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    Plan détaillé Texte intégral Contre trois grands partages, pour une approche extensive de la mesure De la mesure à la production de valeur économique. Pour une approche extensive de l’économique Conclusion Notes de bas de page Auteurs

    Évaluer et valoriser

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    15. Ce que mesurer veut dire : disputes autour de la quantification et de la valuation en sociologie

    Pauline Barraud De Lagerie, Alexandra Bidet et Etienne Nouguez

    p. 305-326

    Texte intégral Contre trois grands partages, pour une approche extensive de la mesure Contre la distinction entre biens mesurables et biens singuliers : rien n’est incommensurable Contre le partage entre ceux qui calculent et ceux qui jugent : pas de mesure sans norme de valeur Contre le partage entre ceux qui font le format et ceux qui le subissent : le potentiel critique et démocratique de la mesure De la mesure à la production de valeur économique. Pour une approche extensive de l’économique Au-delà de l’échange marchand, étudier la production de valeur économique Économie, gestion, sociologie : une nouvelle alliance ? Conclusion Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    1CE NOUVEAU CHAPITRE vise à éclairer le contexte qui a présidé à la réalisation de notre ouvrage et à sa réception. Ce livre a donné lieu à quatre comptes rendus (Rodet, 2009 ; Jany-Catrice, 2010 ; La Broise, 2010 ; Ogien, 2011) qui ne l’ont pas aisément situé par rapport à la littérature sociologique existante sur les questions des « grandeurs », de l’évaluation ou, plus généralement, de la mesure et des statistiques. Lors des discussions au sein du groupe « Mesure », nous avons largement discuté des courants proches de notre questionnement, comme l’économie des « Conventions », celle des « Grandeurs » (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Orléan, 2004 [1994] ; Eymard-Duvernay, 2009), ou la sociologie de l’acteur-réseau (Latour, 2005 [1989] ; Akrich, Callon et Latour, 2006 ; Callon et Muniesa, 2003). Dans l’ouvrage lui-même, nous avons en revanche privilégié l’élaboration inductive de notre cadre d’analyse au détriment de la discussion de la littérature, même si cette faiblesse a été en partie corrigée par l’introduction de François Vatin et la postface de Michel Callon, lesquelles offraient des lectures assez contrastées des différents chapitres de l’ouvrage.

    2Les lectures faites d’Évaluer et valoriser (comptes rendus, mais aussi reprises et critiques du livre) peuvent être classées dans deux registres. Une première discussion, relevant de la sociologie économique, a porté sur la question de la « valuation », selon l’expression que M. Callon a proposée, dans la postface de la première édition de cet ouvrage1, pour réunir conceptuellement les deux termes d’évaluation et de valorisation (Aspers et Beckert, 2011 ; Lamont, 2012). La question porte sur la nature et la place des différents dispositifs de métrologie économique, ce qui conduit à s’interroger sur les relations entre production, marché et consommation dans la construction de la valeur économique. Une seconde discussion s’est inscrite dans les débats récents sur les dynamiques de rationalisation à l’œuvre dans les organisations, et en particulier les administrations publiques, dans le contexte de l’essor du New Public Management, souvent interprété comme un instrument de métrologisation aveugle du monde social, au risque de la démocratie dans l’univers politique, comme au sein des organisations (Cahiers internationaux de sociologie, 2010 ; Revue française de socio-économie, 2010 ; Actes de la recherche en sciences sociales, 2011 ; Sociologies pratiques, 2011 ; Alaluf, Desmarez et Stroobants, 2012).

    3Nous nous proposons de contribuer à ces deux discussions en formulant plus explicitement notre cadre analytique. Au risque de forcer le trait, ce qui est difficilement évitable dans ce type de débat, nous construirons notre exposé en menant la critique de trois « grands partages » très présents en sciences sociales. Il s’agit de défendre, a contrario, une approche extensive de la mesure et de la valeur, seule à même selon nous de sortir la sociologie économique du cadre exclusif du marché où elle tend à se cantonner (Steiner, 2007 [1999]).

    Contre trois grands partages, pour une approche extensive de la mesure

    4Notre groupe de recherche s’est constitué autour d’une réflexion sur la place de la mesure et de la pensée calculatoire dans les sociétés modernes, avant de s’intéresser aux questions de l’évaluation et de la valorisation. Bien que la question de la mesure ne soit pas à proprement parler « nouvelle » en sociologie, la façon dont nous l’abordons tranche avec une bonne partie de la littérature existante, qui oppose volontiers la mesure standardisée à la singularité (des biens, des personnes, etc.), la technique au politique, « la » valeur (économique) « aux » valeurs (sociales). La tradition latourienne en sociologie des sciences a certes contribué à battre en brèche ces oppositions, qui n’en ressurgissent pas moins fréquemment dans de nombreux débats.

    Contre la distinction entre biens mesurables et biens singuliers : rien n’est incommensurable

    5Le premier grand partage que nous mettons en cause est celui qui entend séparer le monde du calcul de celui du jugement, le monde des quantités de celui des qualités, le monde des équivalences de celui des singularités. On en trouve une expression suggestive chez Lucien Karpik (2007), lorsqu’il distingue « décision » et « jugement », « la première s’appu (yant) principalement sur le calcul et la seconde principalement sur des critères qualitatifs » (p. 57). Appliquée au marché des biens et des services, cette distinction se traduit par deux autres jeux d’opposition, relatifs aux agents économiques et aux produits : « Dans l’idéal, la décision suppose un monde homogène, peuplé de produits formatés pour la calculabilité et d’agents calculateurs à la recherche de la maximisation de l’utilité, tandis que le jugement implique un monde hétérogène composé de produits incommensurables et d’acteurs orientés par des perspectives différentes » (p. 66).

    6Nous pensons a contrario qu’aucun produit n’est ontologiquement formaté pour le calcul (mesurable en soi) ni, à l’inverse, rétif à tout formatage (radicalement incommensurable). En considérant la mesure comme une façon de saisir la réalité qui vise à « réduire l’infini chatoiement du réel à un cadre métrologique qui en rende compte de façon simplifiée » (Vatin, 2010, p. 167), nous pensons l’opération de mesure comme un travail de formatage applicable à toute chose. Il s’agit pour nous d’étudier, à l’instar de l’économie des conventions, les formes diverses de ce travail de la mesure, autrement dit les « processus sociaux de commensuration » (Espeland et Stevens, 1998) qui rendent le monde mesurable. C’est parce que les choses ont été « formatées pour la calculabilité » au prix d’investissements de forme (Thévenot, 1986), inscrits dans des dispositifs (Eymard-Duvernay, 2009), qu’elles peuvent être commensurables.

