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Savoir et savoir enseigner

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Jean-François Thémines

Chapitre 2. Enseigner les territoires par l’étude de productions spatiales

Texte intégral

1Traditionnellement, l’idée de territoire a partie liée avec l’enseignement de repères géographiques, principalement aux échelles nationale et mondiale. Les attributs 2 et 3 du concept scolaire actuel de territoire organisent alors les savoirs enseignés. Les quatre formes d’enseignement (document no 2.1) du territoire présentées dans ce chapitre correspondent à deux cas de figure. Les deux premières poursuivent l’objectif classique de la géographie scolaire : transmettre une représentation partagée du territoire national ; enseigner « la » représentation d’un territoire autre que celui de la nation française. Les deux suivantes se situent dans le fil de renouvellements récents : il s’agit des thèmes de l’aménagement ainsi que de la géographie des risques, appréhendés à partir de cas. Ces deux dernières formes font entrer les acteurs dans l’étude. Mais elles partagent avec les approches précédentes, le fait d’être centrées sur des productions spatiales (espaces produits, aménagements) plutôt que sur les jeux d’acteurs et des dynamiques territoriales.

2Plusieurs avancées sont cependant réalisées par rapport aux anciennes approches du territoire. D’une part, la description lieu par lieu est écartée au profit de travaux de comparaison, de mise en relation et de l’identification de structures. D’autre part, la diversité de ses formes ainsi que sa dimension immatérielle sont intégrées dans la réflexion.

3L’objectif de chaque présentation est de cerner les enjeux de savoir et d’apprentissage de la forme d’enseignement présentée, avant de les concrétiser pour une leçon. Il s’agit donc d’expliciter les choix qui soutiennent l’élaboration d’une situation d’enseignement du territoire tout en livrant des façons de faire et des outils qui peuvent être transférés.

4Chaque présentation se compose de la façon suivante :

  • explicitation de la structure conceptuelle des savoirs et compétences en jeu, en relation avec le programme et avec ce que les élèves, généralement, savent du sujet, préalablement à l’activité ;
  • présentation d’outils didactiques (document no 2.1) pour les élèves ou pour les professeurs, explicitation des enjeux de leur utilisation (quelles compétences ? quels savoirs ?) ;
  • présentation de réalisations attendues en fin de séance, avec explicitation de l’enjeu pour les élèves, de formation à/par la discipline.

Document n o  2.1 : Éléments de glossaire didactique
Forme d’enseignement (forme didactique) : façon d’articuler et d’ordonner un contenu disciplinaire à l’échelle d’une séance ou d’un ensemble de séances. En classe de géographie, c’est la façon d’articuler et d’ordonner un contenu spatial ou spatialisé qui identifie la forme d’enseignement choisie par le professeur.
Séance : unité de réalisation d’un cours. Le terme est connoté par les idées de cohérence, clôture et « intrigue ». Ce que ne dit pas cours, terme convenu pour désigner de la façon la plus générale la partie de l’activité du professeur qui consiste à « faire cours ». Séance donc, mais cela pourrait être un autre mot, pour désigner la distribution dans le temps (clôture) d’un ensemble structuré de savoirs et de compétences (cohérence) organisé selon une progression logique qui conduit à une conclusion (« intrigue »).
Outil didactique : « technologie » simple permettant de traiter de l’information (spatiale/spatialisée) et de soutenir sa transformation en un savoir géographique. Indispensable pour faire avancer une séance d’étape en étape jusqu’à une conclusion. Sans outil didactique, il n’y a pas d’autre forme possible que le cours magistral et les séquences fermées de questions-réponses. Ce sont les formes les plus incertaines pour le professeur (Qu’apprennent les élèves ?) et les plus inégalitaires du côté des élèves.

1. Enseigner le territoire national : la situation géographique et les caractéristiques du territoire national en classe de troisième

5La première forme d’enseignement du territoire présentée est dite d’analyse spatialisée. Elle consiste pour le professeur à conduire et guider l’analyse d’un phénomène spatialisé (une répartition) par rapprochement avec d’autres phénomènes eux aussi spatialisés, puis par production d’hypothèses permettant de comprendre les corrélations observées. Ce type de forme mobilise essentiellement des documents cartographiques. Un document principal représentant le phénomène à observer et à comprendre est confronté à d’autres documents dans l’objectif d’identifier des logiques de répartition. Le thème d’enseignement : « les caractéristiques du territoire national » est le plus classique de la géographie scolaire. L’objectif est d’en faire un temps d’observation et de raisonnement, et non seulement de mémorisation de repères (formes, localisations). Il s’agit de faire observer et formuler des régularités spatiales à la compréhension desquelles, des représentations cartographiques simples donnent accès. Le territoire apparaît alors comme une combinaison originale de relations régulièrement observées par ailleurs et non comme une configuration exceptionnelle.

1.1. Territoire national et milieu : approche géographique

6Dans cette leçon, le concept de territoire sert à étudier l’espace national en tant qu’il est un espace encadré, contrôlé et administré par un État (attribut 2). Il s’agit d’une conception ancienne du territoire, issue des sciences politiques et juridiques, dont la géographie scolaire est dépositaire au titre de sa finalité de formation civique. Cependant, parce qu’on est en géographie et non en science politique, le concept est appréhendé à partir de la dimension spatiale de cet encadrement et de ce contrôle (qui a par ailleurs une dimension temporelle : la fabrication d’une histoire ou d’une mémoire ; et juridique : une constitution, des lois et règlements, leurs procédures d’application, etc.).

7En géographie, l’État est appréhendé à partir de deux fonctions par lesquelles il met en œuvre un rapport avec l’espace : la fonction politique et la fonction géopolitique.

8La fonction politique consiste à garantir la cohésion d’un groupe social et à en réguler les tensions internes. L’État, ensemble d’institutions, est alors un acteur spatial en ce qu’il installe un emboîtement des pouvoirs (avec ses représentants déconcentrés jusque dans les plus petites circonscriptions), un maillage des services à la population, un quadrillage par les forces de sûreté, un treillage de l’espace par des réseaux propices aux échanges, et tout autre aménagement spécifique. La fonction géopolitique consiste à garantir l’existence et la sécurité d’une société, face à d’autres États. L’État est un acteur spatial en ce qu’il traite de façon particulière les espaces de confins et de frontières du territoire national, en ce qu’il est présent à l’extérieur dans le but de prévenir les risques pesant sur celui-ci ou sur des individus expatriés, et qu’il mène plus généralement une politique d’influence.

