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Le système éducatif

 | 
Martine Boudet
, 
Florence Saint-Luc

Première partie. Contexte cognitif et problématiques universitaires

Chapitre I. Capitalisme cognitif cybernétique et école

Emmanuel Brassat

Texte intégral

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Ovide

Introduction

1Si le constat d’une situation de crise globale de l’école en France est le plus souvent partagé par l’opinion publique, les autorités administratives, les enseignants et les usagers, les argumentations et les jugements émis à ce propos ne sont pas identiques et rarement consensuels. Il est vrai qu’on assiste, déjà depuis plus de trente ans, à une remise en cause significative du modèle scolaire hérité du rationalisme républicain et de ses fonctionnements institutionnels précédemment admis. Une telle crise peut se voir décrite et expliquée à partir de l’hypothèse d’une transformation plus générale des sociétés industrielles et du capitalisme qui modifierait les processus et les formes de la connaissance, de l’échange et du travail, cela du fait de l’informatisation et de la prédominance des conceptions organisationnelles néolibérales de la société. Cependant une telle transformation ne va pas sans présenter des contradictions au sein même des orientations d’un capitalisme dont les historiens ne savent plus précisément s’il va vers son extinction ou vers son renouvellement du fait, notamment, de l’apparition d’une dite économie de la connaissance. En première partie, nous exposerons ce qui nous paraît définir les conditions plus spécifiquement françaises de la crise de l’école. Puis, dans la seconde partie, nous analyserons les relations entre la crise actuelle de l’économie capitaliste et l’émergence de l’économie de la connaissance. Dans la troisième partie, nous étudierons quels sont les facteurs généraux qui concourent à la crise de l’école dans les sociétés postindustrielles actuelles. Dans la quatrième partie, nous distinguerons les grandes périodes du système éducatif français contemporain et leurs caractéristiques pédagogiques. La cinquième partie portera sur la définition d’un paradigme cybernétique et sur la crise des humanités scolaires qu’il contribue à engendrer par ses influences épistémologiques. Enfin, dans la sixième partie, nous développerons l’hypothèse d’un modèle informationnel porté par le capitalisme néolibéral qui ferait paradoxalement obstacle au développement d’une véritable économie de la connaissance, bien qu’il ne soit pas totalement étranger à son émergence et à sa nécessité.

La crise générale de l’école et ses aspects spécifiques en France

  • 1 Deleuze et Guattari, 1991.

2De tous les dispositifs scolaires des grands pays industriels, le système éducatif français est l’un de ceux qui se trouvent confrontés à une situation difficile, voire périlleuse. Les causes de celle-ci ne sont pas propres à la France ; elles affectent également tous les pays industriels ayant su développer des formes de scolarisation massive au xxe siècle et se voyant confrontés à des exigences politiques, économiques, culturelles et sociales, de transformation rapide de ces structures, dans leurs fonctionnement, méthodes, référents et finalités. De toutes les causes apparentes qui concourent à la crise de l’école, les plus connues et communes paraissent être les suivantes : affaiblissement de la maîtrise formelle du langage parlé et écrit par les élèves, relative déperdition de la culture générale commune, historique, littéraire et scientifique, au profit d’une instruction aussi diversifiée que disparate, affaiblissement des connaissances disciplinaires comme autant de référents précis du savoir, présence massive parasite des nouveaux médias de communication et d’information, crise conjointe de l’autorité et du statut de l’enseignant, transformation de la forme des savoirs du fait de la technologie, réorganisation accélérée des structures scolaires et des programmes, exigences généralisées d’efficacité et d’évaluation des établissements, des méthodes d’enseignement, des enseignants et des élèves, phénomènes d’asocialité et de conflit entre acteurs et partenaires de l’école, interpénétration accentuée des structures sociales locales et des établissements scolaires, importance accrue du parcours scolaire dans l’intégration sociale et la qualification, inflation des diplômes, crise du travail dans le monde industriel, attentes nouvelles des gouvernements quant à l’école considérée comme un opérateur direct des difficultés sociales et culturelles. De façon plus générale, si les systèmes éducatifs ont été depuis le début du xixe siècle des instances d’instruction et d’acculturation fortement sélectives et hiérarchisées, distinctes de la vie commune et séparant les conditions sociales, elles tendent à devenir désormais des structures d’intégration sociale et culturelle et de professionnalisation par l’éducation et la formation. Le philosophe G. Deleuze, avec le psychanalyste F. Guattari, avait distingué trois époques successives dans la forme scolaire : la pédagogie antique, l’encyclopédisme moderne et la formation professionnelle commerciale contemporaine1. Nous sommes à l’âge de la dernière de celles-ci, qui implique une nouvelle interpénétration de nature organisationnelle de la sphère sociale, économique et technique, et des formes éducatives et cognitives, donc une accentuation des interactions sociales internes et externes dans lesquelles se trouvent placées les structures éducatives et scolaires. Dans la situation institutionnelle précédente, il existait une interpénétration d’une autre nature, essentiellement politique, entre l’État et la nation par le moyen de l’école.

  • 2 Harman et Rosenberg, 1971.

3On assiste ainsi à une évolution générale que les américains W. W. Harman et M. E. Rosenberg caractérisaient pour l’UNESCO par treize tendances dans les formes et politiques d’éducation2. Elles sont les suivantes :

  • Croissance des effectifs et de la part des budgets consacrés à l’éducation ;
  • Nouvelle conscience du rôle social de l’éducation ;
  • Intégration de l’éducation et des autres instances sociales ;
  • Allongement de la période d’éducation ;
  • Présence d’instances éducatives au sein même des lieux de travail et de vie ;
  • Dimension simultanée de l’éducation scolaire et du travail professionnel dans la vie sociale ;
  • Abandon des méthodes traditionnelles d’éducation et d’enseignement ;
  • Réduction de la compétition par individualisation des programmes ;
  • Répartition plus large des coûts sur une base nationale ;
  • Extension du pouvoir de participation et de contrôle des instances à de nouveaux groupes : professeurs, élèves, parents, minorités ;
  • Effacement de la distinction entre enseignement général et professionnel ;
  • Différenciation accrue des rôles au sein des acteurs professionnels de l’éducation ;
  • Abandon des attitudes autoritaires en faveur d’un apprentissage partagé entre élèves et enseignants.
  • 3 Raynaud, 1984.

4Il faut observer qu’indépendamment de leurs orientations politiques spécifiques, la plupart des réformes de l’éducation menées par les gouvernements de la droite et de la gauche institutionnelles en France, auront été plus ou moins dans le sens de telles transformations, comme l’analyse le philosophe P. Raynaud à propos des politiques scolaires de la Ve République3. Selon ce dernier, de telles politiques sont inspirées par un « projet de modernisation de l’école qui vise à conférer une unité organique aux différents ordres d’enseignement et à adapter le système éducatif aux transformations sociales », par une « préoccupation égalitaire visant à réduire les inégalités socioculturelles », et par un « individualisme pédagogique visant la prise en compte méthodique des “besoins” des individus ». Effectivement, on peut ajouter que de telles orientations ont eu pour conséquence de remettre en cause très fortement le modèle scolaire républicain méritocratique hérité à la fois de la IIIe République et de l’État napoléonien.

5En ce sens, il est possible d’expliquer et d’interpréter les processus propres à la sphère scolaire institutionnelle à partir d’une analyse plus générale des transformations sociales dues au capitalisme, c’est-à-dire celles provoquées par l’accentuation contemporaine des formes de concurrence mondiale pour la possession privée des ressources, la production et la distribution des biens, l’accumulation des capitaux. Ces transformations, parce qu’elles comportent une redéfinition significative des rapports de compétitivité et de productivité dans l’organisation du travail, du marché des biens et des valeurs, ainsi que des qualifications professionnelles et de l’emploi, entraîneraient une demande globale d’adaptation des structures scolaires aux conditions nouvelles du monde industriel et marchand d’un capitalisme en phase de nouvelle mondialisation et confronté désormais à des problèmes inextricables : crise économique majeure, dimension planétaire des problèmes, asymétries et inégalités sociales massives, prolifération des armements, violation des droits fondamentaux, détérioration de l’environnement et épuisement des ressources énergétiques, instabilité des États et des frontières, effets sociaux et culturels de l’informatisation, essor inouï des sciences et des technologies, mise en question du modèle occidental de développement, pénuries alimentaires, uniformisation massive et émergence contradictoire aiguë des spécificités culturelles, incertitude des valeurs et cynisme. Or, par-delà ou en deçà de tels processus, il y a une spécificité française à la crise de l’école, de notre école, qui ne peut pas seulement se comprendre à partir de la mutation générale des sociétés humaines sous l’effet du capitalisme et de l’essor des technologies. Cette crise de l’école est partout caractérisée et accusée par la conjonction d’une incertitude quant à son devenir et d’une remise en cause de sa définition institutionnelle, de son fonctionnement, de ses méthodes, de ses résultats et de ses finalités. Cependant, il semble qu’il y ait une situation française spécifique bien plus conflictuelle et contradictoire sur les plans politiques et sociaux que dans d’autres nations industrielles confrontées à des processus similaires de transformations économiques, technologiques et à la logique de l’information comme nouveau paradigme organisateur du savoir. Il y a donc vraiment un nœud français à la crise de l’école, très particulier, mais qui est rarement analysé comme tel.

  • 4 Baudelot et Establet, 2009.

6De quoi procède-t-il ? Tout d’abord d’une méconnaissance par les acteurs de la situation réelle du système éducatif. La crise de l’école en France nous apparaît comme une sorte de drame national qui viendrait rompre le pacte républicain, au point de remettre en cause à la fois le caractère émancipateur de l’école, par l’instruction dispensée, et démocratique de la société, par la lucidité qu’engendre pour chacun l’acculturation abstraite. Une telle vision est exagérée en cela qu’elle idéalise fortement la valeur émancipatrice du système éducatif par l’acculturation, négligeant le fait que celui-ci est l’un des plus inégalitaires et discriminatoires de tous les pays européens comme ont pu le montrer C. Baudelot et R. Establet4. Les traits principaux en sont bien connus et souvent rappelés par les nombreuses études de sociologie de l’éducation : forte sélection qui ne retient que les élèves issus des milieux favorisés dans les meilleures filières et diplômes, efficacité structurelle très relative de l’école primaire, peu de préoccupations éducatives quant à la vie scolaire, innovation pédagogique faible, hiérarchisation immuable et répressive des personnes à travers leurs capacités et résultats, une certaine indifférence à l’égard des difficultés cognitives et culturelles des élèves, survalorisation des performances intellectuelles abstraites, dévalorisation des formations professionnelles et pratiques, dissimulation des filières et des effets de l’orientation, ségrégation territoriale entre populations d’élèves, formation professionnelle insuffisante des enseignants, privilèges de moyens accordés à la formation des élites, inadaptation des diplômes à l’emploi, universités dépourvues cruellement de moyens et sélectionnant massivement par l’échec, absence de mobilité sociale et de promotion pour les élèves issus des milieux populaires malgré les diplômes acquis, fonctionnement vertical et autoritaire des établissements, isolement des enseignants, conflits entre les corps au sein de la fonction publique d’enseignement et absence de coopération, faiblesse des budgets engagés et de la rémunération des personnels.