    7Si certaines choses donnent l’illusion d’être plus naturellement mesurables que d’autres, cela tient à l’apparente naturalité et complétude du format de mesure établi, qui fait oublier le double travail de construction du principe de mesure et d’observation formatée du réel. L’un des exemples les plus frappants en ce sens est celui du « temps international ». Comme le rappelle Laurent Thévenot (1986), cet instrument est le résultat d’un lourd travail d’élaboration métrologique (Zerubavel, 1982). De plus, si toute mesure est une observation formatée du réel, certaines observations sont tellement cadrées en amont qu’on en oublie presque l’impossibilité d’un cadrage sans débordement, ou d’une mesure sans médiation. Étant établi que tout format, et toute observation formatée du réel, sont des produits, toujours contestables, nous en arrivons à l’interrogation symétrique : pourquoi certaines choses donnent-elles l’illusion de pouvoir (et/ou de devoir) échapper à la mesure, ou tout au moins à l’établissement d’un format qui réduise autant que possible l’appréciation singulière de l’observateur2 ?

    8On pourrait être tenté de suivre François Eymard-Duvernay (2009) lorsqu’il prend le contre-pied de L. Karpik (2007) en écrivant que « la ‘singularité’ (i.e. l’incommensurabilité) n’est pas une propriété substantielle du bien, mais de la forme de jugement : elle prévaut lorsque l’incertitude qualitative (c’est-à-dire l’incertitude sur la forme de jugement) n’est pas levée » (p. 154). L’économie des grandeurs déplace ainsi la question de l’incommensurabilité des biens évalués vers celle des principes d’évaluation : elle tient chaque ordre de grandeur pour un principe incommensurable de commensuration et considère que tout est calculable à l’intérieur d’un ordre de grandeur. Seule la délibération entre ces ordres appartiendrait à un autre registre, celui, non du calcul, mais du langage. Or, à supposer que les principes d’évaluation soient en eux-mêmes incommensurables, leurs effets respectifs sur les valeurs peuvent, eux, être mesurés. John Dewey a bien montré que l’on pouvait former des propositions testables sur les valeurs ; et qu’à travers ces propositions-de-valuation, on pouvait soumettre la formation des valeurs à la méthode de l’intelligence collective (Dewey, 2011).

    9Une deuxième réponse, plus satisfaisante à nos yeux, consiste à souligner qu’il y a plus souvent de la mesure qu’il n’y paraît de prime abord ; l’absence de nombres n’implique en rien l’absence de mesure. Franck Cochoy (2002) a fait un pas dans cette direction en distinguant le calcul et le qualcul économiques comme deux modalités de la cognition économique (p. 208). Mais F. Cochoy revient trop vite au tracé d’une frontière entre rationalité par le chiffre et rationalité par les formes, comme quand il écrit que « tout choix rationnel oscille entre ‘calcul’ (évaluation chiffrée) et ‘qualcul’ (estimation qualitative), selon que l’activation du premier est ou non possible et se suffit ou non à lui-même (et inversement) » (p. 208).

    10C’est en reliant l’étude des dispositifs à celle des activités de mesure que l’on peut saisir ce processus d’extension de la mesure. Il ouvre alors, via la « raison graphique », dont l’importance a été soulignée par Jack Goody (1979 [1977]), sur l’analyse des processus de rationalisation. J. Goody rappelle à juste titre l’étymologie latine qui lie la raison au calcul (ratio). Il peut ainsi appréhender le développement de la modernité en termes d’équipement graphique, ou de technologie intellectuelle, en écartant d’emblée le « binarisme ethnocentrique » selon lequel « d’un côté règne l’interprétation symbolique des actes sociaux, de l’autre le calcul utilitaire, la raison pratique par opposition à la ‘culture’ » (p. 245). Or la mesure s’inscrit au départ (les tablettes comptables cunéiformes) et à la pointe de cette raison graphique. François Dagognet (1993) a insisté sur son pouvoir unificateur, fixateur et révélateur : par la mesure, une chose n’est plus livrée à elle-même, mais inscrite dans un ensemble homogène, qui autorise la mise en rapport systématique ; par sa relative clôture, tout dispositif de mesure affranchit donc les choses du monde que nous formons avec elles et qui nous empêchait de les saisir ; enfin, par les possibilités inédites de manipulation alors offertes, la mesure rend visibles de nouvelles entités, de nouvelles prises, alimentant ainsi la dynamique d’une enquête rationalisatrice, sans préjuger de ses registres normatifs ou évaluatifs.

    11Dans cette perspective, notre approche consiste à déplacer le regard des dispositifs métrologiques et des conventions préétablies vers les activités métrologiques elles-mêmes. Cet ancrage pratique du calcul est déjà au cœur de l’argument de M. Callon et B. Latour (1997), quand ils écrivent qu’« il en est de la métrologie du calcul économique comme de la métrologie du mètre ou du kilo : avant la mise en place des étalons et de l’intercomparaison méticuleuse de leurs répliques, on ne peut pas prendre de mesure du tout » (p. 51). Mais leur attention est restée focalisée sur le partage entre ce qui compte et ce qui ne compte pas, entre l’intérieur et l’extérieur du calcul, entre le commensurable et l’incommensurable3.

    12Sur la scène bien cadrée de l’échange marchand, l’échange d’équivalents se déploie sur fond d’une multiplicité incalculable d’externalités. Or, en dehors de la scène de l’échange, la commensurabilité devient elle-même problématique. Ne pouvant plus s’appuyer aisément sur l’existence de prix monétaires, elle appelle une enquête : comment compter, et mettre en équivalence des éléments disparates ? Surtout : que mettre au dénominateur et au numérateur ? Que convient-il de considérer comme un produit, comme un coût ? Étudiant la politique de maîtrise de l’énergie, et la construction d’une « fonction de production de la commande optimale de chauffage », Vololona Rabeharisoa (1992) montre ainsi combien a été controversée l’élaboration d’une « fonction de coût » et d’une définition du « confort de l’usager ». En deçà de la scène marchande, en deçà même de la confrontation hic et nunc du calculable au non calculable, notre entrée métrologique s’intéresse en ce sens à la genèse du calculable et de la mesure. Refuser la distinction a priori entre biens mesurables et biens singuliers nous conduit ainsi à pénétrer au cœur des enquêtes qui nouent les activités les plus variées à la question de la valeur économique.

    13Certains chercheurs en gestion, pris entre l’irréalisme des hypothèses de rationalité intégrées dans les outils de gestion et la prolifération de ces objets, pensent souvent de même aujourd’hui la genèse et les usages de ces objets métrologiques en termes d’enquête. Ils abandonnent alors la problématique classique de la conformation des comportements aux normes pour celle de l’exploration du réel4. En stabilisant de nouvelles entités, en déplaçant ombres et lumières, la médiation métrologique ouvre des possibilités inédites de pensée, de calcul et d’action. « L’incomplétude n’est pas le problème, c’est la solution », résume en ce sens Olivier Favereau (1997). À travers la mesure, la sociologie économique rejoint une « théorie positive de la rationalité limitée, dont la fécondité ne s’épuiserait pas dans la dénonciation des problèmes de la rationalité optimisatrice » (p. 221). Finalement, ce n’est pas l’un des moindres apports de la notion de ratio que de saper – en donnant à voir la normativité de toute mesure et la pluralité de ses registres normatifs possibles – l’idée même d’un calcul exhaustif ou d’une rationalisation intégrale du monde, qui habite autant la sociologie « critique » que l’économie « standard ».

