Évaluer et valoriser
|Débattre avec mesure
14. Quelques commentaires au prisme d’une carrière dans la statistique publique1
Texte intégral
- 1 Ce texte a été mis en forme par A. Bidet à partir d’une retranscription du commentaire oral livré p (...)
- 2 Il s’agit du texte qui constitue le chapitre 13 de la présente édition.
- 3 Il s’agit du texte qui constitue le chapitre 12 de la présente édition.
1J’AI ÉTÉ IMPRESSIONNÉ par l’ampleur du sujet abordé par le livre, par la problématique initiale, par tous les travaux qui sont dans les onze chapitres descriptifs, par la postface de Callon2 et par l’annexe du groupe Mesure3, avec le petit schéma que je trouve fort intéressant à la page 255 Je vais commencer en commentant ce schéma, qui m’a évoqué beaucoup de choses. Puis je ferai un commentaire de la postface de Callon qui, à la relecture, ne me satisfait pas complètement. Elle est brillante, bien écrite, enfin, c’est du Callon. En même temps, je trouve qu’elle passe à côté de quelque chose. Ensuite, je ferai un petit commentaire à la fois sur l’intérêt des onze chapitres et la petite frustration que j’éprouve à leur lecture. Enfin, l’idée m’est venue d’essayer de relire à travers la grille proposée par le livre, toutes les activités que j’ai pu mener à l’INSEE depuis les années soixante.
2Je vais commencer par le schéma de la page 255. Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce schéma est qu’il croise deux axes, qui posent à leur façon les problèmes que je me suis posés tout au long de ma carrière. Je n’avais jamais eu l’idée de les croiser. En le faisant, on fait apparaître quatre cadrans, à la manière d’un tableau à deux lignes et deux colonnes. Le premier axe correspond au passage des économies spontanées à des économies métrologisées. C’est ce que j’appelle, dans mon langage, « quantifier ». On aura l’occasion d’y revenir : j’ai essayé d’utiliser les mots d’une certaine façon, le livre Évaluer et valoriser les utilise d’une façon un peu différente ; je n’ai pas du tout l’intention de dire qui a tort ou raison, la question n’est pas là. J’appelle « quantifier » le fait de passer de choses exprimées par des mots à des choses exprimées par des nombres. Cette définition, la plus neutre possible, correspond à ce que le livre appelle le passage des économies spontanées à des économies métrologisées. Un des axes du travail mené à l’INSEE depuis déjà trente ans par un petit nombre de gens a été de voir comment on passe de choses exprimées par des mots à des choses exprimées par des nombres. Une entrée dans cette question a été pour moi l’histoire de la statistique, afin de regarder comment, au fil du temps, les choses ont été quantifiées, et pourquoi, dans quel type de contexte politique, etc.
- 4 L’origine de ce débat est chez L. von Mises, dont l’article de 1920 : « Le calcul économique en rég (...)