  • 5 Frelat-Kahn, 1999.

7D’autre part le système éducatif français, très fortement dépendant des structures de l’État et de son histoire administrative et politique, est doublement marqué par le centralisme des républicains, à la fois dirigiste et libéral, et par l’organisation très fortement hiérarchisée, réglementaire, corporatiste et autoritaire, de nature bonapartiste, de l’administration publique et de ses responsables. De sorte que si le système scolaire français a bien été historiquement porté par une visée démocratique, son élitisme républicain exclusif et son fonctionnement administratif souvent autoritaire, ont fait de l’école française une structure stratifiée favorable à la reproduction endogène des élites et à la ségrégation étroite des milieux sociaux. Le système éducatif procède donc d’un mélange très contradictoire, ainsi que l’avait finement remarqué B. Frelat-Kahn, proprement français, de modernisme progressiste et d’autoritarisme hiérarchique, d’élitisme et d’esprit démocratique, de vision libérale de la pédagogie et de sélection au scalpel des meilleurs, de liberté pour l’innovation et de limitation sévère de celle-ci, tout cela au sein même de l’institution scolaire et de son fonctionnement5.

  • 6 Drévillon, 1980.
  • 7 Bourdieu, 1989.

8Par ailleurs, il y a dans l’opinion publique une non prise en compte du facteur proprement scolaire de l’inégalité sociale qui s’exprime dans les différences culturelles qui séparent ou rapprochent les élèves des savoirs et des exigences scolaires. Celles-ci sont toujours fondées sur une logique propositionnelle ou sur une énonciation déclarative univoque et unilatérale qui accuse les différences culturelles langagières, comme l’a fort bien démontré le psychologue J. Drévillon6. Or l’inégalité sociale et culturelle, dans son expression scolaire, est aussi très directement engendrée et renforcée par le fonctionnement institutionnel du système éducatif, à la fois dans ses modalités pédagogiques favorables aux héritiers d’un capital culturel et par les dispositions administratives étatiques favorisant la reproduction sociale dans les corps d’élite de la fonction publique, comme l’avait décrit et analysé le sociologue P. Bourdieu7. Le fait que l’on déclare une telle inégalité compensée par l’égalité des chances que permettrait le système éducatif par sa gratuité et son accessibilité, cela au sein d’un argumentaire reposant sur la valorisation de la méritocratie et de l’élitisme républicain, n’est plus suffisant à en dissimuler les contradictions apparentes et à en dissiper les défauts.

Crise de l’école, crise du capitalisme : l’économie de la connaissance

9Quand on veut comprendre la situation actuelle de l’école, il est permis de procéder à partir d’une vision d’ensemble, c’est-à-dire du fait que la disposition des institutions scolaires n’est pas essentiellement dissociable de l’histoire générale actuelle des grandes nations industrielles, donc pas non plus des évolutions économiques et techniques, de l’évolution de ce système économique et social qui s’appelle aujourd’hui encore le capitalisme. On appelle ainsi un mode de production des biens et de distribution des ressources fondé sur le recours massif au salariat et sur l’articulation étroite de l’organisation du travail, de l’activité industrielle et marchande, de l’investissement, avec l’accumulation et la concentration de richesses financières, donc déterminée par le revenu et l’accroissement des capitaux. Il s’agit en ce sens de partir de l’analyse des transformations et des contradictions de celui-ci, à la fois dans ses aspects d’involution mais aussi de progression, donc à la fois de destruction et d’amélioration. Car, pour autant, il ne faut peut-être pas s’en tenir à l’analyse figée d’une involution qui nous conduirait au constat d’une déperdition totale de l’école en tant qu’institution indépendante dans ses pouvoirs d’acculturation et d’émancipation. La négativité de l’histoire sociale et économique, sa destructivité, est aussi un engendrement de formes sociales, économiques et culturelles nouvelles, malgré l’aggravation apparente des conditions d’existence de l’humanité. Un tel point nécessite d’être souligné. K. Marx lui-même soutenait que les contradictions du capitalisme, par certains de leurs aspects, pouvaient être fructueuses, c’est-à-dire aussi productrices de nouveauté et de progrès et pas seulement de régressions politiques, sociales et culturelles. Certes le philosophe américain C. Lasch et, à sa suite en France, J. C. Michéa, ont su montrer que tout progrès n’avait pas nécessairement en soi de valeur positive et que la conservation de l’ancien pouvait aussi être préservation positive d’un patrimoine et de droits. À l’encontre de Marx, le sociologue et historien I. Wallerstein pense lui aussi que le capitalisme n’a jamais été porteur d’un quelconque progrès social si ce n’est dans sa propre autojustification idéologique et l’oubli de la condition faite à ses victimes, à ceux qu’il dépossède. Cependant, on observera qu’il est difficile de se déterminer quant à la valeur de l’actuel si l’on se contente de déplorer et de dénoncer, sans voir qu’un changement d’ordre et de valeurs signale le plus souvent des transformations profondes et inéluctables quand elles sont engagées dans l’organisation du travail et de l’échange des biens. Or c’est seulement à partir de l’analyse et de la compréhension de ces transformations que l’on peut concevoir à la fois des ruptures irréversibles, des résistances à l’aliénation et des horizons nouveaux de liberté. Peut-on vraiment concevoir la venue d’une civilisation nouvelle qui renoncerait à la concurrence des entreprises, au commerce des biens et à l’accumulation de la richesse financière comme principale finalité de son activité, ainsi qu’à la logique des rapports de force et du jeu conflictuel des intérêts particuliers ? Envisager sa possibilité est souhaitable, la voir se réaliser moins certain.

  • 8 Wallerstein, 1983.

10Or quelle est la situation actuelle du capitalisme ? Le diagnostic général des historiens, des économistes critiques et des sociologues, est qu’il traverse une crise structurelle sans précédent. C’est un truisme de le dire. Une telle crise, et c’est moins commun, on peut soutenir qu’elle commence vers 1920. Si la forme économique et sociale du capitalisme a débuté vers 1450 et qu’en 1650 la plupart de ses structures sociales étaient consolidées, comme l’affirme Immanuel Wallerstein, celui-ci après quatre à cinq cent ans de prospérité, jusqu’au début du xxe siècle, est entré depuis dans un processus de crise constante où il n’y a plus jamais eu rien de comparable à son expansion précédente8. Cette interruption de son expansion, de la croissance de la productivité du travail et de l’accumulation des richesses, et sa crise chronique marquée par des guerres et des dévastations, joue bien évidemment aussi sur l’évolution de l’école et la définition de son rôle.

11Or il y a actuellement deux thèses qui s’opposent par rapport à la destinée à venir du capitalisme :

  • Nous serions à la fin du mode de production et/ou d’organisation de la division du travail, de la production et de l’échange des biens capitaliste. Nous allons passer à une autre forme sociale et économique, la phase néolibérale aiguë de capitalisme financier n’étant que l’accentuation des contradictions de ce capitalisme vers son exténuation ;
  • Le capitalisme est au contraire en train de se réorganiser et de se réorienter, c’est-à-dire que, tout en restant un système où il y a privatisation et concentration du profit et des richesses par le moyen de la maximalisation de l’accumulation du capital, de valeur abstraite, le capitalisme connaîtrait une transformation de ses modes de production et d’organisation. L’apparition du concept ou de la notion « d’économie de la connaissance » ne serait pas sans relation avec cette seconde hypothèse d’une transformation en cours du capitalisme. Tâchons donc de ne pas faire l’économie d’une compréhension de la nature de cette économie de la connaissance, même s’il s’avérait qu’il ne s’agit nullement en celle-ci de connaissance, mais au contraire de faire l’économie de toute connaissance véritable de la réalité sociale à laquelle nous aura assigné le capitalisme moderne dans ses diverses formes de violence.

12En quoi est-ce qu’elle concerne l’école ? Une remarque économique générale d’abord. Il faut rappeler que dans le capitalisme, les registres économiques industriel et financier ne sont pas dissociables, contrairement à une opinion qui les sépare en les rendant antagoniques. Même si, avec les années de crise, il y a eu un infléchissement vers la spéculation financière et boursière, économie réelle et spéculative sont étroitement entremêlées depuis le xixe siècle, ce qui fait qu’on ne peut nullement les dissocier. Indépendamment de quoi, l’idée qui prévaut actuellement en économie est que le profit ou la plus-value, la valeur ajoutée, ne serait plus suffisamment apportée par l’économie industrielle, c’est-à-dire par la production et le commerce des biens matériels, y compris comme applications techniques et commerciales de découvertes scientifiques, mais plutôt directement donnée par l’activité du travail intellectuel, par la production et la propriété des idéalités ou des connaissances. Ce en quoi, si la valeur économique ajoutée provient désormais bien plus de l’activité intellectuelle, les institutions d’éducation, les organes de formation et de recherche, les universités et les écoles deviennent un enjeu central de la production de la valeur. Pas seulement cette fois de la valeur culturelle de l’activité humaine, indirectement économique, mais directement de la valeur ajoutée du travail et donc aussi du renouvellement de la productivité générale de la société et du système économique. C’est donc le secteur de l’économie de la connaissance qui doit se développer. L’économiste D. Foray écrit à propos :

  • 9 Foray, 2009, p. 37-38.

Pour sa croissance, le secteur de l’économie de la connaissance dépend crucialement de la capacité du système de formation et de recherche à répondre à la demande croissante de personnels hautement qualifiés, de nouveaux savoirs et de coopérations académiques. […] Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre pour assurer l’adéquation de l’offre à la demande : le développement endogène du secteur de la formation et de la recherche ; le recours au capital humain étranger et au stock international de connaissances codifiées ; la création d’une interface efficace entre la science et les secteurs de production et de service pour faciliter par exemple la mobilité des personnels entre les deux domaines, l’insertion des doctorants et bien sûr le transfert des connaissances9.

13Or si cela est vraiment le cas, un tel déplacement n’est rien moins que négligeable. Il ne s’agit donc pas d’une modification institutionnelle ordinaire. En ce sens, on assisterait à une transformation majeure de la société qui impliquerait différents processus faisant que les actions du capital industriel, commercial et financier, auraient un effet direct sur les processus d’organisation du système scolaire et éducatif. Ils ne seraient donc plus délégués à l’État comme ce fut le cas depuis le xixe siècle, ni dans leur organisation institutionnelle ni dans leur financement.