    Contre le partage entre ceux qui calculent et ceux qui jugent : pas de mesure sans norme de valeur

    14Nous pouvons une nouvelle fois nous appuyer sur L. Karpik pour exposer et critiquer le second « grand partage », celui qui oppose des « agents calculateurs à la recherche de la maximisation de l’utilité » (aptes à la décision) et des « acteurs orientés par des perspectives différentes » (contraints au jugement) (2007, p. 66). Cette dichotomie admet des formulations diverses, selon que les auteurs adoptent un angle anthropologique (des individus calculateurs et d’autres qui ne le sont pas), situationnel (lorsque L. Karpik fait l’hypothèse que la nature du bien, standard ou singulier, détermine le comportement calculateur ou non de l’individu) ou encore disciplinaire (c’est le « Pacte parsonien » tel que le rapporte Starli (2009) : « vous les économistes, étudiez la valeur ; nous les sociologues, étudierons les valeurs »). F. Eymard-Duvernay (2009) la reprend à sa façon en écrivant que l’homo conventionalis se distingue des homini oeconomicus et sociologicus : pour lui, l’économie des conventions rassemblerait enfin les deux parts que le développement des sciences sociales aurait absurdement séparé : les chiffres et les lettres. C’est, de même, ce partage des tâches entre l’économie et la sociologie que nous dénonçons, à l’instar de D. Stark (2009) : « Bien que le Pacte parsonien suggère que l’on doive choisir une position de prédilection – valeur ou valeurs, économie ou relations sociales – j’adopte une stratégie analytique de fusion des deux notions qui transgresse cette division, avec le concept-clé de grandeur (worth) » (p. 7).

    15La littérature sociologique a bien avancé quelques critiques contre l’opposition frontale entre rationalité économique et normes sociales, poursuite rationnelle du gain et relations sociales et familiales, calculateurs intéressés et donateurs désintéressés, ou encore intérêts et valeurs. La nouvelle sociologie économique s’ouvre ainsi chez Mark Granovetter (1995, 2000) par la critique de l’usage spécifique de la notion d’embeddedness, par lequel les anthropologues substantivistes opposaient, à la suite de Karl Polanyi (1983 [1944]), des sociétés primitives dénuées de rationalité économique à des sociétés modernes dans lesquelles l’économie serait émancipée du tissu des relations sociales. Les approches sur-socialisées, comme sous-socialisées, de l’action partagent une même conception atomiste, méconnaissant l’encastrement de l’action économique dans les relations sociales et la structure singulière de leur réseau. Dans cette lignée aussi, Florence Weber (2000) a tracé les contours d’une « ethnographie économique après le Grand Partage », qui prête une attention critique à l’anti-économisme de « l’anthropologisme » et à sa façon d’opposer don et marché, laquelle interdit tout à la fois d’inscrire les transactions marchandes dans la gamme des interactions sociales, et d’analyser la dimension essentiellement rituelle « de la rupture entre les transactions marchandes et les interactions ordinaires »5. Enfin, on trouve aussi une critique de « la distinction paralysante entre don et échange marchand » chez M. Callon et B. Latour (1997), soucieux qu’ils sont de restaurer une symétrie entre agents optimisateurs et agents désintéressés, regardés comme deux formatages, qui contribuent tout autant à l’économisation du monde ; chacun procède en effet à sa façon à la partition entre « ce qui se calcule et ce qui ne doit à aucun prix se calculer ».

    16Mais calcul et jugement dessinent encore volontiers dans ces approches deux mondes distincts. Ainsi, chez ces deux derniers auteurs, les acteurs savent à la fois calculer, « à condition d’être plongés dans des espaces de calculabilité », et juger, « quand ils sont mêlés à des débats éthiques ». De même, ils « peuvent refuser d’entrer dans le premier monde, celui du calcul – , quand ils agissent dans le second – celui du jugement » (Callon, 1999, p. 423).

    17Pour mener une critique plus radicale de l’opposition entre calcul et jugement, nous nous appuyons sur les travaux menés sur la pratique d’ingénieur par François Vatin (1993, 2002, 2008a), Bernard Grall (2004) et Alexandra Bidet (2005a et b, 2010), qui montrent l’intrication de valuations de toutes sortes dans le calcul économique lui-même. Les calculs économiques des ingénieurs s’avèrent en effet constamment animés de préoccupations éthiques et morales, d’un souci du bien public, sinon du bien commun. Mieux, leur étude montre que la possibilité même d’un calcul économique passe par l’établissement de normes de valeur : « une économie purement ‘mécanique’n’est pas pensable » (Vatin, 2002a). F. Vatin met par exemple en évidence, chez Jules Dupuit, une « morale utilitaire », qui fait de cet ingénieur mécanicien « avant tout un moraliste ». De même, en examinant la genèse du concept mécanique de « travail » chez les ingénieurs-mécaniciens de la fin du 18e et du début du 19e siècle, il révèle le caractère explicitement économique de leur démarche6. Quand certains de ces ingénieurs se tournent vers la théorie économique proprement dite, ils mettent en évidence ce qui la caractérise en propre par rapport aux enquêtes économiques ordinaires : le caractère explicite de la mise en rapport et, plus encore, le fait que le souci d’optimalité devienne l’occasion d’un calcul systématique, fondé sur la définition d’une norme de valeur.

    18Au-delà du cas des ingénieurs, la figure du ratio nous semble la plus pertinente pour expliciter la dimension intrinsèquement normative de la rationalité économique, en nous ramenant à son étymologie : ratio. Pas de ratio en effet sans une spécification des éléments à prendre en compte dans le calcul, et de la manière de les prendre en compte. L’établissement d’un ratio suppose un découpage du réel (que porter au numérateur et au dénominateur ?) et la définition d’une norme de valeur (quelle commune mesure ?). La question est double : qu’est-ce qu’on compte et comment compter ? Tout ratio appelle ainsi des évaluations, et tout registre normatif laisse irrévocablement dans l’ombre des pans de la réalité pour en mettre d’autres en évidence. Une valence normative, éthique et politique habite ainsi toute classification et tout « categorical work » (Bowker, Star, 1999). Les ingénieurs ne sont dans cette perspective que les traducteurs et, parfois, les boucs-émissaires de leur époque : les mesures qu’ils produisent retravaillent des valeurs déjà à l’œuvre dans la société, qu’ils contribuent, souvent inconsciemment, à mettre en forme (Vatin, 2008a). Il en va de même, pour les économistes, lorsqu’ils s’attachent à mesurer la valeur économique en dehors du marché. Marion Fourcade (2011) a montré par exemple que l’emploi d’une méthode d’évaluation contingente visant à mesurer « l’usage passif », par les citoyens américains, d’un parc naturel de l’Alaska souillé lors du naufrage de l’Exxon Valdez, a « construit » (par de multiples dispositifs, de la présentation de photos d’animaux à la mise en lumière des dommages irréversibles entraînés par le naufrage), autant que « traduit » l’attachement de la société américaine à la préservation de la nature.

