Introduction

1Nous proposons dans ce chapitre de faire le point sur la situation de l’école primaire en France, en revenant sur ses succès, son histoire récente et l’origine de ses difficultés. Celles-ci seront analysées au moyen de treize entrées qui permettent d’en préciser la nature et les causes : transformation de l’autorité, abandon de la pédagogie de l’éveil en maternelle, incertitude des méthodes d’enseignement, pluridisciplinarité, orientation constructiviste, usage des méthodes nouvelles, coopération entre enseignants, définition des finalités, lieux scolaires, relation aux parents, évolution de l’enseignement secondaire, pédagogie et antipédagogie, formation des enseignants.

Succès et limites de l’école primaire en France

2On s’accorde aujourd’hui assez communément sur le diagnostic d’un affaiblissement et d’une insuffisance des résultats des écoles primaires en France. Ainsi les chiffres indiquent que la moitié des élèves entrant au collège ne maîtrise pas les fondamentaux des programmes de l’école primaire, environ 15 % d’entre eux se trouvant en grande difficulté en lecture et en mathématiques. Si cela paraît inquiétant, il faut pondérer de telles données. Tout d’abord, jamais les élèves n’ont été autant évalués qu’aujourd’hui par des tests durant leur scolarité primaire. Ceux-ci sont d’autant plus difficiles et dévalorisants qu’ils anticipent le plus souvent le niveau que devraient avoir atteint les élèves au moment du test, puisqu’ils sont administrés indépendamment des progressions pédagogiques effectuées dans les classes. De plus, l’omniprésence du recours à ces tests révèle et souligne des difficultés persistantes autrefois beaucoup moins apparentes. Par ailleurs, l’entrée de tous les enfants scolarisés dans les mêmes établissements du secondaire, depuis 1975 avec l’instauration d’un collège unique, sans sélection et orientation particulière en filières distinctes, a fait apparaître et contribué à sanctionner les décalages importants existant entre les exigences de maîtrise disciplinaire et culturelle du collège et celles attendues par l’école primaire.

3En ce sens, s’il y a eu, depuis 1959, une très forte élévation du niveau d’acculturation du fait de la scolarisation prolongée des élèves du primaire public dans l’enseignement secondaire au sein des collèges d’enseignement général (CEG), l’école primaire n’a jamais pu assurer seule une instruction suffisamment stabilisée de l’ensemble des élèves à la fin du curriculum élémentaire, c’est-à-dire depuis le cours préparatoire (CP) jusqu’au cours moyen deuxième année (CM2). Si l’on se réfère aux statistiques disponibles, jusqu’en 1900, la proportion d’élèves quittant l’école primaire en ayant obtenu leur certificat d’études était d’environ 25 à 30 %1. En 1907, le certificat d’études est obtenu par 33,9 % d’une classe d’âge. Cette proportion augmente jusqu’à 35 % vers 1920, pour atteindre 50 % à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce qui atteste incontestablement de progrès et succès considérables de l’école publique durant cette période. Cependant, il faut observer que cet examen, qui sanctionne la fin des études primaires, n’est pas obtenu à la fin du seul cursus élémentaire (CM2). La plupart des élèves qui le réussissent sont scolarisés dans les cours complémentaires (CC) ou dans les écoles primaires supérieures (EPS), formes de scolarité qui prolongent l’enseignement élémentaire et qui s’apparentent à celles de nos actuels collèges. Cela indique que le succès maximal de l’enseignement primaire ne se peut qu’avec son prolongement par un enseignement secondaire qui en conforte et en stabilise l’action. Car si, dès cette époque, beaucoup d’élèves issus du primaire supérieur public et qui vont poursuivre leur scolarité dans le secondaire long avec succès ne passent plus cet examen, il y a encore probablement un nombre relativement important d’élèves n’ayant pas acquis le niveau d’études qu’il certifie. Ce en quoi, si le succès de l’école primaire dans l’acculturation des élèves issus des classes populaires se montre important durant la première moitié du xx^e siècle, il n’est pas pour autant intégral dès qu’il ne s’accompagne pas pour tous d’une scolarisation prolongée au moins entre 12 et 16 ans dans un cursus de niveau secondaire. Or c’est l’articulation institutionnelle et pédagogique du primaire et du secondaire qui a été pour ainsi dire manquée dans l’histoire scolaire française, à plusieurs reprises2. La première est l’abandon par Napoléon après la Révolution de l’essor du primaire public au bénéfice d’un secondaire d’État élitiste. La seconde est la mise en place d’une école fortement duelle par J. Ferry, d’un côté un primaire populaire ouvert aux sciences et techniques, accessible à tous et gratuit, de l’autre un secondaire d’élite attaché à l’enseignement classique, payant et sélectif. La troisième est l’impossible rattachement depuis 1975 du primaire pour tous avec le premier cycle du collège unique sur les plans territoriaux, fonctionnels et pédagogiques.

4Au-delà donc d’un simple constat quant aux difficultés actuelles de l’école primaire et des polémiques qu’il suscite, il faut donc pouvoir établir plus précisément les raisons de tels décalages entre ses attentes officielles et ses résultats réels, voire de son affaiblissement. De telles difficultés sont par ailleurs marquées par l’évolution institutionnelle des pratiques pédagogiques. Une évolution fortement programmée et influencée par des réformes et des orientations dont on méconnaît souvent le rôle et l’importance dans la transformation de la situation culturelle des élèves et des établissements. Nous avons montré précédemment qu’elles ne proviennent pas toujours des seuls enseignants, mais aussi de modifications, dues à l’État, des structures et du fonctionnement du système éducatif et qu’elles expriment des modifications plus générales dans la division du travail.

Retour sur l’histoire récente de l’école

5L’histoire du système éducatif contemporain comporte trois grandes périodes. La première va de 1880 à 1945. C’est une phase d’extension de celui-ci à l’ensemble de la population, mais qui repose sur sa division en deux composantes opposées. D’un côté, on trouve les élèves du primaire public élémentaire et supérieur et les instituteurs normaliens, de l’autre, les collégiens, lycéens bacheliers et les professeurs agrégés3. À partir de 1945, une seconde phase s’ouvre, qu’on peut voir durer jusqu’en 1975. C’est un processus de massification du secondaire et de l’université, mais aussi de réunification tendanciellement démocratique du système éducatif qui pérennise fortement l’instruction primaire publique comme creuset social commun indépendamment de la suite des études. Les instituteurs y sont eux-mêmes bacheliers. À partir de 1975, commence un autre processus qui va durer à peu près jusqu’à la fin du vingtième siècle. Les maître-mots en sont ceux de réorganisation des structures scolaires, de réforme des programmes et des méthodes et d’adaptation de l’enseignement aux nouveaux besoins sociaux et cognitifs. Cette période de l’histoire scolaire française, assez symboliquement, correspond à l’introduction de l’usage des référentiels de compétences dans notre système éducatif, à la fois dans la définition des contenus d’apprentissage et dans la formation des enseignants4. Or le référentiel de compétences prend des significations distinctes, selon ce que l’on croit être le contexte de définition de la compétence, c’est-à-dire, au sens le plus commun, la mise en œuvre des capacités cognitives de l’élève dans une situation concrète d’apprentissage qui suppose des actes, c’est-à-dire une dimension opératoire agie assurant d’une maîtrise objective observable chez l’apprenant.

6Un référentiel de compétences, en ce sens, peut se voir apparié assez confusément au registre d’une pédagogie de l’activité, donc à une théorie constructiviste de l’apprentissage telle qu’on la trouve chez le psychologue J. Piaget5 ou bien encore dans les pédagogies alternatives des années 1960 et après. Elles fleurissent alors à l’école primaire, à une époque où elles apparaissent comme opposées à une pédagogie répressive qui prive l’élève de son initiative. En effet, il faut observer que, durant cette période, soit prédominent les méthodes actives, plutôt interactives, coopératives et constructivistes, issues des travaux des psychologues de l’enfance et du développement H. Wallon6 et J. Piaget7, relayées par les mouvements d’Éducation nouvelle, soit la pédagogie par objectifs qui est d’une toute autre nature puisqu’elle provient d’un béhaviorisme mécaniciste. Celui-ci se montre peu intéressé par la dimension intentionnelle ou subjective active dans l’apprentissage, si ce n’est à devoir introduire peu à peu dans les théories du conditionnement des pattern de cartes cognitives pour formaliser les comportements mentaux comme le fait E. C. Tolman8. Or une telle pédagogie par objectifs sera utilisée assez largement en France dans les années 1950-1960 dans l’enseignement professionnel et d’adaptation. Cette période de 1945-1975 a donc été marquée par une situation très contradictoire divisant une école républicaine moderniste et progressiste qui visait un modèle démocratique rénové d’éducation, mais tout en étant travaillée par l’opposition en son sein des méthodes actives et de la pédagogie par objectifs, ou par un risque d’inertie. Car il ne faut pas oublier que la dite pédagogie par objectifs est une pédagogie de programmation séquentielle des apprentissages et qu’elle n’est pas assimilable aux méthodes constructivistes, puisque ces dernières font appel à la mobilisation d’une démarche subjective dans l’apprentissage qui implique un rapport dynamique aux objets de savoir et non pas une procédure de conditionnement de l’apprenant.

7À partir de 1975, la situation évolue tout autrement. Cela est dû au fait que la pédagogie des compétences, qui va venir s’imposer, est ambivalente, parce qu’elle peut prendre des sens différents et opposés : elle peut être une pédagogie de l’activité située du côté du constructivisme, dans ce cas elle a une valeur progressiste et positive parce qu’elle fait appel à la liberté du sujet et la sollicite ; elle peut être un instrument de démocratisation de l’enseignement, c’est-à-dire permettre que les enfants des milieux défavorisés qui n’apprennent que très difficilement par eux-mêmes puissent réussir si l’on objective pour eux les procédures implicites d’apprentissage. Cela a été l’hypothèse dont est parti l’inspecteur L. Legrand9, d’une pédagogie différenciée à la française ; elle peut être une pédagogie cybernétique. C’est-à-dire une théorie qui encapsule les processus cognitifs ou de pensée dans des modélisations qui sont liées à la théorie de l’information dont la forme opératoire, dans les sciences cognitives, est l’analyse des données par un ordinateur, c’est-à-dire par des algorithmes. Une telle polysémie entraîne qu’on peut se représenter la notion de compétence soit du côté de l’activité, comme un apprentissage de l’autonomie, soit du côté de la démocratisation possible des enseignements par différenciation individuelle ou de niveaux, soit du côté d’un traitement informationnel de l’apprentissage et de l’enseignement. Or le traitement informationnel de l’apprentissage est une orientation relativement close qui tend à réifier l’intelligence dans des formes finies ou à réduire son exercice aux procédures de l’analyse computationnelle. Autant le constructivisme au sens d’un Piaget est ouvert sur les interactions de l’intelligence et du sujet humain avec le milieu à partir d’une théorie dynamique des structures mentales logiques, autant la réduction de l’apprentissage à une procédure calculable qu’on peut modéliser par un algorithme est une procédure tendanciellement beaucoup plus close.

8Indépendamment d’une telle évolution vers une pédagogie des compétences marquée par les théories systémiques de l’auto-organisation cognitive, les difficultés de l’école primaire paraissent dues à un ensemble de facteurs qu’il faut pouvoir analyser distinctement. Nous verrons que pour les appréhender, il ne faut pas s’en tenir à l’opposition exclusive entre pédagogies de la transmission et constructivistes, ni non plus à celle des méthodes actives et de l’assimilation par reproduction dirigée du savoir. On peut tout de même affirmer d’emblée que la libre activité de l’élève à l’école, à la fois dans la définition des savoirs et la coopération avec ses pairs, est un enjeu pédagogique important par nature symbolique et subjectif, également socio-affectif. Il faut en ce sens pouvoir le distinguer non seulement de toute conception procédurale formelle de l’acquisition de connaissances mais aussi d’une théorie des fonctions mentales ou cognitives qui serait normative par rapport aux connaissances et à leur définition. D’autre part, on ne peut pas arguer de la possibilité d’une pédagogie active seule qui ne serait pas aussi une didactique, donc reliée à des savoirs, à des œuvres, à des pratiques techniques spécifiques et à leurs contraintes propres. En ce sens, il ne saurait y avoir de pédagogie de l’activité et d’exercice d’une autonomie par l’élève, donc de construction autonome de savoirs dans l’apprentissage, sans une transmission initiale de connaissances et de culture, sans instauration par le langage, la lecture et l’écriture, de structures de pensée et d’activité comme le rappelle fort bien D. Kambouchner10. Les pédagogies actives et nouvelles détachées de tout rapport à des enjeux culturels posés a priori sont possibles, mais elles risquent de produire du désarroi et de l’inculture, voire de la passivité, quand elles ne sont pas reliées à des opérations sur le savoir et à une initiation aux institutions symboliques qui exigent la présence et l’action de l’autorité bienveillante d’un maître ou d’une maîtresse. De même, résoudre des problèmes dans le réel, n’est facteur d’acculturation que si et seulement si des éléments consistants de culture et de perception ont déjà été transmis par l’enseignement. Pour pouvoir être apprenant, il faut aussi avoir pu être élève, ce en quoi apprendre à apprendre résulte aussi d’une transmission et ne peut, face à la complexité de la culture et des savoirs, de la vie sociale, se faire spontanément. À ce titre, il a souvent été montré par les sociologues et les psychologues que les élèves issus des milieux socialement défavorisés ont effectivement besoin de conditions expérimentales données aux savoirs, mais aussi d’un encadrement directif permettant une meilleure acculturation. Or si les méthodes actives ne sont pas centrées sur le savoir seul, puisqu’elles favorisent l’action choisie, l’interaction avec l’environnement et la coopération sociale, elles ne sont possibles qu’à la condition exclusive d’une très forte implication personnelle de l’enseignant auprès des élèves qui est indirectement directive. À défaut de quoi, il n’y a ni étude ni apprentissage ni maturation.

L’origine des difficultés contemporaines de l’école primaire

9Les difficultés actuelles de l’école primaire sont très diverses : fonctionnement, effectifs, méthodes pédagogiques, résultats, formation des personnels, interaction avec l’environnement social et culturel, programmes, calendriers et horaires, localisation territoriale. Une telle conjonction de problèmes n’est pas sans conséquences. Cependant, le fait que l’école primaire et ses acteurs éprouvent des difficultés ne signifie pas qu’elle ne fonctionne plus correctement. Loin de là. Plus précisément, c’est d’abord et surtout la représentation commune des finalités de l’école qui a profondément changé du fait d’une accentuation significative à son égard du poids des diverses attentes et demandes venues à la fois de l’État, de la société civile et des usagers. Celles-ci s’expriment simultanément vis à vis de ses résultats sur les plans de l’éducation comportementale, des performances cognitives, de la maturation personnelle, de l’acculturation générale, de l’instruction savante, de l’insertion sociale et professionnelle des élèves. Or, vis à vis de l’école, plus les attentes se sont vues démultipliées et appuyées, plus la diversité et l’hétérogénéité des pratiques et des conceptions de celle-ci se sont trouvées également augmentées et accentuées.

