1Les rapports existant entre schèmes et situations posent deux questions fondamentales à la théorie des champs conceptuels (Vergnaud, 1990). La première concerne celle de la variabilité des conduites et de ses déterminants (Coulet, 1998). La seconde renvoie plus directement aux évolutions des connaissances impliquées dans l’action et, par conséquent, aux formes de régulation de l’activité. À travers l’exemple de l’élaboration d’un référentiel de compétences, il s’agira de montrer, dans un premier temps, la pertinence du cadre théorique des champs conceptuels pour décrire les compétences professionnelles, tout en insistant plus spécifiquement sur la richesse des informations ainsi recueillies et, notamment, sur le repérage de certains paramètres de situation dont l’analyse peut s’avérer particulièrement utile pour rendre compte de la variabilité des conduites ainsi que de leurs déterminants. Par ailleurs, partant de quelques remarques sur l’intérêt et les limites d’une telle approche de la description des compétences, nous aborderons la question de l’évolution de ces compétences au cours de l’exercice professionnel à travers une réflexion plus théorique portant sur les formes de régulation de l’activité.

1. Compétences et schèmes

2La construction de référentiels de compétences constitue, depuis quelques années déjà, un enjeu important pour bon nombre de champs professionnels. En effet, ces outils sont censés fournir une valeur ajoutée, aussi bien en ce qui concerne le repérage et la délimitation des niveaux de qualification des personnels, que l’explicitation des pratiques professionnelles réelles et/ou prescrites (notamment dans le but d’optimiser l’organisation du travail et le management), l’élaboration d’objectifs ciblés de formation, la mise en œuvre d’une démarche qualité, etc. Il n’est donc pas étonnant de constater que le nombre de référentiels de compétences élaborés ainsi que la diversité de leur mode de construction aillent croissant. Toutefois, à l’analyse, beaucoup de ces référentiels se révèlent peu étayés théoriquement et essentiellement limités à des listes d’activités conventionnellement décrites. De ce fait, ils restent souvent difficilement exploitables au regard des objectifs qu’on leur assigne notamment parce que d’un côté, des listes d’activités très générales ne sont que peu représentatives des compétences visées, de même qu’a contrario, des descriptions qui viseraient la prise en compte de la spécificité de chaque situation s’avèrent peu réalistes.

3Dans le travail, qui nous a été confié, d’élaboration d’un référentiel de compétences concernant les directeurs d’écoles paramédicales (Coulet & Gosselin, 2002), nous avons cherché à éviter quelques uns de ces écueils. Pour cela, nous avons fait le choix de prendre en compte les aspects les plus consensuels (Carré & Caspar, 1999) relatifs à la compétence classiquement considérée comme :

• liée à l’action (ce qui permet généralement de la repérer),
• liée à un contexte professionnel donné (à des situations de résolution de problèmes dans ce contexte),
• constituée d’aspects cognitifs relevant éventuellement de différents niveaux (par exemple : les classiques savoirs, savoir-faire, savoir être ; les savoirs théoriques, savoirs procéduraux, savoir-faire procéduraux, savoir-faire expérientiels, savoir-faire sociaux, invoqués par Le Boterf (1994) en tant que “savoirs mobilisables”, etc.),
• se présentant comme une totalité intégrant et/ou combinant ces différents niveaux ou types de connaissances ou de “capacités” (selon les auteurs) de façon spécifique dans un contexte particulier.

4Dans cet esprit, nous avons considéré que le schème, tel que l’analyse Vergnaud (Vergnaud, 1990), notamment muni de ses invariants opératoires, est bien une entité psychologique qui présente toutes les qualités requises pour décrire la compétence. Il va de soi qu’une telle position consiste à affirmer que la compétence est bien du côté du sujet, sans pour autant nier que celle-ci relève à la fois, de déterminants internes (notamment, les caractéristiques du sujet au moment où il agit) et externes (notamment, les caractéristiques de la situation et de la tâche à traiter), ce dont rend bien compte (au moins à certains niveaux d’organisation de l’activité) le concept d’affordance (Gibson, 1979). Ainsi, décrire l’activité en termes de schèmes, ce n’est pas faire fi des caractéristiques de la situation et de la tâche mais plutôt s’en tenir à la manière dont le sujet organise son activité en référence à leurs propriétés qu’à tort ou à raison il tient pour pertinentes.

2. Un outil de description des compétences

5Dès lors, en nous appuyant sur la définition analytique du schème fournie par Vergnaud (Vergnaud, 1990), nous avons construit un outil susceptible, à la fois :

• d’organiser de façon cohérente les descriptions spontanément fournies, sur leur activité professionnelle, par des directeurs d’écoles paramédicales1
• d’en faire émerger des aspects qu’ils n’auraient pas spontanément évoqués à cause de la part importante d’implicite qui accompagne toute activité.