3Le deuxième axe du schéma, l’axe vertical, correspond au fil conducteur du livre « évaluer – valoriser ». Cet axe oppose, dans le langage du livre, une métrologie (ou dans mon langage à moi une quantification) liée au marché, à une autre métrologie, davantage liée à ce qui se passe dans l’entreprise : la première rejoint la question de la valorisation, alors que la deuxième désigne une métrologie non directement liée à la valorisation marchande. Cette distinction est mise en scène dans l’introduction de Vatin, qui explique bien l’intérêt de cette distinction « évaluer - valoriser ». Dans mon histoire, ce deuxième axe correspond à une question qui m’a trotté dans la tête pendant longtemps, et dont je n’ai jamais réussi à parler avant aujourd’hui. Ce qui m’en donne l’idée, c’est de me dire que, parmi la masse des nombres qui sont produits et véhiculés par une institution comme l’INSEE, on peut faire un premier tri entre des choses qui sont exprimées en euro et puis tout le reste. Cela a l’air bête, mais parmi tout ce qui est publié par l’INSEE, la comptabilité nationale est en euro. Ce qui n’est pas en euro, ce sont les CSP (catégories socioprofessionnelles), le chômage ou alors les productions en quantités physiques. Pour d’autres choses, c’est plus compliqué : certaines choses sont des mixtures, comme l’indice des prix, qui est une combinaison de choses exprimées en euro. Mais je ne savais pas vraiment quoi faire de cette idée selon laquelle, parmi la masse des choses quantifiées, certaines seulement sont en euro. Une autre distinction a une parenté avec celle-ci, ainsi qu’avec l’axe vertical et la problématique générale « évaluer - valoriser ». On peut la formuler, soit à partir des catégories des Économies de la grandeur de Boltanski et Thévenot (1991), soit à partir de la réflexion que j’ai menée sur l’évolution des systèmes statistiques « macro ». Dans les Économies de la grandeur, cela correspond à la distinction entre grandeur industrielle et grandeur marchande, qui me paraît un des apports les plus importants, pour avoir suivi depuis le début l’histoire des Économies de la grandeur, à la fin des années 1980 donc, avec Boltanski et Thévenot, et à laquelle Eymard-Duvernay avait été aussi étroitement associé dès le début. À l’époque, parmi les six « grandeurs » ou « cités », la distinction entre la grandeur industrielle et la grandeur marchande m’avait paru tout à fait féconde par rapport à ce qu’était la science économique. Je trouvais très éclairant de les distinguer aussi clairement, en termes de type idéal, pour comprendre le statut de la science économique et certains de ses aspects. C’était peut-être un peu simpliste, mais je me disais, il y a donc une vingtaine d’années, que la science économique était une articulation compliquée entre ces deux façons d’entrer dans le sujet : par la grandeur industrielle ou par la grandeur marchande. Cela recoupait aussi pour moi les grands débats entre Plan et Marché, et rejoint ce que j’ai thématisé à propos des cinq formes d’État, notamment la distinction entre l’État ingénieur, l’État libéral et l’État néolibéral (Desrosières, 2004). L’État ingénieur est un État avec la planification. J’y reviendrai, mais je veux juste suggérer ce que m’évoque, même si ce n’est pas la même chose, l’axe « gestion – échange » ou « évaluer – valoriser » sur le schéma. Je me propose de passer en revue ces différentes dichotomies, celle des Économies de la grandeur, celle de mon schéma sur les différents types d’États et les débats Plan-Marché. Curieusement ces débats ont aujourd’hui quasiment disparu, alors qu’ils étaient omniprésents quand nous avions trente ans. Récemment, je m’y suis intéressé un peu de nouveau à travers des lectures sur le fameux débat sur le calcul socialiste des années 1930 à 1960, autour de Lange (1904-1965)4.
4Avant de voir le schéma proposé par le livre Évaluer et valoriser, je pensais ces deux distinctions un peu indépendamment l’une de l’autre : d’un côté, l’axe que j’appelle la quantification, c’est-à-dire le passage d’une économie spontanée à une économie métrologisée, et de l’autre, l’axe gestion – échange ou évaluer – valoriser. L’intérêt de les croiser est de faire apparaître quatre cadrans. On voit que l’économie telle qu’on la pratique ne correspond qu’à l’un des quatre cadrans, en bas à droite, celui du marché. L’intérêt de ce schéma est de faire apparaître trois autres cadrans. En haut, à droite, on a l’organisation ; je suis assez d’accord, ce serait l’organisation interne de l’entreprise. Par contre, je suis moins d’accord avec les mots mis à gauche : « économie de soi, don contre-don ». L’idée est très juste (considérer toutes les circulations autres que celles du marché), mais je me dis que « don contre-don », cela renvoie quand même à une idée symbolique, c’est beau, c’est presque cérémoniel. Alors que dans la vie quotidienne, « passe-moi le sel », si je prends un cas extrême, ce n’est pas vraiment du « don contre-don ». Cela incite en tous cas à réfléchir à ce qu’est une circulation autre que celle du marché. Puis, en haut à gauche, on trouve « économie de soi ». Je ne suis pas très convaincu par cet intitulé, je mettrais plutôt là les métiers traditionnels, suivant toute la réflexion sur l’histoire des métiers et des savoir-faire artisanaux, non explicitement formalisés et transmis de maître à apprenti. Je pense évidemment au camembert moulé à la louche de Boisard et Letablier (1987), une contribution historique. En bas à droite, ce serait plutôt Garcia-Parpet (1986), avec son étude sur les marchés au cadran, qui, elle-aussi, est devenue historique. Ce serait intéressant de mettre chaque fois en face une étude typique. Il faudrait alors mettre quelque part les coquilles Saint-Jacques (Callon, 1986).
