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Savoir et savoir enseigner

 | 
Jean-François Thémines

Conclusion

Texte intégral

1Parce que la géographie scolaire affirme aujourd’hui préparer les élèves à devenir responsables sur leur territoire et dans le monde, elle donne un sens précis au concept scolaire de territoire. Elle utilise ainsi la légitimité scientifique d’un concept élaboré et discuté par des spécialistes, concept qu’elle a plié à ses propres exigences, ses propres visés et ses propres structures.

Construire le monde comme territoire

2Ce concept scolaire de territoire prend sens dans un environnement conceptuel et notionnel, sorte de trame que la lecture attentive des programmes permet de distinguer et articuler. C’est dans cette trame qu’il joue le rôle d’organisateur de contenus. Sa proximité habituelle avec la notion d’aménagement invite à étudier les façons dont les sociétés organisent leurs espaces de fonctionnement. Le rapprochement plus nouveau, tout en étant spécifiquement scolaire entre territoire et organisation, désigne l’étude des relations spatiales caractéristiques d’un espace encadré par une collectivité territoriale ou un État. Le concept scolaire de puissance continue de faire valoir une acception géopolitique du territoire. Classique aussi à l’école, le rapport entre territoire et développement donne de l’importance à l’étude des inégalités sociales, perspective critique fermement affirmée aujourd’hui. Plus nouvelle, l’association avec le développement durable enrichit le sens du concept de territoire. Celui-ci n’est plus seulement une surface différenciée, il devient un bien commun dont sont responsables d’autres collectivités que les seuls groupes locaux. Enfin, le concept de paysage est infléchi vers l’étude des valeurs qu’il peut représenter en un territoire donné qu’il contribue donc à structurer sur le plan symbolique et politique.

3Finalement, à l’école, on parle de territoire à propos d’un espace, lorsqu’un individu ou un groupe y ayant trouvé dans sa proximité quotidienne des repères pour vivre et s’identifier parvient à les articuler à des ensembles de repères partagés, politico-administratifs et vécus à des échelons plus grands (une région, une nation, un réseau ou une surface plus vaste encore). Un horizon mondial se dessine alors, esquissé à la fois par des interdépendances entre acteurs puissants (États, entreprises, gouvernement mondial) et par l’expérience de la rencontre avec d’autres groupes sociaux, via des situations d’enseignement. Le concept scolaire de territoire a donc bien un usage finalisé : il s’agit tout autant de construire cet horizon et ces articulations entre niveaux, que de les enseigner comme s’ils étaient des objets indiscutables.

Le savoir des territoires

4À y regarder de près, l’enseignement des territoires recouvre des pratiques diverses. Nous les avons rassemblées en deux familles correspondant à deux chapitres : l’enseignement de l’organisation des territoires (chapitre 2) et l’enseignement des processus de construction de territoires (chapitre 3).

5La première famille répond à un objectif d’enseignement de repères géographiques ainsi que de l’organisation de l’espace terrestre aux échelles nationale et mondiale. Elle fait entrer les acteurs dans le domaine de l’étude : elle ne s’en tient pas à des formes et des localisations qu’il faudrait mémoriser. Néanmoins, il ne s’agit pas tant des jeux d’acteurs que de leur résultat, c’est-à-dire des productions spatiales : des aménagements, des structures. Par contre, la deuxième famille est centrée sur les enjeux autour desquels des individus et des groupes se confrontent et dépassent leurs oppositions premières dans le cadre d’une gestion politique des problèmes posés. Ce type d’objectif est mieux en adéquation avec la finalité déclarée de préparer les élèves à leur prise de responsabilité vis-à-vis des territoires.

6Avec l’étude des processus de construction territoriale, des problématiques nouvelles peuvent entrer dans la géographie scolaire, tout en créant des situations originales et stimulantes. Par exemple, la problématique de l’habiter, question qui gagne en importance dans un contexte de mobilité géographique accrue ; la problématique de la justice spatiale dans l’étude des régions ; la question des relations entre territoires institutionnels et territoires fonctionnels autour de l’étude de conflits d’usage ou encore l’exploration des rapports à l’espace dans une démarche interdisciplinaire avec l’histoire des arts. Si l’on s’en tient à l’étymologie du mot savoir : « ce qui est susceptible de donner un goût nouveau au monde » (Astolfi, 1992), alors on peut dire que le potentiel de savoir de ces études est important. On retiendra qu’elles bouleversent le placement spatial des catégories de l’ici et de l’ailleurs, comme c’est le cas (diversement) pour les élèves dans la vie hors de la classe. Le monde est là, présent sur l’écran d’ordinateur sous la forme d’images travaillées, reliées, commentées dans des SIG, des hyper-paysages ou sous la forme d’œuvres qui immergent les élèves sans avoir le filtrage d’un auteur de manuel, dans des expériences géographiques lointaines. Elles rapprochent aussi le savoir de l’action et de la décision, soit en étudiant le cadre dans lequel ces décisions se prennent, soit en éprouvant des situations de confrontation de points de vue pour élaborer un plan d’action.

7Par ailleurs, le déroulement didactique de ces études est véritablement dynamique : les réponses attendues à la fin d’une étude de crise territoriale, d’une analyse géo-éthique de la politique régionale ou encore d’une approche des pratiques citadines dans la ville de l’établissement, ne sont pas arrêtées à l’avance. Il arrive que les professeurs, révisant leur scénario initial, infléchissent nettement leur intervention et réorganisent le travail intellectuel des élèves autour de concepts, de conclusions intermédiaires, voire de productions finales non prévues initialement.