6Son principe général est le suivant. En nous appuyant sur la théorie proposée par Vergnaud (Vergnaud, 1990), nous avons considéré :

• que chaque activité peut être décrite sous forme de schème (“organisation invariante de la conduite pour une classe de situations”2)
• que pour chaque activité, il est possible d’expliciter la nature :
  • des invariants opératoires (dans la théorie, ce que le sujet tient pour vrai ou pour pertinent et qui constitue les instruments de conceptualisation des situations de référence du domaine considéré) ;
  • des inférences (dans la théorie, les calculs réalisés à partir des informations fournies par les situations et à partir des qualités calculatoires des invariants opératoires pour, en quelque sorte, ajuster le schème aux caractéristiques spécifiques de la situation présente) ;
  • des règles d’action (qui, dans la théorie, représentent la partie effectrice du schème et engendrent la suite des actions susceptibles de produire le résultat attendu) ;
  • des anticipations (attentes ou prédictions qui concernent l’effet à obtenir) ;
• que dans la réalisation d’un référentiel de compétences, seules les activités, qui se situent bien au niveau de compétence choisi, sont utiles à décrire. Ainsi, par exemple, pour les compétences d’un directeur d’école paramédicale, un schème de type “faire un compte-rendu de réunion” n’est pas utile à décrire dans la mesure où il constitue une compétence de type “prérequis” pour ce métier.

7En outre, nous avons considéré important de :

• mettre l’accent sur la dimension “stratégique3” de l’activité en essayant de repérer quels sont les paramètres susceptibles d’être pris en compte par les inférences et, donc, susceptibles d’être source de variation dans la mobilisation des règles d’action ;
• noter ce que sont les observables, associés à la mise en œuvre du schème, que le sujet (comme un observateur extérieur) peut utiliser pour en évaluer les résultats obtenus.

8Finalement, notre outil a pris la forme de la grille présentée ci-dessous (cf. tableau 1), illustrée par un exemple de contenu qui correspond à l’un des schèmes (Conception et élaboration d’une démarche qualité) effectivement décrits par le groupe de directeurs avec qui nous avons travaillé, à propos d’une fonction présente dans le référentiel métier initial : “Il impulse et anime une démarche qualité”. Il est à noter que les têtes de colonnes du tableau ont été rédigées conformément aux principes précédemment énoncés et dans le but d’expliciter la manière de renseigner chaque case.

3. L’analyse des compétences

3.1. Schèmes

9En procédant de cette façon, notre groupe de travail a été en mesure de décrire 87 schèmes différents, censés rendre compte des compétences mobilisées par les directeurs d’écoles paramédicales, dans l’exercice de leur métier.

10À première vue, ce nombre peut sembler relativement important, notamment dans la mesure où il dépasse assez nettement la taille des listes d’activités qu’on trouve généralement dans les référentiels de compétences. Cependant, si l’on veut bien admettre que les compétences mises en jeu dans l’activité professionnelle des directeurs d’écoles paramédicales (mais on pourrait certainement étendre cette remarque à des professions très différentes, y compris celles qui relèvent d’un moindre niveau de qualification) implique de très nombreuses classes de situations et de très nombreuses façons d’y inscrire son activité, il n’est finalement pas étonnant de constater qu’il faille décrire de nombreux schèmes pour en rendre compte. Il est même très probable qu’on ne dispose, à travers ces 87 schèmes différents, que d’une description relativement limitée des compétences réellement mobilisées par les directeurs d’écoles paramédicales. En effet, il ne faut pas oublier que nous avons travaillé sur la base de données produites verbalement. Dans la logique de la théorie des champs conceptuels, les éléments ainsi recueillis sont, de fait, limités aux schèmes mettant en jeu des invariants opératoires explicités, puisque verbalisés. Quant aux schèmes relevant exclusivement d’invariants opératoires “en-acte”, ils n’ont certainement pas été pris en compte, dans la mesure où, seule une observation pourrait éventuellement nous en livrer quelques aspects.

11Autrement dit, l’élaboration d’un référentiel de compétences représente une entreprise de longue haleine qui, sans aucun doute, peut difficilement faire l’économie d’analyses fines de l’activité professionnelle. À ce titre et en dépit de sa richesse, le référentiel de compétences auquel nous sommes parvenus devrait indiscutablement être complété par des données d’observation.

