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Activité humaine et conceptualisation

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Maryvonne Merri

Première partie. Rien de plus pratique qu’une bonne théorie, mais…

Champs conceptuels et champs professionnels

Pierre Pastré

Texte intégral

1La théorie des champs conceptuels de Gérard Vergnaud représente à mes yeux un double paradoxe. Il y a d’abord un paradoxe épistémologique : cette théorie nous permet de penser autrement le développement cognitif, notamment le développement chez les adultes. Autrement dit, de toute l’œuvre de G. Vergnaud, c’est probablement la théorie des champs conceptuels qui entraîne les conséquences épistémologiques les plus importantes. Or, quand on lit les textes de G. Vergnaud sur le sujet, on est surpris du caractère pragmatique, je dirais même a-théorique, de certaines de ses présentations : « il faut prendre des objets de recherche suffisamment gros, mais pas trop… » ! Il y a ensuite un paradoxe pour la didactique professionnelle. Je crois que c’est la partie du cadre théorique de Vergnaud que j’ai eu le plus de mal à intégrer dans une approche de didactique professionnelle. Les concepts de schème et d’invariant opératoire, c’était relativement facile : 1/La compétence renvoie à une action humaine organisée, régulière, adaptable. Donc on arrive au concept de schème. 2/Et le noyau d’un schème est de nature conceptuelle, comme dit Vergnaud (1996a) : « Au fond de l’action, la conceptualisation ». Mais que faire, dans l’apprentissage professionnel, de la théorie des champs conceptuels (Vergnaud, 1990) ? Car en analyse du travail, on lui trouve un redoutable concurrent : le découpage qu’on trouve partout est un découpage en métiers (voir par exemple la construction des référentiels), qui constituent autant de champs professionnels. Or, entre un champ conceptuel comme les structures additives et un champ professionnel comme la conduite de machines en mécanique ou en plasturgie (ce qui est déjà très différent), je voyais plus facilement les différences que les continuités.

2Je vais donc organiser mon propos autour de ces deux questions : 1/Quelles conséquences théoriques et épistémologiques peut-on tirer de la théorie des champs conceptuels ? 2/Peut-on adapter cette théorie des champs conceptuels au domaine professionnel et qu’est-ce que ça donne ?

1. La théorie des champs conceptuels et ses implications épistémologiques

1.1. Une nouvelle explication du développement cognitif

3Dans certains textes de Vergnaud, on trouve une présentation presque exclusivement pragmatique, et même a-théorique de la théorie de champs conceptuels. La question qui est traitée est celle de savoir quelle est la grosseur d’un bon objet de recherche : il faut qu’il ne soit ni trop gros (exemple : le développement des structures logico-mathématiques chez Piaget), ni trop petit, par exemple tel type de problème ou, en psychologie du travail, l’analyse de l’activité dans tel poste de travail. L’idée de Vergnaud est que la théorie des champs conceptuels permet de choisir des objets de recherche qui ont la bonne taille. C’est-à-dire qu’on échappe à la fois aux difficultés de la théorie des stades de développement de Piaget et au pointillisme des analyses des théories du traitement de l’information, qui risquent d’oublier l’importance du développement (Pailhous & Vergnaud, 1989).

4Autrement dit, derrière une approche apparemment pragmatique, ce qui se joue est le rôle et la nature du développement en psychologie cognitive. Car c’est au moment où il introduit la théorie des champs conceptuels que Vergnaud se différencie réellement de Piaget dans sa conception du développement. La théorie du développement de Piaget est une théorie du développement de ce qu’il appelle le « sujet épistémique », c’est-à-dire des structures logico-mathématiques chez le sujet, selon un ordre strict caractérisé par un certain nombre de stades. Ceci a des conséquences importantes. 1/Tous les problèmes qui ont même structure doivent être résolus par un sujet à peu près en même temps. Par exemple, les problèmes additifs devront être résolus quand un enfant aura construit les invariants de cardinal et d’ordinal. 2/Le contenu conceptuel propre à chaque problème ne constitue pas un critère pour prédire sa maîtrise : un problème de déplacement ou un problème d’électricité qui ont la même structure sont considérés comme d’égale difficulté. 3/D’une façon générale, chez Piaget, le développement précède l’apprentissage : c’est quand un sujet a acquis les outils cognitifs appropriés que l’apprentissage, notamment scolaire, devient efficace.