5 Ensuite, ayant lu les onze chapitres, je dirai ma petite frustration. Ils sont tous très riches, très intéressants, et ils ont des points communs. Mais il m’a manqué une espèce de cartographie des onze études, même s’il y a bien un fil conducteur autour de la métrologie et de l’idée de « dispositif ». L’insistance sur la notion de dispositif, dans la littérature de Callon et du CSI (Centre de sociologie de l’innovation) a toujours un peu un caractère de programme de recherche, de pamphlet, de provocation. Ils ont voulu bousculer les distinctions disciplinaires usuelles, et donc, on trouve toujours dans leurs écrits, en particulier chez Latour, mais aussi chez Callon, un côté « provoc », qui est tout à fait intéressant. L’intérêt de vos onze chapitres est de creuser des dispositifs, et de faire apparaître alors leur grande disparité. Je me suis dit ensuite qu’il y avait aussi un autre fil conducteur entre ces onze chapitres : non seulement décrire des dispositifs, mais aussi décrire des moments où ces dispositifs changent. Dans presque toutes les contributions, on voit bien le changement, le moment où le dispositif passe d’un état à un autre. C’est évident pour l’intermittent du spectacle, pour la cocotte-minute (au début c’est purement technique et puis après on se dit, tiens, il faut faciliter le travail des ménagères). Il y a un changement, c’est cela qui fait l’intérêt. L’appel téléphonique, on voit bien aussi que cela change. Les soins à l’hôpital, on met en place un nouveau mode de gestion, donc cela change. L’intermittent du spectacle, évidemment, puisque tout son métier est construit sur l’évolution de la négociation entre différentes formules. Concernant le texte sur le passage de l’inaptitude à l’inemployabilité, on suit dans la durée les tests d’aptitude. Formuler les projets d’entreprise, là on met en place un système nouveau, mais on ne voit pas trop le changement. Cadrer les cadres, il me semble bien aussi qu’il y a un changement. Enfin, chaque fois, l’existence d’un changement donne du relief. Quand les choses vont leur train, on ne voit pas ce qui se passe, mais quand le dispositif change, alors là, des choses sont dites, objectivées, explicitées, et du coup le chercheur peut en dire quelque chose. Un bon nombre de vos onze chapitres pointent cet aspect-là. Ma frustration, maintenant, concerne plutôt le manque d’une fin, d’une prise de recul par rapport aux onze chapitres, qui créerait un espace de comparabilité entre les travaux, c’est-à-dire un espace de comparaison. L’ensemble n’est pas du tout hétéroclite, mais bien au contraire sous-tendu par une problématique tout à fait ferme, affirmée dès le début. Cela dit, une fois qu’on prend les articles un par un, on passe du téléphone aux carcasses d’agneau, ensuite aux journaux, et on a un peu de mal à se faire une vision d’ensemble.