9Cette approche du territoire national à partir des rapports État/nation, constitue l’arrière-plan de l’enseignement en classe de troisième. Les deux dernières parties du programme : la France et l’Union européenne, le rôle mondial de la France et de l’Union européenne, ainsi que le thème III de la première partie, lient implicitement le territoire et le milieu, en mentionnant les notions de ressource et de contraintes ; ainsi que le territoire et l’organisation, avec la notion de situation géographique.

10Ressource est une notion associée au concept de milieu (document no 1.9). Son sens précis s’obtient par distinction d’avec élément (naturel) et potentialité. Un élément (naturel) est une propriété localisée dans l’environnement d’une société, mais il ne fait pas réellement partie de cet environnement, en ce sens que la société ne l’a pas identifié comme une propriété exploitable. Une potentialité résulte de la prise de conscience du caractère exploitable de cette propriété localisée. Une ressource est une potentialité réalisée : la société l’exploite en fonction de buts (amélioration des conditions de vie, développement de nouvelles activités), en utilisant des moyens techniques, financiers et humains. Mais cette exploitation a un coût : modification de l’environnement, gêne pour des riverains, apparition de nouveaux risques, renchérissement progressif de coûts d’exploitation, etc. Ce sont les contraintes d’exploitation de la ressource. Leur acceptation est sujette à des réévaluations : des contraintes acceptées un jour peuvent être jugées inacceptables plus tard et les conditions de l’exploitation redéfinies.

11On a l’habitude de distinguer des catégories de ressources en fonction de leur origine, même si, au final, toutes les ressources sont des produits sociaux : les ressources de gisement (l’exploitation d’une propriété ou d’un élément localisé), les ressources de situation (une position valorisée par des équipements, des moyens de locomotion, etc.) et les ressources d’aménité (une valeur attractive conférée à une localisation, à un élément). Les ressources d’un territoire sont donc des valorisations réalisées à un moment donné par une société. Une partie de ces ressources est mise en œuvre à l’échelle nationale dans le cadre de la politique d’aménagement. D’autre part, la notion de situation géographique est rattachée au concept d’organisation du territoire. Une situation se comprend bien par distinction d’avec la notion de position. La position est réservée en géographie à la localisation par rapport aux repères terrestres (longitude, latitude, altitude). La situation prend en compte les relations du lieu avec d’autres lieux. On comprend donc que si la position d’un lieu ne change pas, sa situation peut par contre être modifiée, par exemple en fonction de la création de voies de transports. La notion dynamique de situation est plus difficilement accessible aux élèves, même de lycée.

1.2. Comprendre les ressources de situation d’un territoire

12Le principal obstacle de compréhension pour les élèves est un obstacle fixiste, lequel consiste à penser l’espace comme un support doté de dispositions intrinsèques, toujours déjà là et promises à rester, sauf cas d’épuisement de stock. L’idée que le milieu est une relation qui se réalise entre une société et un cadre de vie, n’est pas spontanément présente : elle est à construire. D’autre part, un obstacle naturaliste fonctionne aussi, de telle façon que la notion de ressource est associée à l’idée d’une nature supposée exister en dehors de toute intervention humaine. L’approche de la géographie est ainsi marquée par une orientation d’écologie humaine, laquelle fait prévaloir les idées d’adaptation à un milieu conçu comme naturel et de facteurs a priori favorables ou défavorables au développement humain. Dans ces conditions, les élèves ne peuvent pas immédiatement penser que les propriétés d’un lieu sont déterminées, non par ce qui est présent en ce lieu, mais en fonction du système de lieux avec lesquels le premier est en relation. La prise en compte de cette dernière propriété leur permet d’accéder à la notion de situation.

13L’enjeu d’apprentissage notionnel est le suivant : la situation géographique est une ressource ; un territoire se caractérise par des ressources de situation, utilement exploitées dans des lieux qui mettent ce territoire en connexion avec des ensembles plus vastes. De fait, quatre caractéristiques principales du territoire français doivent être mises en avant : son ouverture vers l’extérieur du fait de son intégration à des ensembles plus vastes, par des réseaux terrestres, maritimes et aériens ; sa structuration interne par un niveau de métropoles en position périphérique, à distance du premier pôle que constitue l’agglomération parisienne ; le rôle structurant de quelques axes qui concentrent les activités et les échanges ; enfin la littoralisation du peuplement. Un enjeu d’apprentissage méthodologique important concerne le niveau d’enquête auquel on veut placer les élèves. Ce niveau n’est pas exclusivement celui des formes singulières du territoire, mais aussi celui de « formes répétitives » correspondant à des « situations caractéristiques et déjà répertoriées » (document no 1.12) dans d’autres études de territoire : les interfaces frontalières, les polarisations métropolitaines, les effets d’axe et les dissymétries littorales/intérieur.

  • 1 Carte de densité 2006, disponible à l’adresse suivante : http://www.insee.fr/fr/themes/document.as (...)

14Dans un premier temps, les élèves identifient les sources des cartes thématiques (carte de la densité de population, carte des axes routiers et autoroutiers, carte des principales villes1) dont ils doivent se servir pour répondre à la question : comment comprendre la répartition de la population dans le territoire français ? La réponse est obtenue en réalisant autant de schémas qu’il y a de cartes thématiques dans le dossier confié aux élèves. Ceux-ci complètent chaque schéma réalisé d’un paragraphe dans lequel est précisée la régularité que ce schéma permet d’observer. Puis les élèves doivent repérer des concentrations de fortes densités (Nord Pas-de-Calais, Lorraine) dont les régularités ne rendent pas compte, puis chercher dans le manuel des cartes ou croquis avec lesquelles elles peuvent être mises en relation.

15Le temps final est consacré à la production d’un schéma qui combine les schémas intermédiaires. L’idée vers laquelle il s’agit de conduire les élèves est celle de ressources constituées pour l’essentiel de situations : celle des portes d’entrée du territoire connectées à des lignes de réseau mondiaux (maritime et aérien), celle des métropoles françaises reliées entre elles et avec les autres métropoles européennes, celle enfin des lieux qui n’appartiennent à aucune des deux catégories précédentes, mais dont les potentialités ne peuvent pas être définies indépendamment d’eux.