14Par ailleurs, il est permis de rester assez sceptique quant à l’hypothèse d’un capitalisme qui serait désormais totalement et définitivement en échec, parce qu’étouffé par ses contradictions structurelles. On peut soutenir, qu’on le veuille ou non, l’existence d’une forte capacité dynamique dans la forme économique du capitalisme qui fait que son histoire n’est pas encore tout à fait close. Reprenons ici à ce propos une thèse marxiste : le capitalisme accuse ses contradictions et affaiblit les sociétés lorsqu’il en vient à empêcher leur développement technique et productif et donc aussi l’accroissement de la richesse générale produite et sa distribution générale. Bien entendu le sens du terme de richesse ne saurait ici se réduire à la production et à l’accumulation privée de biens matériels et de valeur financière. Il s’agit aussi de l’émergence de formes culturelles, de techniques et de savoirs, de modes de vie et d’échange nouveaux. Une telle contradiction se produit, entre autre, lorsque le capital introduit et propage dans les processus de travail des technologies nouvelles qui pourraient et devraient permettre un accroissement de la productivité du travail, des connaissances et des sciences, mais, qu’en même temps, il bute sur une impossibilité fonctionnelle interne qui fait qu’il met en échec les transformations générales qu’elles entraînent, ainsi que ce qui les rendrait profitables au plus grand nombre. Dans ce cas, il occasionne conflits sociaux et appauvrissement, surexploitation du travail et des ressources, ainsi que des phénomènes de dépossession et de dépression économique. À ce titre, il est possible de soutenir l’idée que l’on est peut-être plutôt dans cette situation et qu’elle serait plus particulièrement accusée en France pour des raisons spécifiques à ce pays. Il faut se souvenir que l’histoire institutionnelle et sociale française moderne a été souvent à rebours de l’évolution du capitalisme international, qu’elle a été de ce fait décalée par rapport aux autres grandes nations industrielles que sont la Hollande, l’Angleterre, les États-Unis, voire l’Allemagne. Cet ajustement, qui se fait toujours pour elle après-coup, conduit à ce que, en France, on vive les contradictions plus tardivement et qu’elles s’en trouvent donc souvent accusées. Une telle affirmation ne supprime en rien les facteurs plus généraux, internationaux et structuraux, d’ordre politique et économique, qui conditionnent la situation de la France indépendamment de son histoire propre.

Quels sont les facteurs de la crise de l’école ?

  • 10 Lyotard, 1983.

15Examinons maintenant la manière dont habituellement on analyse la crise de l’école dans le débat intellectuel français. Les arguments qui sont le plus souvent invoqués pour caractériser la crise de l’école insistent sur le fait qu’il s’agirait essentiellement d’une crise de la transmission, d’une crise de l’institution et de sa légitimité. Par transmission, il faut entendre le legs culturel et intellectuel d’autorité des générations adultes aux nouvelles par le moyen de la scolarité ; une telle crise entraînant une remise en cause de la fonction et du statut des enseignants. Par crise de la transmission, il faut entendre la crise des savoirs, de leur conservation et reproduction, mais également de leur valeur normative et culturelle, et aussi de la valeur fondatrice de la parole, du discours de ceux qui les émettent, de leur légitimité. C’est donc d’une crise de la culture générale, de la culture humaniste moderne, mais aussi du champ rhétorique et herméneutique qui est lié à elle, qu’il s’agit. Donc d’une crise du régime de phrases et des genres de discours pratiqués dans les écoles, aurait dit à ce propos le philosophe J.-F. Lyotard10. Néanmoins, la crise des pratiques pédagogiques n’est pas seulement due à la remise en cause des grandes disciplines traditionnelles du savoir et de la rhétorique rationaliste moderne : grammaire, littérature, histoire, philosophie, composition littéraire, poétique, commentaire et dissertation. L’analyse des politiques menées et des dispositifs déployés la fait apparaître plus complexe que réduite à une déperdition de savoirs scolaires autrefois pérennisés comme disciplines distinctes et toujours conservés. Elle est aussi profondément provoquée par des mutations épistémologiques et économiques qui agissent conjointement en modifiant les organisations sociales à la fois dans leurs dispositions, leurs pratiques et leurs finalités. On parle aussi le plus souvent d’une crise de l’institution scolaire, c’est-à-dire celle d’une école républicaine qui, dans sa disposition propre, assurait aux élèves intégration sociale et acculturation, garantissait aux enseignants une certaine indépendance culturelle et professionnelle et qui serait en train de se défaire irrémédiablement. Pour certains auteurs, l’école républicaine serait en voie de disparition et il n’en resterait que le simulacre vide de sens.

  • 11 Le Goff, 1999.
  • 12 Laval, 2003 ; Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2011.

16Au profit de quoi cela s’opère-t-il ? Au profit d’une offensive néolibérale qui implique en partie la privatisation du système scolaire, plus sûrement en tout cas son adaptation aux contraintes de gestion générale du capitalisme nous semble être la réponse la plus répandue, parmi les intellectuels et les universitaires critiques. Une évolution qui s’exprime aussi dans le recours à des « politiques de gestion managériale » au sein d’un système éducatif qui, malgré cela, reste globalement public, donc sous la tutelle de l’État et de son autorité. Exemples d’une telle évolution, on voit apparaître, pour les personnels, la gestion individualisée des carrières et la rétribution au mérite, pour les élèves, des affectations dans les établissements en fonction de leurs résultats et de leur profil. Cependant la question des causes de la crise de l’école n’est peut-être qu’insuffisamment cernée par des caractérisations socio-économiques. De plus, il ne faut pas réduire le néolibéralisme à une définition seulement économique. Celui-ci relève d’une conception organiciste de la société, antirationaliste et anti-institutionnelle, qui apparie phénomènes sociaux et individuels en fonction de l’idée d’un ordre émergent autorégulateur. Pour le moment, essayons de faire apparaître la complexité méconnue que recèle la crise de l’école. Bien évidemment, on a pu lire dans plusieurs ouvrages de sociologie, notamment ceux de Y. Careil, J.-P. Le Goff11 et C. Laval12 une analyse détaillée de la pénétration du capitalisme et des modes d’organisation du travail privé dans le système scolaire. Y. Careil écrit à ce propos :

  • 13 Careil, 1998, p. 21-22.

Nous observons alors que les besoins du système productif dans un pays développé comme la France, qui a largement choisi de se positionner sur le créneau de la haute technologie, évoluent et exigent désormais de l’institution scolaire une production d’élèves avec de plus hauts standards tout en ayant également appris à apprendre, à s’adapter et à entreprendre dès le plus jeune âge. […] Cette nouvelle logique reposant sur quelques principes (de diminution des coûts, de qualité, de diversification, de délégation des décisions du centre vers la périphérie) conduit à d’autres exigences en termes de formation de nouveaux producteurs, de nouveaux consommateurs et de nouveaux « citoyens » quand à la maîtrise et à l’usage des nouvelles technologies et des formes sociales qu’elles supposent et engendre13.

  • 14 Boudet, 2012.

17M. Boudet14 rappelle les traits les plus saillants de ces politiques néolibérales à l’école : la mise en concurrence des personnes et des établissements, la compétition entre les différents savoirs, le développement d’un marché de l’éducation, la réduction systématique des dépenses par l’estimation des coûts, l’adaptation des enseignements à des besoins économiques et sociaux locaux, le recours avec les personnels aux techniques contemporaines du management, la précarisation des enseignants, l’augmentation des frais scolaires, etc. C’est encore l’imposition dans le système éducatif d’un climat de recherche de la performance, l’idéal d’une performativité généralisée des établissements, des enseignants et des élèves, qui s’accompagne nécessairement de processus omniprésents d’évaluation de toutes les instances, personnes et actions menées. Dans ceux-ci, l’amalgame et/ou la convergence instaurée par les orientations officielles entre des objectifs compétentiels et des contenus de savoir, entre des procédures séquentielles de travail et des objectifs référentiels, épistémologiquement problématique, donne lieu à l’idéal d’une performance cognitive et professionnelle toujours susceptible d’être évaluée de manière instrumentale en observant la conduite des acteurs. Il s’agit ici du couplage désormais installé de la compétence et de l’évaluation.

  • 15 De Landsheere et De Landsheere, 1975.

18Revenons quelque peu sur le sens de cette pédagogie des compétences qui a donné lieu à l’instauration programmatique du socle commun de connaissances et de compétences en avril 2005, car elle n’est point une simple disposition mineure. C’est une question dont la trame profonde et les effets sont difficiles à penser, à estimer, y compris dans ce que signifie très concrètement l’introduction dans le système éducatif de la notion de compétence comme norme procédurale de l’apprentissage ou de l’enseignement. Une telle question a également une histoire. Depuis la fin des années 1960, plusieurs transformations épistémologiques significatives ont infléchi le système éducatif, dans ses programmes et ses méthodes. Cela est peu connu, mais les premières matrices théoriques du socle commun ou d’un tronc commun minimum obligatoire pour tous et transdisciplinaire datent de la fin des années 1960 lorsque furent conçues par des psychologues de l’éducation des taxonomies d’objectifs pédagogiques. Pour justifier ces taxonomies, V. et G. De Landsheere écrivaient15 : « l’étymologie du mot même l’exprime bien : éduquer, c’est conduire, donc guider vers un but. Conduire et nulle part s’excluent mutuellement ». Ils ajoutaient : « À mi-chemin entre les grandes options idéologiques et les micro-objectifs, les taxonomies semblent jeter des ponts entre la philosophie et la technologie de l’éducation. » Or très vite, des observations critiques sont formulées quant aux conséquences de ces nouvelles orientations, parce qu’elles tendent, au contraire de ce qui est prétendu par leurs initiateurs, à séparer les objectifs opérationnels de l’enseignement des valeurs et finalités auquel celui-ci est ordonné, ou à détacher un effort spécifique de performance du niveau supérieur de capacité dont il dépend. Comprenons ici que si l’élève parvient à maîtriser le niveau inférieur de compétence, sa définition indépendante du suivant sous forme de tâches séquentielles ne lui permet pas nécessairement de le relier au niveau supérieur. Par exemple, si un élève sait faire une frise chronologique, cela n’entraîne pas nécessairement qu’il sache par la suite ranger des documents de valeur historique dans une telle frise pour les analyser et expliquer une période de l’histoire. De même, on assiste à un processus de séparation des capacités cognitives que l’on cherche à développer chez l’élève, des contenus de connaissance disciplinaires, ce qui tend à substituer l’exercice de capacités générales d’apprentissage aux dépens de l’assimilation des formes propres des différents savoirs. Très tôt F. Bacher écrit en ce sens :

  • 16 Bacher, 1973, p. 45.