12Par ailleurs, les schèmes décrits font apparaître des aspects très fortement liés à des manières de dire, elles-mêmes très fortement normées par les pratiques sociales. Ainsi, par exemple, alors même que les directeurs d’écoles paramédicales reconnaissent volontiers que leur compétence à contrôler est importante, le terme contrôle (qui n’est pas connoté toujours très positivement) reste relativement peu utilisé dans les descriptions recueillies. Autrement dit, extraire de l’expertise professionnelle par la seule voie de l’entretien, même rigoureusement armé par un cadre théorique précis, montre bien ses limites : les données recueillies restent fortement ancrées dans le normatif.

3.2. Invariants opératoires

13Cependant, si ce travail d’élaboration d’un référentiel de compétences comporte quelques limites, il n’en demeure pas moins une indiscutable illustration de la pertinence du cadre théorique utilisé pour décrire les compétences professionnelles. Ainsi avons-nous été en mesure de procéder à quelques analyses des données recueillies qui font notamment apparaître une très grande richesse des invariants opératoires répertoriés. En effet, les trois types de contenu enregistrés (“ce que le sujet tient pour vrai”, “ce que le sujet tient pour pertinent”, “concepts-clés”) s’avèrent très informatifs sur plusieurs plans.

14Tout d’abord, nous avons pu constater que c’est à ce niveau que le groupe a éprouvé le plus de difficultés à renseigner la grille, comme si, sans être inaccessible, l’explicitation des formes de conceptualisation associées à l’activité n’était pas immédiatement disponible.

15Par ailleurs, la façon d’opérer la distinction entre “ce que le sujet tient pour vrai” et “ce que le sujet tient pour pertinent” révèle nettement l’existence de conceptions qu’on pourrait qualifier de “stratégiques” et qui, nécessairement, orientent les choix des règles d’action associées. À ce niveau, il y a fort à parier que l’on enregistrerait, en passation individuelle, des différences interindividuelles importantes, notamment en fonction du niveau d’expertise des sujets.

16Enfin, le nombre important d’occurrences des concepts-clés (1202, au total) qui pourrait faire penser à un énorme champ conceptuel se révèle en fait beaucoup plus restreint lorsqu’on considère uniquement celles qui sont différentes (351). En outre, l’analyse de leurs fréquences montre l’existence plus restreinte encore de quelques concepts qu’on pourrait considérer comme organisateurs ou centraux (cf. tableau 2).

3.3. Inférences et stratégies

17Lorsqu’on analyse de façon similaire les occurrences dans la rubrique intitulée “inférences et stratégies”, il est possible de dégager deux éléments saillants.

18Tout d’abord, les occurrences sont beaucoup moins nombreuses (350) mais assez hétérogènes (202 sont différentes) pour nous laisser penser que les paramètres d’ajustement de l’activité aux caractéristiques des situations relèvent d’analyses relativement fines. On a là un indice fort de la variabilité des conduites générées par un même schème, ce qui, d’une certaine façon, confirme l’existence d’une dimension “stratégique” dans la mise en œuvre de l’activité. Autrement dit, la mobilisation de telles ou telles règles d’action suppose bien l’existence de véritables choix (conscients ou non-conscients) reposant à la fois sur les potentialités du sujet (qui dispose ou non de ces règles d’action) ainsi que sur les paramètres des situations, tels qu’ils sont appréhendés ici.

19En outre, on note que les 15 inférences les plus fréquentes représentent les 15 paramètres de situation sur lesquels les activités des directeurs d’écoles paramédicales sont le plus fréquemment ajustées. Elles peuvent être catégorisées selon trois dimensions :

• les inférences qualitatives qui relèvent de la nature des choses (très souvent de type : caractéristiques de l’équipe, de la population, du public, etc.) ;
• les inférences quantitatives qui relèvent de la taille et du nombre des paramètres (très souvent de type : taille de l’école, nombre d’élèves, de formateurs, etc.) ;
• les inférences temporelles qui relèvent de la chronologie des événements.

20Un tel constat souligne, cette fois, tout l’intérêt de recueillir des données de ce type pour mieux cerner quels sont les déterminants, notamment situationnels, qui orientent l’activité. Il convient alors de souligner que ces “ressources de l’environnement” (Le Boterf, 1998-1999) n’ont de valeur en termes de compétence qu’à travers la pertinence que leur reconnaît le sujet au cours du déroulement de son activité et non pas dans l’absolu.

21Ainsi, à travers le travail que nous venons de présenter, il est possible de confirmer4 l’importance des dimensions stratégiques de l’activité pour en saisir la dynamique, ici exprimée dans la variabilité de la mise en œuvre des schèmes. À ce niveau, on peut aisément supposer que selon son niveau de compétence, un même sujet dispose de stratégies de nature différente et d’une plus ou moins grande diversité. Dès lors, les éléments recensés dans la rubrique “inférences et stratégies” prennent un relief particulier dans l’analyse des compétences.