16Pour aller dans cette direction, la dernière consigne demande aux élèves de conclure sur les régularités que ce travail de schématisation les a conduit à observer. Ce travail amène à exclure « les domaines bioclimatiques » ou encore les « fleuves » et les « montagnes » mentionnés dans le texte du programme, des relations génériques à établir avec le peuplement. Il s’agit donc là de distinguer repères prescrits par les programmes, et formes répétitives, non directement prescrites, mais pourtant nécessaires à la compréhension des caractéristiques du territoire national, du point de vue du peuplement.

1.3. Un schéma comme essai de mise en ordre

17Les élèves ont besoin d’une fiche d’activité qui inclut autant de fonds de schéma que nécessaire. L’objectif de repérage et d’expression d’une régularité spatiale nécessite d’outiller l’observation, en étayant deux opérations interprétatives. L’une d’expression de la régularité, avec une formule du type : « plus X est important (ou faible), et plus la densité de population est importante » ou « plus un lieu est proche de tel type de lieu et plus il a de chances d’avoir un peuplement important » (voir document no 2.2). L’autre d’expression d’une recherche d’explication : « quelle raison peut-on donner à cette régularité ? ».

18Cette séquence logique : observation/inférence/interprétation n’est pas chronologique. Une esquisse d’inférence peut ainsi à rebours affûter l’observation. C’est le moyen de faire comprendre que l’on ne cherche pas à obtenir une image simplifiée d’un phénomène, mais bien un essai de mise en ordre d’un phénomène tout en variations.

Document n o  2.2 : Tableau d’organisation de l’observation de cartes thématiques

Je note ce que je remarque (liste)

Je cherche une règle générale (formule : plus c’est près/loin de… et plus la densité est importante/faible)

Je cherche des raisons à cette règle générale (liste)

-
-
-

-
mais il y a des exceptions :
-
-
Je représente sur le schéma, les espaces et les lieux qui correspondent à cette règle

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-

19À cette condition, le schéma final (voir document no 2.3) n’est pas un schéma répertoire de lieux, mais l’expression d’hypothèses interprétatives des différences de peuplement observées. Le caractère simplifié de ce schéma est intentionnel : cette représentation rend visible la rupture que l’on installe avec le réel, dès lors qu’une analyse est menée. La simplification fait percevoir le statut de représentation : aucune carte n’est un fac-similé, réduit selon un rapport d’échelle constant, de la surface de la terre. La légende apparemment simple du schéma dépend des hypothèses discutées avec les élèves et recueillies dans la troisième colonne du tableau. Aller directement de la carte à un schéma, ferait perdre à ce dernier, le statut d’essai de mise en ordre. D’autre part, un croquis final aux contours apparemment réalistes nuirait à la compréhension de l’objectif d’apprentissage : savoir quel genre de relations établir entre les lieux d’un territoire d’étude et comment établir ce genre de relations.

2. Enseigner l’organisation d’un territoire national autre que le territoire français : les puissances émergentes, le cas du Brésil en classe de quatrième

20La forme d’enseignement dite « intégrative » consiste pour le professeur à faire avancer l’étude, en la complexifiant progressivement par apports successifs de relations spatiales. Cela peut être la succession des échelles spatiales d’analyse, ici les échelles de la puissance d’un État, qui dévoile cette complexité progressivement. Cette dernière n’est cependant pleinement approchée que dans un ultime temps de synthèse. À ce moment-là, l’intégration se manifeste par l’expression d’un ordre spatial, d’une logique qui traverse et relie les différents niveaux ou ensembles de relations successivement étudiés.

21L’ordre qu’il s’agit d’exprimer dans le cas présenté, est celui d’une stratégie de puissance appliquée au territoire brésilien. Dès son arrivée dans les manuels français de géographie (1964), le Brésil représente la possibilité du développement pour des puissances issues de ce qu’on appelait alors Tiers-Monde. L’école en a fait le pays emblématique des disparités sociales et du pillage des ressources primaires. L’enjeu est de passer d’une géographie de pays (une forme vue d’en haut et quelques images de lieux symboliques depuis la France) à la géographie d’une stratégie de puissance. La notion de pays ne suffit pas : ce sont les usages du territoire construits par une stratégie qui sont l’objet de la réflexion.

Document n o  2.3 : Des logiques de peuplement du territoire français

2.1. Les usages d’un territoire construits par une stratégie de puissance

22Dans ce thème d’étude de la classe de quatrième, le premier mot-clé associé au territoire est celui d’organisation. Quand il s’agit d’espace, l’organisation renvoie à l’idée d’une unité produite avec de la différence spatiale. Parler d’organisation de l’espace, c’est insister sur le caractère de production, que revêt l’espace des sociétés humaines, et donc, sur les acteurs qui le produisent à des fins de vie en société, d’échange, de circulation, etc. Lorsque le concept d’organisation passe dans la « grammaire » du territoire, c’est pour mettre l’accent sur les États et sur l’ordre social interne (politique) et externe (géopolitique) qu’ils construisent.

23L’organisation du territoire est liée dans le programme de quatrième au concept de puissance et mise au service d’une étude de la mondialisation. Deux notions sous-tendent cette association : hiérarchie et interdépendance entre les acteurs concernés. Le concept de développement n’est pas central mais la problématique qui lui correspond est présente, avec les expressions suivantes : inégalités socio-spatiales, générer du développement, déficit et perspectives de développement. Elle fournit même les catégories et l’ordre de la deuxième partie du programme : Les territoires dans la mondialisation, en faisant se succéder Les États-Unis, les puissances émergentes et les pays pauvres. Il s’agit d’étudier à l’échelle de l’année, les rapports d’interdépendance et de hiérarchie qui se reflètent et se construisent dans le processus de mondialisation.

