routines ;
• Répétition d’élaboration d’une loi construite, d’une solution, avec un réinvestissement dans des situations proches ou similaires, ou un transfert dans des situations qui peuvent être apparemment très différentes.

8Le renforcement créé par la répétition est destiné à produire une habileté cognitive. Si l’évaluation du feedback est négative, elle entraîne un rejet provisoire ou définitif, ou une modification de l’hypothèse.

9L’hypothèse peut être :

• spontanée, de l’ordre de l’insight, construite à partir d’inférences immédiates, automatiques ;
• calculée, construite par raisonnements : elle peut être à caractère pragmatique pour agir, ou à caractère épistémique, pour comprendre, ou pour apprendre ;
• un fait présenté comme une cause (hypothèse causale) ;
• une explication construite par un raisonnement hypothético-déductif ;
• l’application d’une loi (déduction) ;
• l’élaboration d’une loi ou d’une théorie nouvelle.

10Dans le tâtonnement expérimental, l’imagination, l’intuition, peuvent impulser des hypothèses grâce à l’abduction, qui est ensuite complétée, dans le cadre de la démarche scientifique, par des itérations, processus récursifs entre induction et déduction. Le questionnement est sollicité. La créativité est développée par la liberté d’action et d’esprit, l’échange, l’enrichissement, de développement d’idées, la divergence, la complémentarité des hypothèses et des projets. Ces conditions développent également la réflexivité faisant appel aux rétroactions comme aux pro-actions.

11Les inférences explicites sont activées par des situations problèmes qui peuvent être rencontrées dans le vécu, problématisées dans le cadre de l’apprentissage, ou dans le cadre de projets. Elles ne peuvent être produites que si l’attention est focalisée.

12Le tâtonnement expérimental recouvre des domaines très différents, comme l’expression verbale, artistique, et également les mathématiques et les sciences. Il prend ainsi appui sur des processus d’inférences spontanées y compris dans le domaine du langage. Il utilise le processus inductif pour stimuler le processus d’observation et de production d’hypothèses. Il développe la créativité, la posture d’auteur, la motivation intrinsèque. Il rejoint la conception de l’enseignement/apprentissage selon John Elliott, qui vise l’activation, l’engagement, la mise à l’épreuve, le défi et l’accroissement des pouvoirs naturels de l’esprit humain, que l’on peut regrouper sous le terme empowerment3.

13E. Lèmery conceptualise le tâtonnement expérimental dans sa forme la plus complète, sous la forme de 6 étapes, pas forcément réalisées chronologiquement, parfois chevauchées :

1. Une phase d’impulsions créatrices, d’incitations et de motivations ;
2. Une phase d’émission d’hypothèses ;
3. Une phase de vérification ;
4. Une phase d’évaluation/décision ;
5. Une phase d’intégration/conceptualisation ;
6. Une phase de modélisation.

14L’observation porte sur l’environnement (événements, phénomènes, objets physiques), des objets mentaux, des personnes, des exemples, des expérimentations… L’élaboration d’hypothèse est un processus permettant de lier dans la mémoire de travail le connu et l’inconnu, en associant des informations saisies dans l’environnement et des informations stockées dans la mémoire à long terme. Cette prise d’information suppose une forme d’attention particulière orientée par les conceptions : elles déterminent un système de perception. Cela donne lieu à des constructions provisoires, ou hypothèses explicatives, bâties sur des allers retours (ou processus récursifs) entre analyses et synthèses, qui sont à confirmer ou infirmer, à l’épreuve de la réalité, et par un raisonnement produit par inférence.

15L’action peut parfois précéder l’hypothèse, par exemple quand il s’agit de faire une « expérience pour voir ». Elle peut être simultanée, ou elle peut susciter l’action. Ce déroulement non chronologique favorise la pensée divergente, manifestation de créativité. Cette « liberté pour apprendre », aussi bien dans le tâtonnement individuel que dans les projets de groupes, collectifs, ou les interactions coopératives, constitue un « milieu didactique de dévolution » : elle peut constituer une approche complexe allant du chaos à l’auto-organisation si le « facilitateur » (enseignant, formateur, praticien-chercheur) sait le structurer avec cet objectif. Une réelle expertise est nécessaire pour assurer un accompagnement de ce type : il s’agit d’une aptitude à poser des questions pertinentes, à proposer des situations, des expériences, des documents permettant l’élucidation.