10Il faut également observer que l’école primaire a vu se conjuguer et a dû assimiler en une vingtaine d’années plusieurs évolutions et remises en cause : transformation des conceptions les plus admises de l’école maternelle, internationalisation de l’évaluation des performances scolaires, accentuation de la diversité culturelle en son sein, intégration de son effort initial et de sa définition à un processus de longue scolarisation, crise d’un collège unique devenu le maillon faible du système éducatif, intégration de sa structure à l’environnement extrascolaire, majoration de la présence des usagers dans son fonctionnement. Faire de l’école primaire le premier maillon d’une longue scolarité jusqu’à seize ans et plus, ce que la loi d’orientation de 1989 de L. Jospin préconisait, nécessitait de rompre avec un héritage français qui faisait de celle-ci une instance indépendante du secondaire11. Une telle exigence d’une école unique avait été énoncée dans le fameux plan Langevin-Wallon en 1947, mais jamais véritablement appliquée12.

11Il n’est pas aisé, en ce sens, de coordonner vraiment école primaire et premier cycle du collège, non seulement parce que ce sont des établissements distincts, mais aussi parce qu’ils ne fonctionnent pas du tout pédagogiquement de la même façon. Les caractéristiques du collège les distinguent, ainsi la pluralité des enseignants, le caractère dissocié des disciplines étudiées, la forme disciplinaire générale impersonnelle, la relation éducative neutralisée. Cette dernière disparaît au collège au bénéfice seul du rapport d’instruction qui écarte intersubjectivité et interactions sociale et affective. Or une telle rupture, qui se fait souvent au nom d’une idéalisation du rapport au savoir et au travail scolaire, avec laquelle seuls les élèves issus des milieux favorisés sont en connivence, ne permet plus à nombre d’élèves des milieux populaires de trouver leur place dans le collège. C’est donc au moment même où l’effort d’acculturation du primaire devrait être étayé et consolidé que beaucoup d’élèves culturellement fragiles par rapport aux exigences du collège se trouvent fragilisés. Dans l’ancien système, celui du primaire supérieur, les enseignants eux-mêmes instituteurs assuraient beaucoup mieux ce passage parce qu’ils conservaient avec leurs élèves la relation de tutelle de l’enseignement primaire.

Analyse des difficultés de l’école primaire

12Un ensemble de facteurs concoure aujourd’hui aux difficultés de l’école primaire. Celles-ci ne sont pas que matérielles, sociales et organisationnelles, mais aussi pédagogiques. Abordons-les successivement dans leurs aspects les plus saillants. Ces facteurs touchent autant les élèves que les enseignants, à la fois du point de vue de la définition des apprentissages que des méthodes d’enseignement. Nous en aborderons ici quelques-uns en montrant qu’ils correspondent chacun à un type de problème pédagogique et scolaire.

La fin du modèle autoritaire

13La disparition du modèle éducatif disciplinaire et autoritaire, souvent plus paternaliste/maternaliste, fondé sur la peur, que paternel ou maternel, fondé sur la confiance : « Obéis-moi et travaille, tu seras récompensé, sinon tu seras puni ! », n’a pas laissé véritablement place à l’école primaire à un développement explicite de méthodes nouvelles d’éducation et d’enseignement, directives ou encadrantes sans être pour autant répressives. Par exemple, celles qui seraient favorables à une prise en compte affirmative de la subjectivité individuelle et collective des élèves dans l’apprentissage et le vécu scolaire ; en sachant qu’une telle prise en compte à l’école n’est ni un individualisme ni un préceptorat, mais qu’elle implique une présence personnalisée de l’enseignant auprès de chacun de ses élèves et aussi de tous, mélangeant distance maintenue et proximité partagée.

14C’est donc à une incertitude et à une incohérence que les familles et les enfants ont été exposés depuis quelques années du fait de la disparition d’une autorité de tutelle directement assumée individuellement et collectivement par les enseignants. Il en découle une insatisfaction chronique devant la définition trop vague des pratiques d’enseignement dans beaucoup d’écoles du côté de la relation éducative, dirigée vers le rapport à soi et aux autres, par opposition à la relation pédagogique, ordonnée au savoir, une opposition due à M. Postic13. Cette dimension psychologique méconnue, plutôt psychosociale dans la classe primaire, existait implicitement dans l’école ancienne où l’enseignant incarnait fortement une fonction statutaire. Elle implique une part transférentielle qui a été remplacée désormais par une exigence formelle d’autonomie dans le travail de l’élève. Cette dernière sépare cognitivement et affectivement les acteurs de la situation scolaire et les isole, rendant impossible l’étayage de l’effort des élèves les plus démunis dans leur rapport au savoir.

15Affirmons qu’il n’y a pas d’autonomie spontanée par rapport au travail scolaire, pas d’autodidaxie pour ainsi dire. Prétendre que l’élève peut actionner par lui-même des processus d’apprentissage finalisés par des objectifs cognitifs, selon des séquences pré-formatées que l’enseignant emprunte dans des manuels sans les avoir conçues lui-même, conduit à une déperdition de l’assimilation. L’ancienne leçon administrée d’autorité obligeait l’enseignant et l’élève à s’identifier mutuellement à la reproduction du savoir dans un cadre social. Elle assurait aux plus démunis culturellement une assimilation par imitation qui, sans être illimitée, pouvait garantir une progression intellectuelle importante. La peur de la punition et la promesse de récompense permettaient de stimuler suffisamment l’effort, à défaut de représentation toujours claire de la valeur et de l’intérêt des contenus.

L’abandon des pédagogies de l’éveil en école maternelle

16La remise en cause d’une école maternelle fondée sur des pratiques pédagogiques d’éveil et de découverte souvent inspirées par les notions de jeu éducatif ou pédagogique, ou bien par celles de périodes sensibles de M. Montessori14 et de centres d’intérêts de E. Decroly15, au profit de protocoles, pensés plus efficaces, de développement précoce des capacités cognitives et des compétences, au lieu de permettre l’essor intellectuel attendu de l’enfant, peuvent aussi l’en empêcher. P. Kergomard, qui organisa l’école maternelle en France entre 1879 et 1917, disait : « Les enfants qui fréquentent l’école maternelle doivent être mis à la lecture le plus tard possible, pour qu’ils sachent lire le plus tôt possible16. » Elle indiquait par-là combien il ne faut pas précipiter les apprentissages chez le jeune enfant. S’initier à la langue écrite, structurer son rapport au temps, comprendre les nombres, faire preuve d’attention, ne sont pas que des exercices, des acquis objectifs. Ils procèdent d’une acculturation subjective progressive qui dépend du langage et de la socialisation, ainsi que d’une expérience affective du monde orientée vers le savoir, mais aussi, tout autant, laissée à sa libre expression. La formalisation ou la modélisation des capacités mentales précoces, intéressante et pertinente pour le psychologue-chercheur, appliquée à la pédagogie, a eu pour effet de paralyser le rapport social de libre-jeu de l’expressivité et de l’imagination qui existait dans les pratiques d’enseignement en maternelle. D’où une transformation de la maternelle en un lieu d’exigences cognitives par trop appuyées, déjà objectives et formelles, toujours évaluables, mettant excessivement en tension la question de la destinée scolaire des enfants et inhibant de ce fait leur progression. En témoigne la moindre importance accordée aux arts et aux jeux physiques dans les pratiques scolaires. Si les capacités cognitives abstraites existent chez le jeune enfant, leur expression constituée dépend surtout du dynamisme psychique informel de l’enfant dans son usage du langage et son expérience corporelle et sociale propre. On ne peut pas les entraîner et les évaluer en tant que telles dans un cadre conçu a priori et préconstitué par des exercices centrés sur l’usage de ces capacités, mais dissocié de l’activité spontanée, comme par exemple celle du jeu ou de la découverte des ressources du langage dans le dessin et les récits. Comme l’école maternelle n’était pas immédiatement déterminée par rapport à des contenus de savoir, on a trop voulu objectiver les enseignements en autant de capacités et compétences cognitives objectives, opératoires et mesurables. Il s’agissait certes de préparer aux apprentissages élémentaires et de résorber les causes de l’échec scolaire. Mais on est ainsi passé d’activités d’observation, d’association et d’expression imaginaire, langagière et ludique, d’ordre symbolique et pratique, débouchant sur l’initiation au travail scolaire et la maturation des capacités, à un entraînement mental exprimé en autant de compétences explicites pour préparer à ce travail. La possibilité de structurer la temporalité pour l’enfant ne réside pas dans sa seule formalisation, mais dans le droit d’en disposer.

17Or l’enjeu éducatif de la petite école est plutôt culturel, social et langagier, que directement cognitif. C’est avant tout l’habileté linguistique qui structure les capacités mentales supérieures et non point l’insistance sur leur entraînement. Il s’agit bien plus de rendre l’école attractive en permettant à l’élève de s’y exprimer librement dans des activités et des réalisations, aussi d’y trouver sa place dans un rapport aux autres, que de lui imposer des exercices cognitifs pré-donnés dont on pourrait évaluer les performances distinctement. Si on peut travailler avec l’enfant assez tôt sur l’appréhension de formes littérales et sémiologiques, de figures géométriques et de raisonnements arithmétiques ou grammaticaux, sur les structures de la temporalité, on ne doit pas lui demander de les maîtriser et de les identifier dès l’âge de 5-6 ans. Si l’action d’acculturation doit se faire, elle ne peut pas se voir imposée à l’enfant sous forme de performances cognitives dont il devrait obligatoirement faire la preuve dès son plus jeune âge. Si on est en droit de les susciter par des exercices divers, ceux-ci ne doivent jamais apparaître à l’élève comme tels dans les actions menées et il n’est pas nécessaire de l’évaluer directement de façon individualisée quant à ceux-ci. Comme le suggère D. Kambouchner avec justesse17, il s’agit bien plus de développer et de dispenser de façon précoce une culture des enfants autour d’un besoin de parole que d’entraîner des capacités mentales en soi. Les exigences de maîtrise conceptuelle apparaitront postérieurement, à l’école élémentaire, et par rapport à des enjeux de connaissance plus que par rapport à des compétences procédurales qu’on pourrait détacher des contenus et référents culturels. Du fait de ne pas s’imposer des contenus épistémiques trop définis, l’école maternelle ne doit pas pour autant leur substituer une sorte de training cognitif dissociable de contenus de savoir, de culture et d’activités précises de production qui plairaient aux enfants. L’abandon d’une école maternelle initiatrice et protectrice, donc maternelle, au profit d’une école de la certification précoce des capacités, n’a pas eu d’effets observables particulièrement positifs, si ce n’est de rendre plus apparentes les différences psychologiques, culturelles et sociales entre les enfants18.

L’incertitude des enseignants quant à leurs méthodes

18Les enseignants de l’école primaire se sont vus placés dans une incertitude conceptuelle qui a affaibli leur rapport personnel aux connaissances. Formés dans le secondaire, puis à l’université, à des connaissances ordonnées en disciplines distinctes et très spécialisées, à des programmes notionnels, ils ont dû se soumettre à la mise en application préconisée par les orientations ministérielles d’une pédagogie par compétences qui leur était étrangère. Elle impliquait de passer de la forme habituelle des enseignements en France qui était structurée d’abord par le choix d’un domaine disciplinaire, d’une notion ou d’un thème, puis par une introduction ou des révisions, suivis de la séquence bien connue et dite de pédagogie transmissive (leçon-assimilation-application-interrogation-certification), à une démarche d’enseignement relativement nouvelle, inspirée cette fois par la pédagogie de la maîtrise et ses orientations pragmatiques. Elle impliquait une nouvelle succession du type : choix d’un objectif cognitif final et d’objectifs compétentiels intermédiaires, puis évaluation des pré-requis cognitifs quant à l’objectif avec les élèves, suivis de la séquence : investigations-mise en œuvre des compétences visées-évaluation-remédiation-certification. Or cela a souvent entraîné, pour les enseignants, une situation de relative indistinction quant au rapport à établir entre, d’une part, l’acquisition de contenus notionnels de savoir, toujours précisément référenciés et, d’autre part, des procédures d’assimilation ou procédés d’usage d’un domaine disciplinaire par l’élève, beaucoup plus difficiles à attester ou à développer. D’où une certaine impossibilité des enseignants à toujours pouvoir mesurer concrètement, chez l’élève, la différence d’assimilation entre le savoir réellement su, ce que l’on peut reproduire et restituer sur les plans notionnel et propositionnel, et un savoir-faire plus ou moins dissocié des contenus de référence, parce que d’abord procédural ou expérimental et qui correspond à ce que l’on peut ou sait faire à partir d’un tel savoir, ou permettant de se l’approprier. Une difficulté qui apparaît pédagogiquement double, puisqu’il faut que l’enseignant puisse mesurer l’un et l’autre dans les progrès de l’élève, mais aussi se situer précisément sur les deux plans dans sa propre action pédagogique. Ce qui ne va pas de soi.

19Précisons cette différence par des exemples. Si l’on soutient qu’il y a des compétences ou des capacités langagières orales et écrites qui doivent se voir discernées et développées dans toutes les disciplines, alors il faut les exercer spécifiquement dans chacune de celles-ci. À ce titre, il en existe aussi dans l’étude de l’histoire, où elles apparaissent comme des conditions nécessaires de la compréhension et de l’assimilation de cette matière, ou encore de sa maîtrise en acte. Or c’est une chose que de savoir un peu d’histoire, sous forme de leçons synthétiques mémorisées contenant : époque, lieux, dates, situation, événements, personnages, évolution ; qu’on registrera comme des connaissances, par exemple : le Moyen-Âge avec les invasions, la féodalité, le servage, la monarchie, les cathédrales, l’apparition de l’Islam ; c’en est une autre de pouvoir : « utiliser correctement le lexique de l’histoire dans les différentes situations didactiques mises en jeu », ou bien de pouvoir à l’oral « participer à l’examen collectif d’un document historique en justifiant son point de vue », ou encore de « rédiger la légende d’un document iconographique ou de donner un titre à un document historique », qu’on définira plutôt comme des compétences (MEN, 2002). Difficulté supplémentaire, les compétences, comprises comme des connaissances, ne se distinguent pas toujours dans les orientations pédagogiques des capacités, comprises comme des opérations. Ainsi : « Distinguer les grandes périodes historiques, pouvoir les situer chronologiquement, commencer à connaître pour chacune d’entre elles différentes formes de pouvoir, des groupes sociaux, et quelques productions techniques et artistiques », n’est pas tout à fait du même registre que : « utiliser à bon escient les temps du passé rencontré dans les récits historiques », ou « consulter une encyclopédie et les pages de la toile ». De sorte que pour l’enseignant la distinction chez l’élève de l’un et de l’autre pose problème, même s’il est vrai qu’un domaine de savoir ne peut se posséder sans maîtriser les opérations langagières et les procédures d’investigation qui le définissent et le rendent possible, les techniques propres de travail et de réflexion qui lui sont propres, donc des compétences. Si, comme élève, on peut manifester ses capacités à pratiquer l’histoire, cela n’implique pas nécessairement qu’on la sache toujours précisément. À l’inverse, on peut, toujours comme élève, savoir de l’histoire en apprenant ses leçons, cela ne signifie pas qu’on puisse en faire, c’est-à-dire se l’approprier par soi-même comme mode d’investigation et de raisonnement dans ses contraintes propres.