    19Loin d’être étrangère à la « Guerre des Dieux » décrite par Max Weber (2003 [1919]), la mesure constitue donc souvent un compromis, provisoire et critiquable, entre des principes de valeurs ou des attachements qui trament la société. Mais elle est aussi une incitation constante à l’invention de nouveaux principes de valeur, une incitation à enquêter sur ce à quoi nous tenons ou devons tenir.

    Contre le partage entre ceux qui font le format et ceux qui le subissent : le potentiel critique et démocratique de la mesure

    20Considérer que la mise en mesure suppose le choix d’un étalon, d’une norme de valeur, n’épuise pas les controverses ou malentendus qui l’entourent. La critique de la mesure se nourrit au contraire du postulat, qu’une fois stabilisé, le format imposera mécaniquement sa raison aux acteurs. D’où la fréquente dénonciation d’une dimension réductrice ou oppressive de la mesure, qu’il s’agisse de pointer de mauvais choix d’indicateurs (généralement dénoncés comme véhiculant une logique strictement gestionnaire à l’opposé de considérations éthiques) ou le caractère inacceptable du fait même de vouloir mesurer certaines grandeurs (considéré comme anti-démocratique).

    21Nous avons soutenu plus haut que tout « peut » être mesuré, au sens du pouvoir pratique, « can » en anglais. Or les disputes autour de la mesure peuvent viser une mesure épistémologiquement inconséquente comme elles peuvent engager un droit (moral : « may » en anglais) à mesurer. A. Desrosières (2008 [2006]) a multiplié les exemples de contestations variées : l’espérance de vie résultant d’une inoculation de la variole discutée par les Bernoulli au xviiie siècle, la « propension au crime » de Quételet ou Durkheim au xixe siècle, la « valeur civique » de Galton, l’intelligence ou le quotient intellectuel avec Spearman et Binet (Martin, 1997), l’opinion publique avec Gallup, le bonheur national brut en comptabilité nationale7, ou encore l’illettrisme, la pauvreté, les performances d’un hôpital, etc. Toutes ces mesures, qui circulent aujourd’hui pour la plupart sans difficulté dans les médias et les milieux professionnels, ont fait l’objet de fortes contestations sociales à leur naissance ; aujourd’hui, elles donnent plus souvent lieu à des critiques épistémologiques, qu’à des critiques simplement morales. On peut ainsi critiquer le coefficient avancé par Robert Karasek, non car il propose une mesure synthétique de la « satisfaction-insatisfaction » au travail, mais parce que cette mesure est épistémologiquement inconséquente et que sa naturalisation risque de produire des effets sociaux désastreux par la créance placée dans un artefact heuristiquement faible. Comme dans le cas du QI ou du classement de Shanghai, est en cause le modèle du « score », dont les apories sont bien montrées par Pauline Barraud de Lagerie (chapitre 11) à propos de la qualité sociale. En particulier, peut-on établir un coefficient unique ou faut-il concevoir des axes pour établir une mesure vectorielle ?

    22Une première façon de contester ces mesures consiste ainsi à souligner l’impossibilité de trouver de « bons » indicateurs pour des choses dont on dit, par ailleurs assez volontiers, qu’elles « n’existent pas » – suivant la formule célèbre de Pierre Bourdieu à propos de l’opinion publique (1973 [1972]). Les défenseurs de la mesure ne sont d’ailleurs pas forcément en désaccord avec cette approche nominaliste, comme l’illustre la boutade prêtée à Alfred Binet, l’inventeur du QI : « L’intelligence ? C’est ce que mes tests mesurent ». A. Desrosières nous rappelle que les contestations élevées contre ces différentes mesures « renvoient toujours à la tension entre, d’une part, un modèle réaliste (l’idée qu’il y a un référent derrière la mesure) et d’autre part un modèle plus constructiviste, ou conventionnaliste, dans lequel il est clair que la mesure résulte d’une série de conventions » (pp. 175-176). On voit ainsi que, bien qu’ils semblent s’opposer sur ce point, « les critiques intransigeants de la mesure ont tendance à renforcer les idéologues de la mesure qui la présentent comme un parfait reflet du réel, car ils en négligent le caractère provisoire, incertain, inconséquent » (Vatin, 2010). De fait, la critique comme l’éloge de la mesure tendent à la réifier, en la considérant à la fois comme un reflet du réel et une réalité en soi, plutôt que comme une pratique qui transforme le monde autant qu’elle est transformée par lui.

    23Une deuxième façon de contester ces mesures consiste à acter leur caractère conventionnel mais à mettre en cause l’impartialité de ceux qui en établissent le format. La dénonciation n’est alors plus celle d’une mesure inepte ou erronée, mais celle d’une manipulation par la mesure. C’est ce que montre Luc Boltanski (2009) lorsqu’il décrit les modalités de contestation de la « domination gestionnaire », telles qu’elles se déploient notamment contre les démarches de benchmarking. Comme il le souligne, les palmarès « constituent des formes de description dont l’objectif explicite et revendiqué est d’inciter les acteurs à changer leur comportement de façon à accroître leur rang hiérarchique » (pp. 207-208). Cette approche de la mesure comme description quantifiée, guidée par des intentions prescriptives, a accompagné l’essor du New Public Management, dont la critique a nourri la recrudescence des débats autour des politiques d’évaluation et de quantification (Vatin, Caillé et Favereau, 2010 ; Revue française de socio-économie, 2010 ; Cahiers internationaux de sociologie, 2011). Si cette critique est légitime (il est possible que celui qui a établi le format de mesure ait cherché à défendre ses propres intérêts), elle ne doit pas faire oublier que l’instrument n’est pas entre les seules mains de ses concepteurs ; il est tout autant manipulable par ceux qui l’utilisent, comme par ceux dont il a vocation à permettre la mesure ; il peut ainsi être retourné contre ses concepteurs. C’est précisément ce que souligne François Vatin (2010), en rappelant que si les patrons ont bien introduit l’horloge dans les ateliers pour imposer le plein respect de la journée de travail, elle a été aussitôt appropriée par les ouvriers pour résister à l’exigence infinie de travail portée par le patronat (Thompson, 2004).