24Le rapport territoire/puissance se conçoit alors comme la façon qu’a l’État de se servir de l’un (le territoire national) pour renforcer l’autre (la puissance) à l’intérieur et à l’extérieur, en relation avec des acteurs de niveau mondial et en fonction d’une vision du monde qu’il veut faire connaître. Les facteurs de puissance sont identifiés dans le cadre d’une stratégie d’État, laquelle comporte un volet mondial de plus en plus déterminant pour les autres volets (influence régionale, prise en compte des autonomies locales, etc.). Les marques de la puissance sont le produit de cette stratégie ou l’héritage repris et transformé de stratégies du passé. Parmi ces marques, figurent non seulement les espaces qui « réussissent », mais aussi les espaces de populations qui ne sont pas bénéficiaires de la stratégie de puissance, voire qui sont considérées par l’État comme pouvant être sacrifiées.

2.2. Appréhender les échelles spatiales d’une stratégie

25Pour les élèves, l’approche du Brésil peut s’ancrer à des représentations : le pays du futebol, l’Amazonie symbole de l’exploitation brutale d’écosystèmes fragiles, quelques images urbaines (Rio de Janeiro, Brasilia) associées au tourisme international et à la représentation de la misère du « Sud » (favelas). En général, les représentations sociales exprimées par les élèves quand on évoque avec eux un « pays », sont lacunaires (un lieu, une idée) et prégnantes (fonctionnement binaire efficace dans la vie courante : bien/mal, ordre/désordre, riche/pauvre, etc.). Il s’agit de conduire les élèves de ces images vers l’idée d’une politique de puissance qui place son économie dans les premiers rangs mondiaux de la production agricole et industrielle, tout en la rendant dépendante de l’extérieur. D’autre part, l’annonce d’une représentation cartographique peut conduire les élèves sur la fausse piste d’une géographie du pays, dont la carte serait l’image fidèle. L’objectif est cependant très différent : représenter la façon dont un territoire est le produit d’une politique de puissance et, en même temps, son outil. Il y a donc un travail spécifique à opérer, en légende, de façon à donner corps à cette problématique.

  • 2 Quelques États et régions du monde ont « leurs » spécialistes dans la géographie francophone. On r (...)

26L’expression utilisée dans le programme (puissance émergente) n’est pas en rupture avec celles des spécialistes. Hervé Théry regroupe sa revue des moyens et des manifestations du développement de la société brésilienne, sous la question : « Une puissance de demain ? » (Théry, 2004, p. 167)2. Dans le cas du Brésil, trois échelles peuvent organiser l’étude. Le monde est aussi brésilien : cette première partie permet de commencer avec ce que les élèves savent du Brésil ; la deuxième partie se centre sur les villes brésiliennes, produits et instruments de la puissance de l’État, plus précisément sur les métropoles du Sudeste (Rio de Janeiro, Sao Paulo) et du Centre (Brasilia), interfaces avec le monde et centres économiques et politiques du pays. La troisième partie permet d’identifier les régions contributives à la stratégie de puissance que l’État met en œuvre par l’ouverture aux investissements étrangers et l’insertion dans le commerce international de matières premières et de produits manufacturés.

27Nous ne détaillerons ici que le travail d’une dernière séance, récapitulative. L’objectif est de « réaliser un croquis rendant compte des grands traits de l’organisation du territoire brésilien ».

2.3. Élaborer un croquis-idée

28Pour parvenir à un croquis qui ne soit pas un répertoire de localisations, il est possible de reprendre et ordonner les informations produites pendant les trois heures précédentes. Un simple tableau reprenant le plan par échelles d’analyse, conduit d’une sélection d’informations (reporter les informations importantes à retenir) à la définition discutée d’une « problématique » pour le croquis. Trois points importants sont à signaler. La progression verticale dans le tableau permet d’installer l’idée que la réalisation d’un croquis implique un point de vue (la carte n’est pas une réplique du réel). Elle rend aussi possible la formulation par les élèves d’un axe, d’une idée générale, qui leur serait inaccessible s’il n’y avait pas le passage par une réflexion sur ce qu’il est possible de représenter pour chaque échelle. Enfin, parce que la séance a été organisée en fonction d’échelles d’analyse, celles-ci sont présentes au moment de faire des choix de représentation cartographique : ainsi, échappe-t-on à une cartographie de pays. En particulier, l’espace des réseaux de relations financières et commerciales d’échelle mondiale est très présent graphiquement.

29On appellera croquis idée un croquis construit pour communiquer le résultat d’un raisonnement construit en amont (Journot, 2001, p. 416). Il est nettement distinct d’un croquis repère qui représenterait les localisations remarquables du Brésil (document no 2.5). Il n’est pas non plus un croquis argument, lequel serait le raisonnement en train de se faire par accumulation quelquefois confuse de figurés. Souvent, les élèves (se) posent la question : « que dois-je communiquer par l’expression graphique, seulement les idées de conclusion auxquelles j’aboutis, ou bien dois-je faire aussi la preuve, sous forme de notations complémentaires, des preuves de ce que j’avance ? » (ibid., p. 416). Le tableau (document no 2.4) sert à focaliser les élèves sur l’expression d’une idée conclusive : celle d’une puissance construite sur l’instrumentalisation d’un territoire ouvert à l’intervention économique d’acteurs extérieurs.

Document n o  2.4 : Tableau préparatoire à la réalisation du croquis-idée

3. Enseigner un thème d’aménagement : aménager la ville en classe de seconde

30La forme d’enseignement du territoire est organisée dans ce cas, en fonction de l’expression d’une « vision spatiale », c’est-à-dire d’une représentation iconographique ou cartographique chargée d’exprimer un modèle ou un contre-modèle spatialisé qui oriente des choix d’acteurs. Dans cette forme, le professeur doit commencer par faire identifier une situation critique ainsi que l’acteur ou le groupe d’acteurs qui va servir de révélateur de cette crise. Dans un second temps, il s’agit de comprendre en quoi la situation est critique, quels équilibres, quels repères elle remet en question. L’objectif est que les élèves accèdent aux valeurs fondatrices de modèles de vivre ensemble, dont l’affirmation ou au contraire la fragilité, permettent d’éclairer la crise territoriale étudiée.

31Aménager la ville est un thème qui permet d’appréhender le territoire aménagé autrement que comme un dispositif, dont les formes seules détermineraient la vie des individus. Le territoire est dans ce cas une relation à la ville. Il permet de comprendre l’étendue des variations dans le temps et dans l’espace, de ce rapport (attribut 2 du concept de territoire) ainsi que la généralité de la mise en question de ce rapport (attribut 3).