20La difficulté est très grande pour l’enseignant de tenir méthodologiquement les deux plans, sous peine de se voir obligé de mesurer de façon caricaturale le rapport de l’un et de l’autre, donc de le réifier sous forme de tableaux de compétences normés par l’échelle : compétence acquise, en cours d’acquisition, non acquise. De plus, cette double dimension qui oppose connaissance (notion épistémique) à compétence (opération cognitive), tend à accuser les différences cognitives et culturelles entre élèves, entre ceux qui sont ou deviennent compétents et ceux qui ne le peuvent pas. Si on peut facilement résorber les écarts d’assimilation en enseignant avec la première méthode, dite traditionnelle, il est vrai qu’elle ne permet pas de développer les capacités requises pour ceux qui ne les manifestent pas. Il s’agit donc d’une alternative des plus complexes à gérer. L’incertitude qu’elle fait apparaître, si on ne formalise pas intégralement les apprentissages en terme de procédures séquentielles, ce qui s’avère impossible car trop réducteur, génère une incertitude scolaire qui peut donner lieu à un double affaiblissement. D’un côté, des élèves en difficulté qui n’assimilent plus par reproduction des notions (leçons) et des opérations qui en découlent (applications) et qui ne parviennent que très difficilement au niveau des compétences attendues (capacités), ou de façon très sommaire. De l’autre, des élèves qui exercent sans difficultés leurs diverses capacités dans tous les domaines parce que déjà fortement acculturés et autonomes sur le plan cognitif et linguistique, mais qui ne fixent les connaissances et les méthodes requises par les disciplines de l’école que de façon irrégulière et intermittente.

L’improbable pluridisciplinarité

21Le phénomène de l’incertitude méthodologique des enseignants s’est trouvé renforcé par la disparité, chez les jeunes professeurs de l’école primaire, de leur rapport aux différents domaines spécialisés de connaissance. Du fait de leur difficulté à maîtriser simultanément des connaissances dans plusieurs domaines du savoir, ils se sont trouvés souvent peu capables non seulement de cette polyvalence un peu encyclopédique qu’appelle l’école primaire, mais aussi de cette interdisciplinarité qu’elle nécessite également et qui se trouve appuyée dans la logique des programmes par compétences, du fait de sa définition de domaines transversaux. La plupart des enseignants ont en effet étudié à l’université une seule ou deux disciplines apparentées, mais ils n’ont plus développé ni entretenu leur culture générale pluridisciplinaire acquise en principe dans le secondaire. Deux facteurs jouent ici conjointement. Premièrement, la complexité des connaissances actuelles appelle à une plus grande spécialisation à l’université entre disciplines et domaines, celle-ci se faisant par des orientations culturelles nécessairement exclusives. Deuxièmement, l’enseignement du secondaire est souvent suivi de façon superficielle de par son caractère peu spécialisé et du fait du reflux comme norme scolaire de la culture générale et rhétorique en tant que creuset obligatoire de toute formation intellectuelle. Il en résulte que les étudiants ont une vision très spécialisée et exclusive des différents savoirs qui leur rend difficile d’enseigner de façon polyvalente et qu’ils doivent de ce fait tout réapprendre pour enseigner à l’école primaire. Ils ont donc du mal à être polyvalents et à trouver quand il le faut des liens entre les référents disciplinaires, qu’il s’agisse de pluridisciplinarité ou d’interdisciplinarité.

22Par voie de conséquence, ils ont parfois tendance à faire travailler les enfants de façon seulement disciplinaire, pour s’assurer des domaines abordés, alors que la logique de l’enseignement élémentaire appelle une mise en relation des savoirs, afin de les contextualiser puissamment et d’en complexifier la compréhension par des mises en relation thématiques et opératoires. Comme on travaille à l’école élémentaire à un degré de complexité qui n’est pas encore celui de la spécialisation, mais qui n’est pas non plus seulement basique, on devrait pouvoir le faire afin de favoriser ce développement général de l’intelligence qui seul peut palier à des différences culturelles qui se trouveront accusés au collège à défaut. La raison de cette incapacité est due à la trop grande complexité des domaines de connaissance à l’université qui fait qu’aujourd’hui un étudiant est trop spécialisé et a oublié ou insuffisamment assimilé la culture générale du secondaire. Il lui est donc difficile de travailler, y compris à un niveau élémentaire, sur des connaissances appartenant à des domaines distincts, si ce n’est à les réduire à minima pour les enfants, ce qui n’est pas non plus souhaitable. D’où une définition insuffisante pour les enfants des contenus de savoir, car à la fois trop partiels et trop dissociés les uns des autres. Sans prôner ici une interdisciplinarité systématique, il y a bien aussi nécessité à l’école primaire de relier pédagogiquement les disciplines, de pratiquer la pluridisciplinarité, c’est-à-dire soit à chercher pour un même objet de savoir les points communs entre les disciplines, soit à éclairer un même objet à partir de disciplines distinctes. L’enseignement élémentaire n’est pas nécessairement simplification excessive des contenus ni isolement des domaines entre eux. On a donc paradoxalement des enseignants qui ne maîtrisent pas assez de connaissances pour la pluridisciplinarité et sont souvent trop spécialisés.

23Il ne saurait donc y avoir d’école primaire efficace sans polyvalence des enseignants sur les plans épistémiques, cognitifs et culturels. Cela implique pour eux de renouer pédagogiquement avec l’encyclopédisme des modernes en son sens propre, de tramer avec leurs élèves le fil des relations qui s’étendent nécessairement entre les savoirs.

Les malentendus du constructivisme pédagogique

24On oppose le plus souvent la pédagogie fondée sur la transmission institutionnelle des connaissances à celle issue de l’épistémologie constructiviste appliquée à la pédagogie, plus précisément de la psychologie structuraliste du développement de l’enfant, dont le principal représentant au vingtième siècle fut le psychologue J. Piaget. Dans une telle orientation, les dispositions mentales émergent progressivement par une action du sujet dans son environnement et sur les objets de cette activité. Le dynamisme des capacités cognitives émergentes et sous-jacentes aux différents savoirs stabilisés est donc le moteur des apprentissages, indépendamment des formes standardisées des connaissances et des techniques spécialisées. De sorte qu’un objet de perception et de représentation ne devient une connaissance assimilée par l’esprit, ou bien, à l’inverse, que l’esprit ne s’accommode d’une certaine disposition du réel qu’il reconnaît être telle, que si et seulement si une nécessité interne et externe (besoin, intérêt, interrogation) provoque et entraîne de sa part une conduite d’apprentissage. Ce faisant, soit il conforme la réalité à ses besoins, par assimilation, soit il conforme sa pensée aux contraintes externes, par accommodation. À partir de quoi, la pédagogie doit se montrer critique envers ceux qui prétendent enseigner de façon purement verbale sans jamais occasionner chez les élèves de démarches propres d’investigation et d’expérimentation qui puissent susciter et motiver une action d’apprentissage.

25La diffusion et l’application parfois non réfléchie et souvent simpliste de la démarche dite constructiviste en pédagogie a pu conduire les enseignants à de nombreuses confusions qui ont affaibli, voire fait totalement disparaître, l’exigence, certes souvent trop mécaniciste et autoritaire, qu’ils avaient ordinairement de voir assimiler docilement le savoir scolaire par leurs élèves. Cependant, il ne suffit pas de proclamer que : « l’élève construit de lui-même le savoir », pour que cela se produise réellement et qu’il retienne des connaissances organisées, car il y a là plusieurs difficultés théoriques et pratiques nodales. Vouloir que l’élève soit « acteur et actif dans ses apprentissages » est certes une formule attrayante, mais elle peut prêter à confusion. D’abord, ce n’est pas tout à fait le savoir que l’élève doit et peut toujours construire et produire, donc instruire par lui-même. Ce qu’il développe plus ou moins de lui-même, à défaut d’une méthode et de buts contraints, sont ses capacités cognitives et sociales les plus générales, éventuellement par rapport à des contextes épistémiques précis, mais pas nécessairement les formes intellectuelles spécifiques des différents savoirs, même si ceux-ci sont aussi sous la condition d’un exercice par l’élève de ses capacités corporelles et mentales : motricité, mémoire, manipulation, schématisation, symbolisation, opérations pratiques, raisonnement conceptuel, jugement de valeur, etc. S’il peut redécouvrir parfois par lui-même empiriquement certaines techniques et notions, par le moyen d’une pédagogie de résolution de problèmes ou d’observation, il ne peut reconstituer seul tous les savoirs, ni non plus les critères de leur utilisation et c’est plutôt une induction dirigée du savoir à l’école qu’il s’agit d’organiser en pédagogie constructiviste en utilisant des dispositifs prémédités, un milieu pédagogique, en ayant donc recours à la ruse pédagogique. Ainsi, par exemple, si le jeune enfant est plutôt spontanément adepte de géométrie topologique, comme l’affirme Piaget, c’est-à-dire opérant par transformation et déformation des figures dans l’espace multidimensionnel, et non pas de géométrie euclidienne, opérant par définition des éléments simples, des figures composées et des propriétés constantes de celles-ci sur le plan bidimensionnel, la topologie, comme domaine technique des mathématiques, doit s’apprendre au même titre que la géométrie euclidienne. On peut éventuellement partiellement la redécouvrir et la réapprendre en classe informellement par investigations et découverte, mais cela ne se fera pas in fine sans un enseignement formel de ses propriétés, conceptuellement ardu à assimiler et contraire à la science géométrique déjà acquise.

26Ne faudrait-il donc pas plus strictement déterminer la dimension du constructivisme en situation scolaire, afin d’éviter simplification et confusion ? Il s’agirait alors d’un constructivisme plus méthodologiquement délimité. Dans une situation institutionnelle d’enseignement, l’élève aurait la possibilité suggérée d’une action opératoire directe, inventive et heuristique, à partir des réquisits conceptuels ou des techniques d’investigation qu’occasionne un savoir. Cela se faisant dans des contextes ouverts, selon des finalités choisies par l’élève mais favorisées et étayées par l’enseignant. En ce cas, par constructivisme, il faudrait entendre que la compréhension d’une théorie et l’assimilation attendue des connaissances qu’elle présente passe par des actes propres à l’élève et non plus par une simple reproduction collective du savoir, artificiellement individualisée. Pour autant, cela ne ferait pas disparaître le rapport de transmission du savoir qui seul rend possible une telle activité. Car les connaissances ne sont pas identiques a priori aux aptitudes structurales de pensée qui les permettent, voire en sont la cause et l’origine. Il faudrait donc dire plus justement : « l’élève construit par lui-même un rapport singulier au savoir sous la conduite inductrice de l’enseignant ». Cela ne signifie donc pas qu’il n’y ait plus de transmission formelle de contenus et de techniques opératoires par l’enseignant à l’élève, la classe, l’école. Le problème reste qu’il faut, en ce cas, chez l’enseignant, une extraordinaire attention à l’évaluation de l’effort mené par l’élève et du sens qu’il lui donne, ainsi que de ses suites en termes d’assimilation et de systématisation formelle des acquis de l’expérimentation. En l’absence de quoi beaucoup de connaissances seront abordées, beaucoup de domaines approchés intuitivement, mais peu de connaissances seront explicitement fixées, assimilées et automatisées. D’où une certaine richesse dans de telles pratiques pédagogiques, liée à la curiosité et à l’initiative qu’elles libèrent chez l’élève, mais, trop souvent, assez peu de fixation rigoureuse du savoir, ce qui affaiblit le niveau général d’acculturation, plus particulièrement celui des moins dotés par l’héritage culturel familial et qui s’avèrent le plus souvent les moins capables d’initiative quant à la construction par eux-mêmes d’éléments de savoir formalisé. Car savoir c’est toujours pouvoir définir, expliquer, comprendre, mémoriser, reproduire et utiliser. Rappelons qu’un savoir n’est formalisé et donc stabilisé, institué, que si et seulement si il est explicitement structuré par : un domaine d’objet délimité, un langage spécifique, des notions bien définies, des lois générales, des outils d’analyse, des règles opératoires et des critères de validation de ses conceptions, résultats ou productions. La grammaire d’une langue ou l’art de réaliser un meuble selon certains procédés et normes en sont des exemples communs, en considérant qu’il y a aussi des opérations concrètes en grammaire et aussi des conceptions abstraites en menuiserie. Le problème n’est donc pas tant d’initialiser chez l’élève des démarches heuristiques et des investigations intuitives des objets que de relier celles-ci avec des connaissances rigoureuses et stabilisées. Par ailleurs, en pédagogie, un constructivisme intégral implique de mettre en place des situations expérimentales d’investigation et de production qui ne se limitent pas à des pratiques dans la classe, mais reposent sur des actions dans et sur le milieu environnant. Il faut donc pour cela monter nombre de projets et de réalisations matérielles : agriculture, menuiserie, commerce, élevage, constructions techniques, ateliers, expérimentations scientifiques, production de textes et spectacles, etc. Il s’agit de faire en sorte que les élèves puissent autant expérimenter, fabriquer, observer, manipuler et interroger in vivo, que comprendre et formaliser in vitro.

L’usage informel des méthodes nouvelles

27On sait que, selon le psychologue L. Vygotsky19, l’apprentissage chez l’enfant se produit de la façon suivante : confronté à des connaissances et des opérations qui lui sont enseignés ou montrées dans une situation de transmission qui est de nature sociale, il n’apprend que si cet enseignement se trouve au-delà de ses capacités actuelles, tout en lui étant accessible. Dans un premier temps, il assimile par imitation au contact de l’enseignant ou d’élèves tuteurs et de pairs. Il se montre alors au même niveau de performance que ceux-ci dans le cadre scolaire, du fait de la nature d’abord essentiellement sociale de la relation d’enseignement mais aussi d’apprentissage. Cependant, ses capacités personnelles considérées isolément n’ont pas encore atteint un tel niveau, bien qu’elles en soient désormais capables potentiellement du fait de l’enseignement reçu. Dans un second temps, l’enfant va devoir réapprendre individuellement, c’est-à-dire par lui-même, ce qu’il avait acquis initialement dans la relation d’enseignement, donc par rapport à ses propres capacités et niveau. Entre les deux temps, il s’opère comme un décrochage de capacité pour l’élève qui perd sa maîtrise inaugurale due à l’interaction sociale et doit la reconquérir dans une dimension d’exercice et de conception qui lui est maintenant propre. De cette différence dynamique, Vygotsky aura fait une loi relative à l’apprentissage et à l’enseignement, connue désormais sous l’appellation de zone proximale de développement. Son intérêt principal est qu’elle supprime l’opposition figée qui séparerait l’instruction par enseignement transmissif, prétendu propice à passivité et de nature très normative, de l’apprentissage qui se produit à travers une activité indépendante, collective et individuelle des élèves, présenté comme beaucoup plus effectif car exécuté par eux-mêmes. Si Vygotsky admet que les enfants possèdent déjà des capacités dynamiques d’apprentissage liées à leur développement psychique et qu’elles ne sont pas seulement induites par la scolarisation, il affirme qu’il n’y a apprentissage et progrès importants chez l’enfant, au-delà de son niveau actuel de capacité, que si un enseignement lui est donné de façon délibérée au-dessus de son niveau actuel d’acculturation, en lui permettant de l’assimiler une première fois de façon commune dans l’interaction sociale. L’assimilation individuelle en découle ensuite par un effet différentiel et privatif qui doit être provoqué chez l’élève en induisant un moment d’autonomie de travail et d’activité. De ce point de vue, il y a donc toujours deux phases dans l’apprentissage, qu’il soit scolaire ou non, une initiale et sociale par transmission et imitation, la seconde individuelle par auto-appropriation et effectuation.