    24Une troisième façon de contester la « mise en mesure » conduit à dénoncer sa capacité implacable à s’imposer dans les pratiques au détriment de la richesse du jeu social. Couplée avec la critique d’une mesure inepte ou erronée et/ou avec la critique de la mesure manipulatoire, cette posture dénonciatrice néglige toute possibilité de résistance des acteurs sociaux à des dispositifs métrologiques défaillants. Cette tendance à une approche top-down des outils de gestion est très marquée dans les travaux anglo-saxons, d’inspiration foucaldienne, sur la comptabilité et l’évaluation (Miller et Rose, 2008 ; Hopwood et Miller, 1994). Les débats qui ont entouré la question de la rationalisation des bureaucraties, le développement du New Public Management et les politiques de quantification semblent ainsi rejouer la dispute relative au statut du travail et des travailleurs face au machinisme. De même que le machinisme et la division du travail auraient entraîné une inéluctable aliénation et déqualification des ouvriers, les dispositifs métrologiques et les techniques comptables favoriseraient la déprofessionnalisation de pans entiers de l’activité et le contrôle à distance des travailleurs et des consommateurs.

    25Les travaux d’A. Ogien (2010) sur le dispositif statistique associé aux réformes, comme la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF) ou la loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU), en sont une illustration éloquente. Ils mettent en lumière à la fois la « force de l’évidence » acquise par des dispositifs métrologiques orientés vers l’automatisation des décisions, et les tentatives de résistances mises en œuvre (contre le régime de performance véhiculé par la mesure et contre les critères retenus) au nom de la défense des « principes démocratiques modernes » (p. 37).

    26Ces débats rejouent l’opposition classique entre Platon, pour qui la métrologisation du monde devait permettre, en dépassionnant les débats, des décisions rationnelles, fondées sur la comparaison des fins et des moyens, et Aristote, défenseur d’une aristocratie de la vertu, fondée sur l’incommensurabilité des valeurs et des jugements (Nussbaum, 1986 ; Espeland et Stevens, 1998 ; Caillé, 2010). Or il suffit de se pencher sur les pratiques métrologiques pour constater combien la mesure est à la fois « subversive », en ce qu’elle pousse ceux qui l’ont conçue, l’appliquent ou en sont l’objet, à expliciter, justifier ou contester les choix qui ont présidé à sa genèse (Boltanski et Thévenot, 1991), et « subvertie », en ce que la pratique qui élabore ou mobilise la mesure contribue bien souvent aussi à la redéfinir et à la transformer.

    27Pas plus que la mesure n’est un strict outil de domination entre les mains de ceux qui la produisent, elle ne peut devenir « automatique » pour ceux qui y sont soumis, sauf à faire consensus. L’automaticité n’est pas le fait de la mesure elle-même, mais des pratiques qui l’institutionnalisent. C’est ce qu’a montré A. Desrosières (2008 [2006]) à propos d’un programme de gestion hospitalière visant à rapprocher deux modes de quantification (comptable et financière d’un côté, médicale de l’autre) : « une telle histoire fait ressortir non seulement le passage du caractère ‘visible conventionnel’d’une pratique quantitative à sa ‘naturalisation’progressive ultérieure, mais aussi la dimension sociale de ce passage : les nombres sont d’abord un langage commun, qui peut circuler entre les hommes dès lors que sont oubliées les conventions qui ont présidé à leurs constructions. Elle montre aussi que, dès lors qu’ils circulent, les nombres peuvent échapper à leurs concepteurs et vivre une vie non voulue ou prévue par eux. » (p. 182).

    De la mesure à la production de valeur économique. Pour une approche extensive de l’économique

    28En distinguant entre « évaluer » et « valoriser », nous pointons l’intérêt d’une sociologie économique qui ne s’en tiendrait pas au cadrage marchand de l’économique. Nombreux sont en effet les travaux, en économie ou en sociologie économique, qui focalisent le regard sur le marché comme mécanisme de coordination économique et sur le prix comme indice métrologique de la valeur. De ce point de vue, la notion générique de « valuation » est intéressante, car elle ne réduit pas la production de valeur à sa réalisation sur un marché. Ce néologisme issu de l’anglais présente le grand avantage d’éviter les apories du mot « valeur ».

    29Qu’est-ce qu’une valeur ? Dans un champ de bataille bien peuplé, se sont affrontés à ce sujet des courants parmi les plus enracinés dans la tradition intellectuelle continentale : idéalisme et matérialisme, subjectivisme et objectivisme, internalisme et externalisme, émotivisme et rationalisme, etc. Avec les termes de valuation, valuing ou valuating, la langue anglaise incline davantage à se donner un programme empirique : documenter concrètement les activités, pratiques et processus qui prêtent une valeur à une situation, un objet, un évènement, une personne, ou encore une manière de faire. Il s’agit ainsi d’observer ce à quoi nous apportons du soin, de l’attention, de l’intérêt : par quels actes concrets, à partir de quels contextes et avec quels effets, quels liens d’une valuation à l’autre ? Notre approche des dispositifs et des pratiques métrologiques, présentée dans la première partie, s’inscrit dans cette perspective.

    30Mais si le terme de valuation permet d’éviter la réification des substantifs, chère à la langue française, et favorise les synergies, il présente l’inconvénient de confondre le fait d’attribuer une valeur et le fait de produire une valeur. Ces deux dimensions peuvent certes être appréhendées en anglais par les termes « evaluating » et « valorizing », mais ils sont peu usités dans cette langue. Plus encore, ce qui se présente a priori comme le résultat d’une pauvreté linguistique, peut appuyer un choix analytique délibéré. Telle est bien la démarche entreprise par Michel Callon (dans le chapitre 13 du présent ouvrage) pour promouvoir dans la langue française le terme de valuation en tant qu’il permettrait, précisément, de lever une distinction non-heuristique entre « évaluer » et « valoriser ».

    Au-delà de l’échange marchand, étudier la production de valeur économique

    31En français même, le terme de « valorisation » s’entend de plus en plus souvent comme la simple reconnaissance d’une valeur, dont on laisse à penser qu’elle était déjà là, mais invisible, cachée ou insoupçonnée. En ce sens aussi, l’économie standard a accordé au prix le pouvoir de révéler la valeur, laquelle se « réaliserait » entièrement dans l’échange marchand. Produit de la rencontre entre l’offre et la demande, la valeur se résumerait et s’épuiserait dans le prix de marché.

    32Dans le commentaire des études réunies dans cet ouvrage, M. Callon propose de les reconsidérer comme autant de formes d’exploration des « chaînes de valuation » le long desquelles circulent (et se transforment) les biens et les valeurs. Si nous partageons cette façon de formuler notre approche, nous nous reconnaissons moins dans la prééminence qu’il donne à la valuation marchande (l’établissement de prix monétaires), comme unique point de fuite de ce processus. Certes, une partie des dispositifs et des chaînes métrologiques participent d’une logique de « pricing » mais, a contrario, d’autres tentent justement d’établir une valeur en l’absence de référence au prix de marché, voire contre ce dernier, comme dans l’évaluation du travail (cf. Vernet et Remillon ou Rot et Le Bianic dans cet ouvrage). C’est aussi le cas, lorsqu’il n’y a ni marché ni prix, comme lorsqu’il s’agit de mesurer l’utilité des résidus de l’exploitation laitière pour l’économie de la ferme (Vatin, 1996) ou l’utilité publique des lignes secondaires de chemin de fer (Vatin, 2002b).