8Le savoir des territoires n’est plus seulement et fatalement déclaratif, une sorte de prêt-à-informer relatif à la puissance et aux niveaux de développement des États. Il devient un savoir opératoire préparant à la discussion, à la délibération, au choix raisonné et à la critique des politiques publiques. C’est la raison d’être de cours consacrés à l’analyse de conflits d’usage sur des espaces convoités. Le savoir des territoires est aussi un savoir reconnaître (ou se mettre en telle position) les savoirs géographiques des autres, plus loin mais sur la même Terre ; un savoir reconsidérer les façons spontanées de décrire l’unité et la différence entre les sociétés dans l’espace.

Potentiel didactique des territoires

9L’enseignement des territoires n’est pas sans produire des tensions de toute sorte sur la pratique. Parce qu’il s’appuie sur des études de cas, parce qu’il privilégie des situations où affleurent les enjeux des inégalités sociales, parce qu’il analyse les discours et les images, il ne consiste généralement pas en la distribution tranquille de contenus assurés. Il déjoue le fonctionnement classique des cours de géographie.

10Nous avons repéré la plupart de ces tensions. Entre savoirs (disciplinaires) et compétences (non disciplinaires) comment construire des articulations concrètes ? Entre information institutionnelle et connaissance (expérience) des territoires : comment faire place à l’une (plutôt abondante) et à l’autre (fragmentaire, faiblement accessible) autour d’une problématique spatiale et politique ? Entre lexique, catégories et références d’ici, et lexique, catégories et références d’ailleurs : comment faire prendre conscience aux élèves de l’inadéquation des uns aux autres et, en même temps, de leur nécessaire mise en correspondance ?

11Face à ces tensions, trois ressources sont importantes. Tout d’abord, leur connaissance permet d’en anticiper partiellement certaines manifestations ou même de ne pas être étonné et déstabilisé devant ce qui pourrait, sans cette information, apparaître comme un dysfonctionnement personnel. Ensuite, les échanges et les discussions dans la profession s’avèrent essentiels. Ces tensions sont en effet souvent liées à des écarts entre fonctionnements normaux, attentes habituelles en géographie scolaire d’un côté, et nouveautés des exigences ainsi que des objets et dispositifs de travail de l’autre. Il importe par conséquent d’avoir identifié, avec les professeurs de son équipe ou d’autres établissements, des façons d’atténuer ces tensions, des stratégies qui permettent de sortir d’éventuelles impasses avec les élèves, tout en continuant à viser des apprentissages qui en valent la peine. Les enseignants ne sont pas toujours d’accord sur ces stratégies ou avant cela sur le diagnostic des tensions. Ces désaccords sont normaux : c’est même le signe que le métier est vivant. Il faut prendre le temps de trouver sa position dans les « disputes professionnelles » que ne manque pas de produire la prescription de territoires en géographie (pour les espaces proches : faire acquérir des repères ou construire la notion d’espace partagé ; pour la région : étude « objective » de l’organisation du territoire ou approche évaluative de la politique d’aménagement, etc.). Enfin, dernière ressource : soi-même, ses centres d’intérêt, ses défis, ses désirs… L’innovation n’est pas le seul fait d’une institution qui cherche à rendre plus flexible la forme scolaire et les disciplines, à rapprocher le savoir scolaire et l’action en vue d’une meilleure formation citoyenne. Elle est aussi de l’initiative des professeurs et des équipes : le territoire est un remarquable champ d’innovation didactique par les perspectives de travail qu’il ouvre concernant l’imagerie géographique (nouveaux types de cartographies, iconographies, hyper-paysages, etc.), le travail hors de la classe en direction des territoires institutionnels et des territoires vécus, les rencontres interdisciplinaires, etc.

12L’innovation est en effet encouragée par le potentiel didactique du territoire tel que la géographie scolaire le définit actuellement. Il conduit le cours de géographie sur le terrain du monde, plutôt que, comme d’ordinaire, ce soit le monde qui entre dans la classe. En quoi le monde est-il, devient-il, devrait-il devenir territoire ? Quelles expériences valent d’être partagées ? Comment l’idée d’ailleurs se renouvelle-t-elle dans ce monde aux dimensions perçues comme de plus en plus réduites ? Il soutient la vision plutôt nouvelle en géographie scolaire d’un monde comme relation ou comme connexion entre des lieux où s’élaborent des visions du monde : des lieux géopolitiques, des lieux financiers et marchands, des lieux de culture de masse, des lieux spirituels et intellectuels, etc. Plutôt que de faire le tableau du monde ou de répertorier des formes spatiales génériques, le cours de géographie aurait à étudier certaines de ces connexions, leurs acteurs et leurs contenus de savoirs. Dans ce cadre, les situations d’enseignement peuvent être qualifiées de situations de haute tension intellectuelle : les enjeux de savoir sont certains. Tout particulièrement, et c’est ce que nous avons cherché à montrer à travers les productions présentées et analysées, les élèves sont souvent placés en situation d’auteurs. Au-delà de savoirs disciplinaires, au-delà de compétences plus ou moins transdisciplinaires, c’est ainsi l’unité du sujet (élève) qui peut être visée : sa capacité à exprimer un avis, un jugement argumenté, une solution raisonnée, sa vision d’un problème ; sa capacité à le faire avec son propre style ; en somme une préparation effective à ses futures interventions de citoyen.

© Presses universitaires du Midi, 2011

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