6Qu’en est-il, à cet égard, de la conclusion de Callon ? Alors, à la relecture, évidemment elle est brillante, elle est stimulante comme toujours, c’est du Callon. Mais, elle m’a mis mal à l’aise parce que je me suis dit : « au fond, il n’a pas joué le jeu ». Et encore, c’est peut-être typique du CSI ! Il n’a pas joué le jeu d’« évaluer-valoriser », de cette tension entre évaluer et valoriser qu’introduit le livre. On peut ne pas être d’accord, mais en tout cas il y a bien dans l’introduction du livre la proposition d’une problématique « évaluer – valoriser ». Or toute la conclusion de Callon consiste à dire que cette distinction ne tient pas. Il introduit d’ailleurs un autre mot, celui de « valuation ». Et il réintroduit aussi la notion de « qualcul » de Cochoy (2002), qui devient même le fil conducteur de la conclusion. De prime abord, on peut trouver cela très intéressant, car c’est une façon de dire que la distinction « évaluer – valoriser » tient la route, et que les moments des processus sont, en même temps, de la valuation et du qualcul. Mais cela l’amène à évacuer la distinction « évaluer – valoriser ». Je ne sais même pas s’il la mentionne une seule fois dans sa conclusion. Bien sûr cela correspond bien, historiquement, à la force du message des gens du CSI, qui ont contribué à dynamiter cette distinction. De même, une autre distinction m’est venue à l’esprit, entre « histoire interne » et « histoire externe », car un des points forts du travail du CSI a aussi consisté à dissoudre cette distinction entre, d’un côté, l’histoire des sciences, interne, celle faite par les scientifiques eux-mêmes et, de l’autre, l’histoire externe, celle des institutions, des chercheurs. Cette distinction est totalement désuète, ringarde, quand on entre dans la problématique sociologique du « programme fort » (Bloor, 1976). Mais ils ont à la fois tort et raison. D’un côté, ils ont raison, car la façon dont ils ont dynamité cette distinction a été extraordinaire et a permis un pas en avant gigantesque, que l’on peut voir à l’œuvre dans le travail présent de la sociologie de la statistique. Mais, en même temps, cela fait passer à la trappe des distinctions sociales qui existent, et des travaux différents : il continue à y avoir des gens qui font de l’histoire interne et des gens qui font de l’histoire externe, et leurs travaux ne sont pas sans intérêt. En travaillant à l’histoire de la statistique, je me suis servi des deux. Tout de suite, on a essayé de les recoller ensemble dans le cadre d’un programme correspondant mieux aux sciences studies, telles que Pestre (2006) les décrit par exemple. Et quand on se met dans une perspective sciences studies, la distinction interne-externe paraît en effet dépassée. Mais, pour en revenir à la distinction entre évaluer et valoriser, les différents chapitres montrent bien qu’il y a des gens qui sont plutôt ingénieurs et des gens qui sont plutôt commerciaux. D’un point de vue sociologique, un des inconvénients de la démarche des gens du CSI est peut-être de faire disparaître les métiers, les acteurs sociaux, les gens. Parce qu’on suit des opérations, des dispositifs, on s’intéresse plus aux dispositifs qu’aux gens qui sont dedans. Or, ces gens ont des caractéristiques permanentes, certains sont ingénieurs, techniciens, d’autres sont commerciaux. Cela existe dans la société, et l’intérêt de la démarche consiste à étudier de façon beaucoup plus fine et exigeante les interactions entre ces différents mondes. De ce point de vue, les onze chapitres sont extraordinairement éclairants. Mais, dans sa postface, toute la démonstration de Callon consiste plutôt à dire : « vous voyez, il n’y a qu’une seule chose, c’est la valuation ». De temps en temps, il dérape un peu en écrivant « la valuation, notamment marchande », ce qui signifie qu’il y en a une qui n’est pas marchande ? Mais, celle-là, il n’en parle jamais. Donc ce « notamment marchande », est bizarre. Qu’est-ce que c’est que « la valuation, notamment marchande » ? Est-ce que valuation est pour lui synonyme de valuation marchande ? Il n’y a pas pour moi d’essence de la valuation. Je ne dirai pas que Callon (ou le groupe Mesure) a raison ou tort. Les deux regards sont intéressants. Le regard apporté par Callon, et plus généralement par les travaux du CSI, est très intéressant ; il incite à regarder les choses en fabriquant cette notion de qualcul (je n’ai jamais rien lu de Cochoy, donc je ne le connais pas bien). Je trouve qu’en introduisant cette notion, on n’a ni raison ni tort, on lance une bille qui oblige à réfléchir, qui oblige à poser des questions du genre de celles que j’essaye de poser en ce moment. À la limite, je lui suis reconnaissant d’avoir introduit cette notion parce que cela me permet justement de me demander : qu’est-ce que cela escamote ? De même, si Callon n’avait pas écrit cette postface, je n’aurais pas eu l’idée de me demander ce qu’elle escamote.