On a parfois l’impression, lorsqu’on lit des discussions récentes sur les buts de l’enseignement, que le corps de connaissances qui constituent la base d’une discipline tend à être négligé par certains qui ne voient plus, dans l’éducation, qu’une occasion de développement de capacités cognitives s’appliquant indifféremment à n’importe quel contenu. Ces capacités mettraient celui qui les possède en mesure d’acquérir n’importe quelles connaissances au moment où il en aurait besoin16.

19En ce sens, il faut se rendre compte que des pratiques d’enseignement comme la pédagogie par objectifs, ou la pédagogie de la maîtrise, puis différenciée, qui ont toutes précédé et contribué au développement de la pédagogie des compétences, n’ont pas été seulement des outils nouveaux pour transformer des méthodes d’enseignement en laissant intact le contenu des savoirs. C’est plutôt, de façon latente, une tentative de transformation intégrale du dispositif d’enseignement et d’apprentissage liée à l’introduction de ces outils ou de ces conceptions qui s’est jouée peu à peu. C’est une des hypothèses que l’on pourrait soutenir quand on étudie l’évolution des instances éducatives. En ce sens, s’il existe bien aujourd’hui une crise institutionnelle des disciplines d’enseignement, il faut aussi peut-être l’envisager, à rebours de l’actuel, comme découlant aussi de l’introduction de dispositifs épistémologiques et pédagogiques du type de celui de la pédagogie des compétences. Ces dispositifs épistémiques ne sont assurément pas de simples outils qui viendraient seulement pour donner sa régulation à l’enseignement des disciplines. On serait plutôt porté à penser qu’il s’agit d’un déplacement beaucoup plus important, lié à l’influence des modèles informationnels sur la définition du savoir et de l’intelligence, à une irruption de la cognition dans la forme du savoir et de sa transmission.

  • 17 Hadji, 1990.
  • 18 Endrizi et Rey, 2008.

20Par ailleurs, les nouveaux procédés d’évaluation couplés à la notion de compétence nécessitent d’être plus précisément définis. Ce qui s’appelle aujourd’hui évaluation dans le système éducatif, non sans beaucoup d’ambiguïtés, ne correspond plus du tout à ce qui s’appelait encore contrôle des connaissances, il y a de cela une trentaine d’années comme le rappelle C. Hadji17. Ce terme ne désignait alors que la notation finale ponctuelle des résultats des élèves, dite désormais évaluation sommative. Il ne désignait pas encore la dimension de prédictibilité et de régulation constantes, toutes deux estimées mesurables, des effets de l’ensemble des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, ainsi que la détermination corrélative qui les accompagne de la forme séquentielle et/ou procédurale de leurs contenus et objectifs, identifiables par des items, répondant à des normes explicites de progression et de maîtrise pouvant se voir observée dans les conduites individuelles manifestes des acteurs. Les différentes formes d’évaluation, dites diagnostique, formative, formatrice, normative, sont donc aujourd’hui d’une autre nature, parce qu’elles appartiennent très directement aux nouvelles orientations imposées au système éducatif. L. Endrizi et O. Rey ont publié une excellente étude de synthèse relative à l’évaluation et à son évolution et usages contemporains18. Dans une telle évaluation, il s’agit d’une modélisation systémique du travail intellectuel et de l’apprentissage, ainsi que d’une estimation de son degré d’efficacité dont la double exigence, quantitative et ergonomique, provient à la fois des politiques budgétaires et de la gestion des entreprises industrielles. Par ailleurs le modèle épistémologique originaire de l’évaluation est celui des théories et des technologies de l’information et de la psychologie expérimentale et cognitive post-béhavioriste qui en est issue. F. Rangeon nous rappelle l’origine nord-américaine de la notion d’évaluation. Elle est d’ordre ergonomique, administratif et scolaire :

  • 19 Rangeon, 1993, p. 11.

Généralement conçue comme une démarche méthodique visant à mesurer les résultats d’une activité en vue d’en accroître l’efficacité, l’évaluation est une notion qui fut appliquée au début du [xxe] siècle au calcul du rendement du travail humain. Dès cette époque, il est admis que l’évaluation ne se résume pas à la mesure chiffrée des résultats, mais qu’elle doit inclure d’autres critères, notamment d’ordre éthique. La notion d’évaluation fut ensuite adoptée par les sciences de l’éducation pour désigner l’étude à la fois quantitative et qualitative, des effets des politiques éducatives. C’est ainsi que Ralph Tyler entreprend aux États-Unis au cours des années 1930 une évaluation des effets des réformes sur la réussite scolaire des élèves. Cette étude est considérée comme le point de départ de l’évaluation des politiques publiques qui s’est développée aux États-Unis sous l’impulsion du General Accounting Office crée dès 192119.

  • 20 Sauvage et Sauvage-Déprez, 1998.

21Cependant, si les analyses de l’évolution du système éducatif attestent effectivement de la pénétration managériale du capitalisme en son sein, ainsi que d’orientations néolibérales, elles restent incomplètes si on ne les présente que sur le versant économique. Il faut leur adjoindre une analyse des orientations épistémologiques et idéologiques plus générales qui les accompagnent et de leurs conséquences politiques. On sait que la crise des institutions éducatives apparaît aussi à travers un infléchissement significatif des procédés de gestion des établissements et des personnels. Si on l’analyse du côté politique, on a pu assister ces dix dernières années en France à une accentuation quelque peu brutale de l’autoritarisme des hiérarchies administratives et de leur pouvoir de contrôle des enseignants. Par exemple, cela en a été le cas lors de l’imposition par l’État d’une évaluation nationale standardisée des élèves de l’école primaire, totalement dissociée des pratiques directes d’enseignement en classe, évaluation de plus en plus formalisée à l’extérieur de ces pratiques et de leurs contenus. Or une telle évaluation tend à devenir normative par rapport aux pratiques d’enseignement indépendamment de leur sens spécifique, c’est-à-dire de la réalité locale du travail d’enseignement, ce qui en provoque inévitablement la déformation. Or c’est là l’un des aspects les plus problématiques de la transformation imposée des pratiques d’enseignement, car l’évaluation systématisée conduit à modéliser les formes pédagogiques du point de vue de la seule évaluation. Ce qui provoque un déplacement intrinsèque du sens pédagogique de cette notion, si jamais on entend encore par celle-ci la mesure pour l’élève des degrés d’un apprentissage et de sa progression en fonction de critères explicites en permettant l’étayage. En effet, ce n’est plus ici l’évaluation pour confirmer et soutenir localement la performance d’une conduite pédagogique interactive et ses effets sur les élèves. C’est une évaluation qui, de l’extérieur, vient contraindre enseignants et élèves et qui, par son influence indirecte, oblige à intégrer les pratiques d’enseignement, les conduites d’apprentissage à un certain format préétabli. Or ce format ne procède que du point de vue des dispositifs d’évaluation choisis et de leurs grilles de validation des capacités. Il y a donc bien un déplacement du sens même de l’évaluation au sein des dispositions de l’évaluation. De cela le livre de A. Sauvage et O. Sauvage-Déprez rend assez bien compte20.

22De la sorte, on a pu assister à une relative perte d’indépendance des enseignants dans l’exercice pédagogique, du fait de cette exigence stricte d’encadrement des pratiques scolaires par l’évaluation. Elle avait en réalité aussi pour finalité de classer les établissements et de mesurer la compétence des personnels en fonction principalement des résultats de leurs élèves et de moduler dotations en moyens scolaires et rétributions ou promotion des personnels en fonction de ces résultats. Les enseignants du primaire y ont répondu en cessant d’appliquer les directives officielles exigées par le ministère de l’Éducation nationale. Cette attitude a occasionné par la suite des mesures spectaculaires, sans précédent, de sanction à l’encontre de ceux qui avaient contesté les orientations préconisées et refusé de les mettre en œuvre pour des raisons à la fois éthiques et pédagogiques. Pour les enseignants, refuser ce type de mesures impliquait qu’ils s’opposent à une politique d’ensemble qui ne se limitait pas à l’évaluation nationale des élèves. Aux évaluations nationales pilotées par les rectorats, a été adjoint un ensemble cohérent d’autres mesures : la constitution d’un fichier national identifiant pour l’ensemble des élèves ; la réalisation d’un livret individuel de compétences utilisable de la maternelle au baccalauréat ; le projet d’une détection précoce à l’école des troubles du comportement dès la petite-enfance ; la différenciation pédagogique qui individualise les enseignements ; les politiques dites d’inclusion sociale qui obligent à intégrer le handicap aux structures scolaires communes. Or au-delà des aspects apparemment progressistes que ces orientations semblent devoir garantir, ceux d’une différenciation des services publics en fonction des besoins individuels des usagers et des familles, c’est d’une véritable gestion différentielle des populations qu’il s’agit, dont on peut observer dans l’hôpital public une mise en place assez équivalente à celle de l’école.

23Dans la réalité des dispositions prises, de telles politiques impliquent une accentuation du contrôle des professionnels en exercice dans les établissements, de leurs actes, les privant de leur responsabilité et initiative propres en les impliquant dans l’instance d’un collectif de travail hiérarchisé et correctif qui n’a rien de coopératif ; l’accentuation du fichage des personnes, professionnels et usagers, en fonction de caractérisations typiques ; la généralisation des procédures de détection et de surveillance des conduites atypiques ; la standardisation des pratiques professionnelles dans des procédures formelles ; la multiplication exagérée des situations d’évaluation des usagers, des professionnels, des établissements, des processus de travail, des résultats ; des visions normatives des troubles et difficultés personnelles des usagers à travers l’identification de leur handicap. Soignés en hôpital et élèves scolarisés sont ici dans une position équivalente. Quant à la double exigence de transparence et de vérification des actes qui anime ces politiques, elle entraîne par ailleurs une collecte incessante de données personnelles rendant tout à fait publiques des informations autrefois confidentielles, niant de la sorte la différence privé-public en tant que respect du secret personnel et professionnel. Par ailleurs, l’accessibilité aux usagers de données relatives au travail des professionnels afin qu’ils puissent vérifier par eux-mêmes le traitement qui leur est donné, médical ou pédagogique, engendre inefficacité et conflit, détruisant à la fois le travail des professionnels et les effets positifs éventuels de celui-ci pour les usagers. On voit donc s’installer à l’école une situation conflictuelle entre les acteurs. Des acteurs qui, à des places différentes, de devoir contractualiser leurs actes et les expliciter constamment les uns aux autres, ne peuvent que se soumettre à des procédures qui soit effacent l’exercice professionnel autonome, soit empêchent les usagers d’en bénéficier. Le résultat en est une standardisation autoritaire des pratiques sociales qui déresponsabilise les acteurs dans leur ensemble en les soumettant à des exigences formelles normatives et centralisées, la plupart du temps étrangères au réel de leurs besoins ou de leur travail. Ces politiques qui prétendent renforcer la coopération et le partenariat, donner lieu à de bonnes pratiques, ne font qu’installer un climat de suspicion et de surveillance mutuelle, conflictuel, subordonné à des orientations à la fois imposées de façon arbitraire et toujours détachées des aspirations véritables des usagers et des finalités de l’exercice des professionnels.