5Cette théorie extrêmement contraignante du développement, reposant sur un ordre strict, ne pouvait manquer de soulever des difficultés. Piaget lui-même avait bien observé qu’entre l’acquisition des conservations de la masse, du poids et du volume un écart temporel important se constatait chez les enfants. D’où l’introduction de la notion de décalage, qui était un concept ad hoc qui permettait de retrouver l’unité derrière la variété. C’était l’exception qui confirmait la règle. Le problème est que les chercheurs qui ont suivi, notamment les piagétiens, ont trouvé des exceptions de plus en plus nombreuses. À la fin, il a fallu se rendre à l’évidence : c’étaient les exceptions qui désormais constituaient la règle. Il fallait abandonner la théorie des stades de développement, c’est-à-dire une conception du développement selon un ordre strict.

6Alors comment conserver l’hypothèse du développement tout en sortant du carcan de la théorie des stades ? C’est là que Vergnaud avance deux idées : 1/La difficulté d’un problème dépend du domaine d’expérience dans lequel il se pose. Autrement dit, deux problèmes qui ont la même structure, c’est-à-dire qui font appel aux mêmes opérations, mais qui s’appliquent à deux domaines d’expérience différents, pourront représenter des difficultés extrêmement différentes. Ainsi un problème de consommation automobile et un problème de chaleur massique, qui ont tous deux la même structure : le 1er est résolu par 90 % d’élèves de seconde ou de 1re année de BEP ; le 2e est résolu par 10 % des mêmes élèves. Il faut donc prendre en compte les situations (les domaines d’expérience) dans lesquelles se posent les problèmes pour en évaluer la difficulté. 2/Deuxième idée : les problèmes qu’on peut résoudre par une combinaison d’additions et de soustractions (structures additives) sont de difficultés très inégales : certains sont résolus par les enfants dès avant 3 ans. D’autres sont résolus à l’adolescence, ou plus tard, ou, pour certains, jamais. Ce qui revient à dire qu’il y a un développement, génétique et historique, qui se fait pour un domaine donné et à l’intérieur de ce domaine. Et qu’il est différent du développement qui se fait dans un autre domaine. Voilà, me semble-t-il, l’origine de la théorie des champs conceptuels : une manière de concevoir le développement qui prend au sérieux le contenu conceptuel des domaines dans lesquels il s’opère.

7Cette théorie du développement dépendant des contenus et des domaines est en relation très étroite avec la théorie du concept qu’a développée Vergnaud (1990). Je la rappelle d’un mot. Vergnaud définit un concept par un triplet : invariants, situations, système de signifiants. Je voudrais attirer l’attention sur l’articulation invariant-situation. Le concept est défini par la présence d’un invariant opératoire, pour bien marquer l’ancrage des concepts dans la forme opératoire de la connaissance : les concepts servent premièrement à opérer. On est dans le droit fil de Piaget. Mais cette dimension opérative s’applique à des situations, variées, qui pour Vergnaud font également partie de la définition du concept. Et là on s’écarte vraiment de Piaget. Entre cette conception du développement par domaine et cette définition du concept comme triplet, je ne sais pas laquelle des deux a été « génétiquement » première chez Gérard Vergnaud. Mais ce que je peux dire, c’est que l’une implique l’autre, et réciproquement. D’où sa définition des champs conceptuels (article de 1990), à partir des deux exemples des structures additives et des structures multiplicatives :

  1. L’ensemble des situations dont le traitement implique les mêmes opérations : addition et soustraction pour les structures additives, multiplication et division pour les structures multiplicatives.
  2. « L’ensemble des concepts et théorèmes qui permettent d’analyser ces situations comme des tâches mathématiques ». Ces concepts et ces théorèmes ne sont pas forcément explicites : il s’agit souvent de concepts et de théorèmesen-acte. Ainsi pour les structures additives, Vergnaud mentionne les concepts de cardinal (de classe quantifiée), de mesure, de transformation, de comparaison, de composition de deux mesures. Il mentionne également des théorèmes : Card (A U B) = Card A + Card B. De même pour les structures multiplicatives, on trouve les concepts de proportion simple et multiple, de produit, de quotient, de fraction, etc.