7 Maintenant, je voudrais raccorder vos préoccupations avec les miennes. Compte tenu de mon espace de travail, je suis arrivé par l’autre bout, par la macro. Je suis arrivé dans un univers où, comme les équivalences étaient déjà faites, il fallait les déconstruire. Évaluer et valoriser arrive par l’autre bout, sur une plage historique, et c’est tout à fait fascinant : le livre prend des choses, ni locales ni micro, mais précises (le téléphone, la carcasse d’agneau, les pages du journal, etc.) et porte du coup un regard très pointu sur ces choses, alors que je partais vraiment du haut dans mon activité de travail, et il me fallait alors déconstruire. Le livre Évaluer et valoriser m’a permis de contraster ces deux démarches très différentes. J’ai dès lors envie de mettre en regard les étapes de ma vie professionnelle avec vos questionnements. D’abord, j’ai fait des études de maths, c’était la taupe, on passait des concours, on ne se posait aucune question, on réussissait le concours, on entrait dans l’École, etc. Je me suis ainsi retrouvé à l’ENSAE (École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique), administrateur de l’INSEE. À l’ENSAE, il y avait des cours d’économie, d’économétrie, de macro-économie. Il y avait aussi des cours de statistiques-mathématiques, de probabilités. Et puis il y avait un cours de sociologie, fait par un jeune sociologue, brillant et charismatique, qui s’appelait Bourdieu. C’était en 1963, il revenait d’Algérie, juste après la fin de la guerre d’Algérie. Il s’était acoquiné avec des gens de l’INSEE à Alger en 1959-60, et avait publié Travail et travailleurs en Algérie (Bourdieu et al., 1963). Il y avait encore une direction régionale de l’INSEE à Alger jusqu’en 1962, donc il avait travaillé avec des gens de l’INSEE dans les dernières années de la guerre d’Algérie. Une articulation vraiment intéressante s’était faite alors entre lui, qui venait de la philosophie, de la grande tradition de la sociologie et de l’anthropologie d’origine plutôt philosophique, et des gens de l’INSEE qui faisaient des sondages. Ainsi, il a enseigné à l’ENSAE, pas très longtemps, mais j’ai eu la chance de m’y trouver à ce moment-là. Il nous mettait dans la tête un questionnement radicalement différent de celui qu’on pouvait recevoir dans les autres cours, d’Allais ou de Malinvaud. On avait d’ailleurs aussi des cours d’économie appliquée qui étaient réalisés par des gens alors encore peu connus, Barre, qui était professeur d’économie politique, et Rocard, qui nous faisait les budgets économiques. Quant à Bourdieu, il nous enseignait ce qui est devenu en gros Le métier de sociologue (Bourdieu et al., 1968) : Marx, Bachelard, Weber, etc. Il nous disait aussi « regardez les nomenclatures ». Il prenait du recul, et cela fut l’une des origines de l’idée de regarder les nomenclatures, les codages, comme quelque chose d’historique et non de naturel.
8Ma première fonction, quand j’ai commencé à travailler à l’INSEE en 1965, a été jusqu’en 1968 la comptabilité nationale. À l’époque, c’était quelque chose d’important, c’était le service qui attirait les jeunes. Il faut lire Fourquet (1980), Les comptes de la puissance. Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, qui reconstitue de façon très vivante cette atmosphère qui se voulait pionnière, des années 1950 et 1970 : l’histoire de la planification, de la modernisation de la France, avec d’ailleurs à ce moment-là des liens assez étroits entre les gens de l’INSEE qui participaient à ce mouvement et les sociologues comme Bourdieu, qui ont conduit au livre Le partage des bénéfices, publié sous le pseudonyme Darras (1966). Cette atmosphère a disparu en 1968. J’ai vraiment connu, en faisant de la comptabilité nationale, les dernières années du monde décrit par Fourquet.