Document n o  2.5 : Brésil, le territoire d’une puissance émergente

3.1. L’aménagement, le territoire, la ville

32Tout énoncé de thème d’étude incluant l’expression aménagement exige d’examiner ce qui l’environne pour comprendre quel est le savoir à enseigner. En effet, la notion française d’aménagement du territoire restreint la compréhension de l’aménagement à des opérations d’équipement et de transformation de lieux réalisées par l’État. Elle opère comme un filtre pour caractériser, vues de France, les politiques correspondantes à l’étranger. Or, le concept d’aménagement désigne plus largement, « l’ensemble des savoirs et des savoir-faire dont la construction et l’application servent à transformer et adapter volontairement des espaces d’échelles (au-delà du bâtiment isolé) et de types variés au bénéfice des sociétés qui les produisent et les occupent » (Lévy et Lussault, 2003, p. 61).

33L’État n’est donc pas le seul producteur d’aménagement : des professionnels (ingénieurs, urbanistes), des élus, des citoyens organisés en associations, participent à l’aménagement. Les échelles d’intervention ne se réduisent pas au territoire national ou à des opérations localisées emblématiques de la puissance de l’État. Le thème d’étude par sa dimension internationale et par sa formulation même (aménager la ville), exige une approche non strictement étatique d’opérations volontaires de transformation de l’espace. Ce à quoi sont alors censées s’employer les études de cas proposées aux élèves.

34Le programme de la classe de seconde renvoie au territoire de la façon la plus générale et la plus diffuse, en l’associant à une définition de la géographie : « l’étude de l’organisation, de l’aménagement et du développement des territoires à toutes les échelles » (BOEN spécial no 4 du 29 avril 2010), celle-ci étant redoublée en quelque sorte, pour spécifier sa contribution disciplinaire à l’étude du développement durable : elle « ancre les problématiques dans les territoires à toutes les échelles spatiales, met en scène les acteurs ». Ce jeu de correspondances permet de comprendre la finalité de l’étude en ce qui concerne les villes : montrer qu’émergent en différents lieux du monde, des actions concertées sur l’espace urbain et suburbain, explicitement conçues pour répondre à des situations qui ne sont guère durables, de consommation continue de nouveaux sols, de mobilités quotidiennes massives et de dégradation des qualités environnementales.

35Le concept scolaire de territoire est par conséquent utilisé et travaillé surtout pour son attribut 3 : comme espace national contrôlé et encadré par un État, subissant l’impact de dynamiques de mondialisation. Mais le thème permet d’y introduire les échelles de l’aménagement, de replacer l’État dans les jeux d’acteurs (attribut 2). Le référentiel politique mondial que constitue le développement durable, intervient de façon singulière dans chaque cas national. Concernant le fait urbain, les façons nationales de se saisir de ce référentiel dépendent du modèle national de ville pratiqué et imaginé ainsi que des problèmes ressentis dans le fonctionnement quotidien de la ville réelle. En d’autres termes, le contenu d’un projet de ville durable dépend de ce que chaque société perçoit, dans son ordinaire urbain, comme ne réalisant pas ou plus, des promesses associées au développement de la ville ou à la vie en ville.

  • 3 Sur ce thème, un ouvrage de référence : Berque, A., Bonnin, P. et C. Ghorra-Gobin, G., 2006, La vi (...)

36Ainsi, le concept scolaire de territoire peut servir à décrire les pratiques et les imaginaires urbains, à identifier les enjeux de débats autour de la ville durable3, enfin à caractériser les transformations en cours.

3.2. Identifier les fondements culturels d’une crise territoriale

37Trois paramètres convergent pour légitimer ce thème. Tout d’abord ce que les élèves savent de la ville américaine. Deux visions de la ville américaine se juxtaposent chez eux : l’une construite à partir de films et de séries télévisées ; l’autre, à partir de la géographie scolaire. L’approche cinématographique et télévisuelle produit une familiarité avec quelques grandes villes : New York, Los Angeles, San Francisco, Miami. Il n’en ressort pas de représentation très structurée de ces espaces urbains : dans les séries, les images de ville, à l’échelle où une approche géographique est possible (une portion de rue a minima) durent quelques fractions de seconde, entre des cadrages resserrés sur des scènes en intérieur ou en extérieur. De la culture scolaire en géographie, les élèves retiennent l’image forte que l’ensemble des manuels associe à une ville : ainsi, New York est-elle mise en image avec Manhattan, principalement Dowtown, secondairement Midtown et Harlem ; et Los Angeles est la ville des autoroutes urbaines et des échangeurs. La suburbia est donc connue comme cadre de vie de personnages de fiction, sans que pour autant les fondements culturels de ce modèle urbain ne le soit, ni que l’ensemble des pratiques spatiales associées à ce mode de vie ne soient perçues : émiettement des banlieues, séparation sociale, focalisation sur l’espace domestique, etc.

38Ensuite, le contenu choisi met en avant un débat contemporain sur le besoin (ou non) de « revisiter l’urbain » aux États-Unis (Ghorra-Gobin, 2010). La surburbia, combinaison états-unienne de ville et de nature, serait mise à mal par l’urban sprawl, à la fois déconcentration économique des métropoles américaines et étalement urbain survenu ces trente dernières années. Nombre d’urbanistes, d’architectes, d’intellectuels et d’élus construisent un discours vigoureux de refondation de la banlieue. Les principales lignes de force des propositions sont la constitution de structures politiques métropolitaines pour contrer l’émiettement municipal actuel ; la réhabilitation du principe de densité nécessaire aux échanges entre les individus, contre un étalement conçu en fonction des possibilités techniques de l’automobile ; promouvoir en architecture une multifonctionnalité compatible avec les aménités urbaines, contre le principe unique de la maison entourée d’un jardin.