8Cela signifie qu’un champ conceptuel ne consiste pas seulement à associer un ensemble d’opérations à un ensemble de situations. Il comporte aussi et surtout l’ensemble des concepts et des théorèmes qui permettent d’assurer l’intelligibilité des situations. C’est cette dimension conceptuelle qui permet 1/de comprendre la raison d’être de l’application d’une procédure, 2/et du coup d’opérer une classification rationnelle des situations. C’est là en effet l’apport principal de la théorie des champs conceptuels : transformer la variété des situations rencontrées en une variation rationnelle qu’on peut expliquer à partir de la valeur prise par certaines variables. Par exemple, dans son texte de 1990, G. Vergnaud indique qu’il existe six classes de problèmes correspondant aux structures additives, qui combinent deux variables de situations :

  • la nature de l’action effectuée : composition, transformation ou comparaison ;
  • le fait que cette action porte sur des états ou des relations (par ex, une transformation de transformations). Dans la suite du texte, d’autres variables de situations sont évoquées :
  • la place de l’inconnue dans le problème,
  • les valeurs numériques utilisées,
  • le domaine d’expérience sur lequel s’applique l’action.

9On a ainsi un panorama de l’ensemble des situations-problèmes qu’on trouve dans le champ conceptuel des structures additives, ce qui permet d’ordonner les problèmes par ordre de difficulté croissante. On reste donc à l’intérieur d’un même domaine, mais ce domaine est saisi dans toute son ampleur et il est mis en ordre en référence à l’apprentissage et au développement.

1.2. Conséquences épistémologiques

10Je voudrais commencer par citer une phrase de J. Brun (2003) qui marque très bien la rupture qui s’établit entre Piaget et Vergnaud avec l’introduction de la théorie des champs conceptuels. Brun fait référence à une intervention passée : « J’ai montré alors à quel point la théorie des champs conceptuels marquait profondément cette évolution par son étude systématique du développement des concepts mathématiques en lieu et place des structures logico-mathématiques choisies par Piaget pour modéliser le développement de l’intelligence. Le couple schème– situation est fondateur d’un processus d’apprentissage par adaptation active.  »

11Je ne vais pas théoriser sur la différence que fait l’auteur entre concepts (mathématiques) et structures (logico-mathématiques). Mais on peut remarquer que passer des structures aux concepts est une manière de prendre au sérieux les contenus du développement. Cela a des conséquences indéniables en didactique. Dans une optique piagétienne, la didactique, qui s’intéresse aux contenus de tel ou tel domaine, n’a pas théoriquement beaucoup de place : le « sujet épistémique » occupe tout le paysage et il est indifférent aux contenus de l’apprentissage.

12Mais je crois aussi que cela a des conséquences importantes en épistémologie. Je voudrais simplement les évoquer, en esquissant une comparaison entre Vergnaud et Bachelard. Je retiendrai chez Bachelard l’analyse qu’en fait un des meilleurs connaisseurs de ce philosophe, Canguilhem (1968/1989). Canguilhem note que la dialectique chez Bachelard n’est jamais une dialectique a priori, mais que c’est le mouvement même du développement des sciences, qui, pour chaque discipline scientifique, aboutit à distinguer une histoire sanctionnée et une histoire périmée. Cela aboutit à deux conséquences : 1/Chaque discipline scientifique a son épistémologie spécifique. On retrouve là la distinction entre « champs conceptuels » : la démarche scientifique en mécanique, en électricité, en chimie n’est pas la même. Il y a des rationalismes régionaux dont il faut tenir compte. 2/La dialectique en sciences procède par rectification des concepts, c’est-à-dire s’inspire d’une « philosophie du non ». Notamment, comme le dit Canguilhem, « Les contradictions naissent, non des concepts, mais de l’usage inconditionnel de concepts à structure conditionnelle » (1968/1989). Autrement dit, la rectification se traduit par un élargissement des classes de situations auxquelles s’appliquent les concepts : les géométries non-euclidiennes font apparaître que la géométrie euclidienne n’était qu’une classe de situations parmi d’autres.

13Il en résulte une conséquence philosophique que Canguilhem met bien en évidence. La plupart des philosophies de la connaissance pensent les rapports entre la raison et la science comme une subordination de la science à la raison. Avec Bachelard, la relation est inversée : ce sont les sciences qui sont premières et le développement de la raison n’est que leur résultat. C’est pourquoi sa conception de la dialectique n’est pas a priori, mais historique.