  • 21 Tardif et Levasseur, 2010.

24Par ailleurs, il est clair que des évolutions organisationnelles contribuent aussi à la crise du système éducatif. Ces dernières années, on a pu voir que le recrutement des enseignants s’est trouvé altéré par la double raréfaction des propositions de postes et des candidatures, mais également, et il ne faut pas le négliger, par le fait que le statut professionnel des enseignants a été fortement remis en cause dans la définition même de leur travail. On observe en ce sens une sorte d’instabilité, de division nouvelle du travail au sein du monde scolaire qui se traduit par une multiplication des statuts, des fonctions et des formes de recrutement. Cela, on l’observe également aux États-Unis et au Canada, comme l’ont étudié M. Tardif et L. Levasseur21. Il s’agit d’un processus de transformation des pratiques d’enseignement et de définition du travail de l’enseignant qui font qu’il ne remplit plus seul sa fonction, mais peut se voir entouré d’un ensemble de collègues subalternes qui n’exercent que des spécialités professionnelles limitées, avec des contrats et des salaires moins valorisants. On peut dire qu’une sorte de « taylorisation » du travail d’enseignement se produit. Un tel processus est déjà intervenu depuis les années 1970 dans l’ensemble du secteur tertiaire, c’est-à-dire dans l’économie des services. Il procède d’une logique de division parcellaire du travail qui existait précédemment dans le travail industriel, mais qui commence à s’implanter au sein même des tâches d’enseignement ou du fonctionnement des établissements et qui accentue la crise des statuts et des places. D’autres processus de nature contraignante et brutale se sont produits qui ont également contribué à aggraver la crise institutionnelle, comme celui de la quasi suppression de la formation des enseignants sous la présidence de N. Sarkozy. Ce sont là des orientations anti-institutionnelles qui accompagnent et favorisent de surcroît la raréfaction des candidatures au métier d’enseignant, raréfaction qu’on oublie souvent de mentionner comme l’un des éléments de crise du système éducatif.

  • 22 Prost, 1968.
  • 23 Lelièvre, 1990.

25Enfin, parmi les facteurs de crise, il y a les aspects institutionnels proprement historiques que l’on sous-estime parfois. Le système éducatif français a quand même traversé, de 1945 à 1975, un processus de massification et d’unification sans précédent. On oublie souvent qu’à son origine, dans la France de la IIIe République, il était un système duel, séparant de façon étanche en filières distinctes l’enseignement populaire de celui des élites sociales, comme A. Prost22 et C. Lelièvre23 en ont chacun étudié les dispositions et l’histoire. La réunion relative de tous les groupes sociaux au sein d’un seul système éducatif n’a pas été sans générer difficultés et tensions du fait du caractère fortement inégalitaire de cette confrontation dans un pays qui l’avait toujours soigneusement évitée, conservant ainsi sa très forte stratification sociale.

Les grandes périodes du système éducatif français contemporain

26Si l’on veut poursuivre les analyses menées, il nous faut pouvoir périodiser l’évolution contemporaine du système éducatif en France. Rappelons d’abord un aspect préoccupant de son histoire récente qui donna lieu à un faux débat, cela afin d’en écarter les effets obscurs qui pourraient perdurer. Il s’agit de cette discussion virulente autour de la dénonciation du pédagogisme qui, durant environ 30 ans, a eu pour effet d’oblitérer ce qui se passait réellement dans les structures scolaires et nous a donc empêchés d’en comprendre l’actualité pédagogique et les problèmes. Selon les termes de celui-ci, un parti novateur de pédagogues, partisans déclarés des réformes actuelles de l’école, substituait à l’instruction intellectuelle disciplinaire républicaine des préoccupations pédagogiques et psychologiques pragmatiques, affectives et sociales, souvent dépourvues de fondement, occasionnant une dissolution de l’institution scolaire dans son sens propre et des savoirs qu’elle conservait et enseignait. Une telle orientation, selon les désignés républicains, apparaissant ici comme des conservateurs, mettait non seulement fin à l’instruction par les grandes œuvres du passé, par le discours, mais également à la fonction enseignante magistrale et à l’institution scolaire en tant que facteur d’émancipation intellectuelle et sociale. Or une telle position, si fortement rationaliste et humaniste, institutionnaliste pour ainsi dire, non seulement interdisait et dévaluait toute invention pédagogique et institutionnelle a priori, mais faisait également fi de la réalité technologique, économique et sociale, mais aussi des contradictions profondes d’un dispositif scolaire marqué par des divisions culturelles et sociales fortement constituées et préservées, ne permettant pas à tous d’accéder à ce niveau d’intelligence, de formation intellectuelle et culturelle.

27Désormais, une telle configuration du débat sur l’école paraîtra un tant soit peu dépassée, voire éteinte, parce que restée par trop prisonnière d’une résistance très formelle et idéaliste à un âge nouveau du langage commun et de l’histoire sociale dans lequel nous sommes désormais plongés, que nous l’ayons souhaité ou non, et qui nous éloigne de la culture littéraire et philosophique herméneutique comme modèle prédominant de socialisation. Il est clair qu’il ne repose plus sur les formes subtiles d’une rhétorique humaniste modernisée qui soit un facteur de distinction et de promotion sociale. De nouvelles modalités de langage et d’intelligibilité se déploient hors de ce précédent modèle dont la puissance et l’indépendance en soi ne sont pas en cause, s’il se voit seulement relié sérieusement aux mathématiques et à la linguistique. Sans avoir à entrer dans un jugement de valeur sur la nature des formes nouvelles de communication et d’intelligibilité, il faut se rendre compte qu’elles sont désormais omniprésentes et qu’elles déterminent aussi les formes générales de la culture et de la socialisation. La question de l’école ne saurait donc plus se traiter par une exclusion a priori de toute interactivité culturelle et sociale de nature non institutionnelle, plus fortement déterminée cette fois par des facteurs sociaux, expérimentaux, techniques, communicationnels, écologiques et économiques, plus que par des attachements disciplinaires et littéraires. On peut certes le regretter, mais il faut penser l’école actuelle comme une situation objectivement déterminée par l’effacement du modèle rhétorique, donc par une mise en crise de sa légitimité.

28Si on fait de manière globale l’histoire du système éducatif contemporain, sa première période va de 1880 à 1945, la coupure de la guerre de 1914-1918 l’ayant modifié mais pas encore foncièrement transformé, malgré les efforts de J. Zay, ministre de l’éducation du Front populaire entre 1936 et 1939. C’est une phase d’extension de celui-ci à l’ensemble de la population, mais elle repose sur sa division en deux instances. Il n’est pas un ensemble unifié, il existe plusieurs systèmes éducatifs séparés. D’un côté, il y a l’école populaire gratuite qui conduit au certificat et au brevet d’études, aux formations professionnelles et au métier d’instituteur, de l’autre, il y a les collèges et lycées payants qui conduisent au baccalauréat et à l’enseignement supérieur.

29À partir de 1945, une seconde phase s’ouvre, qu’on peut voir durer jusqu’en 1975. C’est un processus de massification du secondaire et de l’université, mais aussi de réunification du système éducatif. Les normes directrices de cette phase sont celles du progrès social, de la modernisation et de la démocratisation de l’école. Il va devenir un ensemble ordonné qui capte toutes les couches sociales et les confronte les unes aux autres, alors qu’auparavant il les distribuait séparées dans des filières spécialisées. Ce processus s’est déployé à travers diverses étapes et réformes, celle de J. Berthoin en 1959, celle de C. Fouchet en 1963, celle de E. Faure en 1969, jusqu’en 1975 date de l’instauration d’un collège unique par le ministre R. Haby.

30Ensuite, à partir de 1975, commence un autre processus qui va durer à peu près jusqu’à la fin du xxe siècle et qui est marqué par une double conjonction. Les maîtres-mots en sont ceux de réorganisation, de réforme et d’adaptation. D’une part, c’est l’entrée dans des orientations anti-institutionnelles néolibérales, dans la politique des populations scolaires et de leurs besoins différenciés. D’autre part, il s’agit d’orientations favorables au recours à des pédagogies qu’on dira également plutôt libérales, c’est-à-dire comprises comme devant être fondées sur l’individualisation des apprentissages. Or un tel sens n’est pas totalement identique à celui de l’éducation libérale des pédagogies modernes et nouvelles. Les pédagogies nouvelles, dites libérales et non directives, sont favorables à la fois à l’autonomie individuelle et à l’action coopérative, à une différenciation donc de l’activité scolaire et des personnes, mais elles n’impliquent pas obligatoirement une vision sociale adaptative et une éthique individualiste utilitariste, comme cela est plus fortement marqué dans les finalités du paradigme économique néolibéral. De telles orientations vont se voir imposées en France aux acteurs, le plus souvent d’une manière autoritaire et verticale, c’est-à-dire avec les instruments d’un appareil d’État encore napoléonien et jacobin qui s’avère assez peu libéral dans son fonctionnement, c’est-à-dire peu pourvu en contre-pouvoirs. Cette orientation va engendrer une multiplication des conflits au sein d’institutions scolaires intrinsèquement étrangères à celle-ci et à l’ambivalence manifeste du pouvoir administratif exigeant l’initiative locale des acteurs selon le nouveau modèle et imposant hiérarchiquement son évaluation selon les protocoles du cadre traditionnel vertical.

31À partir de quoi, vers 2005, s’ouvre une quatrième phase de transformation du système éducatif en France sous l’effet des politiques menées où les pratiques d’enseignement vont tendre à généraliser les nouvelles orientations, les établissements se diversifier et l’école se diviser par ses diverses spécifications locales. C’est là une période d’intensification de sa crise propre, d’autant plus renforcée par les actions d’un gouvernement de droite ardent à accentuer le processus de rupture avec l’ordre institutionnel et à permettre la généralisation de l’autonomie locale des établissements et les formes de privatisation partielle de l’action éducative, ou sa contractualisation avec des opérateurs privés. En même temps, on remarquera que le cadre légal permettant d’appuyer une telle évolution, les Établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) a été créé par un gouvernement de gauche.