    33Cette focalisation sur la dimension marchande des processus de valuation se retrouve au cœur de l’ouvrage collectif dirigé par Patrick Aspers et Jens Beckert (2011). Considérant que la sphère marchande s’étend à un nombre croissant d’activités, les deux auteurs font du marché le mécanisme principal, voire exclusif, de coordination économique. Prenant acte de la « victoire » de la théorie néoclassique sur l’approche marxiste de l’économie, ils défendent l’idée que la sociologie économique doit se situer dans ce cadre marchand pour penser les dynamiques de valuation. Ils semblent toutefois déplorer le resserrement des recherches en sociologie économique sur trois types de marchés particuliers, les marchés financiers, les marchés de biens esthétiques (la mode, le vin, l’art…) et les marchés de biens éthiques (commerce équitable, assurances-vie…) où « la valeur semble détachée de la matérialité de la marchandise et, de manière plus flagrante, socialement construite. » (p. 30). On voit ainsi combien la sociologie économique a fait sienne le Grand Partage entre les marchés de biens et services standard gouvernés par les lois de l’offre et de la demande et dont la théorie économique, construite autour du modèle walrasien, rendrait parfaitement compte, et les marchés de qualités ou de singularités gouvernés par les logiques sociales que la sociologie serait mieux à même de décrire et d’expliquer (Karpik, 2007, 2009). Nombreux sont les sociologues qui, à l’instar de P. Aspers et J. Beckert (2011), continuent à partager avec les économistes le postulat qui voit dans le marché le lieu central de révélation et/ou de formation de la valeur économique, tout en peinant à en fournir un modèle explicatif convaincant. Produit de la rencontre entre l’offre et la demande, la valeur économique serait impensable sans une référence au prix marchand.

    34Même lorsque les sociologues tentent d’entrer dans les processus industriels de production, ils adoptent une focale qui tend à rabattre ces processus sur leur horizon marchand. Les « accounting » et « marketing tools » étudiés par Franck Cochoy (1999) sont entièrement rapportés à la scène marchande. F. Cochoy montre bien l’origine pratique de ces savoirs, avant qu’ils ne fassent retour vers les praticiens, une fois formalisés et généralisés dans une logique de rationalisation du marketing comme savoir académique. Mais il s’intéresse avant tout au marketing comme médiation marchande, véritable « discipline du marché »8. De même, l’activité des ingénieurs est abordée sous l’angle privilégié de la normalisation, troisième médiation marchande « après le marketing et le packaging » (p. 368). La perspective performatrice conduit ainsi à réserver l’appellation d’« actions économiques » aux opérations de « cadrage » des activités autour de l’échange (p. 369).

    35Bien que plusieurs chapitres de notre ouvrage interrogent des dispositifs métrologiques tournés vers le marché, notre perspective ne considère pas la valorisation comme un moment où se « réaliserait » la valeur, mais comme une production de valeur « en sus », qui ne s’opère pas forcément sur la scène marchande, ce qui la réduirait à la plus-value commerciale. Dire que la valeur économique ne provient pas uniquement du marché rejoint pour partie les enseignements de l’économie des conventions et de la sociologie économique, qui montrent tout ce qui, en amont du marché, rend le calcul et l’échange économique possibles : réseaux sociaux, médiations cognitives, dispositifs matériels, investissements de forme, etc. Mais nous ajoutons que les processus de valorisation ne sont pas tous destinés à se clore dans la « vérité » du prix marchand.

    36Plus largement, notre approche de l’économie comme « acte de gestion » (Vatin, 2008b) vise à émanciper le regard sociologique du cadrage marchand porté par la science économique qui a fait, de l’entreprise comme de la production, de véritables « boîtes noires » de la théorie économique. Pour peu que l’on porte attention au travail et aux actes de gestion qui s’y déploient, les entreprises apparaissent comme des lieux de production de valeur, parcourus de partis pris, souvent performatifs, sur la question de la valeur économique et sur la production d’effets utiles (et, à ce titre, éventuellement échangeables). Comme y insistent Diane Rodet (2009) et Patrice de la Broise (2010), dans leurs commentaires respectifs de notre ouvrage, on peut alors se pencher sur les modalités concrètes et pratiques du processus de valorisation, telles que les élaborent les acteurs au travail. Dans ce cadre, distinguer entre évaluer et valoriser ne sert donc pas à marquer des ordres ou des espaces hétérogènes (la production et le marché) mais, au contraire, à pister leurs articulations et la genèse de la valeur économique dans les dispositifs et les pratiques de mesure : on repère des conceptions de ce qui compte, et les façons variées dont les acteurs évaluent, explorent, révisent, dans leur travail même, ce qu’il vaut mieux économiser, soigner, rechercher, prendre en compte, etc.

    37Pour étendre la notion de valorisation au-delà du marché, il faut non seulement envisager la valeur économique, plutôt que la valeur marchande, mais aussi concevoir l’économie de façon large et générique. À la racine de la notion d’économie, on trouve en effet, comme on l’a vu plus haut, l’acte de gestion, c’est-à-dire la mise en rapport d’une action et de ses effets, selon des critères d’optimalité divers, explicites et implicites. Cette approche permet de saisir la mesure comme le point aveugle de la « nouvelle anthropologie du marché ». La norme économique ne se réduit pas à son cadrage marchand : elle s’origine souvent moins dans l’orientation marchande stricto sensu, que dans le souci d’optimalité. La question de la mesure donne ainsi à l’organisation productive un statut analytique, que lui dénient de facto les approches en termes de coordination. Elle va à rebours du « rééquilibrage conceptuel et empirique des domaines productif et consommatif » promu par la « nouvelle anthropologie du marché ». Loin de considérer que l’étude de la production des choses nous ait longtemps détournés d’une attention au marché et à la consommation, notre constat est plutôt que l’organisation productive a été peu étudiée : le prisme salarial et sa dichotomie du social et de l’économique (Bidet, 2011), le technicisme de la « fonction de production », le postulat de l’universalité de l’échange, ont durablement concouru à la priver de toute épaisseur et autonomie analytique.