16Le tâtonnement expérimental est un processus de traitement de l’information qui englobe l’expérience tâtonnée, et le processus de conceptualisation : il construit une théorie personnelle (ou communautaire dans le cas de l’apprentissage situé) de compréhension du monde. La conceptualisation, lorsqu’elle passe par une formalisation communiquée à l’intérieur d’un groupe, correspond à une phase essentielle d’institutionnalisation de la connaissance produite. La modélisation représente une étape supérieure du tâtonnement expérimental, en même temps qu’une formation à la pensée complexe. Elle peut être pratiquée dès l’école primaire. Elle permet de passer d’un savoir privé ou semi-public (propre à un groupe) à un savoir public évolutif et falsifiable. C’est donc cette phase qui va permettre de modéliser la spécificité de la démarche scientifique, dans le cadre du tâtonnement expérimental.

Démarche scientifique, relation entre « tâtonnement expérimental », réflexivité et rapport à l’erreur

17La spécificité du tâtonnement expérimental est de prendre en compte le processus d’abduction, tel que Peirce l’a défini. Il organise des boucles récursives entre induction et déduction, en passant de confrontations à des situations expérimentales suivies de moments de formalisation.

Figure 13 – Une modélisation de nature cyclique évoluant dans un niveau spiralaire par niveau d’interaction4

18Cette représentation d’itérations (ou récursions organisationnelles, pour utiliser un concept issu de la complexité) entre déduction et induction, qui caractérise le tâtonnement expérimental, est un point commun entre éducation, formation et recherche.

19L’analyse de l’échec ou de l’erreur pourra aussi être enrichissante, aussi bien pour le groupe que pour l’individu, mais cela ne peut se faire qu’à la condition qu’on accorde un réel statut d’apprentissage à l’erreur. Si l’erreur n’est pas autorisée, on ne donnera pas la possibilité d’émettre des hypothèses, d’exprimer ses représentations initiales, afin de pouvoir ensuite construire l’apprentissage sur des bases solides. La distinction est clairement établie entre erreur et faute. Cette dernière suppose une intention, et une culpabilisation. Utiliser ce vocabulaire dans le cadre de l’apprentissage bloque la capacité d’émettre des hypothèses, par peur de retours négatifs : cela inhibe donc les productions. Elles sont pourtant essentielles, car elles permettent la mise au jour de procédures, de raisonnements.

C’est pourquoi la stratégie qui consiste à utiliser les erreurs de l’apprenant pour instaurer avec lui un dialogue d’errance est préférable à la répétition de l’explication ou à la sanction. La nécessité de chercher pour trouver maintient l’intérêt. L’erreur a une valeur diagnostique de travail et le travail de correction est un travail de réorganisation des opérations cognitives en vue de modifier une démarche5.

20Autoriser l’erreur, c’est la prendre en compte pour :

• une interaction avec les pairs : conflit socio-cognitif, auto et autosocio-construction du savoir (site du GFEN, 2010) ; l’entraide est un point essentiel dans les apprentissages, ainsi que la coopération ;
• s’appuyer dessus pour cerner, proposer, organiser un travail en rapport avec sa zone limite de compétences (travailler dans la zone proximale de développement) :
  • soit dans une production en rapport avec des projets (exemple : travail sur la langue à partir des textes produits par les apprenants) ;
  • soit dans le cadre d’un champ de tests suffisamment bien étalonnés, chacun (quel que soit son niveau et son rythme) doit être en situation de réussir, de valoriser ce qu’il sait, mais aussi de rencontrer des difficultés ; c’est au niveau de ses erreurs qu’il va rentrer dans une procédure de remédiation et travailler dans sa zone proximale de développement. Il est alors possible d’entrer dans le champ d’une évaluation formative.

21L’enseignant/formateur qui travaille dans le cadre du tâtonnement expérimental, utilise la construction d’hypothèses dans la démarche des apprenants, et s’appuie sur les interactions au sein du groupe. Il joue un rôle aussi par ses questions pour proposer des pistes. Au sein des différentes activités de la classe, il montre l’étendue de ses compétences, ainsi que ses limites. Il s’autorise à faire des erreurs, à avoir des doutes et à chercher du recours auprès de sources documentaires ou de personnes ressources. Cette attitude fait écho à celle d’accueil et de traitement de l’erreur qu’il réserve aux élèves. Dominique Lahanier Reuter (2005) signale la réflexivité de la démarche des élèves et leur rapport à l’erreur, à l’école Freinet de Mons en Baroeul. Cette réflexivité constitue un atout dans la conduite de recherches quel que soit l’âge.