  • 24 Mattelart, 2000.
  • 25 Lafontaine, 2004.
  • 26 Ropé et Tanguy, 1994.

32D’autre part, si une telle idéologie néolibérale implique de traiter le travail scolaire du point de vue d’une valeur ajoutée, donc au sein d’une logique de plus en plus strictement économique, le coût de l’éducation étant pensé comme un investissement, un capital-éducation ou un capital humain selon l’expression consacrée des économistes de l’École de Chicago, ce n’est là que l’une des orientations appliquées. Elle implique aussi quelque chose de plus méconnu, qui est que les instruments épistémologiques du capitalisme néolibéral modernisateur relèvent de la théorie de l’information. De façon très générale, il s’agit des instruments théoriques forgés par la cybernétique, comme le montrent les analyses développées par A. Mattelart24 et par C. Lafontaine25. Or c’est bien dans un tel cadre épistémologique et idéologique qu’à partir de la fin des années 1970 s’esquisse une transformation sous-jacente de la conception des méthodes d’enseignement et des programmes, impulsée de façon normative par l’État. Il faut la relier aux applications diversifiées de la théorie générale de l’information, théorie dont les modélisations de l’intelligence commencent à travailler puissamment la définition des connaissances et à les transformer de l’intérieur avec l’appui de l’informatique. Une telle transformation intervient par la promotion de théories formelles de l’organisation de la production et de la cognition, puis de l’apprentissage, qui donnent lieu à la traduction des savoirs en des ensembles de procédures opératoires, conceptions qui entrent peu à peu dans l’entreprise et l’ingénierie, puis dans les laboratoires de recherche et ensuite dans les programmes scolaires au moyen de la notion de compétence. Les sociologues F. Ropé et L. Tanguy en ont décrit et analysé précisément les modalités intellectuelles, temporelles et organisationnelles26.

33Il s’agit donc ici de faire intervenir comme un analyseur global de la crise de l’école et des formes et figures de la transmission, l’hypothèse d’une influence contextuelle générale, idéologique et pratique, formelle et informelle, des thèses de la cybernétique, de la théorie des systèmes naturels et artificiels organisés capables d’autorégulation et de traitement automatisé de l’information. Une telle influence a pu contribuer de façon profonde à la conception des dispositifs d’enseignement tels que la technocratie d’État les imagine à la fin des années 1970 en France, s’inspirant pour cela de la psychologie de l’éducation anglo-saxonne, de l’informatique comme doctrine de la cognition et de la communication, de l’ingénierie et des théories organisationnelles et ergonomiques du travail dans une entreprise qualifiée désormais de postindustrielle.

Paradigme cybernétique et crise des humanités scolaires

  • 27 Lyotard, 1979.
  • 28 Freitag, 2011.

34Voyons donc plus précisément ce qu’est la cybernétique et ses effets sur l’école. Par cybernétique, j’entends donc, ici en un sens étendu, le passage à une économie et une société fondées sur la théorie de l’information et ses modélisations formelles des processus physiques, sociaux, économiques et cognitifs. Elle implique ou entraîne la transformation métaphorique et/ou technique, mais aussi institutionnelle des dispositifs de connaissance et de savoir en processus de régulation, porteurs de mécanismes d’auto-organisation d’ordre communicationnels et synergiques et dont la loi est de se maintenir malgré l’entropie. Cependant, la théorie de l’information n’est pas en soi nécessairement liée à la doctrine économique et politique libérale. Son introduction massive dans les institutions sociales et la définition des formes cognitives, puis dans les processus de travail et d’échange, a cependant été menée dans le cadre de politiques néolibérales de traitement des institutions et de la société qui débutent avec la guerre froide et se prolongent après. Il y a donc eu là une sorte de conjonction historique, de nature idéologique, pour laquelle les noms des économistes américains F. A. Hayek et H.-A. Simon paraissent être emblématiques. Ce qui permet une telle conjonction, c’est que la théorie systémique de l’information et les théories cybernétiques de l’auto-organisation ne sont pas des théories essentialistes, à l’instar des théories économiques libérales qui favorisent comme elles procédures et ordre émergent. Elles ne renvoient pas a priori à un sens principiel et fondateur prévalent qui impliquerait un horizon d’universalité, de raison et de subjectivité commun. Ni les structures sociales et économiques, ni les acteurs plus ou moins rationnels et calculateurs qui y interviennent, ne peuvent se concevoir a priori hors des phénomènes d’interaction et de régulation émergente qu’ils engendrent par leur activité. Or si on prend les disciplines qui relèvent des savoirs humanistes : littérature, histoire, connaissance des arts, droit, médecine, rhétorique, philologie, philosophie, ce sont des savoirs qui supposent tous initialement une position essentialiste, un rationalisme constructiviste comme le nomme F. A. Hayek pour le dénoncer comme totalitaire. Elle correspond à l’existence substantielle d’un sujet humain individualisé, de culture et de nature, qui est volonté et pensée réflexive et qui doit se former et s’éduquer selon des normes idéales. Mais la théorie de l’information est anti-essentialiste, antisubstantialiste, c’est une théorie des échanges, des flux d’information, de l’auto-organisation des systèmes et des jeux de forces et d’énergie qui s’y propagent. C’est une théorie physicaliste des organisations aléatoires, ce n’est pas une théorie du sens qui renverrait à un idéal substantiel ou institutionnel, ni à un sujet connaissant universel. La conséquence de son déploiement dans les institutions culturelles est qu’elle met en crise les humanités et la forme admise des savoirs qui en procède. Elle les traverse et les déstabilise très profondément. Quant à l’informatique, aux outils informatiques, les ordinateurs, ils ne sont qu’un des aspects apparents de la présence de la théorie informationnelle dans l’ensemble social et dans la culture. S’ils en sont évidemment l’instrument par excellence, ils n’en sont pas le seul vecteur. Si l’on suit le sociologue canadien M. Freitag, le néolibéralisme appartient épistémologiquement aux formes sociales de cette postmodernité qu’annonçait et décrivait déjà brillamment J.-F. Lyotard, il y a plus de 30 ans27. M. Freitag les analyse et formalise à partir d’un réseau d’oppositions28. D’un côté le pouvoir et ses institutions pérennes, de l’autre les processus de contrôle et d’organisation. De même, la règle universelle contre la décision circonstanciée en fonction d’objectifs et de procédures. Encore, la justification a priori contre l’évaluation pragmatique a posteriori. D’un côté légalité et légitimité, de l’autre opérativité et efficacité. Ou encore, hiérarchie des normes a priori contre adaptation fonctionnelle a posteriori. La société comme référent d’appartenance et d’identité contre le social comme environnement objectif diffus et évolutif. Droits de l’homme universalistes contre droits particuliers de la personne. Séparation de la société civile et de l’État contre interpénétration confuse des instances. Autodétermination rationnelle reliant subjectivité et nécessité objective d’une part, dissociation de l’efficacité fonctionnelle et des intérêts légitimes de l’autre. Alter-ego universel d’un côté, libre formation des identités et différenciation de l’autre. Rapports de force verticaux et stabilisés de domination contre rapports de force horizontaux et mouvants. Ou encore, expressivité collective et instrumentalité privée versus expressivité privée et instrumentalisation du collectif. Le fait se substitue massivement au droit dans ce nouveau paradigme de la société et de l’humanité. Dans les sciences sociales, il ne s’agit plus de connaissance critique mais de gestion directe ou productive de la réalité. De tous ces déplacements culturels et factuels, et la cybernétique comme théorie des agencements communicationnels autorégulateurs, et le néo-libéralisme comme théorie antirationaliste de la société et de l’échange, sont les théories prototypes. F. A. Hayek lui-même très directement se réfère à l’évolutionnisme, à l’organicisme, à la systémique et à la cybernétique, dans sa définition antirationaliste de la nature d’un ordre. Il écrit :

  • 29 Hayek, 1980, p. 121-123.

Par « ordre » nous désignerons toujours un état de choses dans lequel une multiplicité d’éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns avec les autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste. […] L’étude des ordres spontanés a longtemps constitué la tâche spéciale de la théorie économique, bien que, naturellement, la biologie ait été dès l’origine concernée par cette sorte particulière d’ordre spontané que nous appelons un organisme. Ce n’est que récemment qu’est apparu dans les sciences physiques, sous le nom de cybernétique, une discipline elle aussi concernée par ce que l’on appelle des systèmes auto-organisés ou autogénérés29.

  • 30 Mager, 1962.
  • 31 Gagné, 1965.
  • 32 Bloom, 1969.
  • 33 Merril, 1971.
  • 34 Landsheere (de) et Landsheere (de), 1975.
  • 35 D’Hainaut, 1977.
  • 36 Hameline, 1979.
  • 37 De Peretti, 1981.
  • 38 Legrand, 1986.

35Du fait de l’influence de la cybernétique et de ses conséquences épistémologiques, on va aboutir à plusieurs mutations quant aux savoirs scolaires et à leur enseignement. Première d’entre elles, la théorie de l’information va donner naissance à des projets de formalisation de la cognition, des procédures de formation des connaissances, de leur assimilation et de leur diffusion, qui sont menés durant les années 1960 et après par la psychologie de l’éducation anglo-américaine postbéhavioriste. De tels projets s’appuient sur l’idée de conduites cognitives ordonnées et utilisent la théorie de l’information pour prétendre parvenir à décrire et modéliser grâce à elle les capacités mentales de façon fonctionnelle et modulaire ou séquentielle, donc aussi les processus d’apprentissage. Les plus connus de ces travaux sont ceux de R. Mager30, de R. Gagné31, de B. S. Bloom32, de M. D. Merril33, relayés en langue française, entre autres, par ceux de V. et G. de Landsheere34, L. D’Hainaut35, D. Hameline36, A. de Peretti37, L. Legrand38. Il faut rappeler qu’ils sont à l’origine de l’introduction de la notion de compétences dans les enseignements, de la diffusion des procédures d’évaluation et de différenciation individuelle dans les apprentissages. Ce seront ces taxonomies d’objectifs cognitifs qui proviennent d’une épistémologie anglo-saxonne basée sur les instruments de la cybernétique, notamment la boucle en feed-back, la rétroaction, la modularité séquentielle des processus cérébraux, l’intelligence conçue comme un traitement connexionniste de l’information, etc. Ce modèle a commencé à se répandre dans l’Éducation nationale en France, comme instrument de formalisation des processus d’apprentissage et d’enseignement, durant les années 1970. À partir des années 1980, il entre dans les programmes et même dans la redéfinition des contenus disciplinaires, puisque les compétences ne sont plus des connaissances, mais plutôt des procédures ordonnées et réglées par lesquelles on agit sur de l’information et qui conditionnent la maîtrise des connaissances. On est donc passé d’un ordre scolaire traditionnel qui faisait prévaloir, dans une triade, les connaissances théoriques sur les savoir-faire et ces derniers sur les attitudes et compétences, à un ordre exactement inversé où attitudes et compétences prédominent, donc les conduites et les opérations pratiques. Une telle évolution n’est pas sans effet sur la définition de disciplines d’étude essentiellement conçues comme des corpus de principes, de valeurs, de lois fondamentales, de sens et d’idéaux fondateurs pour la pensée, donnant lieu à des interprétations puis, éventuellement, à des applications et à des conduites.