14Je pense qu’il serait intéressant – je ne le ferai pas ici – d’appliquer ce renversement à la théorie des champs conceptuels de G. Vergnaud, car je crois que cela amène à reconsidérer les rapports entre la psychologie générale et les psychologies appliquées. Classiquement, les travaux de psychologie générale relèvent de la recherche fondamentale et les recherches appliquées y sont subordonnées. Mais si on prend au sérieux la théorie des champs conceptuels, il est vraisemblable qu’il faudrait inverser la démarche, un peu comme Bachelard aboutit à renverser les rapports entre sciences et raison.

2. Quels rapports entre champs conceptuels et champs professionnels ?

15Je disais en introduction que la théorie des champs conceptuels est la partie de la théorie de Vergnaud que j’ai eu le plus de mal à acclimater à l’apprentissage professionnel. Voici pourquoi.

2.1. Les différences entre champs conceptuels et champs professionnels

16Première différence : les champs conceptuels reposent sur un corps de savoir bien identifié. Que ce soit dans les structures additives ou en électricité, l’organisation du champ se fait autour de la cohérence du savoir. Dans les champs professionnels, l’organisation du champ se fait de façon empirique autour des situations. Il y a bien appel à des savoirs. Mais cela se fait de manière très opportuniste : par exemple, dans la conduite de centrales nucléaires (Pastré, 1999), on fait appel à des savoirs relevant de quatre champs conceptuels : neutronique, thermo-dynamique, automatismes, électricité. Mais on ne fait pas appel à tous les savoirs d’un champ conceptuel : on ne retient que ceux qui sont utiles pour l’action. Si on retient l’expression « situation-problème », on pourrait dire que les champs conceptuels sont structurés autour des problèmes, et les champs professionnels autour des situations. Ou, dit autrement, les champs conceptuels relèvent d’une approche rationaliste, les champs professionnels d’une approche empiriste.

17Deuxième différence : quand un sujet en apprentissage est confronté à un problème de mathématiques ou de physique, il résout le problème en exécutant des opérations (mentales) auxquelles pourraient correspondre des transformations des objets. Mais la dimension matérielle de la transformation n’est pas vraiment prise en compte. Par contre, quand on a affaire à une activité de travail, il faut bien tenir compte de la dimension matérielle de la transformation effectuée. Par exemple, dans un problème de réglage, il y a à la fois une dimension fonctionnelle, qui se traduit par un jeu de relations entre variables ; et une dimension matérielle : il y a aussi des pièces qui s’usent, des buses qui se matent, des vannes qui ne s’ouvrent pas ou mal.

18Mais faut-il en rester là ? Non, si on admet qu’un champ conceptuel est une construction qui s’opère à partir d’un domaine empirique. D’où la question que je vais aborder maintenant, qui me paraît vraiment centrale.

2.2. La transformation d’un champ professionnel en champ conceptuel

19Reprenons le cas des structures additives comme exemple princeps : on constate qu’un champ conceptuel comme les structures additives est constitué de quatre éléments : 1/des concepts, 2/des problèmes, 3/des opérations, 4/des situations.

20On peut regrouper ces quatre éléments deux par deux :

  • Les opérations et les situations représentent la dimension empirique du champ : c’est la première partie de la définition de Vergnaud citée plus haut : un ensemble de situations dont le traitement implique les mêmes opérations,
  • Les concepts et les problèmes : c’est la dimension rationnelle du champ. Les problèmes sont classés rationnellement en fonction de la valeur prise par les concepts.

21Et on s’aperçoit alors que la construction d’un champ conceptuel consiste en une construction d’un ensemble de problèmes, rationnellement organisés, à partir d’une variété empirique de situations. On transforme la variété des situations en variation de problèmes. Par exemple, deux problèmes additifs qui font appel aux mêmes opérations vont être classés comme des problèmes de difficulté très différente, parce qu’ils ne font pas appel aux mêmes théorèmes-en-acte. On pourrait paraphraser Bachelard (1940) : le rationalisme est du côté du concepteur ; l’empirisme du côté de l’utilisateur. Et la construction d’un champ conceptuel consiste à passer du point de vue empiriste de l’utilisateur au point de vue rationaliste du concepteur.