28Pour ce qu’il en est des méthodes nouvelles, dont on sait qu’elles sont basées sur l’autonomie de travail et d’expression de l’élève au contact de son environnement, au sein d’une situation coopérative entre enfants, beaucoup d’enseignants, acquis aux principes de celles-ci, les ont utilisées mais sans toujours savoir en gérer les conséquences institutionnelles, ni non plus en anticiper le fonctionnement et les éventuels paliers de progression, ce qui nécessite une grande organisation de la classe. Il est vrai que les structures scolaires, dans leur attente d’une performance homogène évaluable en un temps délimité et répondant aux objectifs inscrits dans les programmes officiels, ne le permettent que très peu. Par ailleurs, l’activité est souvent idéalisée par les partisans des méthodes nouvelles comme une sorte d’affirmation de soi, d’épanouissement, qui importe plus que l’acquisition de savoirs préconstitués. Cependant, à partir du moment où l’on applique les méthodes nouvelles d’éducation, plus communément les pédagogies désignées comme actives, il faut pouvoir intégrer très largement au temps scolaire le décalage entre la découverte ou la production initiale de connaissances, informelle, globale et souvent collective, et l’assimilation commune et individuelle de ces mêmes connaissances en tant que savoir, par l’analyse et l’expression. Une telle assimilation est cette fois beaucoup plus formelle et se fait seulement dans l’après-coup et à l’aide d’une réflexion construite qui implique expression et communication. Cette assimilation postérieure et seconde qui permet de pérenniser les connaissances produites par l’activité ou de transformer les données de l’expérience en connaissances organisées, éventuellement par un examen critique et une vérification concertée, à la condition d’une modélisation préalable, par exemple en ayant recours à des fichiers, n’advient qu’avec un net décalage sur la période initiale de découverte et d’investigation et nécessite de ce fait une gestation temporelle longue, comportant un contrôle attentif assez informel de l’évolution de chacun des élèves au-delà de la réalisation de l’activité. D’où sa difficulté pour l’enseignant. Ce processus doit s’accompagner par ailleurs d’un contrôle de l’activité opéré par les élèves eux-mêmes à partir du plan d’activité ou de travail qu’ils se sont auparavant donné.

29Par exemple, dans une classe appliquant les méthodes de C. Freinet, comme il les pratiquait20, si le choix des objets de travail se fait à l’initiative des élèves et donne lieu à des projets impliquant investigations, actions et productions, donc une activité choisie, celle-ci doit toujours déboucher dans un second temps sur la rédaction, l’impression et la diffusion de textes qui relatent à d’autres le récit de l’action menée et rassemblent les connaissances qu’elle a pu apporter. L’imprimerie occupe ici la place d’une matrice seconde d’assimilation et de formalisation de l’activité par l’écriture aux côtés d’une production constante de textes écrits. Le temps de rédaction et de publication de ces textes n’est donc pas un simple supplément à l’activité, une activité littéraire qui couronnerait symboliquement l’effort réalisé, mais, au contraire, un moment d’institutionnalisation réflexive du savoir du monde apporté par l’activité ou par l’investigation menée, afin qu’il soit acquis et pensé. Il y a donc bien plusieurs temps dans l’acquisition de connaissances et pas seulement des réalisations matérielles par des activités qui seraient en soi productrices de savoir. Chez Freinet toute activité scolaire est un travail qui produit des réalisations matérielles, des connaissances ou met en œuvre un art pratique particulier (tissage, agriculture, menuiserie, etc.) et donne lieu à des productions écrites récapitulatives fondées aussi sur la libre expression. L’écriture y occupe une place si importante que l’on apprend à écrire avant que de savoir lire. Elle apparaît comme le médiateur par excellence de l’assimilation à la fois collective et individuelle.

30Ou encore, dans une classe fonctionnant selon la méthode de travail libre par groupes de création ou de connaissance, comme dans la pédagogie de R. Cousinet21, chacun des groupes, libre de sa production ou de ses recherches une fois celles-ci fixées avec l’enseignant, doit tenir un cahier journal qui rende compte des efforts menés au fur et à mesure de leur progression. Dans le travail de connaissance, les élèves qui vont du global à l’analyse, doivent peu à peu résumer communément leurs observations en fiches-types, puis en tableaux récapitulatifs. Il y a donc là un double passage en plusieurs temps de l’observation à la conception catégorielle, puis de celle-ci à la systématisation, l’ensemble s’accompagnant toujours d’une consignation narrative et chronologique de l’activité qui atteste de sa progression. Là aussi l’apprentissage se déroule dans la durée, selon différents paliers, tous médiés par des actions d’écriture et de formalisation compréhensive des connaissances acquises par l’investigation. Le groupe fonctionne comme un collectif de travail dans lequel les tâches d’élaboration vont se voir peu à peu réparties et individuellement assumées. La production des connaissances est donc d’abord collective et sociale, leur instruction formelle tend à les individualiser. Quant à l’enseignant, il ne contrôle que l’évolution collective du travail du groupe, lui laissant de la sorte la gestion de l’initiative du rythme de sa progression.

31Pour qu’une telle assimilation par institution seconde d’un savoir acquis par expérience, donc dans les difficultés de l’accommodation et de l’action sur la réalité ou dans l’investigation d’un champ de connaissance, puisse avoir lieu, il faut que l’enseignant transforme ses méthodes d’enseignement et d’évaluation du travail scolaire ainsi que son rapport aux élèves. Sinon, on aboutit à un affaiblissement du rapport collectif et institutionnel premier de reproduction des savoirs, sans qu’il y ait non plus d’appropriation individuelle véritable qui s’ensuive pour tous. Auparavant cette différence n’apparaissait que peu, du fait de l’exigence générale indifférenciée, appliquée par les enseignants, d’automatisation par reproduction et répétition des connaissances et des opérations qu’elles induisent. D’où la relative incapacité de l’école actuelle, confrontée à la vulgarisation des méthodes nouvelles, de permettre aux plus en difficulté avec l’acculturation scolaire d’accéder à la maîtrise personnelle des objectifs. Ainsi, les pratiques d’ateliers sont devenues fréquentes, mais la cohérence de leur organisation pédagogique ne l’est pas. Dans ce cas, les élèves en difficulté qui ne peuvent plus ni reproduire sans tout comprendre immédiatement ni n’ont le temps et les moyens directs d’assimiler par appropriation individuelle et compréhension tendent à décrocher. L’insistance appuyée sur l’assimilation personnelle et l’autonomie, comme réquisits premiers, font non seulement se creuser les écarts de niveau entre élèves mais aussi se démultiplier la durée du travail scolaire. Or l’assimilation, souhaitée individuelle, ne peut jamais se faire sans être précédée soit d’un enseignement modélisateur adapté sous forme de leçon collective, soit par la médiation d’un tutorat ou d’une coopération entre élèves de niveaux distincts mais ayant choisi un travail en commun. L’individualisation en soi des apprentissages comme procédé premier d’enseignement est donc une erreur pédagogique. Elle est issue d’une compréhension restrictive et faussée de la situation cognitive comme activité immédiatement autonome, de ce fait elle oublie le dynamisme générateur de l’interactivité sociale comme cause primordiale de l’apprentissage et les rapports intrinsèques de transmission et d’exemplarité qu’elle comporte.

L’obligation de coopération entre enseignants

32Depuis la loi d’orientation Jospin de 1989 et les différents décrets postérieurs, une transformation institutionnelle, déjà amorcée durant les années 1970, a été fortement poursuivie par les pouvoirs publics dans la conception du fonctionnement des écoles et du travail des classes. On est passé assez significativement d’un modèle plutôt vertical et très hiérarchisé, séparant fortement entre elles les instances fonctionnelles de l’école et les usagers, à un autre, dans son principe beaucoup plus collégial et horizontal, puisque devant trouver ses équilibres au niveau local et entre acteurs différents, par concertation et contractualisation partielle des orientations scolaires. Le fonctionnement précédent superposait le contrôle de tutelle de l’inspection à un enseignement relativement indépendant, parce que reposant de fait sur un exercice professionnel solitaire dans chacune des classes d’école. Ce fonctionnement, s’il se faisait bien évidemment en relation avec les pouvoirs locaux et les parents, s’opérait le plus possible à distance de leur influence. Il faut rappeler que les écoles primaires n’ont pas un statut d’établissement, contrairement aux lycées et collèges et ne possèdent donc pas de conseil d’administration. La situation est donc différente. Les enseignants du primaire dépendent de l’État pour leur recrutement, affectation, rétribution, évaluation et promotion. Les programmes sont nationaux. Les locaux appartiennent aux communes et le budget octroyé est surtout municipal. Dans le cadre antérieur à la loi d’orientation, le métier d’enseignant restait une charge de responsabilité que l’on exerçait par soi-même dans sa classe, certes en relation avec les collègues, la direction et les usagers et sous l’autorité de l’inspection, mais sans contraintes fonctionnelles et pédagogiques particulières, imposées ou décidées formellement au niveau local. Du travail de l’enseignant, l’inspection et les programmes étaient essentiellement les garants, mais cela se faisait sans l’exercice constant d’une autorité directe, à moins d’une démarche particulière de la mairie envers l’inspection académique ou de circonscription et impliquant une action spécifique envers les enseignants. Quant au rôle de direction d’école, il relevait plus d’une fonction-relais de responsabilité administrative et d’une sorte de promotion que d’un pouvoir décisionnel et hiérarchique envers les enseignants ou l’autorité municipale de celui à qui il était attribué.

33La loi de 1989, puis le décret du 6 septembre 199022, impliquaient de nouvelles dispositions organisationnelles et fonctionnelles, entraînant nécessairement une redéfinition des pratiques pédagogiques et du mode de travail des enseignants. Sur le plan administratif, elles induisaient un fonctionnement intégratif associant les différents niveaux institutionnels, hiérarchiques et fonctionnels. De sorte que les autorités de tutelle, les partenaires de l’école, les enseignants, les intervenants externes, les parents et aussi les élèves, se trouvent réunis dans des structures locales impliquant confrontation, coordination et décisions communes ; notamment, à partir du 25 mai 1990, la définition d’un projet d’école élaboré localement. Dans son architecture générale, l’école devait pour cela articuler ensemble les structures d’un conseil d’école, comportant des représentants de tous les acteurs scolaires et extrascolaires, d’un conseil des maîtres, comportant tous les acteurs de l’enseignement, y compris les maîtres associés appartenant à d’autres dispositifs et intervenant ponctuellement dans l’école, et des conseils des maîtres de cycle. Sur le plan pédagogique, de telles dispositions institutionnelles impliquaient inévitablement une forte coopération ou fonctionnement collectif entre les enseignants dans la gestion des écoles, afin de permettre une cohésion locale et les multiples interfaces que ces mesures comportaient. Cela d’autant plus que, selon cette architecture, l’école primaire devait aussi fonctionner par cycles associant à chaque fois trois classes et trois enseignants dans la gestion des élèves au sein du conseil de cycle. De plus, l’intersection des deux premiers cycles entraînait une collaboration obligatoire des enseignants de maternelle et d’élémentaire, puisque la classe de grande section de maternelle (GS) appartient à la fois au cycle des apprentissages premiers (PS/MS/GS) et au cycle des apprentissages fondamentaux (GS/CP/CE123). Cela impliquait de devoir définir au niveau de chacun des cycles les rythmes d’acquisition des compétences, la mise en œuvre d’un projet pédagogique de cycle, et l’évaluation régulière de la situation de chaque enfant, comme cela est précisé dans la note de service du 11 mars 1991 pour le cycle initial de la maternelle24. À cela, les enseignants ont pu éventuellement adjoindre à leur tour la pratique de conseils coopératifs d’élèves par classe, sans que la loi les y oblige pour autant. De tels conseils, devenus le plus souvent de simples conseils de classe, au sens de séances de morale disciplinaire concertée, auront souvent été impulsés de façon plutôt formelle pour assurer et imposer la réglementation scolaire aux élèves, cela bien que s’inspirant des pratiques autogestionnaires des mouvements de l’Éducation nouvelle. Ils reflétaient bien plus dans la pédagogie des classes la tendance générale de l’État à développer les structures locales de concertation et la contractualisation voulue du fonctionnement scolaire que le recours à des orientations de pédagogie nouvelle.

34Une telle transformation, à l’initiative de l’État et de ses différents gouvernements, ne s’est pas faite sans rencontrer de nombreuses réticences et résistances. Elles ont pu produire des effets inverses de ceux qui étaient attendus par les politiques menées. Par exemple, il y a eu chez les enseignants, à la suite de ces transformations, un accroissement du repli sur un individualisme professionnel, souvent pensé par eux comme seul protecteur de leur liberté pédagogique. Cela a pu contribuer à défaire la cohérence institutionnelle désormais toute relative d’écoles confrontées contradictoirement à une injonction appuyée de travail collectif par l’État et à un désir des enseignants de maintenir leur indépendance pédagogique. Cependant, lorsque chaque enseignant travaille ostensiblement très isolément, cela renvoie abstraitement chaque élève à son effort personnel, sans que cette orientation soit adossée à un cadre social symbolique et méthodologique commun situé au-delà de la classe, si ce n’est celui que représente pour lui la famille. Le travail scolaire en est donc désocialisé et se privatise. D’où l’apparition depuis vingt ans d’une extraordinaire disparité des méthodes et pratiques pédagogiques et de la signification de l’établissement scolaire pour les élèves, sa dispersion interne, un effet exactement contraire à celui qui était escompté par la double demande des orientations officielles de constitution d’une équipe éducative (ensemble des acteurs) et d’une équipe pédagogique (ensemble des enseignants). Cependant, les raisons d’une telle résistance à l’intégration fonctionnelle des acteurs et des pratiques pédagogiques n’est pas sans raisons légitimes, cela quel que soit le jugement que l’on porte sur le bien-fondé ou non de ce qui inspire de telles dispositions institutionnelles. Précisons lesquelles ici brièvement, bien que ce soit là aborder des questions fort compliquées.