9Alors, quel lien avec les préoccupations du livre Évaluer et valoriser ? Rétrospectivement, la comptabilité nationale additionne des euros. On transforme des échanges, des circulations, en euros (en francs à l’époque). Je travaillais dans une équipe qui réalisait plus précisément le tableau d’échanges industriels, le tableau de Léontieff, qui décrit ce que chaque branche achète à d’autres branches, etc. Il était très utilisé par le Plan. Il y avait donc un tableau à 75 branches et j’étais responsable des comptes de 17 branches : textiles, habillement, bois, cuir… Je ne faisais pas la métallurgie, c’était le bureau d’à côté. Je préférais faire le textile, je trouvais cela plus sympa. Qu’est-ce que cela voulait dire, « faire les comptes » ? D’abord, la notion de marché était quasiment absente à cette époque. Nous étions bien sûr dans une économie marchande, et non dans une économie planifiée soviétique. Mais un argument des pionniers de la comptabilité nationale était que l’outil pouvait être utilisé aussi bien dans une économie capitaliste que dans une économie socialiste. À l’époque, l’URSS était encore prestigieuse et attirait les regards. Les gens comme Jan Tinbergen aux Pays Bas, Ragnar Frisch en Norvège, ou Claude Gruson en France, utilisaient cet argument, même s’il peut paraître rétrospectivement, tout à fait étrange. Autrement dit, « évaluer » dominait alors : on valorisait parce qu’il fallait pouvoir additionner. On se disait qu’on allait chercher les prix de marché. Et il y avait alors tout un problème en France : on parlait de « production intérieure brute » et non pas de « produit intérieur brut », on ne comptait que les choses donnant lieu à une circulation marchande. L’argument était qu’on ne pouvait pas additionner les services publics, qui ne donnent pas lieu à un marché, et les productions marchandes. Dans ce cadre, le prix de marché était là, on le constatait. Le comptable national n’allait pas se poser vos questions : on prenait les prix de marché, les chiffres d’affaires par exemple. L’idée forte était que chaque branche faisait des consommations intermédiaires. Finalement, c’était une optique « évaluer », pas du tout « valoriser ». Il y avait bien sûr des coefficients techniques, des proportions d’acier pour fabriquer les automobiles, etc. D’une certaine façon, les prix étaient des pis-aller. L’unité de monnaie permettait de créer une équivalence entre les branches.
10Je fais maintenant une petite parenthèse par rapport au débat sur le calcul socialiste. Dans les années 1920-1930, avec la tentative d’édifier une économie planifiée en URSS, un débat très vigoureux a surgi. Des économistes hostiles au socialisme soutenaient que, de toute façon, le socialisme ne pouvait pas marcher car aucun mécanisme ne pouvait remplacer la fixation des prix par le mécanisme du marché (Hayek, 1939). Walras était utilisé par des adversaires a priori de l’économie marchande capitaliste, avec l’idée qu’on pouvait imaginer un système de planification mettant en œuvre le modèle de l’équilibre général de Walras. Un des protagonistes de ce débat était un économiste polonais, Oskar Lange. Ce débat a été largement oublié après la guerre. Mais dans les années 1960, il était encore évoqué. À l’ENSAE, en 1965, on parlait de Lange. À l’époque, 30 % de la promotion faisait partie de l’Union des étudiants communistes (U.E.C.). On lisait Marx, on faisait partie de l’U.E.C., on était vraiment dissident. Et Lange nous intéressait beaucoup, comme une tentative pour fabriquer un substitut du marché : avoir les avantages des prix de marché, sans avoir les inconvénients du capitalisme, c’était ça le rêve. Cela peut sembler très éloigné de ce que décrit Évaluer et valoriser mais, en même temps, on était bien dans la problématique « évaluer – valoriser », sauf qu’on ne s’en donnait pas du tout les moyens. À l’époque, nous ne disposions évidemment pas de recherches comme celles du livre. Ensuite, le débat sur le calcul socialiste a disparu pendant trente ans, avant de réapparaître aujourd’hui dans le cadre de l’histoire de la pensée économique, en particulier avec les travaux de Cot et Lallement, comme leur article paru dans Économies & sociétés en 2006, dans lequel ils reviennent sur le débat autour du calcul socialiste (Cot et Lallement, 2006). Bien sûr, par rapport à la question d’Évaluer et valoriser, cela saisit les choses par l’autre bout, plus abstrait, théorique. Mais on vivait bien dans ce monde-là, et les économistes y vivent encore souvent. Cela rejoint l’idée très discutable et discutée de performativité des théories, élaborée autour de Callon : on avait bien en arrière-plan la théorie de l’équilibre général, et l’idée que le marché était très sûr.