39Enfin, ce qui est en jeu dans ce débat conduit facilement vers la mise en perspective demandée par le programme. En effet, il s’agit d’un débat sur l’avenir de l’urbain défini comme un mode de vivre ensemble. Or, ce débat existe dans de nombreux pays : la métropolisation y produit de l’étalement urbain autour des plus grandes villes tandis qu’elle affaiblit relativement les autres. La mise en perspective peut alors se faire autour de la question suivante : comment concilier les valeurs fondatrices du fait urbain dans une civilisation ou une nation, avec les contraintes posées par la métropolisation, le tout à partir d’un espace hérité avec lequel il faut composer et qu’il faut aménager. Dans le cas des États-Unis, les métropoles, plus sensibles que l’État fédéral aux problèmes suscités par les flux automobiles (congestion, pollution), ont pris acte de la nécessité d’aménagements en faveur d’une ville durable. Mais le jugement porté sur l’urban sprawl est aussi virulent sur les critères environnementaux parce que l’idéal de la banlieue repose sur une combinaison de nature et de ville. Réformer la suburbia, c’est vouloir refonder ce lien ville-nature. Le modèle de nouveaux pôles de densité à l’échelle d’un polycentrisme métropolitain (city-région) est une solution préconisée dans les courants de la réforme urbaine aux États-Unis.

3.3. S’essayer à la représentation graphique d’une relation à la ville

  • 4 Ghorra-Gobin, C., 1996, « La ville américaine. De l’idéal pastoral à l’artificialisation de l’espa (...)

40Dans son déroulement, l’étude de cas ne présente rien d’original : à partir de quelques opérations phares et décisions spectaculaires (Portland, Pittsburgh, corridors ferroviaires inter métropolitains en Californie), il s’agit de faire identifier le thème de la réforme urbaine ; puis dans un deuxième temps de faire construire le problème auquel tente de répondre ce mouvement. Ce problème ne peut pas se réduire à une question de forme de ville ; il s’agit avant tout d’un conflit de valeurs entre signification culturelle et efficacité économique. Pour comprendre la voie réformatrice, les élèves doivent reconstruire l’histoire d’une désunion ville-nature qui conduit à la perte d’expérience de l’une (dilution et fragmentation de la ville) et de l’autre (nature suburbaine artificialisée). La crise est l’expression du besoin de retrouver l’une, dans des périmètres protégés de toute artificialisation intensive supplémentaire et l’autre, dans des espaces densifiés conçus pour la rencontre et l’échange. Cette reconstruction nécessite d’avoir accès à quelques textes scientifiques4, sources utilisées pour la construction d’un tableau (document no 2.6). Ce tableau peut être conclu (dernière ligne) par une réflexion sur le territoire produit à chaque phase de l’évolution. La séquence historique fait varier les échelles sociales : la petite communauté, l’individu, une société de citadins.

  • 5 Portland : www.auamq.qc.ca/pdf/urbinfo/URBinfo_dec_2008.pdf, San Francisco : www.69nord.com/expe/p (...)

41Les élèves peuvent aussi réaliser des modèles graphiques qui prennent en compte le rapport à la nature et à la ville, contrairement aux usages scolaires habituels des modèles graphiques de ville américaine (document no 2.7). Ces modèles graphiques représentent des idéaux ou des situations typiques. Ils partagent avec nombre de documents d’aménagement et de prospective, le statut de « vision spatiale », de scénario attractif ou répulsif. Enfin, l’accès à ce monde en question de la suburbia peut aussi passer par la constitution d’un portfolio de photographies représentatives des éléments que cherchent à combiner le mouvement réformateur. À partir des mêmes sources scientifiques, complétées de recherches Internet consacrées à Portland et à San Francisco5, le choix de quelques photographies, argumenté en un court texte réflexif, permet de vérifier que les élèves se sont bien situés, non sur le registre des formes aménagées ou sur celui des infrastructures, mais sur celui des rapports des Américains à la suburbia et à la ville.

Document n o  2.6 : Pourquoi réformer la suburbia ?

Domaine

modèle initial

dynamiques récentes

préconisations de la « réforme »

culture

concilier l’économie urbaine et un cadre de vie rural

contradiction entre idéal de la maison individuelle et cohérence de la ville

promouvoir la densité urbaine

environnement

urbs in rus dans les villes de l’ouest, rus in urbs, dans les villes de l’est

artificialisation, pollution de l’air d’origine automobile, congestion des réseaux routiers, réduction des aires agricoles

réduire l’empreinte écologique de la ville

économie

industrialisation des villes

l’essentiel de l’économie dans les suburbs (déconcentration, politique attractive vis-à-vis des entreprises, etc.)

développer la multifonctionnalité ainsi que les transports en commun

social

la ville pour l’économie et l’accueil des populations immigrées, la banlieue pour les riches d’abord, la maison pour la famille comme lieu de préservation des valeurs morales

une majorité de la population réside en suburb ; ville : territoire réservé aux exclus de l’économie (anciennes et nouvelles minorités) ; fermeture (gated communities)

densifier la suburb, prendre en compte l’échelle du piéton (walkable urbanism)

politique

idéal de démocratie rurale

intervention de l’État : faible taux d’intérêt des emprunts, financement des réseaux inter-urbains et infra-urbains Émiettement municipal et politiques concurrentes

promouvoir des structures politiques métropolitaines légitimes

Conception du territoire Échelle, Valeurs

territoire communautaire en retrait mais à portée de la ville

territoire d’archipel suburbain à dominante privée

city-région : vers un territoire métropolitain ? refaire l’expérience de la ville

Document no 2.7. Aménager la ville aux Etas-Unis : le point de vue du courant de la réforme urbaine

Réalisation : J.-F. Thémines

4. Enseigner le thème des risques : des inégalités devant les risques en classe de cinquième

42La forme d’enseignement de type tableau est une forme comparative, dans laquelle le professeur présente tout d’abord un type d’enjeu localisé, avant de faire étudier la façon dont différentes sociétés prennent en compte cet enjeu. Tableau n’est pas à prendre au sens de description d’un territoire national, mais de structure argumentative. Cette structure fondée sur l’exemplification consiste en un « recours systématique à une pluralité de sources [permettant] d’examiner une pluralité de contextes : toutes les régions, tous les contextes sociaux. Elle conduit à une conclusion d’ordre général » (Prost, 1996). Des critères outillent la comparaison de façon à ce que, dans un dernier temps, soit établie l’explication des variations observées dans les comportements face aux enjeux.

43Le thème des risques contribue à préciser le sens du concept de territoire, tel que l’attribut 2 l’identifie : en tant qu’espace de référence national et d’encadrement politique par un État. Réciproquement, le concept de territoire est un outil pour faire comprendre combien les catastrophes présentées comme naturelles sont des productions politiques et sociales. C’est la force d’une structure de tableau que de permettre, par le recours à divers exemples, de fournir une explication politique de la catastrophe.