35Tout d’abord, quels sont les arguments qui plaident en faveur de telles orientations ? Sur le plan du fonctionnement, on peut considérer que de rapprocher les différents acteurs de l’école primaire soit justifié par l’intention de permettre une plus grande adéquation de l’école à son environnement, une meilleure communication et concertation entre les différentes personnes, parties et autorités, qu’elle amène à faire se rencontrer et à coordonner leurs actions respectives. Dans la perspective d’une plus grande transparence et efficacité dans l’application des directives et de la législation, ainsi que dans celle d’un contrôle horizontal des structures scolaires par l’État, on peut voir en cela une amélioration, parce qu’elle induit une plus forte coopération entre les différents pouvoirs décisionnels qui agissent et interagissent dans l’école : Inspection académique, Direction départementale des services de l’Éducation nationale, municipalité, enseignants, structures sanitaires, personnels municipaux, etc. On peut également estimer qu’une telle intégration tend à mobiliser plus facilement les différents moyens matériels et humains mis en œuvre dans l’action éducative, du fait d’une plus grande coordination au niveau local des acteurs de l’éducation : inspecteur de circonscription, enseignants, parents, élèves, intervenants associés, partenaires, responsables municipaux. Pour autant, tous n’ont ni les mêmes rôles sociaux ni les mêmes intérêts ou finalités quant à l’école, ce qui rend la concertation difficile et les possibilités d’entente et de coopération a priori assez réduites, dès qu’il ne s’agit plus stricto sensu d’appliquer la législation. Par ailleurs, une telle concertation, comme celle qui se fait au conseil d’école, ne supprime aucunement les différences hiérarchiques et de degré de pouvoir entre les participants, mais au contraire tend à les accentuer, voire à les opposer en les confrontant. De manière plus générale, un tel fonctionnement tend à réduire la différence entre instances de l’État et représentants de la société civile, ou entre les différentes instances de l’État : gouvernement, école, municipalités. Or il n’est pas si sûr que l’école qui est, bien entendu, un élément de l’État, doive toujours se rapprocher, voire confondre son action propre avec celle d’autres instances. Dans l’exercice de ses missions d’enseignement et d’éducation, elle doit nécessairement articuler son action avec d’autres instances de l’État, y compris au niveau local, ainsi que tenir compte des demandes des usagers, mais jusqu’où ? Là est le problème. Si l’on fait du travail des enseignants le vecteur principal de l’action éducative, dès que celui-ci se retrouve par trop encadré par les organes de l’État, les pouvoirs locaux, les représentants de la société civile, tout en restant sous la tutelle hiérarchique de l’inspection, cela provoque une situation d’impossibilité, l’action enseignante se voyant trop contrainte et parfois neutralisée. Sur le plan pédagogique, s’il est vrai que les enseignants peuvent gagner à se coordonner, à travailler de concert dans une école, il n’est pas prouvé que de devoir le faire absolument dans un cadre qui reste très hiérarchisé puisse le faciliter du fait de la place accordée à l’inspection. La coopération ne s’impose pas, elle se choisit et se décide et nécessite un véritable pouvoir local d’évaluation, de décision et d’organisation. Dans les situations d’établissement difficile, on sait qu’elle est plus fréquente parce qu’elle devient objectivement nécessaire et se voit d’autant plus souhaitée que l’instigation hiérarchique ne fonctionne plus face aux difficultés. De plus, l’exercice professionnel de l’enseignement à l’école primaire reste fondé sur une attribution individuelle de poste, toujours corrélative à l’existence d’une classe pour un effectif donné. Il n’est pas fondé sur le principe de la formation d’une équipe enseignante pour une école donnée et qui serait définie indépendamment du nombre de classes possibles. Une telle équipe serait libre d’organiser l’école selon les besoins spécifiques rencontrés, de décider de ses orientations pédagogiques, de la géométrie des classes ou du groupement des élèves selon les enseignements menés, en fonctionnant de manière décloisonnée. Elle ne serait donc plus aussi strictement définie dans son effectif en fonction d’un nombre de classes préfixé par l’inspection. Par ailleurs, le fait que le travail des enseignants soit évalué individuellement et non pas par établissement, empêche tout fonctionnement collectif réel. Enfin, si le métier d’enseignant peut se penser au sein d’un collectif de travail fortement structuré de façon coopérative, il est aussi foncièrement un exercice individuel qui ne peut se partager que s’il est garanti au sein du collectif comme pratique individuelle. Si, à l’inverse, on pousse à la coopération, mais sans préserver cette dimension d’exercice individuel, le résultat sera de dissuader les enseignants de travailler ensemble et de les conduire à se préserver de ce qui leur apparaîtra comme une dépossession, une annulation de leur compétence et de leur effort singulier. Travailler ensemble, en ce sens, n’est pas toujours synonyme de travailler en équipe, et souvent la concertation est plus favorisée et possible quand elle a lieu de façon informelle que lorsqu’elle est exigée et devient obligatoire.

L’incertitude quant aux contenus et finalités de l’école

36Une incertitude s’est installée chez les enseignants quant aux contenus et aux objectifs pédagogiques, du fait, sur ce plan aussi, d’une crise générale de leur définition. Que faut-il enseigner, pourquoi et comment, sont devenus des enjeux marqués d’indécision et traversés par la controverse. Cela était beaucoup moins le cas durant les périodes 1880-1945 et 1945-1975, du fait de la grande stabilité des programmes et des conceptions institutionnalistes de l’école primaire qui présidaient à ses orientations, hormis l’époque du gouvernement de Vichy. De cela, hors de toute polémique, le signe a peut-être été symboliquement la suspension par le ministre de l’Éducation nationale X. Darcos le 9 juin 2008 des programmes de l’école primaire, ceux du 25 janvier 2002, qui avaient été instaurés auparavant par J. Lang (MEN, 2002). Ces derniers résultaient pourtant d’une quinzaine d’années de concertation et de réflexion. Ils sont alors remplacés par de nouveaux (MEN, 2009), simplifiés dans leur rédaction et présentés dans une nomenclature semblant partir plutôt des contenus notionnels, des savoirs de base, par opposition à des capacités, mais sans abandonner non plus la distinction compétences/connaissances et sans que le sens de celle-ci soit jamais précisé. Les précédents programmes opposaient les comportements et savoir-faire (être capable de), aux connaissances (avoir compris et retenu), en insistant beaucoup sur la dimension transversale et axiale de la maîtrise du langage et de l’éducation civique. Pour autant, cette nouvelle rédaction n’a nullement résolu le problème de l’incertitude ou de l’instabilité quant aux référents pédagogiques et aux méthodes d’enseignement ni quant à la définition de la mesure possible de l’apprentissage de l’élève, de son évaluation. Le nouveau Socle commun des compétences de l’école primaire et du collège, instauré par la loi du 25 avril 2005 en vigueur depuis et qui utilise conjointement les termes de connaissances, capacités, attitudes et compétences, ne semble pas non plus y suffire (MEN, 2009). Compétences prend ici le sens de savoir indispensable. Mais, curieusement, ce terme de compétence est surtout employé pour définir les aptitudes à la vie sociale et à l’exercice de la citoyenneté. Ce qui ne va nullement de soi, la citoyenneté étant certes un exercice, mais assez peu une compétence au sens usuel de ce mot. De façon plus générale, la persistance d’une telle incertitude est due à la complexification générale de la constitution des savoirs et du rapport des sociétés à ceux-ci ; complexification qui touche aussi la détermination de la valeur des enseignements donnés et de leur sens, donc aussi la situation pédagogique actuelle. L’hypothèse d’une société ou d’une économie de la connaissance, corrélée à celle de société de l’information, participe d’une telle complexification. Il en découle une indétermination persistante quant à la nature des connaissances et/ou des compétences visées par l’école qui touche à la fois les enseignants, les élèves et leurs parents. L’incertitude épistémologique de la terminologie employée en apparaît comme le signe révélateur.

37Nous avons pu exposer précédemment le caractère problématique de la notion de compétence appliquée à l’enseignement, son incertitude épistémologique ou sa valeur trop fortement adaptative et utilitariste. Une telle notion prête à confusion parce que sa seule assise scientifique un tant soit peu certaine est la notion épistémologique d’opération concrète, telle que l’épistémologie génétique de J. Piaget a pu la définir par opposition à celle d’opération formelle. Or une telle notion appartient à une théorie psychogénétique des phases de l’intelligence, elle n’a donc pas nécessairement une valeur didactique directe quant à l’enseignement d’un savoir en sa spécificité, si ce n’est à reformuler tous les savoirs à partir de la psychologie génétique ou en termes de séquences opératoires. Selon celle-ci l’intelligence de l’enfant entre 6 et 11 ans est concrète, elle ne devient formelle, hypothético-déductive, qu’à partir de 12 ans. D’où la nécessité psychopédagogique de faire prévaloir l’enseignement mené à partir d’opérations concrètes, donc de compétences, avant 12 ans. Sinon, la notion de compétence appartient tout autant aux sciences cognitives, à l’ergonomie industrielle et au management, avec des significations très diversifiées et peu claires. Cependant, la simple focalisation sur des contenus conceptuels de savoir ne résout pas tous les problèmes de l’enseignement et de l’apprentissage primaires. Les connaissances nécessitent effectivement aussi la maîtrise de procédures, de caractère non directement déclaratives, qu’un enseignement seulement propositionnel, textuel ou verbal ne rend jamais suffisamment explicites, si ce n’est en mathématiques, d’ailleurs non sans difficultés pour les élèves. De sorte qu’il faut aussi relier les savoirs de procédures, donc la pensée du faire, et les savoirs de textes, donc l’inscription littérale de la conceptualité, pour permettre aux élèves d’assimiler les connaissances et de réaliser les opérations de pensée ou les actions qu’elles permettent. En sachant, de plus, qu’il existe aussi des connaissances sur les procédures qui ne sont parfois qu’implicites et qu’il faut permettre aux élèves de formuler par eux-mêmes pour éviter de les voir échouer. Le pédagogue J. H. Pestalozzi décrivait l’apprentissage comme un processus en trois temps qui mobilisait successivement : le cœur ou l’intuition sensible, la tête ou la conception, la main ou la production et l’expérimentation25.

38De façon plus générale, l’école primaire est confrontée à une indétermination quant à ses fins qui la déstabilise. Elle n’est plus symboliquement l’école primordiale de l’instruction générale, de l’intégration sociale et de la citoyenneté républicaine pour tous, l’école de l’égalité des chances. Sur le plan simplement factuel, au moins trois causes ont pu accentuer une telle indétermination générale. La première est l’unification du système scolaire primaire et secondaire, lors de l’instauration du collège unique par la loi du 11 juillet 1975, due au ministre de l’Éducation nationale R. Haby26. Elle a lieu de façon relativement tardive comparativement à d’autres grands pays industriels, c’est-à-dire à la fin de la période de prospérité des trente Glorieuses et donc juste au début des années de crise économique et sociale. Une telle unification entraînait en principe la suppression d’un système sélectif par filières et faisait de l’école primaire et du premier cycle du secondaire, donc de la scolarisation de trois jusqu’à seize ans, une école unique, ce qui n’avait jamais été le cas en France auparavant, malgré les efforts politiques ayant œuvré en ce sens depuis 1920. De ce fait, l’enseignement secondaire, au niveau du collège, devait assurer le prolongement d’une scolarité pour tous, quel que soit le niveau de performances scolaires des élèves. Cela aurait dû entraîner une transformation importante des méthodes d’enseignement et de la structuration des établissements du primaire et du secondaire, au moins leur coordination, mais elle ne s’est jamais faite véritablement, livrant beaucoup d’élèves à l’impasse scolaire au collège. La seconde est la relativisation de la conception institutionnaliste républicaine d’une école « sanctuaire » qui l’oppose nettement à la vie professionnelle et sociale et sépare sphère privée et sphère publique de l’existence. Le passage des orientations de l’État, durant la période 1975-1995, à une conception intégrative de l’école à son environnement social et économique, fondée sur la notion libérale de droit-créance des usagers quant au « service scolaire », d’un droit à l’éducation à la place du devoir d’instruction, a bouleversé un tel modèle et fortement contribué à une diversification locale utilitariste, directe et indirecte, des établissements en fonction des populations, du territoire d’implantation et des bassins d’emploi. La troisième est qu’au moment même, historiquement parlant, où la scolarisation et le diplôme obtenu en fin d’études devenaient les seuls facteurs de l’intégration sociale et professionnelle, celles-ci ne se voyaient plus garanties pour tous par la scolarisation. L’inflation des diplômes, le chômage chronique, les crises économiques successives et l’informatisation du travail ayant rendu l’insertion sociale de plus en plus difficile et incertaine pour les jeunes générations.

39Les conséquences de cela sont de nombreuses indécisions et polémiques quant aux objectifs de l’école qui font très largement diverger les pratiques d’enseignement. Les questions qui se posent à propos de l’école dans ces disputes sont à la fois anciennes et dans leur acuité très actuelles. G. Avanzini les formule très précisément27. L’école doit-elle donner une culture générale ou spécialiser ? Doit-elle favoriser l’indépendance que donne l’esprit critique ou adapter aux réalités actuelles ? Faut-il promouvoir l’épanouissement individuel de l’élève ou lui apprendre à se soumettre à l’ordre social ? Faut-il encore instruire à des disciplines savantes ou éduquer à des conduites d’apprentissage et de socialisation ? Faut-il conserver la société en l’état ou faire de l’école le creuset d’une société nouvelle plus libre ? La laïcité est-elle pluraliste ou exclusive ? Faut-il favoriser la culture et la promotion de tous ou pouvoir instituer des élites ? À quel type d’appartenance faut-il relier les élèves : européenne, nationale, régionale, ethnique ? Y a-t-il des finalités éthiques, politiques, culturelles, intemporelles, car liées à la condition humaine et à l’exercice de la pensée, qui doivent prévaloir sur les fins actuelles d’utilité ? Chacune de ces questions, quelle que soit la réponse qu’on peut lui donner, indique objectivement le type de tension quant aux fins qui traversent les pratiques et les conceptions de l’institution scolaire. On conclura ici seulement en disant qu’un accord a priori sur l’ensemble d’entre elles n’est plus aisément possible, y compris chez les premiers des praticiens de l’école, les enseignants.

L’indistinction des lieux scolaires

40Du fait de l’atténuation du sens symbolique et fortement institutionnel de l’école en général, la relative inexistence des écoles comme lieux spécifiques, suffisamment personnalisés par la constance de leurs enseignants et de l’action pédagogique menée, de nature pacificatrice quand elle réussit, a pu contribuer à un certain affaiblissement de leur sens d’institutions modèles, représentatives d’un projet éducatif et culturel cohérent aux yeux des élèves et des populations. Sans prétendre à faire nécessairement des écoles des établissements, au sens juridique du terme, ce qui en les regroupant est déjà le projet de l’État, la relative dissociation entre les enseignants et leur lieu d’affectation, les changements constants parmi eux, l’absence d’unité consentie dans le travail des « équipes » pédagogiques, l’indifférence quant à la nécessité de savoir caractériser l’action pédagogique menée auprès des familles et des pouvoirs locaux, l’incapacité à se lier au tissu social environnant, ont contribué à défaire l’originalité de leur sens symbolique de lieux d’éducation, d’instruction et de socialisation. D’où la propension à une certaine indifférence mutuelle des enseignants et des familles qui s’avère peu propice à l’effort et à la progression des élèves. Car si l’école était en tant qu’institution publique toujours disjointe de la sphère sociale privée et locale, à distance d’elle dans son fonctionnement, cela n’impliquait pas qu’il n’y ait aucune espèce de relation symbolique tissée entre les enseignants et les usagers, et coopérative avec les pouvoirs locaux, y compris de façon informelle. Une école doit pouvoir incarner par elle-même quelque chose qui lui donne au-delà de son rôle fonctionnel un sens fortement commun dans les échanges sociaux de la vie civile locale, sinon elle risque de s’isoler et de perdre son pouvoir d’attraction et de rayonnement et de ne plus être que la forme scolaire, une scolarisation anonyme et sans effets profonds et durables d’acculturation.