Figure 14 – Relation entre tâtonnement expérimental, réflexivité et rapport à l’erreur en éducation, formation, recherche

Quelle formation adaptée à l’évolution de l’identité professionnelle ?

22Considérer la simple imitation comme processus de formation est dangereux : elle élude des facteurs qui peuvent conduire à des situations d’échecs graves et/ou irréversibles. C’est vrai aussi pour la simple visite et l’observation de classes comme la présentation de vidéos mal gérées, ne donnant pas des éléments essentiels à l’analyse de l’activité. Par contre, la possibilité de se mettre en situation pratique sur un mode progressif, sous le regard et/ou avec l’aide d’un tuteur et de pairs, avec la possibilité d’analyser ensuite ce qui s’est passé et de trouver des pistes pour améliorer sa pratique, est un élément important de professionnalisation.

23Différencier nécessite beaucoup de réflexivité, un savoir-faire didactique très développé, et une très grande maîtrise des savoirs ; il faut d’abord former les formateurs d’enseignants, aussi bien ceux du terrain que ceux diffusant les apports théoriques, et établir un réel lien entre les deux.

24Une véritable formation professionnelle permettrait de savoir partir de ce que les « apprenants » (mot utile pour résumer élèves, étudiants, adultes, c’est-à-dire toute personne en situation d’apprentissage : ce n’est pas qu’un jargon) sont, de leur contexte, de leur histoire, de leur culture, de leur questionnements, de leurs demandes, pour construire des apprentissages en les reconnaissant pour qu’ils acceptent de s’ouvrir à d’autres formes de cultures que la leur. Construire une identité « terrienne6 » suppose d’établir une « dialogie » entre l’individu et le collectif, entre le singulier et le général, entre le local et l’universel. Deux aspects contradictoires sont à développer :

• mettre en œuvre un cadre assurant la bonne marche des séquences pédagogiques, réfléchir à la qualité du milieu, des outils, aux savoirs en jeu, apprendre à penser les aspects matériels permettant d’éviter les tensions nées de problèmes techniques, concevoir un parcours adapté ;
• et en même temps savoir rebondir sur l’imprévu, les événements, profiter des rencontres avec des personnes pour construire des situations d’enseignement/apprentissage à partir de ce qui survient.

Figure 15 – Modélisation gestion du temps et « part du maître dialogie rigueur souplesse »

Permettre un recul critique sur la pratique professionnelle

25Rendre l’apprenant auteur, créateur, chercheur, lui donne une source de motivation réelle. Le travail produit doit être confronté au réel, ou à l’altérité : médiation de l’enseignant/formateur, des pairs, avis extérieurs, recherche documentaire, puis reprise en fonction des retours, jusqu’à une certaine qualité obtenue et reconnue par une valorisation. Il est essentiel de développer la capacité de problématiser. Pour cela, une étape importante peut-être la confrontation à l’altérité (documents, expérience et/ou expérimentation sur le terrain, confrontation coopérative avec des personnes ou dans des groupes), qui permet d’extraire les points communs de situations différentes pour aller vers la prise de conscience de points aveugles. Ces formes d’élucidation peuvent conduire à des intuitions, des hypothèses avec un processus récursif, itératif, c’est-à-dire une nouvelle confrontation à l’altérité au sens large. Les hypothèses validées peuvent conduire à constituer des groupes comme acteurs sociaux. Ils peuvent produire des savoirs qui seront ensuite institutionnalisés. Il s’agit de construire peu à peu une capacité à « abstraire » (sortir du contexte pour aller vers une généralisation qui peut être provisoire, en fonction des nouvelles situations pouvant infirmer ou confirmer). Le statut d’auteur obtenu change le regard sur les apprentissages, et facilite l’accès à une culture plus académique. C’est une manière de créer la motivation et l’appétence face à la culture, tout en mettant en œuvre de véritables apprentissages.