11Le grand intérêt du livre Évaluer et valoriser, déjà présent dans les travaux de Callon, est de dynamiter cette problématique : il montre à quel point l’économie fait comme si la nomenclature des biens était donnée a priori, ce qui est vraiment l’inconvénient du modèle walrasien, comme l’a bien souligné aussi Eymard-Duvernay (1986). Au contraire de cette idée d’une nomenclature déjà donnée, Évaluer et valoriser démontre qu’il y a tout un travail qui consiste à qualifier des biens, et met en évidence à quel point cette qualification se transforme. Mais pour arriver à voir cela, il faut redescendre à un niveau de détail très fin, aller regarder la page de journal, la carcasse d’agneau, et dans tel endroit, etc. À l’INSEE, j’étais à l’autre bout, à un endroit où on ne pouvait pas se permettre de regarder les carcasses d’agneau une par une. À l’INSEE, notre travail était de mesurer le PIB, avec pour objectif de chiffrer le taux de croissance. Impossible d’y arriver en regardant les carcasses d’agneau une par une. La machine INSEE est bien une machine à écrabouiller les différences et à pulvériser toute la fine dentelle décrite dans les onze chapitres descriptifs du livre.
12Est-ce à dire pour autant que les travaux de l’INSEE, avec leurs conventions d’agrégation, n’ont aucun sens ? La question n’est pas là. Car même s’il y a des dispositifs micro, que le livre Évaluer et valoriser décrit de façon très détaillée, il y a aussi des dispositifs macro, comme la politique économique. Ce regard n’est ni mieux ni moins bien, il se situe à un autre niveau. Mon tableau des cinq formes d’État est une tentative de ramasser, dans une périodisation, ces dispositifs macro. Je dirais bien ici ce que Latour a écrit sur la cartographie (1985a) : ce n’est ni plus petit ni plus grand. Le dispositif de la comptabilité nationale n’est ni plus grand ni plus petit que le dispositif de fixation du prix des fraises étudié par Garcia-Parpet (1986). C’est un autre dispositif, dont la logique renvoie à l’univers de la politique économique. Une critique ou une remarque que je ferais volontiers aux travaux de l’économie des conventions, du CSI, du GSPM (Groupe de sociologie politique et morale) ou de ceux de Mesure, que j’apprécie tous par ailleurs beaucoup, est que la macro, souvent, pas toujours, passe un peu à la trappe, notamment l’État. Boltanski fait des efforts pour essayer de refaire de la macro, mais il flingue l’État, alors cela devient compliqué. Il me semble que les gens de ma génération, qui sont arrivés à une époque où l’État était important, ne voulaient pas détruire l’État, mais s’en emparer et le changer. On a l’impression que la question aujourd’hui ne se pose même plus : on laisse cette échelle-là à d’autres, non sans conséquences.