    38Ainsi se dessine une double articulation possible entre sociologie du travail et sociologie économique : on peut suivre la façon dont les explorations de ce qui vaut se traduisent dans des qualités marchandes et des prix, en même temps que la manière dont l’horizon marchand contribue, en retour, à nourrir les enquêtes menées sur ce qui vaut : what is valuable ? On retrouve cette perspective de recherche dans l’ouvrage de David Stark (2009). Les organisations innovantes qu’il étudie (une usine hongroise en voie de conversion au capitalisme, une start-up de la Silicon Valley, une salle de marché de Wall Street) ne se contentent pas de produire des biens et des services à destination du marché ; elles mènent aussi de véritables enquêtes sur ce qui fait la (les) valeur(s) de leurs activités et de leurs produits. Mobilisant des ordres de grandeur dissonants, les travailleurs de ces organisations confrontent en permanence leurs conceptions de ce qui vaut et de ce qu’ils valent, la « sanction du marché » n’étant qu’une des dimensions de ces confrontations. Mais là où, pour D. Stark, l’innovation n’est que le résultat de l’articulation (toujours provisoire et problématique) d’ordres de grandeur déjà là, nous considérons plutôt l’activité productive comme un espace de création, non seulement de valeur économique, mais aussi de principes de valeur, de conceptions de l’utile, de ce qui est bon, mieux, bien, etc. (Bidet, 2011, 2012).

    Économie, gestion, sociologie : une nouvelle alliance ?

    39Les chercheurs des différentes sciences sociales se trouvent tous confrontés à l’articulation problématique de l’économique et du social dès lors qu’ils étudient les instruments de gestion dans leur existence organisationnelle concrète9. Il leur faut en effet conférer une autonomie relative au niveau méso du fonctionnement organisationnel, sans le dissoudre pour autant, « soit dans les mécanismes généraux du marché, soit dans les différentes formes du lien social » (Moisdon, 1997, p. 22). Comme toute organisation, l’entreprise est dotée d’une « propension à produire des valeurs, des modèles et des systèmes de représentation » (Segrestin et Sainsaulieu, 1986, p. 348)10.

    40L’analyse des outils de gestion, ces « formalisations de l’action organisée » suivant l’expression de J.-C. Moisdon, éclaire une dimension majeure de la régulation sociale des systèmes productifs. Produits d’une rationalisation de l’activité productive, d’un processus d’exploration collective, ces outils sont par nature incomplets, conventionnels, pétris d’enjeux et contextuels à l’activité qu’ils contribuent à cartographier, tant par leur constitution que par leur mobilisation dans l’action. En plaçant leur investigation au niveau des outils eux-mêmes, les chercheurs en gestion ouvrent la boîte noire de l’entreprise comme organisation productive. Ils inscrivent alors dans l’étude de l’organisation productive elle-même un questionnement d’ordre « mésologique », que la sociologie de l’entreprise des années 1980 pensait encore sur le mode du rapport entre entreprise et société, échange économique et échange social.

    41Les développements récents de la sociologie de la gestion poursuivent ce mouvement d’analyse des « technologies normatives invisibles », selon la formule de Michel Berry (1983), tout en engageant un débat critique avec la sociologie de l’entreprise jugée trop organiciste ou consensualiste, ils émargent d’emblée au programme d’une sociologie économique en prise sur l’épaisseur de l’organisation productive (Maugeri, 2001). Ainsi, Ève Chiapello (2005) souligne, dans son étude de la construction de normes comptables européennes dans les années 2000, que « toute transformation des normes accompagne et fait exister une nouvelle définition de la firme » (p. 370) et, pourrait-on ajouter, des valeurs qui la traversent. En particulier, l’intégration du concept de « juste valeur » dans les concepts comptables serait porteuse d’une approche actionnariale de la valeur de l’entreprise (p. 371). Les normes comptables ainsi comprises participent conjointement de l’évaluation (elles disent ce qui vaut dans l’entreprise) et de la valorisation (elles fixent la nature de la plus-value et président à sa distribution entre les acteurs de l’entreprise).

    42La même logique habite l’économie politique de l’entreprise élaborée par François Eymard-Duvernay (2012a) qui se donne le projet d’étudier la distribution et le contrôle des « pouvoirs de valorisation » (pouvoirs de dire ce qui vaut) dans l’entreprise. Après des travaux menés sur les « modèles d’entreprise » (1989) puis, avec Emmanuelle Marchal, sur le rôle des intermédiaires dans l’accès à l’emploi (1997), les épreuves d’évaluation associées, et l’évaluation de ces épreuves d’évaluation (Eymard-Duvernay, 2012b), celui-ci se propose d’appréhender l’économie comme une architecture de « pouvoirs de valorisation ». Dans cet esprit, il s’interroge sur la place qu’y tient l’entreprise, relativement à l’instance aujourd’hui dominante de la finance (Orléan, 1999 ; Hatchuel et Segrestin, 2012). Cette perspective rencontre la nôtre sur un constat : rabattre la valorisation sur le prix dilue toute réflexion approfondie sur la (ou les) valeur(s) ; et sur une perspective : la mesure-évaluation-valorisation est un passage obligé pour qui veut aujourd’hui interroger le statut du travail dans l’économie.

    43Prendre au sérieux la façon dont valeur et valeurs s’élaborent et se distribuent en dehors du marché ouvre ainsi la possibilité d’un dialogue renouvelé entre sociologie, gestion et économie autour des pratiques de d’évaluation et de valorisation.

    Conclusion

    44Nombreux sont les chercheurs qui affirment aujourd’hui l’intérêt d’observer parallèlement les activités relatives à « ce qui compte » et celles relatives à « ce qu’on compte ». Ce faisant, on inscrit sans solution de continuité la question de la valeur économique dans le champ de nos valuations (Genèses, 2011 ; Cottereau et Marzok, 2011 ; Bidet, Quéré, Truc, 2011 ; Muniesa, 2012 [2011]). Comme création indéfinie de commensurabilité, la mesure s’offre bien comme un point d’entrée pour saisir la créativité de l’agir social – une dimension que l’hégémonie des deux modèles rivaux de l’action rationnelle et de l’action normative a longtemps éclipsée. Alexandre Mallard (1996) argumentait déjà en faveur d’une telle approche génétique, en notant que dans les espaces d’activité où les mesures semblent manquer ou défaillantes, les acteurs sont déjà en train d’en créer de nouvelles (Mallard, 2003, p. 93). Max Weber (1995 [1921]) se plaisait de même à rappeler qu’« on ne calcule précisément que là et dans la mesure même où la nécessité s’en fait sentir » (p. 157).

    45En suivant le fil de la transformation des produits, de leurs mises en forme et de leurs métriques, la question de la mesure émancipe l’économique, comme catégorie de l’expérience, du seul cadrage marchand, tout en replongeant la valeur économique dans le bain de nos valuations quotidiennes. Formes de savoir codifiées, stratégies et formes d’investigation, normes de valeur, ne valent plus principalement alors par leur capacité à faire équivalence. Elles renvoient moins à des grandeurs déjà là qu’à des valuations, dont on peut suivre la formation, par exemple, à travers les « confrontations argumentées » et les « lignes de créativité » d’un groupe d’ingénieurs (Chatzis, 2000, p. 10-11) et, plus largement, en portant attention au caractère expérimental et législateur de tout travail (Dodier, 1995).