26La tendance est aux replis identitaires : s’appuyer sur les personnes et leur identité sociale et culturelle pour construire les apprentissages vise à créer une ouverture d’esprit, à respecter les différences, à éduquer à la démocratie, à condition bien sûr qu’il soit possible de rebondir pour amener à s’intéresser à l’altérité. Pour cela, il faut que l’enseignant apprenne à travailler sur lui-même, à éclaircir son propre parcours, à s’ouvrir à d’autres cultures, à surmonter ses problèmes personnels, pour être à même de faire face à des situations difficiles avec des tentatives très importantes de déstabilisation, au niveau relationnel. Cela suppose aussi de connaître la dynamique de groupe pour l’utiliser et ne pas subir des phénomènes de rapports de force incontrôlables face au groupe.

27Le charisme et l’autorité seraient des dons innés : voici un argument qui dispense de former au niveau professionnel. Bruno Robbes souhaite en finir avec la représentation d’une autorité naturelle, grâce à des situations pour apprendre à l’exercer7. Il y a une différence entre avoir de l’autorité et faire autorité. Faire autorité suppose en premier lieu d’avoir du recul au niveau des savoirs : avoir un rapport au savoir personnel dynamique ne se limitant pas à la réussite d’un concours ou d’un examen, se mettre en situation de recherche personnelle permanente. Cette aisance face aux savoirs sera d’autant plus importante qu’ils ne seront pas morcelés en disciplines, afin d’établir des liens essentiels à la compréhension. Cela suppose aussi une praxis, une capacité à mobiliser les savoirs dans des situations pratiques ; mais aussi d’avoir des qualités humaines, des compétences dans la conduite des groupes et dans les relations humaines : l’enseignant doit « faire référence » pour sa capacité d’empathie, son esprit de justice et le respect qu’il manifeste aux autres en les reconnaissant et en les accompagnant dans leurs apprentissages.

28Les heures de vie de classe ont été mises en place dans les établissements scolaires sans que les enseignants soient formés pour cela : donner la parole aux élèves leur donne un pouvoir d’émancipation qui peut amener une réelle responsabilisation et développer une éducation à la citoyenneté, mais avec un adulte référent qui sache établir une authenticité dans la communication et gérer les phénomènes de groupe.

29La constitution de commissions de médiation de conflits dans les établissements semble essentielle pour l’apprentissage du vivre ensemble, et le dépassement de conflits par des solutions négociées, possibles consensus sortis de la concertation à partir de différents points de vue. Cela d’apprendre à faire face à des conflits, ce qui peut être intégrée à une formation à la pratique coopérative.

Les conditions de la pratique coopérative

30Parmi les qualités humaines à développer, l’esprit coopératif est éminemment précieux. Pour les entreprises comme pour les établissements scolaires, il est une condition de réussite des projets. L’esprit d’équipe est essentiel pour la cohérence. Mais il est à différencier de la manipulation du manager qui cherche à faire passer ses propres objectifs dans l’esprit de ses employés en assurant leur soumission. Il suppose la reconnaissance des individus et leur participation à la création et à la mise en œuvre du projet. Mettre en œuvre des projets coopératifs motivés permet d’apprendre à travailler en équipe, tant pour les adultes que pour les adolescents et les enfants. Actuellement, le travail en groupe fonctionne souvent à vide comme une mode pédagogique qui n’a pas de sens face à un système d’évaluation individualiste méritocratique servant à éliminer et à sélectionner une élite. De plus, les sujets imposés ne recueillent pas l’adhésion des personnes censées travailler ensemble, qui souvent ne se sont pas choisies : il n’y a donc pas de travail ni d’apprentissage. La conclusion tirée est que le travail en groupe n’apporte rien, ou qu’il suscite tant de bruit et de désordre qu’il ne faut pas le proposer de peur de mettre en péril la sécurité et la qualité des conditions de travail. Pour former des élèves à travailler en groupe, il faut d’abord que les adultes aient été formés au travail coopératif pour savoir le mettre en œuvre !

La question de l’évaluation

31Parmi les fonctions de l’enseignant, il y a l’évaluation : il est important d’accompagner, mais le système demande également un contrôle. Naturellement, les individus penchent plutôt vers l’accompagnement ou plutôt vers le contrôle. Une véritable formation professionnelle suppose de connaître les enjeux de l’évaluation, les problèmes de la docimologie, de se connaître face aux logiques opposées mais complémentaires d’accompagnement et de contrôle pour les utiliser à bon escient. Les professeurs sont appelés à mettre des notes déterminantes pour l’avenir des personnes évaluées, particulièrement dans les examens, sans avoir de recul sur les problèmes soulevés par l’aléatoire des critères de notation : aléatoire intra-individuel (manière différente de noter selon la place de la copie ou de l’oral, tolérance différente selon l’état de fatigue et la comparaison avec les productions précédentes), ou inter-individuel (critères très différents selon la logique d’évaluation de l’enseignant : accompagnement ou contrôle, mais aussi suivant le positionnement politique – volonté de sélectionner des élites – ou l’origine sociale et culturelle de l’évaluateur).