22Or, on retrouve tout à fait cette démarche en didactique professionnelle, quand on cherche à extraire la structure conceptuelle d’une situation professionnelle, et qu’on essaie d’inférer à partir de cette structure les grandes classes de situations qui vont générer chacune un répertoire de règles d’action. Tous les professionnels compétents savent adapter l’organisation de leur action à la variété des situations qu’ils rencontrent. On peut dire qu’ils font une classification implicite et empirique des situations. Le conducteur d’une machine dont le fonctionnement est sensible aux conditions climatiques sait qu’il ne va pas la conduire de la même manière quand il fait normalement beau, quand il fait sec, ou quand il pleut à verse. Un enseignant dans sa classe sait qu’il ne va pas fonctionner de la même manière avec une classe de 6e et avec une classe de 3e, en début d’année et en fin d’année. Bref, un professionnel procède à des catégorisations empiriques, qui correspondent à son champ professionnel. Quand on fait une analyse du travail en didactique professionnelle, quand on extrait la structure conceptuelle de la situation professionnelle, en identifiant les concepts organisateurs du diagnostic, les indicateurs, les régimes de fonctionnement, on transforme le champ professionnel en champ conceptuel : on fonde rationnellement une catégorisation, qui cesse de ce fait d’être empirique.

23Prenons l’exemple de l’analyse de la conduite de centrales nucléaires (Pastré, 2005). J’ai fait cette catégorisation des situations en trois temps : 1/1er temps : j’identifie deux équilibres de base : l’équilibre de puissances entre primaire et secondaire ; l’équilibre de débits d’eau et de vapeur à l’intérieur du secondaire. Chaque équilibre pouvant prendre trois valeurs (<,>, =), j’obtiens six classes de situations. 2/2e temps : j’observe qu’un déséquilibre peut être transitoire ou structurel. Dans le 1er cas, il faut attendre, avec vigilance, que l’équilibre se rétablisse ; dans le 2e cas, il faut agir au plus vite. C’est un critère supplémentaire de catégorisation. 3/3e temps : l’équilibre peut être recherché à puissance constante (équilibre statique) ou à puissance croissante ou décroissante (prise de charge ou descente de charge) : nouveau critère de catégorisation des situations.

24La distinction de ces trois temps me permet de classer les problèmes par ordre de difficulté. J’ai donc élaboré au moins le début d’un champ conceptuel. Remarquons que ce champ conceptuel s’appuie certes sur des savoirs, mais qu’il est organisé autour du couple concepts– problèmes. Remarquons également que rien ne me dit que la catégorisation proposée couvre la totalité des situations qu’on peut rencontrer : il faudra probablement introduire de nouveaux critères quand s’élargira le domaine des situations rencontrées.

25Conséquence : l’analyse didactique du travail consiste à transformer un champ professionnel empirique en un champ conceptuel rationnellement organisé.

3. Conclusion

26Quelles conséquences peut-on tirer ? J’en retiendrai trois. En premier lieu, en didactique professionnelle la transformation d’un champ professionnel en champ conceptuel est probablement un processus indéfini. Mais cela permet de retrouver la notion de rectification de Bachelard (1940). Avant la découverte des géométries non-euclidiennes, on pouvait considérer que le champ conceptuel de la géométrie était clos. On s’est aperçu qu’il n’en était rien et que la géométrie d’Euclide n’était qu’un exemple parmi plusieurs géométries possibles. Bachelard généralise ce processus, parlant de chimie non-lavoisienne, de physique non-newtonnienne. Je rappelle ici la formule de Canguilhem (1968/1989) : « les contradictions naissent de l’usage inconditionnel de concepts à structure conditionnelle. » Ainsi la catégorisation des situations rencontrées dans la conduite de centrales nucléaires se fait par rectification – élargissement d’un modèle opératif qui, au départ, était trop étroit.

27Deuxièmement, quand on a transformé un champ professionnel en champ conceptuel, on peut se donner comme objet de recherche le développement cognitif d’un opérateur pour un domaine.

28Enfin, cela permet d’aborder le problème du transfert et de la généralisation avec des yeux neufs. Car transformer un champ professionnel en champ conceptuel, ou encore une situation en problème, c’est changer de niveau d’abstraction tout en restant à l’intérieur du même domaine. Tant qu’ils réagissent à une situation, les opérateurs restent scotchés au caractère concret et singulier de cette situation. Quand ils se la représentent sous la forme d’un problème, défini en référence à d’autres problèmes, en résolvant ce problème, ils vont en même temps s’ouvrir au traitement des problèmes semblables et même des problèmes voisins. La variété des situations désigne le caractère empirique d’un classement ; la variation des problèmes fait traiter une même situation avec un autre niveau d’abstraction.

Auteur

Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris

© Presses universitaires du Midi, 2007

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