4.1. Espace de l’aléa et territoire du risque

  • 6 d’Ercole, Robert, 1994, « Mesurer le risque : le volcan Cotopaxi et les populations proches », in  (...)

44Le thème des inégalités devant les risques est inséré dans un programme de cinquième, dédié à l’étude géographique du développement. Après une première partie introductive au développement durable, cette deuxième partie s’attache aux inégalités sociales, en tant qu’elles sont révélatrices d’un écart entre la réalité et le référentiel politique du développement durable. Chacun des thèmes explore une face de cette réalité. Le thème des risques cible la question des responsabilités politiques dans l’inégale fragilité des sociétés face aux aléas d’origine naturelle. Le thème articule le concept de développement, à ceux d’aménagement et d’environnement. La capacité d’un État à assurer l’amélioration générale des conditions de vie, est mise à l’épreuve de sa gestion des risques. Les notions clés de la géographie des risques apparaissent dans le libellé du thème. Le risque est pour ses spécialistes, en particulier des géographes, « le produit d’un aléa donné (évalué par sa probabilité d’occurrence et sa capacité destructrice ou « efficacité) et des dommages que cet aléa est susceptible d’occasionner en un lieu donné. L’évaluation des dommages prend en compte la valeur des éléments exposés ou enjeux (population, patrimoine, activités économiques) et leur vulnérabilité (pourcentage de la valeur qui sera probablement perdue en cas d’aléa) « (d’Ercole, 1994, p. 115)6. Le paragraphe d’explicitation de la démarche d’étude de cas sur le thème « Des inégalités face aux risques » reprend cette approche. Néanmoins, il comporte aussi l’expression de « catastrophe naturelle ».

45Parler de catastrophe naturelle d’un côté et de « l’action de l’homme dans l’aménagement des territoires », de l’autre, pourrait être de nature à encourager une représentation sociale abondamment sollicitée par les élèves pour exprimer leur pensée des rapports hommes-environnement. Cette représentation met en scène deux acteurs auxquels elle attribue vie et caractère. Les élèves s’identifient à l’un des deux acteurs tandis que l’autre est condamné. L’homme agirait, de plus en plus souvent, inconsidérément ; la nature, agressée, se vengerait.

46Le fait de conduire une comparaison entre deux cas de catastrophes met en difficulté ce raisonnement, en proposant d’étudier, non pas l’homme en tant qu’espèce, mais des sociétés inégalement dotées et organisées pour réduire par des moyens législatifs, techniques, éducatifs, financiers, leur exposition à des aléas d’origine naturelle. Mais il reste que les aléas porteurs de risque ne sont naturels (et les catastrophes qu’ils déclenchent) que par leur origine. Dès que le phénomène rencontre un aménagement, un milieu transformé, modifié localement, ses développements ne sont plus « naturels », mais issus d’une interaction entre aléa et vulnérabilité. En France, la vague de chaleur de l’été 2003 produite par des conditions atmosphériques initiales classiques, a contribué à créer une forte pollution de l’atmosphère, renforcée dans les villes par la densité de sources polluantes et l’impact thermique local de la présence de la ville. Faire la part de l’ozone et de la chaleur dans les causes de surmortalité, en particulier dans les villes du centre de la France, s’avère extrêmement délicat (Besancenot, 2005).

47Le concept de territoire est utile dans l’approche des risques pour appréhender l’intervention (ou la non-intervention) de la puissance publique, sa capacité à identifier le risque et lui fixer un territoire de référence. « Juridiquement constitué, politiquement décidé, le danger est devenu risque et l’espace de danger est devenu territoire du risque » (Lamarre, 2005, p. 84). C’est ce qui permet l’organisation de l’intervention des acteurs qui ont en charge la protection des personnes et des biens (sécurité civile, services sanitaires, etc.), en relation avec les responsables administratifs et politiques. Cette approche du risque permet de ne pas séparer d’un côté, la « nature » et de l’autre, la société, mais d’intégrer dans l’étude, l’origine naturelle et la construction sociale des dommages.

4.2. Passer de la « catastrophe naturelle » à la construction sociale de dommages

48Le choix du tsunami de 2004 comme cas d’étude, donne la certitude de partir avec les élèves de la représentation sociale d’une catastrophe naturelle. La « mondialisation tsunami » aurait montré l’interdépendance humaine, « le fait que des hommes et des femmes, indépendamment de leur origine sociale ou culturelle, aient été pris dans une même tourmente » (Laïdi, Z., Libération, 14 janvier 2005).

49Cette idée est réactivée en permanence du fait de vidéos amateur disponibles sur Internet : l’évidence de la force des vagues fait croire à cette fatalité qui écrase les hommes de toute condition. Il est donc important de se servir de ces images disponibles pour parvenir à une représentation pertinente de la catastrophe comme construite, préparée en quelque sorte par une politique.

50A partir de ce choix documentaire initial, le cas du tsunami permet d’affronter plusieurs enjeux de savoir. Tout d’abord, il autorise la comparaison – plusieurs populations nationales ont été touchées par les effets d’un même événement originel – sans que ne soit caricaturée la différence soulignée par le programme entre « pays du Nord » et « pays du Sud ». En effet, des populations du « Nord » (Suédois, Allemands) et d’autres du « Sud » (Indonésiens, Malais, Indiens, Somaliens, etc.) ont été touchées. Mais il faut notamment rappeler que l’État indien, identifié par le programme de la classe de quatrième comme une « puissance émergente », a montré sa capacité à venir en aide à ses propres sinistrés ainsi qu’à ceux du Sri Lanka et des Maldives. Le distinguo espace de danger/territoire de risque exprime de façon claire et synthétique, la diversité de réponse des États. Enfin, cette catastrophe permet de comprendre l’imbrication de l’aléa et de la vulnérabilité : la fragilisation des massifs coralliens liée à l’industrie touristique littorale en Thaïlande ainsi que la destruction des mangroves à des fins de construction de fermes aquacoles et d’hôtels, n’ont pas permis que les vagues perdent de leur énergie dès avant leur déferlement sur les terres.