36Deuxième mutation, le processus, accentué depuis les années 1970, par lequel la valorisation de l’activité économique se fait de plus en plus dans les activités intensives en connaissance, celles de la production et de la gestion des savoirs et donc aussi par le développement et la gestion des instances de formation par des capitaux privés.

37La troisième mutation est de nature politique, liée directement à l’informatisation parce qu’elle accompagne constamment son déploiement technique et culturel. On peut dire de celle-ci qu’elle correspond à une extension des procédures fines de contrôle social. Car l’informatique n’est pas uniquement un simple instrument de gestion, elle permet de contrôler de façon beaucoup plus précise les processus organisationnels, économiques, voire aussi les processus d’apprentissage. Quand l’État met en place des tests nationaux d’évaluation scolaire, les administrateurs voudraient pouvoir disposer d’une sorte de tableau de bord informatique sur lequel seraient indiquées précisément les statistiques de chacune des écoles de France et pouvoir à partir de celui-ci gérer le système éducatif en fonction du type de résultats des élèves. Il s’agit de la sorte d’un passage à des instruments de gestion qui impliquent la possibilité d’un contrôle social des actions menées, des résultats et des performances des acteurs, beaucoup plus détaillé qu’il n’en a jamais existé auparavant. À partir de l’ensemble des résultats aux tests d’évaluation, cartographiés et analysés statistiquement de façon informatique, vous pouvez penser disposer d’un tableau exhaustif des performances des élèves dans chaque école, dans chaque classe, et pouvoir traiter ceux-ci comme une entreprise le fait des performances de ses agences, de ses usines, etc., par rapport à des états de marché. Par le biais de l’informatisation théorique et pratique, conceptuelle et fonctionnelle, s’opère une transformation des instruments de gestion des personnels et des établissements scolaires qui permet désormais d’instaurer des procédures normatives de contrôle de la performance, y compris dans une visée de surveillance des acteurs, qui s’avèrent de plus en plus précises et tatillonnes. Ces trois mutations conjointes contribuent à une puissante mise en crise du système éducatif parce qu’elles en désavouent de fait et de droit les figures légitimes d’autorité : le savoir, les savants, l’étude désintéressée.

38Or indépendamment de telles transformations, les acteurs de l’école n’ont pas toujours su se détacher ni toujours se positionner au milieu d’implications qui niaient assez directement leurs orientations pédagogiques ou épistémologiques.

L’information fait-elle obstacle à l’économie de la connaissance ?

39En s’appuyant sur les analyses de l’économiste Y. Moulier-Boutang, on peut soutenir l’hypothèse suivante : l’une des causes de la crise de la société actuelle et de son impuissance à s’extraire de ses contradictions, et aussi de la crise du néolibéralisme en France et de ses impasses sociales et politiques qui génèrent pauvreté et précarité, est liée au fait qu’il nous enferme idéologiquement et pratiquement dans une vision encore informationnelle de la connaissance qui fait obstacle au déploiement de ce qui devrait configurer une véritable économie de la connaissance. L’économie de la connaissance est par définition une économie qui implique fortement l’interactivité, la coopération, le renouvellement constant des connaissances dans des réseaux horizontaux non hiérarchisés, dans des formes communicationnelles et d’échanges diversifiées, alors que les modèles intellectuels et sociaux aujourd’hui dominants sont strictement informationnels, binaires et verticaux, et ne nous permettent pas d’entrer dans cette économie de la connaissance, mais lui font au contraire obstacle par souci de maintenir un contrôle très centralisé de l’activité et des échanges. Moulier-Boutang écrit :

  • 39 Moulier-Boutang, 2007, p. 63.

Le capitalisme cognitif s’intéresse à la valorisation de l’intelligence et de l’innovation, pas à celle de l’information déjà largement opérée sous le capitalisme industriel de masse. Pour être productif, il est condamné à vivre avec des degrés nouveaux et inouïs de liberté39.

40Pour préciser les axes d’une telle transformation, il faut se rendre compte que l’usine n’est plus aujourd’hui le centre nerveux de l’activité, mais plutôt la société toute entière en tant qu’elle génère une pluralité de modes d’organisation du travail et de l’échange et que son dynamisme propre procède plus d’une intelligence collective et distribuée que de la spécialisation localisée des moyens. Ainsi, d’après Moulier-Boutang, c’est l’innovation plus que la stabilité qui agence désormais les rapports sociaux et la consommation. De même, la normativité des conduites économiques procède bien plus des réseaux d’échange et de production que de régulations keynésiennes par les salaires et l’emprunt. Par ailleurs, ce sont les échanges financiers mondiaux qui agencent les conduites économiques. Dans un tel cadre, la maîtrise du capital-intellectuel et son augmentation deviennent des enjeux communs décisifs. Mais pour cela, il faut que les logiques de coopération s’étendent, qu’il y ait des biens indivisibles et non rivaux, que les connaissances soient elles aussi considérées comme des biens de valeur, que les externalités, les conséquences culturelles non quantifiables et immatérielles, donc non directement rentables, de l’activité humaine soient prises en compte comme des facteurs de développement, que l’apprentissage et la variété deviennent des opérateurs économiques, que les nouveaux biens publics communs soient démarchandisés.

41Dans une économie qui serait finalement un capitalisme orienté du côté de la cognition, pas de la seule logique informationnelle, la dimension réflexive – c’est-à-dire où un usage intelligent et indépendant des instruments de la théorie de l’information redeviendrait possible –, les dimensions réflexives et sociales, comme des processus mutuels interactifs de production de sens commun dans la communication, deviendraient prédominantes. Alors que dans la situation qui selon cette approche est la nôtre, nous serions prisonniers d’une théorie réifiée de l’intelligence, liée à la fascination exercée dans le capitalisme néolibéral pour la puissance de gestion des données et le niveau de sophistication atteint par les instruments informationnels qui ont permis de massifier les formes de consommation. Seulement, il faut se représenter que les instruments informationnels, tels qu’on les emploie et les connaît aujourd’hui, l’informatisation, empêchent justement le renouvellement des connaissances, de l’intelligence et des pratiques pédagogiques en les limitant trop strictement à des usages déjà paramétrés. Le capitalisme ferait donc aujourd’hui en partie obstacle aux transformations qu’il engendre et appelle, qu’il suscite tout autant qu’il les empêche. Cette thèse évidemment est une thèse des plus problématiques, susceptible d’être récusée. Elle pourra paraître triviale à tous ceux qui ne voient dans l’actuel qu’une involution et une déperdition des droits de la personne humaine et des institutions sociales communes dédiées à l’intérêt général. Elle sera rejetée par tous ceux qui pensent que le capitalisme n’est que domination et exploitation des producteurs salariés au bénéfice des détenteurs du capital et jamais aussi un processus de transformation de la réalité sociale et humaine qui ne se réduit pas à la violence de l’exploitation.

42En ce sens, on serait donc passé, en moins d’un siècle, d’un modèle d’organisation du travail qui était celui de l’entreprise du taylorisme, économiquement keynésien parce que devant être régulé par l’État et des hiérarchies stabilisées, à un paradigme informationnel et cybernétique, économiquement néolibéral, prétendument réglé par l’auto-organisation des marchés et par des systèmes intelligents à programmes finis capables d’adaptabilité, mais dépourvus de fins générales explicites autres que leur propre conservation. Mais un tel paradigme aurait pu ne pas être néolibéral sur le plan politique. Il se trouve seulement qu’il a été véhiculé par des doctrines politiques néolibérales qui y ont trouvé leur épistémologie, une théorie physicaliste de la régulation des échanges économiques et sociaux indépendante de tout postulat de fins communes. D’où la difficulté qu’il y a pour comprendre cette évolution, parce qu’on ne peut pas affirmer que la théorie de l’information soit en soi épistémologiquement une doctrine néolibérale. Ce serait une ineptie. Elle a d’abord été, avant de devenir un paradigme de la cognition et des sciences sociales, une théorie mathématique et cybernétique de la communication par des signaux. On ne peut donc pas l’accrocher exclusivement aux thèses politiques néolibérales. Elle a pourtant été le véhicule, durant les années de crise, d’une extension du contrôle du capital sur les processus de travail et d’échange, à l’encontre de toute planification fondée sur le transcendantal d’un intérêt général. D’où, on peut le croire, l’existence d’une profonde tension politique au sein de l’usage des modèles informationnels dans la société et les sciences.

43Que s’est-il passé par ailleurs sur le plan pédagogique ? Nous avons évoqué l’incertitude quant à son sens et avenir dans laquelle se trouve plongée la culture humaniste. Pour la définir, disons que celle-ci se réfère d’abord à la conservation du modèle abstrait de l’intelligibilité, assuré autrefois par l’étude des langues anciennes et de leur littérature en tant que dispositif de formation éthique. Ce modèle d’intelligibilité abstraite est désormais, depuis les années 1950, fortement tourné du côté de la mathématisation. Les mathématiques ont pris la place de l’ancienne rhétorique et de la philologie. Cela a conduit à une dépréciation appuyée des disciplines littéraires et de la forme du discours magistral, du commentaire littéral sur lequel il était fondé. Ce modèle rhétorique persistant, dans sa dimension fortement verbale et déclarative, très instrumentalisé du fait de la domination des mathématiques, s’est donc trouvé en conflit direct avec le modèle informationnel qui se moquait du sens au bénéfice de la fonctionnalité et de l’efficience pédagogique. Or c’est bien à ce conflit que l’on a pu assister depuis une trentaine d’années dans les écoles. Dans cette situation, le modèle rhétorique a bien du mal à résister au modèle informationnel en lui objectant la richesse de sa dimension réflexive, à la fois langagière et catégorielle, esthétique et éthique, qui disparaîtrait de la culture de l’information. Pour autant, le modèle informationnel apparaît à son encontre comme bien plus puissant. Effectivement, il permet des opérations d’analyse et d’organisation des données que jamais l’intelligence humaine n’avait pu réaliser auparavant. Par exemple, il y a une puissance de calcul et de production de résultats dans le travail des outils informationnels qui est tout à fait considérable. Par rapport à ce dernier, le modèle rhétorique est fragile, c’est-à-dire qu’il n’a jamais possédé une telle puissance dans la production de résultats, ne pouvant se délester de la dimension sémantique interprétative pour s’en tenir à opérer sur des dispositifs syntaxiques, sur des agencements de données calculables. Or pour le sujet humain empirique ou existentiel, la dimension du sens, de sens, est bien plus primordiale que la production par le calcul de nouveaux agencements opératoires. L’être humain a besoin pour être et agir de se déterminer par rapport à des fins et non relativement à des calculs et des opérations qui font apparaître comme autant de dispositions du réel des processus physiques et matériels inconnus et tendanciellement étrangers à l’humain.