3.4. Les formes de régulation de l’activité

22Toutefois, l’existence d’une telle variabilité des conduites en fonction des paramètres de situation pose également la question de leur prise en compte dans la régulation de l’activité, non pas a priori mais à partir des effets en retour à prendre en compte par le sujet suite à la mise en œuvre du schème. En effet, il va de soi qu’une grande partie de la dynamique de l’interaction du sujet avec la situation et la tâche repose sur la manière dont il va focaliser puis en intégrer telles ou telles caractéristiques en tant que résultat de sa propre activité. À ce niveau et de façon entièrement spéculative, plusieurs considérations théoriques peuvent être avancées pour en cerner les principaux contours.

23On peut tout d’abord supposer, dans la plus pure tradition piagétienne, que les résultats de l’action (notamment dans le cas où ils se révèlent non conformes aux attentes) peuvent donner lieu à des analyses de la part du sujet consistant :

• soit, à les nier, en tant que perturbation et, dans ce cas, l’action est reprise sans modification (compensation de type α) ;
• soit, à les prendre en considération pour modifier l’action (compensation de type β) ;
• soit, à les anticiper de façon suffisamment pertinente, si bien qu’ils ne constituent plus une véritable perturbation et donnent lieu, d’emblée à une action adaptée (compensation de type γ).

24Une autre façon de voir les choses consiste à considérer cette dynamique de régulation de l’activité, fondée sur les anticipations portées par le schème, comme susceptible de prendre deux formes distinctes.

• la première, s’appuierait plutôt sur les effets obtenus, auxquels seraient assez étroitement associées des règles d’action spécifiques, activées successivement jusqu’à la réussite (ou, éventuellement, jusqu’à un échec considéré comme insurmontable). On pourrait alors parler (Pastré, 1997) de “coordination agie” ou de “régulation en boucle courte”, correspondant à une stratégie “pragmatique” qui se limite à remettre en cause une ou plusieurs règles d’action mais sans revenir sur les formes de conceptualisation (les invariants opératoires) qui pilotent la mobilisation du schème.
• la seconde serait, au contraire, très directement liée à des changements de ces formes de conceptualisation et correspondrait à une stratégie de régulation de l’activité ajoutant une dimension “épistémique” à la démarche pragmatique : c’est en quelque sorte sur les invariants opératoires mobilisés par le schème que se focaliserait ce que l’on pourrait appeler “une régulation en boucle longue”, permettant une “coordination conceptuelle”.

25Ainsi posées, ces deux formes de régulation de l’activité pourraient être considérées comme deux manières très différentes d’appréhender les situations à l’aide d’un même schème.

26En outre, il est possible de considérer que le sujet qui échoue encore puisse en arriver à modifier ses conduites, non plus dans la mobilisation du même schème mais, cette fois dans l’activation d’un nouveau schème, jugé a priori plus pertinent que le précédent pour parvenir à la solution anticipée. On retrouverait alors ce qu’en référence aux travaux d’Argyris et Shön, Le Boterf (1999, pp. 192-193) appelle “les trois boucles de l’apprentissage” : “apprentissage en simple boucle, en double boucle” et “deutero learning” ou “apprentissage de l’apprentissage”.

4. Conclusion

27Au total et à la lumière des éléments dégagés dans le cadre de ce travail, il apparaît que la définition analytique du schème proposée par Vergnaud est un cadre théorique pertinent pour la construction de référentiels de compétences. En effet, notamment grâce à l’exigence d’une caractérisation des composantes des schèmes, il permet de rompre avec les descriptions trop générales d’activités, tout en évitant, cette fois, grâce au caractère « universel » du schème, de sombrer dans l’excès inverse qui pourrait conduire à repérer autant d’activités que de situations rencontrées.

28Nous avons également pu constater que l’exploitation de la composante inférences en termes de « paramètres de situation » se révèle particulièrement pertinente pour articuler, d’une part, les propriétés générales du schème (en tant qu’organisation invariante de la conduite pour une classe de situations) et, d’autre part, les éléments sur lesquels s’appuie son ajustement aux caractéristiques spécifiques des situations singulières. Nul doute qu’une grande partie de la compétence se joue dans cette articulation.

29Enfin, si la description des compétences constitue un enjeu important, il va de soi que le repérage des mécanismes impliqués dans leur construction est tout aussi essentiel. La modélisation des formes de régulation de l’activité en termes de « boucles courtes », « boucles longues », apparaît alors comme une voie possible pour souligner les propriétés dynamiques du schème, tantôt motivées par la réussite, tantôt attachées à la compréhension. À l’évidence, c’est bien dans la gestion par le sujet de ces deux formes de régulation que se niche une autre grande partie de ses compétences.