32La question de l’évaluation se retrouve dans l’organisation des concours. La maîtrise des savoirs disciplinaires est souvent privilégiée, particulièrement pour l’agrégation. Les compétences relationnelles, l’éthique et la motivation n’ont pas de place dans les critères. Quelles peuvent être les conséquences du recrutement de professeurs savants mais méprisants, déterminés à éliminer en utilisant la « constante macabre8 » sans discernement ? Face à l’absence de motivation des élèves, et particulièrement en milieu populaire, et pour les professeurs de secondaire, il existe un choc et une souffrance :

• autant du côté de l’enseignant qui ne peut utiliser ses savoirs disciplinaires et travaille à un niveau très inférieur à ses connaissances ;
• que de la part des élèves qui sont écrasés par un travail trop difficile et une violence symbolique et réagissent en agressant (les pairs et les adultes).

33Il est possible de travailler sur « un patrimoine culturel de proximité9 » pour ensuite ouvrir à d’autres mondes culturels. Mais cela suppose une formation professionnelle véritable.

34La place du concours, les critères d’évaluation, la dimension professionnelle pratique dans la formation, les choix des contenus à enseigner, déterminent des conséquences très importantes pour le système éducatif. Mais peut-on obtenir un consensus dans la mesure où la vision des finalités est opposée ? Les représentations liées à l’hétérogénéité sont ainsi déterminantes.

Pédagogies différenciées et/ou pédagogies coopératives

35La pédagogie différenciée, notion née au moment de la création du collège unique, désigne l’ensemble des actions et des méthodes diverses susceptibles de répondre aux besoins des apprenants, en lien avec une volonté de démocratisation sous-tendue par l’idée que lutter contre l’échec scolaire est possible.

Conceptions pédagogiques liées à l’hétérogénéité

36La comparaison internationale fait apparaître deux cultures pédagogiques opposées :

d’un côté les pays qui ont une vision négative de l’hétérogénéité, la perçoivent comme un handicap aux apprentissages et cherchent à la réduire par différents moyens (redoublements, filières, classes de niveau…) et de l’autre les pays qui acceptent les différences entre élèves et tentent d’en tirer parti10.

37La France fait partie des premiers. Les pédagogies différenciées ont été une réponse pour essayer de gérer l’hétérogénéité, et les pédagogies coopératives peuvent en faire une source d’émergences créatives.

Pédagogies différenciées

38Deux types de différenciation sont proposés :

• La différenciation successive ou alternative est la plus fréquente : dans ce mode de travail, l’enseignant conserve la totale direction du processus pédagogique, mais il introduit une souplesse dans le déroulement, en alternant les formes de travail proposé ;
• La différenciation simultanée est plus rare :

L’idée de simultanéité signifie qu’au même moment, les élèves sont occupés à des tâches différentes, et leur réalisation évoque très précisément le mode de fonctionnement d’une classe où l’on pratique les techniques Freinet ou le travail individualisé type Dottrens. Par exemple, pendant que certains élèves rédigent un texte individuellement ou en commun, d’autres travaillent sur des fiches autocorrectives en mathématiques indiquées sur le plan de travail, d’autres encore réalisent une expérimentation en sciences avec des fiches-guides, pendant qu’un petit groupe fait une recherche documentaire au moyen de livres qu’ils sont allés chercher librement à la BCD11.

39Célestin Freinet (1896-1966) intègre les idées de Dottrens, en développant dans le mouvement pédagogique qu’il crée un ensemble de fiches autocorrectives avec un plan de travail ; utilisés dans le cadre d’une évaluation formative ; quatre types de fiches existent : demandes, réponses, corrections et tests, qui doivent être corrigés par l’enseignant(e), avec à côté des projets individuels, de groupes ou collectifs. La différenciation est fondée sur des apprentissages structurés en rapport avec des objectifs précis, nommée ici voie didactique, mais complétée par une approche heuristique offrant ainsi d’autres situations fondées sur une pédagogie de projets.