41Ici encore, un tel écart s’est produit du fait de circonstances plus globales. Les transformations de l’habitat et des modes de travail, notamment l’accentuation généralisée de la durée des déplacements entre lieu de travail et de résidence, l’absence de caractère particulier des lieux d’habitation, l’augmentation massive de la pauvreté et de la marginalisation sociale dans certains quartiers, aussi des violences entre les personnes, le sentiment général de perte de légitimité des enseignants, leur différence sociale d’origine accentuée avec leurs élèves, ont contribué à un tel écart. Cependant, c’est à partir du moment où l’État a voulu très fortement renforcer l’interaction ou l’intégration des écoles et des enseignants dans le tissu social et administratif local, tout en insistant sur la dimension collective du travail des enseignants au sein des établissements, que l’écart s’est creusé et que les écoles ont pu cesser d’être des lieux localement identifiables comme symboles d’acculturation et d’intégration sociale pour tous. Dès que les enseignants se sont vus mis en situation d’avoir le sentiment de devoir rendre des comptes aux usagers, de devoir se confronter aux pratiques de leurs collègues, distance et défiance se sont parfois accentuées, voire la méfiance s’est installée dans le lieu scolaire. La sociologue C. Carra28 a pu montrer que la plupart des plaintes officielles d’enseignants du primaire relatives à des faits de violence (70 %) et signalées à leur administration, le plus souvent des insultes, relevaient du rapport aux parents et très peu des violences vécues réellement et perçues telles par les élèves. Ce faisant, par une telle focalisation, ils exprimaient que, là où ils se sentent déconsidérés, la violence désignée est le vécu d’un conflit de légitimité et des tentatives de redéfinition des normes statutaires et professionnelles. Pour autant, on a pu assister dans les zones les plus difficiles, du fait de la faiblesse des résultats scolaires et des tensions disciplinaires, où se trouvaient mises en œuvre par l’Éducation nationale des politiques dites d’éducation prioritaire, à la fois à une forte cohésion interne des personnels et à des actions influentes et considérées de l’école avec et sur son environnement. Mais cela n’a pu se faire de façon efficace et concertée que dans le cas d’une coordination entre les différents acteurs institutionnels du niveau local et non pas par la seule action d’une école au sein d’un quartier. C’est ici bien plus le tissu institutionnel comme réseau d’instances publiques et culturelles, de moyens et de personnes agissant ensemble avec les écoles qui a pu jouer un rôle emblématique que la seule action au sein et autour d’un établissement scolaire. Une telle synergie ne peut être que politique, elle ne saurait exister seulement pédagogiquement. Elle suppose de pouvoir repenser la place et le rôle de l’école dans la réalité humaine et sociale locale, ce qui, à défaut d’être fait à l’échelon municipal, doit tout de même parfois se voir interrogé et élaboré au niveau d’une école.

42Indépendamment donc de la relation d’une école à son environnement, c’est aussi le fonctionnement en lui-même de celle-ci qui est un enjeu de distinction ou pas de sa spécificité et de sa réputation, de son sens. Une école se personnalise symboliquement et représente un lieu de culture et de progrès, si les enfants y trouvent leur place, s’y sentent valorisés et protégés de l’arbitraire et n’y ressentent pas l’injustice. Trop d’écoles ne sont que des lieux de répression et de souffrance pour les élèves sans contrepartie aucune, sans qu’ils accèdent jamais à des acquis positifs pour eux-mêmes et puissent y rencontrer quelque reconnaissance et dignité. La mise en œuvre avec les enseignants de pratiques coopératives permet le plus souvent à la fois de développer une discipline active non subie et de laisser place à une expression spontanée qui n’est pas sans effets positifs sur les conduites et les apprentissages. Elle contribue à donner à l’école son caractère symbolique de lieu distinct destiné aux enfants pour qu’ils y soient des élèves, c’est-à-dire des sujets respectés du savoir et de la citoyenneté, actuels et à venir.

Le malentendu avec les parents

43La relation de l’école primaire aux parents d’élèves est en France plutôt problématique, souvent source de malaise et de conflictualité, parce qu’elle tend à opposer les enseignants aux familles. Quand elles appartiennent aux catégories sociales défavorisées, celles-ci se voient stigmatisées par les enseignants parce qu’ils les jugent parfois défaillantes sur le plan éducatif et responsables des difficultés scolaires de leurs enfants. Quand elles appartiennent à des milieux favorisés et s’avèrent trop exigeantes en matière de concertation et de coopération, elles sont tenues à distance par les enseignants qui craignent leur jugement ou leur intrusion dans les pratiques scolaires. Une telle situation exprime la difficulté que traverse l’école maternelle et élémentaire française à donner une place régulière aux parents dans son fonctionnement, dans le cadre d’orientations officielles qui lui ont enjoint depuis la loi de 1989 de rapprocher les familles de l’école. L’école française républicaine qui a été façonnée par l’opposition exclusive de sa mission d’instruction générale et civique de l’élève à l’encontre de l’appartenance particulière de l’enfant, ou bien par l’opposition de l’école comme institution publique à la personne privée, a toujours tenu les parents à distance, ne jugeant que l’effort scolaire des élèves et pas la situation sociale et culturelle de leur famille. À l’inverse, du fait de l’exigence actuelle d’un partenariat école/parents, d’une coéducation qui entraîne pour les parents la demande institutionnelle d’un devoir de collaborer aux objectifs scolaires, l’école tend à déposséder les parents des familles populaires de leurs prérogatives et domaine de compétence éducative, parce qu’elle exige d’eux une culture et expertise scolaire qu’elles n’ont pas.

44Dans une société où la demande participative est plus forte, où les frontières entre privé et public s’atténuent, où la volonté de contrôle des usagers sur les services publics est accentuée, où la destinée sociale dépend étroitement de la scolarité, l’école française à la fois tient les parents à distance et exige paradoxalement d’eux une pleine collaboration avec ses objectifs. D’où, d’une part, une incapacité assez prononcée pour les élèves de concilier aisément éducation scolaire et vie sociale et familiale et, d’autre part, pour les parents, l’impossibilité à trouver une place raisonnable dans leur relation à l’école. On ne peut pas enseigner contre les parents, ne serait-ce que parce que l’élève a besoin auprès de l’enseignant que celui-ci respecte son appartenance familiale et la personne de ses parents, même si la culture scolaire est à distance de sa famille. On peut enseigner à l’encontre des croyances et des particularismes des familles, mais il ne s’agit pas de récuser les personnes en tant que telles, si ce n’est à vouloir les exclure. Cela nécessite de ne pas confondre personnalité individuelle et citoyenneté sociale et de pouvoir s’entendre avec les parents de ses élèves dans un cadre formalisé, mais aussi lors d’échanges informels. Beaucoup de jeunes enseignants redoutent les parents ou souhaiteraient les tenir à distance, sans se rendre compte que l’enfant a besoin de bonnes relations entre les deux parties et que l’enseignement donné puisse être apprécié par ses parents. Ce ne sont pas les parents qui doivent être tenus à distance de l’école, c’est la confusion fonctionnelle de l’école et de la famille qui doit être évitée, ou la confusion du traditionnel et du rationnel, de l’adhésion et de l’intégration, du privé et du civil, du civil et du civique. La relation de l’école et des parents doit procéder d’un discernement de ces différences, certainement pas de l’exclusion de toute concertation un peu réelle avec les parents, voire de toute possibilité de coopération. De même, l’enseignant ne doit pas confondre sa personne avec la fonction qu’il exerce et qui est une charge publique, une mission d’intérêt général. Concertation et communication n’impliquent pas une absence de distinction des rôles et des places, une confusion quant aux différences de fonction. Enseignants et parents sont tous des adultes qui partagent un rapport d’autorité envers l’enfant, mais ils ne peuvent ni ne doivent confondre leurs rôles respectifs ni les annuler. Or l’enfant appartient d’abord à sa famille avant que d’être le citoyen d’un État. Enseigner à des enfants à l’extérieur des rapports de parentalité, dans un enjeu de socialisation culturelle, civile et civique, n’implique pas de se refuser à reconnaître l’identité morale, affective et culturelle de chacun, qui est à la fois particulière et singulière, et aussi indissoluble de l’appartenance familiale. Et puis, si les parents sont, dans leur rapport à l’enfant, les éléments d’une famille, ils sont également des citoyens dans leur rapport à l’école et aux enseignants qui ont le droit de pouvoir apprécier ou non l’enseignement qui est donné aux élèves. À ce titre, les parents ne sont pas de simples relais de transmission de la notation donnée à leurs enfants et du jugement de l’enseignant. Si l’enseignant doit se montrer bienveillant avec les élèves, y compris envers ceux qui lui paraissent difficiles, il doit aussi faire preuve d’amabilité avec les parents, quelle que soit leur condition sociale et culturelle, au-delà des conflits toujours possibles et des différences culturelles.

45Bien entendu, une telle concertation et entente entre des partenaires distincts nécessite que, dans l’école, la différence de la relation des élèves avec les enseignants, comparativement aux rapports familiaux, soit acceptée de tous et que l’autonomie de travail des enseignants auprès des élèves ne soit pas non plus récusée. Observons qu’une position d’inimitié envers les parents, venue d’emblée des enseignants, ne crée pas le cadre favorable d’une concorde possible de même, inversement, que l’inimitié des parents envers les enseignants. Cependant, la complicité de l’élève avec l’enseignant, la confiance qu’il lui accorde, la distance de cette relation didactique avec le vécu familial, ne sont guère possibles si l’enfant se voit récusé par l’école dans son appartenance familiale et donc aussi sociale. La ségrégation commence ici, dès qu’il y a étiquetage et traitement discriminatoire dans l’appréciation inégale par l’enseignant des conduites enfantines en fonction de l’appartenance sociale des élèves29. Il a été observé qu’une telle différence de jugement se produisait non seulement dans la classe, dès la maternelle, mais qu’elle se voyait redoublée par l’opinion des enseignants quant à l’éducation familiale des enfants, très souvent défavorable a priori aux parents des milieux populaires. S’il est vrai que les situations sociales que rencontrent les enseignants du primaire sont parfois très difficiles, du fait d’être confrontés à des problèmes humains et sociaux graves, il n’est pas légitime de leur part d’entrer dans des logiques de conflit ou d’évitement, voire de dénigrement. L’école primaire est une instance située très exactement à mi-chemin entre la famille et la société, l’organe médiateur indispensable de la socialisation secondaire. Elle accueille l’enfant de la famille et lui apprend et permet d’être un élève dans une école, avant de pouvoir devenir un membre à part entière de la société à sa majorité. Il y est donc à la fois enfant, élève et futur citoyen. Toute la difficulté pour les enseignants du primaire est de pouvoir tenir ensemble tous ces aspects, y compris dans leur relation aux parents, sans nier aucune de ces trois dimensions. L’école ne saurait se substituer intégralement à la famille à moins qu’elle ne devienne un lieu de vie, un internat pour les enfants. Cela nécessiterait pour les enseignants l’exercice au quotidien d’une position éducative parentale et donc de vivre avec leurs élèves. La situation des écoles n’est pas celle-ci et peu d’enseignants souhaiteraient devoir vivre avec leurs élèves, bien qu’il y ait eu des pratiques institutionnelles en ce sens dans les anciens collèges et dans les écoles de l’Éducation nouvelle. On peut demander aux familles une distance raisonnable avec l’activité scolaire, on peut également attendre d’elles qu’elles donnent un large consentement et soutiennent l’effort d’enseignement sans le parasiter, mais on ne peut pas dénigrer la fonction parentale qui est un facteur indispensable à l’acculturation scolaire, cela même lorsqu’elle semble défaillante, à moins de devoir la remplacer entièrement et devenir tuteur(-trice) de ses élèves. Au reste, l’école primaire publique est l’école de tous, quelle que soit initialement la condition sociale, professionnelle et culturelle des familles. Elle doit donc pouvoir accueillir enfants et familles tels qu’ils sont, non pas comme les enseignants s’imaginent que leurs élèves devraient être : obéissants et disciplinés, déjà familiers du savoir de l’écrit. La vision qu’ils en ont n’est le plus souvent, chez des enseignants aujourd’hui pour la plupart issus des classes moyennes instruites, qu’une idéalisation de l’élève entachée de préjugés sociaux défavorables envers ceux qui n’en sont pas issus et qui ne valorisent pas l’école sans conditions.

46Et c’est bien un malentendu profond entre l’école et les familles qui a pu être constaté en France par les études sociologiques, plus précisément entre les enseignants et les familles des quartiers populaires, voire un différend au sens d’une profonde opposition d’intérêts au sien d’une interaction générale nouvelle de l’école et des familles30. On a ainsi souvent pu entendre dans la parole des enseignants du primaire et non pas du secondaire des récriminations à l’égard des parents du type de celle-ci : « Ces enfants n’ont pas été suffisamment éduqués par leurs parents, ils ne sont donc que peu scolarisables » ; ou encore le jugement suivant d’ordre beaucoup plus général : « Les parents des familles populaires ne s’intéressent pas à l’école, ils ne soutiennent pas l’effort de travail demandé par celle-ci à leurs enfants et ne veulent pas vraiment coopérer avec les enseignants, puisqu’on ne peut jamais communiquer avec eux ni les rencontrer facilement. » Or ce sont là des préjugés qui empêchent plus qu’ils ne permettent l’intégration des enfants et des familles populaires à la vie et à la culture scolaire. Les difficultés d’intégration et la résistance des élèves des classes populaires pauvres à la discipline scolaire ne sont en rien nouvelles. Quant à la distance des parents populaires vis à vis des enseignants, elle découle de la différence qu’ils éprouvent à leur égard du fait de leur condition et de leur absence de diplômes élevés. C’est bien parce qu’ils survalorisent le rôle de l’école primaire et des enseignants qu’ils se tiennent à distance d’elle et d’eux et ne valorisent que trop peu leur propre rôle auprès de leurs enfants devenus élèves. Plus encore, la nouvelle socialisation de tous par l’école met en danger les familles populaires, accroît leur vulnérabilité relationnelle et les conduit à devoir s’en protéger en se repliant dans des conduites de retrait. De ce fait, les nouvelles formes de concertation ou de partenariat mises en place entre l’école et les parents n’ont vraiment fonctionné que dans les quartiers des populations les plus favorisées qui les ont reçues comme des formes libérales de contractualisation du service public d’éducation. Elles n’ont donc pas été favorables aux familles populaires étrangères à une acculturation scolaire devenue l’unique processus d’intégration sociale et professionnelle.

L’inégale adaptation du secondaire à la disparition des filières scolaires

47Depuis son instauration en 1975, le collège unique n’a pas toujours su ni pu choisir nettement ses orientations, cela à la fois dans son fonctionnement et dans ses pratiques pédagogiques31. Cette instauration venait pourtant parachever les transformations successives d’un système éducatif français qui, depuis les années 1950-1960, s’efforçait de créer, malgré les résistances politiques rencontrées, une continuité d’enseignement pour tous jusqu’à 16 ans entre le primaire et le secondaire. Le nouveau collège a donc pu osciller entre un enseignement magistral, plutôt traditionnel et sélectif, destiné au futur public des lycées d’enseignement général, et un collège pour tous qui devait prolonger l’acculturation de l’école primaire et développer un enseignement fonctionnant par étayage et médiation du travail des élèves, sans classement ni sélection. La disparition des filières qui, après le CM2, classe finale de l’école primaire, séparaient encore les élèves selon leur niveau dans des classes de 6^e distinctes en CET, CEG, CES32 et lycée, a mêlé des populations scolaires qui auparavant ne se trouvaient jamais confrontées et ont dû travailler à un même niveau d’exigence et de performances scolaires. De ce fait, on a pu assister à l’apparition inévitable d’une forte diversification de niveau et de résultats entre collèges et au sein même des classes, marquée par des différences territoriales, culturelles et sociales. Si un grand nombre de collèges sont parvenus à assurer tant bien que mal un enseignement destiné à tous, donc moins exigeant, en ayant un recrutement social diversifié ou seulement populaire, d’autres, au contraire, ont pu rester de petits lycées dispensant un enseignement sélectif parce qu’ils recrutaient essentiellement dans les milieux sociaux les plus favorisés. Paradoxalement, c’est bien tout de même à un phénomène d’augmentation pour tous les élèves des exigences attendues dans le secondaire qu’on aura assisté depuis l’instauration du collège unique, mais avec des résultats très contrastés.