44Le modèle rhétorique de l’enseignement s’est donc trouvé placé dans une position de résistance de nature éthique, relative aux valeurs philosophiques et politiques de l’éducation. Mais en même temps, le modèle des pédagogies actives ou constructiviste, qui était un modèle émancipateur, puisqu’il faisait appel à l’autonomie, à l’indépendance du sujet dans les processus de travail, a été effacé et absorbé par le modèle informationnel. L’auto-organisation fonctionnelle ou systémique signale et conforte la suppression de l’autonomie d’un sujet connaissant surplombant le monde et indépendant, parce qu’elle en fait un opérateur matériel parmi d’autres inhérent aux processus informationnels. C’est-à-dire que, si la pédagogie comme pratique d’enseignement et orientation intellectuelle est aujourd’hui en impasse dans les écoles primaires, c’est que quand on y parle de compétences, certes on peut encore y voir l’invocation d’une démarche constructiviste, une interaction de l’intentionnel et du réel, mais en réalité, ce qui domine, y compris dans les procédures d’évaluation, c’est le modèle informationnel. De ce point de vue, les pédagogies constructivistes de l’activité ont été absorbées dans un paradigme gestionnaire et informationnel qui est devenu socialement dominant parce qu’il correspond aux normes instrumentales et utilitaires de l’actuel capitalisme néolibéral.

Conclusion : Pour une critique du paradigme informationnel

45Par rapport à ce qui a pu se produire sur le plan organisationnel et épistémologique et qui participe de la crise du système éducatif, il ne s’agit peut-être pas de restaurer les humanités dans leur état ancien, donc de réhabiliter la culture magistrale et littéraire de l’enseignement républicain comme elle fut, avant l’émergence des processus informationnels. Il s’agit d’assumer l’existence d’instruments qui ont transformé la culture, le travail et l’économie, et qui sont effectivement aussi ceux du traitement de l’information. Mais, en même temps, il s’agit de les libérer de la puissance de contrainte et d’aliénation qu’ils comportent dans leur annulation latente de la réflexivité contemplative et du sens de la langue. C’est-à-dire qu’il faut soutenir que l’intelligence humaine ne se réduit pas aux techniques de traitement de l’information et aux modèles qu’elles engendrent d’intelligibilité et de communication. En ce sens, il faudrait pouvoir sauter dans un nouveau modèle d’intelligibilité et d’organisation économique et sociale que l’on pourrait appeler, par opposition au précédent et comme le fait Y. Moulier-Boutang, un modèle social cognitif, voire un capitalisme cognitif. Il s’agirait alors d’une véritable économie de la connaissance qui impliquerait une transformation de l’entreprise et des institutions vers des formes horizontales et interactives de société et d’échange, avec les moyens de l’information. Si elle ne se fait pas actuellement, c’est qu’elle reste d’une certaine manière verrouillée par quelque chose, intellectuellement et socialement. On ne pourra pas, de ce point de vue-là, revenir à une restauration des disciplines du savoir sur l’ancien mode de la rhétorique et de l’exercice magistral. Il faudrait plutôt développer, avec les outils de l’information, un autre rapport au savoir qui soit plus proche de ce qu’appelait le constructivisme autrefois, c’est-à-dire avant qu’il n’ait été réduit à son tour au processus informationnel. Cela n’implique pas nécessairement une rupture intégrale avec les processus de concurrence et de libre entreprise privée tels que le capitalisme les dispose. Disons donc, hypothétiquement, que le capitalisme néolibéral est en impasse parce qu’il reste prisonnier d’un usage fortement autoritaire et hiérarchique du modèle informationnel, contrairement à ce qu’il prétend, cela parce qu’il n’assure plus l’extension de la réflexivité commune du sens et de la libre disposition de l’activité individuelle.

46Dans les pratiques d’enseignement, il faudrait donc pouvoir sortir du modèle informationnel et revenir à un modèle plus réflexif, plus délibératif, mais en s’appuyant désormais sur l’usage des outils informationnels. C’est peut-être cela que nous ne sommes pas actuellement encore capables de faire, ni sur le plan économique ni sur le plan pédagogique ni sur le plan industriel, parce que nous restons prisonniers d’une fascination pour le modèle informationnel ou dominés par les nouveaux processus de pouvoir et de contrainte qu’il assure. Peut-on envisager un nouage fondateur nouveau de la transmission, de l’énonciation, de la narration, de l’information, du calcul rationnel, de la communication, de l’interprétation, de l’ensemble social et du sujet énonciateur individuel, qui fasse loi commune et symbolise un rapport de sens partagé à un monde humain commun ?

47À partir d’un tel point de vue, les démarches d’intelligibilité ne sont pas réductibles à des compétences, c’est-à-dire à des habiletés opératoires dont on mesurerait la pertinence en termes de plus-value. Premièrement, il faudrait donc pouvoir rompre avec le modèle compétentiel qui réifie l’intelligibilité en la réduisant à sa dimension instrumentale et procédurale. Deuxièmement, l’organisation du travail intellectuel d’enseignement et d’apprentissage, au sein des dispositifs informationnels et gestionnaires, interdit que de tels dispositifs deviennent ce qu’ils devraient être, c’est-à-dire des outils permettant de façon à la fois horizontale et transmissive, aussi interactive, de développer collectivement notre intelligence et nos savoirs. Troisièmement, la boucle cybernétique, y compris pensée comme une logique de régulation, est insuffisante à décrire les processus d’intelligence, d’apprentissage et d’enseignement, qui sont de nature réflexive et aléatoire, distributionnelle et dynamique et non point séquentiels. Quatrièmement, toute vision verticale, autoritaire et hiérarchique de l’institution scolaire, ajustée et délimitée par la logique informationnelle et gestionnaire, tend à empêcher l’essor intellectuel des populations scolarisées et à interdire, et la transmission traditionnelle, et la cognition nouvelle comme construction et invention de connaissances. Enfin, la logique compétentielle et les procédures d’évaluation telles qu’on les connaît, à trop vouloir réguler et formater les pratiques et les actes, font obstacle à l’essor de l’intelligence à l’âge des technologies de l’information et de la communication.

48Pour conclure, le problème actuel de l’école semble donc devoir être placé, au-delà de sa dimension politique et sociale, sur une scène qu’on dira aussi épistémologique, au sens d’une philosophie des dispositifs de connaissance et de communication. L’histoire de cette scène apparaît à l’analyse plus complexe que celle qui semble se jouer depuis les vingt dernières années, la déperdition de l’école républicaine française. En ce sens, il apparaît que le processus que nous connaissons de crise intellectuelle et culturelle de l’école a commencé dès les années 1970, avec l’introduction normative de la logique informationnelle dans les programmes, dans la définition des disciplines, des pratiques de classe, des instruments d’évaluation, etc. Ce processus s’est ensuite étendu et intensifié lors de l’informatisation, c’est-à-dire avec le développement de l’intelligence artificielle, des ordinateurs et des réseaux de communication. Il ne s’agit donc plus d’une psychologisation de l’école, comme l’affirmait le philosophe F. Jacquet-Francillon (Jacquet-Francillon, 2012) à partir de la généralisation des procédures d’évaluation, mais bien au contraire d’une déperdition générale du sujet classique de la conscience, de la connaissance et de la volonté, comme facteur de liberté, au bénéfice de processus organisationnels pensés comme des agencements régulés d’information et d’actions modulaires prédictibles, comportant des agents. Certes, ceux-ci distinguent des niveaux schématiques et formels distincts d’intelligibilité du réel, mais ils sont d’abord surtout fonctionnels et localisés, jamais universels. Une telle substitution de la régulation systémique interactive des opérateurs à la rationalité systématique et réflexive des acteurs, ou mise sous tension de l’un par l’autre, implique désormais une réappropriation sociale et individuelle de la nouvelle puissance cognitive et créative, mais aussi ordonnatrice, que permet la logique de l’information. Il y va tout autant de la question de l’avenir de l’école que de celle du destin des sociétés humaines et de l’émergence de formes nouvelles de subjectivation et de redéfinition des rapports de droit en leur sein.

Notes

1 Deleuze et Guattari, 1991.

2 Harman et Rosenberg, 1971.

3 Raynaud, 1984.

4 Baudelot et Establet, 2009.

5 Frelat-Kahn, 1999.

6 Drévillon, 1980.

7 Bourdieu, 1989.

8 Wallerstein, 1983.

9 Foray, 2009, p. 37-38.

10 Lyotard, 1983.

11 Le Goff, 1999.

12 Laval, 2003 ; Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2011.

13 Careil, 1998, p. 21-22.

14 Boudet, 2012.

15 De Landsheere et De Landsheere, 1975.

16 Bacher, 1973, p. 45.

17 Hadji, 1990.

18 Endrizi et Rey, 2008.

19 Rangeon, 1993, p. 11.

20 Sauvage et Sauvage-Déprez, 1998.

21 Tardif et Levasseur, 2010.

22 Prost, 1968.

23 Lelièvre, 1990.

24 Mattelart, 2000.

25 Lafontaine, 2004.

26 Ropé et Tanguy, 1994.

27 Lyotard, 1979.

28 Freitag, 2011.

29 Hayek, 1980, p. 121-123.

30 Mager, 1962.

31 Gagné, 1965.

32 Bloom, 1969.

33 Merril, 1971.

34 Landsheere (de) et Landsheere (de), 1975.

35 D’Hainaut, 1977.

36 Hameline, 1979.

37 De Peretti, 1981.

38 Legrand, 1986.

39 Moulier-Boutang, 2007, p. 63.

Auteur

Professeur de philosophie à l’ESPE de Versailles et à l’université de Cergy-Pontoise. Docteur en philosophie, spécialité histoire des sciences et épistémologie. Ses recherches portent sur les théories de l’apprentissage, la formation des concepts de la psychologie et l’histoire de la pédagogie moderne dans ses formes institutionnelles et expérimentales.

© Presses universitaires du Midi, 2014

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