Figure 16 – Pédagogies différenciées, pédagogies coopératives et hétérogénéité

40Des techniques comme le journal scolaire, les exposés, la correspondance, sont articulées de manière complexe avec des principes comme la coopération, le tâtonnement expérimental12, l’ouverture sur le milieu, l’expression, la communication. L’expression libre développe une posture d’auteur. L’appropriation des moyens technologiques nouveaux suscite de nouveaux développements intégrant l’informatique, par exemple avec des blogs révélant la richesse créative des productions des élèves. L’apprendre est fondé sur deux moteurs : chercher et entreprendre13. La dimension coopérative tient une place essentielle, tant pour la réalisation de projets que pour l’entraide, dans les situations de tutorat.

Pédagogies coopératives

41La pédagogie coopérative met en jeu la coopération dans les apprentissages, grâce aux projets et à l’organisation de la classe. La coopération est l’art de rendre les élèves autonomes à travers une forme d’autogestion sous la responsabilité d’un enseignant intuitif apte à s’appuyer sur les leaders de groupes pour construire des situations d’apprentissage appropriées. L’apprentissage coopératif est construit sur la critique coopérative des productions de chacun, avec une forme de bienveillance et d’empathie constructive. Pour Ardoino14, éduquer à la démocratie suppose de former des citoyens co-souverains, ce qui repose sur la constitution du sujet, et son autorisation. Devenir auteur passe par le fait de s’autoriser à s’exprimer, ceci pouvant prendre des formes très diverses (artistique, langagière, scientifique, technologique…). Le processus se construit dans la valorisation de toutes formes de créations, progressivement, grâce à un réseau de communication très dense, une ouverture sur les autres et le monde. Il est essentiel que l’adulte, investi dans des situations éducatives, devienne lui-même auteur, en ressente les effets, les analyse, pour qu’il puisse transférer dans ses pratiques, en accompagnant ses élèves dans leur processus d’autorisation.

Modélisation des liens entre pédagogies différenciées et pédagogies coopératives

42Une modélisation permet de faire une synthèse des notions de pédagogies différenciées et de pédagogies coopératives, en faisant apparaître les liens et les spécificités.

Figure 17 – Modélisation des liens entre pédagogies différenciées et pédagogies coopératives

43La formation doit proposer des situations permettant aux enseignants de construire chez eux les compétences qu’ils devront ensuite développer chez leurs élèves : c’est le fondement d’une thèse qui a conduit à la conceptualisation de l’autoformation coopérative15, appliquée ensuite dans le cadre de la formation continue à l’Université.

De l’organisation apprenante à l’autoformation coopérative

44L’apprentissage peut être collectif, et développer une forme d’intelligence fondée sur l’intersubjectivité. Il y a un « choc des pensées » qui est à l’origine de la réflexion comme processus dynamique d’intégration des points de vue. Les apprentissages au sein d’un groupe coopératif en font une organisation apprenante. Ces principes sont présentés de manière synthétique dans la matrice de l’autoformation coopérative.

Figure 18 – Matrice de l’autoformation coopérative

45Elle apparaît comme une forme possible d’enseignement/apprentissage dans le cadre de l’éducation comme de la formation, dans divers milieux professionnels. Elle nécessite une part importante de création propre à chaque contexte afin de permettre un ajustement.

Penser un projet de formation en lien avec les finalités éducatives

46L’égalitarisme républicain de la France imprègne profondément l’esprit, même celui des démocrates souhaitant une éducation populaire. Une contradiction, un paradoxe, empêche de résoudre le problème.

Valeurs républicaines ou démocratiques ?

47L’éducation en France conduit à faire la confusion entre république et démocratie16. Mais une république peut être totalitaire.

48Il existe un antagonisme entre l’éducation populaire, qui porte des valeurs démocratiques, et le centralisme et l’égalitarisme républicains. L’une travaille dans le respect des différentes identités, avec une logique d’enracinement, pour s’ouvrir à l’altérité et construire une identité ouverte, en articulant l’unité et la diversité pour susciter la reliance, aller vers l’universalisme, pendant que l’autre essaie d’arracher l’individu à sa culture d’origine pour le conduire à une « culture universelle17 ».