48Dans le nouvel établissement secondaire unifié, l’expression des capacités et la maîtrise des connaissances ont dû rester possibles pour tous, mais selon la norme, cette fois beaucoup plus tendue, de l’obtention d’un même niveau de performances, tout élève confondu, cela malgré l’hétérogénéité de fait des classes et des élèves. Ce qui n’a pu se produire que de par la disparition des filières, donc d’un enseignement qui se faisait par niveaux distincts et inégaux entre eux, mais dans des classes et des établissements beaucoup plus homogènes en performances qui restaient toujours séparés les unes des autres et ne confrontaient donc pas de telles différences. De façon générale, une telle séparation assurait au plus grand nombre des élèves un succès scolaire à leur niveau, sans les confronter aux autres, plus ou moins performants, ce qui permettait au système éducatif de ne pas avoir autant à hiérarchiser les performances au sein d’un seul curriculum et donc de devoir révéler ouvertement son caractère extrêmement sélectif. Pour autant, une telle séparation ne permettait pas aux élèves issus des milieux défavorisés, ayant statistiquement de moindres performances dans l’enseignement général, d’envisager d’autres perspectives culturelles et scolaires que celles qui leur étaient réservées. Ils tendaient donc le plus souvent à reproduire la condition sociale et culturelle de leur milieu social d’origine parce que leur scolarisation n’avait qu’insuffisamment modifié leur acculturation. Ils avaient donc de moindres chances pour la plupart de changer de condition sociale par le moyen de la scolarisation et de l’obtention du diplôme, mais une plus grande facilité à s’insérer dans la vie professionnelle. La situation nouvelle du collège unique, relativement contradictoire, a provoqué, d’abord au sein des classes, puis peu à peu entre les établissements, un clivage accentué entre les élèves bien notés et ceux qui ne parvenaient plus du tout à s’approprier les savoirs requis et se trouvaient plongés dans des situations d’impasse et d’évaluation négative. Une telle configuration a donc contribué à accuser les écarts entre populations d’élèves et établissements et fait apparaître simultanément au grand jour les nombreuses différences culturelles et cognitives entre élèves dans leurs implications scolaires ; des différences que l’acculturation et le travail de l’école primaire ne pouvaient intégralement résorber, ne serait-ce que parce que son rôle n’était pas de les creuser.

49Dans la circonstance d’un tel mélange et d’une telle confrontation des élèves en leur hétérogénéité, l’augmentation des exigences pour tous du système éducatif s’est produite sans qu’il y ait toujours prise en compte positive par les enseignants des différences inévitables de niveau entre les élèves, non seulement à leur entrée au collège, mais tout au long de la scolarité dans celui-ci. Facteur amplifiant, cette indifférence a très souvent été soutenue chez les enseignants par un discours de préservation de l’institution du risque d’un nivellement par le bas. Pire encore, elles ont parfois fait apparaître une volonté plus ou moins implicite de réduire ces différences en excluant les élèves les plus faibles au sein même des classes pour s’assurer d’un meilleur niveau général des autres, donc de reconduire l’effet précoce de sélection par un isolement fonctionnel. Or si cette procédure sélective pouvait fonctionner dans des classes homogènes, mues par un principe consenti de sélection et une concurrence vécue entre pairs, en écartant le petit nombre d’élèves faiblement performants dans des classes mêlant des élèves de niveaux hétérogènes, elle a produit des divisions et des fractures énormes au sein même de celles-ci et des établissements. En théorie, les enseignants du collège auraient dû au contraire bien plus travailler dans le sens d’une continuité avec le primaire, c’est-à-dire d’une homogénéisation des résultats sans sélection ni hiérarchisation. Mais cela aurait dû entraîner une modification du rapport qu’ils avaient aux contenus et au fonctionnement de leur enseignement qui ne reposait que sur le modèle des études supérieures et pas sur celui, encore nouveau, d’un secondaire pour tous. Il en a résulté un échec important d’intégration d’une partie des élèves du primaire à un secondaire d’enseignement général qui ne pouvait les accueillir sans une modification significative des critères de réussite scolaire et des rythmes d’enseignement, également sans prise en compte de leurs difficultés. Cependant un tel jugement doit être tempéré. En 2000, c’est-à-dire 25 ans après l’instauration du collège unique, la situation générale en France était bien celle d’une élévation générale significative du niveau d’instruction et de diplôme de l’ensemble de la jeunesse, hormis pour une minorité importante d’élèves qui quittent l’école sans qualification.

L’anti-pédagogisme et la pédagogie

50Bien que pédagogie et didactique ne soient nullement des sciences exactes et que les réformes du système éducatif soient bien évidemment discutables, depuis vingt ans, on a pu assister en France à des polémiques virulentes sur les questions scolaires dénonçant le pédagogisme, voire toute perspective pédagogique sur l’acte d’enseignement. S’il était sans aucun doute nécessaire de penser la nature des transformations actuelles de l’école, d’en dénoncer certains aspects, de telles polémiques se sont avérées assez peu propices à un effort d’innovation pédagogique et de modification des structures et des pratiques d’enseignement qui puisse permettre à tous les élèves de bénéficier de l’extension de la scolarisation. Au lieu de clarifier des questions difficiles, celles de la différence en pédagogie du traditionnel et du moderne, de l’institué et de l’instituant, de l’opposition de la transmission des connaissances par l’étude des œuvres et la production du savoir dans l’apprentissage, de l’individuel et du collectif, de la séparation implicite dans les finalités de l’enseignement primaire et secondaire, de l’opposition parfois trop stricte de l’enseignement supérieur et professionnel, de telles polémiques, souvent dépourvues d’avancées significatives sur le plan théorique, ont pu désorienter sans vraiment permettre aux enseignants d’éclaircir les problèmes pédagogiques réellement rencontrés. Durant cette période, les problèmes scolaires se sont donc vus amplifiés et les mesures prises par les gouvernements l’ont été dans un climat qui n’a été ni favorable à la conservation d’un patrimoine traditionnel, l’enseignement magistral des œuvres et des savoirs, ni non plus à la nouveauté, l’accueil de l’ensemble des élèves d’une génération après l’école primaire dans un enseignement secondaire et professionnel qualifiant, permettant à la fois la maturation individuelle de chacun, une acculturation sérieuse et l’intégration démocratique à la vie sociale et publique.

51Il en découle une situation professionnelle et institutionnelle plutôt conflictuelle, voire confuse, où des orientations politiques et pédagogiques qui semblaient autrefois plutôt contraires, certaines libérales et conservatrices, d’autres autogestionnaires et libertaires, ont pu se voir confondues dans la modification des structures existantes au nom de la pédagogie nouvelle, sans favoriser ni préserver ce qui fut exemplaire dans notre modèle institutionnel, sa puissance d’acculturation savante, cela au grand dam de nombre d’enseignants. Cependant, il ne faut pas oublier que longtemps notre modèle scolaire n’a fonctionné que sur la base d’une scolarité divisée en filières et d’une sélection sévère afin de produire des élites. L’idéal régulateur d’une scolarité permettant à tous de s’instruire jusqu’à 16 ans, au sein d’un seul système éducatif comme condition première de toute socialisation est récent et insuffisamment partagé dans la société française. Il fut pourtant dès 1947 la visée jamais appliquée du plan Langevin-Wallon. Un tel projet ne peut se mener à bien sans intensifier la réflexion pédagogique et permettre l’émergence de dispositifs nouveaux d’enseignement. Dans la mesure où la scolarisation massive de tous implique la disparition de toute acculturation et apprentissage qui ne passent pas par la culture écrite, cette scolarisation doit pouvoir mesurer la portée de son action. Si on ne peut se satisfaire de l’idéalisation excessive d’orientations pédagogiques fondées sur l’initiative et l’autonomie des élèves, ni accepter l’abandon de la transmission des grandes œuvres, on ne peut pas non plus se satisfaire d’un refus systématique de toute transformation des pratiques pédagogiques, à condition de pouvoir en évaluer sérieusement la portée. C’est pourquoi l’exigence d’une réflexion pédagogique et didactique, voire aussi d’une didactique professionnelle, ainsi que le développement de pratiques pédagogiques inventives, expérimentales, ne saurait se limiter aux élèves en situation d’échec et en voie de décrochage scolaire. Pour ce qu’il en est de l’école maternelle et élémentaire, loin d’avoir été néfastes, les inventions pédagogiques ont été fructueuses parce qu’elles ont permis un renouvellement des pratiques et c’est bien plus ici l’insuffisance de réflexion pédagogique qui aura été facteur de régression ou le glissement vers une culture de la performance qui exacerbe les difficultés sans les résoudre. Les principes issus des mouvements de l’Éducation nouvelle, ne sont pas sans introduire une exigence éthique dans la relation d’enseignement qui lui donne une valeur éducative qui lui fait parfois défaut. De tels principes ne doivent pas composer un dogme, mais plutôt dessiner une axiologie possible. Elle permet aux enseignants d’envisager une certaine liberté relationnelle propice à la formation et à l’affirmation de la subjectivité individuelle de l’élève, cela dès l’enfance. Il ne s’agit donc pas que de principes utopiques ou idéaux mais de pratiques concrètes d’éducation et d’enseignement susceptibles d’être formalisées et qui ne suppriment nullement l’enjeu du savoir et de l’acculturation. Certes, elles ne vont pas sans difficultés intellectuelles et pratiques, ne serait-ce que parce qu’elles nécessitent pour les enseignants un plus grand degré d’investissement et qu’elles ne conviennent pas immédiatement à tous les élèves. Donnons ici quelques illustrations des orientations que de tels principes entraînent, en s’inspirant de la systématisation de ceux-ci faite par F. Chatelain et R. Cousinet33. On verra qu’ils permettent de conjoindre et d’articuler ensemble sans les confondre les dimensions éthiques, sociales et cognitives de l’enseignement.

52Tout d’abord, il s’agit de l’exigence pour l’enseignant d’avoir une vision plus juste de l’élève en respectant son expérience, sa personne et ses droits. On sait que la personne de l’élève n’est pas toujours respectée indépendamment de ses résultats scolaires, ni non plus son expérience singulière et qu’une telle reconnaissance peut fortifier sa scolarité. Puis, il s’agit aussi de se préoccuper de mobiliser l’activité cognitive de l’élève à partir de ses propres capacités, de ses intentions et de son évolution, cela de façon collective et individuelle. Car si toutes les connaissances ne peuvent provenir de l’activité spontanée, il n’y a pas de connaissances qui ne puissent être reliées à des actes communs au sein d’une classe, à une praxis34. L’élève apprend d’autant mieux que les connaissances et les techniques visées lui apparaissent comme des facteurs nécessaires à sa propre activité, ainsi qu’au succès de celle-ci. Si la transmission des connaissances est nécessaire et fondatrice, apprendre pour l’élève ne se limite pas à écouter et appliquer sans orientation intentionnelle. En ce sens, enseigner ne peut se limiter à l’émission de contenus mais doit se placer dans un processus d’étayage qui créée pour l’élève un milieu pédagogique extensif favorable à l’effort et à l’expression personnelle. Car si savoir c’est toujours finalement aussi pouvoir, il est important que les élèves aient aussi pouvoir afin de mieux savoir. Plutôt que d’imposer d’emblée abstraitement référents et contenus de savoir, on peut partir dans le choix des objectifs d’enseignement et d’apprentissage des intérêts manifestes de l’élève parce qu’ils mobilisent son attention tout en favorisant chez lui l’éveil, la curiosité, la découverte et l’investigation. Cela n’interdit pas de pouvoir aussi s’en détacher et les contredire en opposant savoir et opinions.

53Par ailleurs, il est aussi possible à l’enseignant de relier les enseignements donnés, les activités et les apprentissages menés, à la vie sociale et à la découverte du monde et de soi. Si les savoirs doivent bénéficier du pouvoir de s’abstraire pour libérer la pensée, une telle liberté doit aussi s’acquérir en regard d’un certain réel du corps et de l’intelligence, lié au monde humain vécu dont l’élève doit pouvoir prendre aussi connaissance de façon réflexive. Dans un monde où l’élève est séparé des travaux de la vie sociale adulte, à moins de provenir de milieux déjà fortement instruits, il a du mal à relier ce qu’il étudie avec une expérience qu’il pourrait faire par lui-même de la réalité et qui lui permettrait de l’interpréter et de se l’approprier, y compris en pensée dans les représentations issues du savoir et des disciplines. À ce titre, plutôt que d’isoler les élèves dans leur travail d’étude, on peut faire de la classe un véritable collectif dynamique d’échange et de décisions, impliquant mutualité et coopération. Une telle coopération peut intervenir dans la définition du fonctionnement de la classe et de l’école, dans celui des buts de l’activité et des objets d’apprentissage, dans la résolution des conflits, dans la sanction et la réparation des transgressions, dans l’effort d’apprentissage, dans les jeux, dans la réalisation de projets, dans le travail de groupe et le tutorat. Elle permet à l’ensemble social qu’est la classe de démultiplier en son sein le pouvoir d’expression et d’enseignement mutuel des ressources cognitives individuelles et collectives. Il ne s’agit aucunement de dissoudre l’individualité dans le collectif, la transmission dans la communication, mais de permettre au sein d’interactions sociales, organisées autour des objets de connaissance et de réalisations matérielles, une articulation intelligente et fructueuse du rapport à soi et aux autres. Il y a là une expérience de la vie sociale en tant que ressource institutionnelle et culturelle de tous et pour chacun.