    Notes de bas de page

    1 Soit le chapitre 13 de la présente édition.

    2 Que l’on qualifie cette appréciation de simple goût personnel, de « jugement synthétique » (Dodier 1990, p 140), ou encore de « jugement expert » (Daston et Galison, 2007).

    3 Ce constat rejoint celui porté par Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star (1999) sur la sociologie des sciences : « Elle a attiré l’attention sur l’importance du développement des standards (mais non sur le développement corrélatif de systèmes de classification) ; sans toutefois regarder cela dans le détail ».

    4 Sur ce déplacement d’accent entre « les deux vies de l’instrument de gestion », voir Jean-Claude Moisdon (1997), en introduction et p. 43.

    5 La transaction marchande recouvre « une forme particulière d’échange rituel », qui « correspond à la situation d’écart nul entre deux transactions » (Weber, 2000, p. 94 ; 97 ; 105).

    6 En conceptualisant le travail comme une « monnaie mécanique », les ingénieurs entendent élaborer une « économie de la machine », comme système de transmission de force, à même de soumettre la mécanique au contrôle de l’économie politique. Cet étalon de valeur permet d’estimer dans la même unité la dépense (le travail total) et le produit net (l’effet utile), et de dégager en conséquence un ratio, le rendement (travail utile/travail total) (Vatin, 1993).

    7 Alain Caillé, par exemple, évoque le « bonheur national brut » comme une « fausse bonne idée » (2010, p. 174).

    8 Sur l’approche du marketing comme « art et science du cadrage marchand » voir aussi : Araujo, Finch et Kjellberg (2010).

    9 Nous pensons ici aux recherches menées depuis le début des années 1980 en France, autour du Centre de Recherche en Gestion (Ecole Polytechnique) et du Centre de Gestion Scientifique (Ecole des Mines).

    10 Philippe Bernoux et Yves-Frédéric Livian (1999) résument bien ce parti pris des tenants d’une théorie sociologique de l’entreprise : « Présenter l’entreprise comme une institution consiste à faire l’hypothèse que l’organisation de la production provoque des instances suffisamment stables et autonomes pour produire normes et valeurs et pour développer des échanges avec la société susceptibles d’être observés » (p. 181).

    Auteurs

    • Pauline Barraud De Lagerie

      Maître de conférences en sociologie à l’Université Paris-Dauphine et membre de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (IRISSO)

    • Alexandra Bidet

      Chargée de recherche en sociologie au CNRS, Centre Maurice Halbwachs (CMH).

    • Etienne Nouguez

      Chargé de recherche en sociologie au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations (CSO).

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    12. Le sens de la mesure

    Manifeste pour l’économie en sociologie : usage de soi, rationalisation et esthétique au travail1

    Alexandra Bidet, Manuel Boutet, Thomas Le Bianic et al.

    2. Valoriser la communication : l’appel téléphonique utile

    Alexandra Bidet

    Annexe 2. Le sens de la mesure

    Manifeste pour l’Économie en Sociologie : Usage de soi, Rationalisation et Esthétique au travail1

    Alexandra Bidet, Manuel Boutet, Thomas Le Bianic et al.

    Chapitre 4. Les frontières de l’interdit

    Le commerce de cannabis

    Henri Bergeron et Etienne Nouguez

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    1 Soit le chapitre 13 de la présente édition.

    2 Que l’on qualifie cette appréciation de simple goût personnel, de « jugement synthétique » (Dodier 1990, p 140), ou encore de « jugement expert » (Daston et Galison, 2007).

    3 Ce constat rejoint celui porté par Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star (1999) sur la sociologie des sciences : « Elle a attiré l’attention sur l’importance du développement des standards (mais non sur le développement corrélatif de systèmes de classification) ; sans toutefois regarder cela dans le détail ».

    4 Sur ce déplacement d’accent entre « les deux vies de l’instrument de gestion », voir Jean-Claude Moisdon (1997), en introduction et p. 43.

    5 La transaction marchande recouvre « une forme particulière d’échange rituel », qui « correspond à la situation d’écart nul entre deux transactions » (Weber, 2000, p. 94 ; 97 ; 105).

    6 En conceptualisant le travail comme une « monnaie mécanique », les ingénieurs entendent élaborer une « économie de la machine », comme système de transmission de force, à même de soumettre la mécanique au contrôle de l’économie politique. Cet étalon de valeur permet d’estimer dans la même unité la dépense (le travail total) et le produit net (l’effet utile), et de dégager en conséquence un ratio, le rendement (travail utile/travail total) (Vatin, 1993).

    7 Alain Caillé, par exemple, évoque le « bonheur national brut » comme une « fausse bonne idée » (2010, p. 174).

    8 Sur l’approche du marketing comme « art et science du cadrage marchand » voir aussi : Araujo, Finch et Kjellberg (2010).

    9 Nous pensons ici aux recherches menées depuis le début des années 1980 en France, autour du Centre de Recherche en Gestion (Ecole Polytechnique) et du Centre de Gestion Scientifique (Ecole des Mines).

    10 Philippe Bernoux et Yves-Frédéric Livian (1999) résument bien ce parti pris des tenants d’une théorie sociologique de l’entreprise : « Présenter l’entreprise comme une institution consiste à faire l’hypothèse que l’organisation de la production provoque des instances suffisamment stables et autonomes pour produire normes et valeurs et pour développer des échanges avec la société susceptibles d’être observés » (p. 181).

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    Barraud De Lagerie, P., Bidet, A., & Nouguez, E. (2013). 15. Ce que mesurer veut dire : disputes autour de la quantification et de la valuation en sociologie. In F. Vatin (éd.), Évaluer et valoriser (1‑). Presses universitaires du Midi. https://doi.org/10.4000/books.pumi.45933
    Barraud De Lagerie, Pauline, Alexandra Bidet, et Etienne Nouguez. « 15. Ce que mesurer veut dire : disputes autour de la quantification et de la valuation en sociologie ». In Évaluer et valoriser, édité par François Vatin. Toulouse: Presses universitaires du Midi, 2013. https://doi.org/10.4000/books.pumi.45933.
    Barraud De Lagerie, Pauline, et al. « 15. Ce que mesurer veut dire : disputes autour de la quantification et de la valuation en sociologie ». Évaluer et valoriser, édité par François Vatin, Presses universitaires du Midi, 2013, https://doi.org/10.4000/books.pumi.45933.

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    Vatin, F. (éd.). (2013). Évaluer et valoriser (1‑). Presses universitaires du Midi. https://doi.org/10.4000/books.pumi.45808
    Vatin, François, éd. Évaluer et valoriser. Toulouse: Presses universitaires du Midi, 2013. https://doi.org/10.4000/books.pumi.45808.
    Vatin, François, éditeur. Évaluer et valoriser. Presses universitaires du Midi, 2013, https://doi.org/10.4000/books.pumi.45808.
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