49Il n’est pas possible d’enseigner la même chose à tout le monde en même temps, et prétendre que le niveau est le même partout, qu’il est garanti pour un élève d’apprendre autant et aussi bien d’une école à une autre, d’une région à une autre, comme le prétend l’égalitarisme républicain. Il existe des effets classe et des effets-maîtres – Felouzis18, Mingat19 – des effets établissements – Cousin20, Duru-Bellat et Mingat21 ; tout le monde le sait, même si on feint de défendre le contraire. L’utilisation de l’orientation a ainsi été une manière pour la classe dominante de contourner la carte scolaire.

50Attirer, former, retenir des enseignants de qualité est une volonté essentielle pour l’OCDE22 : la qualité de la formation professionnelle apparaît donc comme un enjeu international. Dans ce but, elle doit permettre d’offrir une éducation adaptée aux différents publics, mais exigeante dans les processus, les contenus, les buts. Elle suppose une mise en tension entre unité et diversité, à la différence de l’égalitarisme centraliste républicain. C’est sans doute une condition nécessaire pour que le système français soit moins inéquitable.

51Réformer la formation professionnelle des enseignants peut être le pire comme le meilleur. Vouloir le meilleur, c’est construire un projet basé sur une alternance intégrative et la recherche de cohérence entre théorie et pratique. L’autonomie des universités, l’évolution des IUFM vers les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) pourrait le rendre possible, à condition que de réels moyens soient donnés à ces établissements, que la précarité ne soit pas la loi dominante dans le recrutement des formateurs, qu’un partenariat existe entre enseignement supérieur et Éducation nationale, que les mouvements pédagogiques trouvent une véritable place comme partenaires, et que la place des stages puisse être négociée réellement dans le cadre des textes. Les considérations économiques ajoutées à cet ensemble complexe risquent de produire des résultats inattendus…

Penser une formation commune des enseignants

52Pour atteindre une cohérence entre théorie et pratique, il faudrait que l’expérience vécue, et les interrogations qu’elle génère, via les groupes d’analyse de pratiques, soient au cœur des apports théoriques transversaux proposés, que les apprentissages coopératifs soient mis en œuvre, que la démarche d’investigation scientifique soit possible, dans le cadre du mémoire, mais aussi des cours, et que la différenciation par des parcours personnalisés soit organisée. Comment offrir les mêmes savoirs disciplinaires pour les futurs enseignants du premier degré alors que certains ont des formations littéraires et d’autres ont une spécialisation scientifique ? Une organisation prenant en compte l’hétérogénéité en mettant en place des tutorats et des groupes coopératifs pourrait constituer une réponse23 établissant une homologie entre éducation et formation24. Des expérimentations ont déjà eu lieu, dans le cadre de la formation initiale des enseignants. Des témoignages figurent dans un numéro spécial du Nouvel Éducateur sur la refondation de l’école, paru en février 2013, aussi bien pour la personnalisation que pour la pédagogie coopérative25.

53Mais pour cela, la formation des formateurs est essentielle : formation à la conduite de groupes d’analyses de pratiques, à la dynamique de groupe, à la différenciation, aux théories de l’apprentissage et aux didactiques professionnelles, et même pour les professeurs d’université, qui n’ont souvent pas eux-mêmes reçu de formation didactique et pédagogique ! Les ESPE intègrent cette dimension à partir de septembre 2013 pour les personnels recrutés dans le cadre de l’Enseignement supérieur.

54Des formations transversales pourraient amener les formateurs de terrain et les formateurs disciplinaires à se rencontrer, ce qui faciliterait des partenariats ultérieurs en situation dans le cadre de masters, et un lien entre stages et cours. Les enseignants de primaire ou de secondaire souhaitant devenir formateurs devraient trouver les conditions nécessaires à la réalisation de leur projet : le temps dans leur carrière ou leur emploi du temps pour atteindre le recul nécessaire et le diplôme universitaire validant leur niveau de compétence. Des niveaux différents d’enseignement et de formation initiaux de base, rassemblés au sein de groupes hétérogènes, pourraient aborder de concert les contenus et les traiter dans le cadre de recherches-actions et d’échanges, développant simultanément l’esprit coopératif, la décentration, et la démarche scientifique.

55Penser un projet ne peut se faire sans prendre en compte la complexité des facteurs, et les liens entre éducation, formation et recherche. Mettre en synergie des personnes placées dans différents lieux du système éducatif semble essentiel pour faire face à ce défi, en construisant des finalités et en prenant en compte les conditions institutionnelles, les risques possibles, les limites, les impossibilités, et les points d’appui.