54Mais encore, ne faut-il pas à l’école réunir l’activité manuelle, plutôt procédurale, et le travail de l’intelligence abstraite, plutôt déclaratif ? Si l’école a pour finalité de dispenser des savoirs intellectuels ou pratiques, ils y sont trop souvent présentés en opposition exclusive les uns aux autres. Une telle opposition procède d’une division du travail qui n’a rien de naturel. Or la séparation des sciences et des techniques, de la théorie et de l’expérimentation, de la conception et de l’exécution, du discours et de la manipulation, de la réception et de l’action, n’est pas toujours propice à l’intelligence en formation de l’élève encore enfant. Celle-ci peut mêler l’action corporelle, l’opération concrète, la représentation symbolique, l’expression verbale et les investigations formelles, à condition qu’elles soient susceptibles d’être reliées et ne se voient pas posées comme exclusives les unes des autres. En ce sens, on peut aussi se préoccuper de voir l’élève développer ses facultés créatrices plutôt que de seulement assimiler et reproduire du savoir. Car si les fonctions de conservation et de reproduction du savoir prédominent légitimement à l’école, apprendre n’est pas seulement assimiler ce qui existe déjà mais également imaginer, découvrir, expérimenter et réaliser. Plutôt que d’exclure l’imaginaire et l’affectivité de la scène scolaire, il est souhaitable d’en faire des forces actives d’invention et d’échange dans la situation scolaire. Opposer trop fortement reproduction et invention, assimilation et créativité, discipline rigoureuse et expression libre, compréhension et imagination, réflexion et spontanéité, conduit à forger des caractères disciplinés ou révoltés mais peu capables de valoriser leurs propres ressources intellectuelles et pratiques et donc à terme peu capables de la moindre autonomie d’étude ou d’action. Au contraire, laisser jouer la créativité favorise l’expression de soi, donne confiance dans ses possibilités, permet aux énergies et aux affects trop intenses de trouver une forme symbolique et suscite peu à peu le désir d’acquérir connaissances et instruments permettant de développer ses pouvoirs d’expression et d’action. L’enseignement le plus commun considère qu’il faut permettre à tous selon les mêmes modalités et progressions des acquisitions intellectuelles et pratiques identiques, en mobilisant au maximum attention, effort et exercice, dans un temps limité et toujours contrôlé. Il impose à tous les élèves simultanément un ensemble d’obligations d’apprentissage, contenus et procédés, qui ne tolèrent ni temps libre, ni variations et escapades individuelles, ni différences de rythme, ni diversité des approches et des formes de travail, ni prise en compte des multiples focalisations et intérêts de chacun. Le souci est celui d’une efficacité maximale dans un temps scrupuleusement planifié et selon des méthodes unifiées pour le grand nombre, ce qui ne correspond pas à la réalité de l’évolution individuelle des élèves dans leurs apprentissages et maturation. Pour apprendre et développer son intelligence abstraite, il faut à la fois se trouver placé dans du temps captif et dans du temps libre qui n’oblige pas à des conduites de travail prédéterminées. Enfin les conceptions traditionnelles de l’éducation scolaire affirment qu’il faut imposer à l’élève les normes et les formes de sa conduite afin de lui permettre de se socialiser et d’apprendre, sans quoi il sera indiscipliné et indifférent, donc peu capable de s’intégrer à la vie sociale où il se montrera irrespectueux des lois et des règles. Au contraire, il apparaît que des enfants scolarisés auxquels une confiance est donnée quant à leurs capacités d’auto-organisation ou de self governement, s’ils sont encadrés par leurs enseignants, se montrent très tôt capables de gérer par eux-mêmes des actes d’apprentissage ou d’étude et d’installer entre eux des cadres relationnels cohérents et associatifs qui permettent la vie commune et la finalisation des activités, cela quelle qu’en soit la nature. On peut donc remplacer la discipline imposée par une discipline commune librement consentie et responsabilisant chacun vis-à-vis de lui-même et des autres.

55Ces orientations pédagogiques qui inspirent les pratiques d’Éducation nouvelle, sont souvent décriées sans trop les connaître par les adversaires de la pédagogie. Elles ne sont certes pas exemptes de critique et, dans la pratique, de difficultés, mais elles permettent d’envisager un autre rapport de l’enseignant à l’élève, beaucoup plus inventif et moins répressif. Elles ne s’opposent nullement à l’enseignement institutionnel finalisé des savoirs mais présupposent la présence effective d’une démarche sociale interactive et coopérative au sein des classes, pour accéder à leur sens et nécessité et les partager. À leur encontre, on a pu observer que la dévolution aux élèves des tâches d’apprentissage, donc de la transmission formelle du savoir à l’activité informelle de production de savoir, limitait les acquisitions parce qu’elle entraînait un défaut d’institutionnalisation des contenus et donc de leur assimilation. La critique est des plus pertinentes. Néanmoins il n’est pas certain que cela ne découle pas aussi d’une individualisation excessive des activités d’apprentissage, d’une autodidaxie issue d’une vision technicienne de la différenciation des apprentissages, et de la perte de la dimension collective première de l’assimilation et de la compréhension qui était toujours assurée autrefois par l’orientation disciplinaire collective. De plus, l’usage informel des pédagogies nouvelles tend à rendre les enseignements visés disparates, cela si les activités menées ne s’accompagnent pas de moments entre élèves de systématisation par l’écriture et la communication des référents abordés, suivie de leur institutionnalisation sous forme de savoirs par l’enseignant. La question de la validité et de l’intérêt des pédagogies nouvelles n’est donc pas close, qu’on y soit hostile ou favorable.

Les ruptures dans la formation professionnelle des enseignants

56Depuis le début des années 1970, on a pu observer l’apparition et l’extension d’une certaine disparité anomique au sein des pratiques d’enseignement et des conceptions pédagogiques, implicites ou explicites, dans une institution scolaire primaire qui, auparavant, était très strictement et hiérarchiquement gouvernée par les inspecteurs, les directeurs d’écoles normales et par des programmes scolaires quasiment immuables sur plusieurs décennies. Cette institution, avec son réseau départemental d’écoles primaires et d’inspecteurs, avait toujours fait en sorte de conserver à l’identique les formes d’enseignement et l’esprit de corps qui la caractérisaient, en isolant instituteurs et institutrices au sein des écoles normales (ENI) durant le temps de leur instruction disciplinaire générale puis de la formation professionnelle. Une rupture de cette continuité institutionnelle, qui impliquait une homogénéité culturelle et pédagogique, non sans traditionalisme, s’est produite, sous les effets conjoints de la massification de l’enseignement secondaire, accentuée à partir de 1959, de la crise institutionnelle et culturelle qui succède aux événements de mai 1968, puis du fait des nombreuses modifications qui vont s’ensuivre dans le recrutement et la formation des enseignants de l’école primaire. Elles vont se succéder durant les années 1970 et après, mais sans trop donner lieu à une cohérence institutionnelle claire, ce qui va entrainer l’instabilité chronique de l’École normale35. Une telle rupture n’a pas été sans conséquences professionnelles et pédagogiques, parce qu’elle a livré peu à peu les pratiques d’enseignement à une hétérogénéité croissante qui ne se voyait pas suffisamment encadrée et préparée par une formation culturelle, scientifique et professionnelle, de niveau universitaire des praticiens. En 1969, beaucoup de cadres de l’Éducation nationale s’opposaient déjà à la mise en place d’une telle formation pour les instituteurs(-trices), cela à l’encontre des projets du ministre E. Faure. L’extension de la scolarisation et donc du niveau général d’instruction, la complexification des connaissances dans tous les domaines et la démocratisation du fonctionnement des institutions l’appelaient pourtant de façon urgente, dès cette époque.

57Une telle discontinuité a eu pour effet d’altérer sensiblement les conditions de la transmission du savoir-faire pédagogique entre plusieurs générations d’enseignants de l’école primaire, ainsi que d’affaiblir la régularité des pratiques d’enseignement. L’hétérogénéité et l’altération des pratiques et conceptions ont pu se voir renforcées par le décalage important apparu entre les cadres de terrain de l’école primaire, pourtant expérimentés et confirmés, et les nouveaux professeurs des écoles. Ces derniers, à partir d’août 1990, sont recrutés par concours après une licence obtenue à l’université, suivie de deux années de formation. Marqués par une histoire institutionnelle et intellectuelle différente de la leur, les cadres formateurs de l’école primaire, anciens instituteurs(-trices) titulaires depuis 1979 d’un diplôme d’études universitaires générales (DEUG) essentiellement préparé à l’École normale, ne pourront pas toujours transmettre aux nouveaux professeurs des écoles un savoir-faire professionnel qui impliquait aussi ces solidarités organiques de corps présentes auparavant à l’École normale. Or ces solidarités vont bientôt disparaître de ces Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) ouverts dans chaque académie en septembre 1991, cela pour le meilleur et pour le pire. Certes, les anciens corps et cadres formateurs, tous issus des Écoles normales, vont être absorbés statutairement dans le nouveau dispositif, mais la discontinuité d’histoire professionnelle et de culture de formation dans l’institution ne sera résorbée ni dans le quotidien des pratiques de classe ni dans la certification et reconnaissance de la qualification des nouveaux enseignants. D’où, depuis, une certaine déperdition de la cohérence des pratiques pédagogiques et de leur évaluation entre générations d’enseignants, ce qui aura contribué à déstabiliser l’école en son efficacité pédagogique. Car ce n’est nullement la théorie pédagogique seule qui peut former des enseignants, y compris quand celle-ci leur est enseignée de façon un peu sérieuse et bien que cela ne fût pas toujours le cas. La connaissance des disciplines du savoir n’y suffit pas non plus quand elle est isolée des pratiques d’enseignement. C’est au contraire quand l’expérience des pratiques pédagogiques, la maîtrise des connaissances disciplinaires et la réflexion théorique issue des sciences humaines et sociales se voient mises intelligemment en relation, que l’on obtient une formation solide et cohérente qui permet la professionnalisation. Or celle-ci a-t-elle jamais vraiment eu lieu en France depuis la disparition des écoles normales ?

58Au contraire, avec la création des IUFM, on a pu assister à la formation d’un écart, vécu par les étudiants et les enseignants-stagiaires, entre connaissances disciplinaires, théories pédagogiques souvent très formelles et pratiques d’enseignement. Les dimensions de la recherche scientifique et universitaire, ainsi que celle de la réflexivité des pratiques pédagogiques ont été trop peu développées dans ces établissements, alors même qu’elles auraient dû permettre de faire le lien entre les différents aspects de la formation des enseignants. On a donc vu peu à peu s’installer une dissociation entre la formation professionnelle empirique, donnée ou acquise dans les classes, et les contenus pédagogiques théoriques ou disciplinaires dispensés par les formateurs. À l’époque des écoles normales, cette formation empirique était assurée dans les classes des écoles d’application, sous l’autorité des maîtres-formateurs. Elle est devenue dépendante de stages de durée limitée où se voyaient affectés de façon discontinue les étudiants et les enseignants stagiaires, sans qu’ils soient toujours pour cela nécessairement accueillis, conseillés et encadrés. De plus, un écart supplémentaire s’est creusé entre les contenus disciplinaires et la formation intellectuelle générale donnée par les sciences humaines et sociales quant à l’éducation et à l’enseignement. On sait pourtant que c’est de l’articulation conjointe de ces différentes dimensions de la formation d’un enseignant que dépend le succès de sa professionnalisation. Or la disparition récente des IUFM en tant qu’établissements distincts des universités n’indique nullement que se verra résorbé dans les cadres nouveaux à venir ce qui faisait leur faiblesse quant à la formation des enseignants. Durant les 15 années à peu près de leur existence indépendante, depuis 1991 jusqu’à leur démantèlement et suppression progressive par des gouvernements de droite entre 2002 et 2010, ils n’ont jamais pu développer suffisamment ce qui aurait dû être leur rôle spécifique : devenir des laboratoires théoriques et pratiques de la formation professionnelle des enseignants, cela en relation avec les établissements scolaires primaires et secondaires, ainsi qu’avec la recherche universitaire. Cela est dû à l’insuffisante articulation dialectique qui y régnait entre recherche théorique, formation générale, initiation pratique, préparation personnelle et intégration professionnelle, ainsi qu’à leur isolement relatif dans le réseau des nombreuses structures administratives et scolaires du système éducatif. Les IUFM étaient à la fois placés au cœur du réseau institutionnel et administratif du système éducatif public, étroitement dépendants de ses structures : rectorat, inspection académique, inspection pédagogique, écoles, collèges et lycées, universités, laboratoires de recherche, également toujours adossés à l’action des cadres de formation de l’école primaire et du secondaire et, paradoxalement, assez isolés de toutes ces structures dans leur fonctionnement propre quant à la formation des enseignants. Il en a résulté des oppositions et écarts profonds entre, d’une part, les contenus théoriques et disciplinaires, les méthodes pédagogiques, tels qu’ils étaient enseignés à l’IUFM et, d’autre part, l’identité professionnelle, les pratiques de classe, la recherche universitaire, les exigences propres aux différents savoirs disciplinaires, ainsi qu’une opposition récurrente entre les différents corps de formateurs.

59Pourtant, dès les années 1960, le psychologue J. Piaget, s’appuyant sur une expérience genevoise préconisait une formation des enseignants du primaire en trois ans dont il exigeait qu’elle soit aussi de niveau universitaire, afin qu’ils ne soient pas socialement et intellectuellement isolés36. Selon lui, après un recrutement sur la base de l’attestation de connaissances diversifiées déjà acquises, le baccalauréat, il fallait une année d’initiation par la pratique dans les établissements scolaires, suivie d’une année de formation générale à l’université, articulée autour de la pédagogie, de la psychologie et des sciences de l’éducation, complétée par une dernière année de retour à la pratique dans le cadre de la formation. Il y a là la matrice d’une sorte de formation en alternance longitudinale, mêlant études universitaires, réflexion pédagogique et pratique de la classe. Aujourd’hui, un tel modèle correspondrait assez bien à un recrutement par concours ou examen, après une licence pluridisciplinaire, puis à trois années de formation universitaire et professionnelle donnant lieu à un diplôme de master et à l’affectation sur un poste, l’ensemble financé par des rétributions mensuelles pour les lauréats. Ne serait-il pas enfin souhaitable que nous allions vers l’instauration d’un dispositif comparable, 60 ans après que l’idée en ait été raisonnablement conçue ?

Conclusion

60À partir des analyses qui précèdent, il doit être possible de mieux comprendre problèmes et difficultés récentes de l’école primaire française. Celle-ci n’a pas toujours pu ni su maîtriser la formation et le recrutement de ses enseignants depuis la disparition de ses écoles normales d’instituteurs et d’institutrices bacheliers d’avant les bouleversements des années 1970. L’école primaire n’a pas non plus toujours pu se renouveler en traitant avec la rigueur intellectuelle requise des orientations pédagogiques dites constructivistes, actives ou nouvelles qui, étudiées, pratiquées et réfléchies avec discernement, ne sont pas un abandon de l’exigence d’instruire ni des formes de laxisme et de renoncement à l’émancipation intellectuelle et à l’acculturation des élèves, mais une modification dynamique et favorable des approches et des contextes du savoir pour l’ensemble des élèves et des enseignants.

61Ces dernières années, et c’est un euphémisme, on a pu assister à des manifestations répétées et insistantes d’inquiétude des pouvoirs publics et des autorités administratives de tutelle quant à l’efficacité du système scolaire primaire et qui tendaient à le présenter à l’opinion publique comme globalement défaillant en regard d’évaluations internationales. De ce fait, les enseignants se sont vus soumis à une accentuation tatillonne du contrôle, non de leur travail direct en classe, mais indirectement des effets de celui-ci sur les élèves et les familles. Les faiblesses exhibées, parfois réelles, ont alors engendré une suspicion et une accentuation des pressions hiérarchiques sur ce travail et ses résultats qui n’ont en rien résolu les difficultés rencontrées mais au contraire contribué à les accentuer.

62Beaucoup d’enseignants se sont sentis désavoués, ont eu le sentiment d’être traités comme irresponsables et incompétents. Il en a résulté une mise sous tension générale de l’école qui a pu la priver de sa responsabilité d’action pédagogique, de travail d’enseignement, par un effet d’intimidation. Des mesures arbitraires ont été décrétées. Une telle situation n’est pas bonne, ce n’est rien de le dire. Ce qui améliore les pratiques professionnelles à l’école, c’est la confiance et le soutien politique que l’on apporte aux enseignants. Plutôt que de multiplier les procédures centralisées de contrôle, il serait souhaitable que les enseignants et les écoles se voient garantis à la fois dans leur liberté d’action pédagogique et dans leur pouvoir collégial local d’orientation et de gestion des enseignements donnés. Le bilan porterait alors sur la qualité du travail et des résultats des écoles et des équipes qui y travaillent, dans des situations données, plutôt que sur l’évaluation individuelle systématisée des élèves et des enseignants en fonction de normes quantitatives parfois utiles mais le plus souvent trop abstraites.