  • 7 Références scientifiques : Vinet, Freddy et al., 2007, « Développement d’une méthodologie d’analys (...)

51La séquence se déroule en trois temps. Le premier consiste à établir d’une part, un récit de l’événement, et d’autre part, le constat d’une catastrophe d’ampleur variable suivant les pays. Le récit est important : il permet de poser la différence entre un événement naturel et un événement dont la dimension sociale devient prépondérante. Le schéma (document no 2.8) a pour fonction de récapituler le récit et de discuter la limite spatiale entre ces deux événements. Il se construit à partir d’une image (un montage photographique) issue d’un article scientifique7, image qui « montre » la plus haute des vagues au moment où elle va déferler et d’un ensemble documentaire complet (une carte de localisation, un court texte et deux ensembles d’images issu du même article, dressant une typologie des dommages causés sur divers types d’habitat).

52Le deuxième temps vise à faire comprendre les variations dans les dommages subis. Le tableau (document no 2.9) est ainsi construit à partir d’extraits de textes scientifiques présentant les écarts entre les situations indienne, birmane et thaïlandaise. Les mots clés de la géographie des risques (aléa et vulnérabilité) ne sont pas utilisés : on parle d’événement et de dommages.

53Le troisième temps se préoccupe de couvrir d’autres types d’aléas en mettant à l’épreuve la grille construite pour cette étude sur d’autres cas.

Document n o  2.8 : Du séisme aux dommages

4.3. Établir une responsabilité politique

Document n o  2.9. Tableau de traitement de l’information

54Le tableau de traitement d’informations (document no 2.9) permet de travailler la catégorisation des informations : classer et associer sous une même étiquette des énoncés factuels divers relevant des domaines social, économique et politique. Les propositions de classement doivent être discutées, débattues, justifiées ; les catégories de classement définies et au besoin, reformulées, explicitées. Le tableau a une fonction de production de savoir : il permet de faire la distinction entre le déclenchement de l’aléa (le séisme), une même source de danger, et la catastrophe, différenciée suivant les populations et essentiellement produite par des conditions politiques. Même si les notions d’espace de danger et de territoire du risque ne sont pas nommées, le principe de la responsabilité politique est explicitement établi. Avec ce principe, le thème du risque permet de préciser le sens de l’attribut 2 du concept de territoire, en faisant valoir des cas de défaut de territoire.

Conclusion

55Les quatre formes d’enseignement du territoire qui constituent ce chapitre sont classiques en ce qu’elles s’intéressent à des productions spatiales : les régularités spatiales d’un territoire national, les échelles de la puissance d’un État-nation, les aménagements révélateurs d’une crise urbaine, les destructions significatives d’un défaut de territoire sur le thème des risques.

56Le registre immatériel du concept de territoire est présent dans les trois dernières formes, à travers les notions de stratégie (de puissance), de modèle idéal (de rapports à la ville et à la nature) et de responsabilité politique (de la catastrophe). Ce registre est difficile à construire, d’une part en raison d’obstacles de compréhension habituels en géographie (fixisme, naturalisme, réalisme) et d’autre part, plus spécifiquement, en raison d’une habitude d’attribution à tout État ou pays, d’un territoire, alors même que ce concept est un outil de description, d’analyse, d’interprétation et d’évaluation. Ainsi, ne peut-on pas dire que, selon le critère d’une exposition des populations côtières à l’aléa de tsunami, il existe un territoire thaïlandais ou birman. Certainement, la confusion entre réel et outil d’étude disciplinaire est-elle encouragée par le vocable même de territoire, dont la racine tend à connoter le sens d’une forte charge de concret.

57Se départir de cette évidence nécessite d’utiliser de nombreux outils de mise à distance et de guidage de l’observation et de l’analyse (en forme de tableau) ainsi que d’une gamme de productions cartographiques qui ont l’ambition de faire varier les dimensions du rapport au territoire (économique, culturel, politique). Les formes d’enseignement innovantes qui constituent le chapitre suivant systématisent et approfondissent cet objectif.

Notes

1 Carte de densité 2006, disponible à l’adresse suivante : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id = ip1218. Seules, doivent être utilisées des cartes dont la source et la méthodologie de production sont précisées. C’est le cas avec les documents produits par l’INSEE : ici, le procédé de lissage des valeurs de densité communale est présenté et justifié.

2 Quelques États et régions du monde ont « leurs » spécialistes dans la géographie francophone. On reconnaît ces spécialistes à la continuité de leur activité, des ouvrages scientifiques aux publications de diffusion en direction des enseignants (revues : L’Information géographique et La Documentation photographique) et à des interventions publiques (Cafés géographiques). Dans le cas du Brésil, même s’il n’est pas le seul, Hervé Théry est un géographe de référence.

3 Sur ce thème, un ouvrage de référence : Berque, A., Bonnin, P. et C. Ghorra-Gobin, G., 2006, La ville insoutenable, Belin, Coll. Mappemonde.

4 Ghorra-Gobin, C., 1996, « La ville américaine. De l’idéal pastoral à l’artificialisation de l’espace naturel ». Annales de la recherche urbaine, no 74, p. 69-74 ; 2005, « De la ville à l’urban sprawl. La question métropolitaine aux Etats-Unis », Cercles, no 13, p. 123-138 ; 2010, « Réformer la suburbia : un éclairage sur le débat américain prônant la densité », Revue Urbanisme, no 370, p. 33-38

5 Portland : www.auamq.qc.ca/pdf/urbinfo/URBinfo_dec_2008.pdf, San Francisco : www.69nord.com/expe/pedago/Module_8_AroundNorthAmerica.pdf

6 d’Ercole, Robert, 1994, « Mesurer le risque : le volcan Cotopaxi et les populations proches », in : Enseigner les risques naturels : pour une géographie physique revisitée, Anthropos, p. 111-150.

7 Références scientifiques : Vinet, Freddy et al., 2007, « Développement d’une méthodologie d’analyse spatiale des destructions consécutives au tsunami du 26 décembre 2004 (Banda Aceh, Indonésie) », Géocarrefour, vol. 82/1-2, PRODIG, 2005, Spécial Tsunami : réactions de géographes. Lettre Intergeo, no 1, accessible à l’adresse suivante : http://www.prodig.cnrs.fr/spip.php?article131

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