13Je reprends maintenant le fil de mon parcours. J’ai donc commencé à travailler au tableau d’échange interindustriel. Mon titre était celui de responsable de branche : j’étais chargé de suivre la situation macro d’un certain nombre de branches, en faisant un équilibre emploi-ressource, c’est-à-dire une sorte d’équation comptable entre les ressources, les productions : d’où venaient les biens (production plus importation), et puis où allaient-ils, c’est-à-dire vers la consommation des ménages, l’investissement, l’exportation, la variation de stocks, etc.). Nous devions suivre cela d’une année sur l’autre, en deux étapes, à travers un indice de volume et un indice de prix. On passait des comptes de l’année n aux comptes de l’année n + 1 aux prix de l’année n par l’indice de volume, qu’on recalculait ensuite aux prix de l’année n + 1 via un indice de prix. Le taux de croissance était issu uniquement des indices volumes, et on « chaînait » ces indices volumes. Dans ce cadre, une de mes premières surprises a été de réaliser que le travail consistait à faire cela pour les années récentes en considérant comme donné le compte des années antérieures. Par exemple là, on est en 2011, on va considérer comme fixé le compte de l’année 2008 par exemple, et au fur et à mesure que les informations arrivent, on fait les comptes provisoires, semi-définitifs, de l’année 2009, puis 2010, puis 2011, puis ensuite on fait un compte de l’année 2012. Dans les journaux, on peut ainsi lire « l’année prochaine, l’INSEE annonce que le taux de croissance sera de… ». Ma surprise a été de voir que faire les comptes du futur, cela n’était pas très différent de faire les comptes du passé. Concrètement, la mécanique était la même, c’est-à-dire qu’on allait chercher des informations, on les collait, on rabotait un peu. Il y avait en effet une forte contrainte d’équilibre, donc on bricolait les chiffres de façon à ce que la somme des ressources soit égale à la somme des emplois, comme pour une comptabilité d’entreprise. Le travail concret au jour le jour n’était pas très différent pour les comptes du passé, du présent et de l’avenir, ce qui paraît vraiment bizarre dans une épistémologie réaliste, car le passé c’est le passé, il a eu lieu. Avec de bonnes informations, on peut le mesurer. L’avenir, par contre, il n’y a que Dieu qui le connaît ! Eh bien non ! Les métrologies du passé, du présent et de l’avenir ne sont pas si différentes : voilà qui donne à réfléchir sur la métrologie. Si j’utilise mon vocabulaire, je dirais que la quantification crée quelque chose, et ce qu’elle crée, pour le passé ou pour l’avenir, n’est pas si différent que le supposerait une épistémologie réaliste.
14Ensuite, j’ai rejoint une division intitulée « Étude des entreprises ». À cette époque, dans les années 1970, le monde de la méthodologie statistique a connu un épisode intéressant : l’arrivée de l’analyse factorielle, façon Benzécri, l’analyse des correspondances. Cela a été un évènement, parce que cela a été perçu comme un instrument « de gauche », comme une façon de critiquer l’économétrie, cet outil des économistes orthodoxes. J’ai eu l’occasion d’échanger à ce propos avec Malinvaud, bien plus tard, et il s’étonnait de ce point de vue car, dans sa génération, dans les années 1950, l’économétrie était vue comme un instrument « de gauche », celui des keynésiens, en lien avec la planification. Pourquoi l’analyse des correspondances était-elle perçue dans les années 1970 comme « de gauche » ? D’abord, parce qu’il n’y avait pas de modèle a priori, pas de modèle néo-classique. Ensuite, car c’était à plusieurs dimensions, donc potentiellement pluraliste ; il n’y avait pas seulement un haut et un bas. La méthode a eu ainsi du succès dans l’univers des sociologues et des économistes un peu de gauche. Bourdieu a commencé à s’en emparer.
15Dans ce contexte, et suivant l’intuition de Bourdieu concernant les nomenclatures, j’ai commencé à travailler sur l’histoire des catégories sociales et le codage statistique avec Thévenot. Cela correspond à l’apparition du second axe du graphe de La Distinction, opposant « capital culturel » et « capital économique » (Bourdieu, 1979). Simultanément, à l’INSEE, et plus généralement dans l’univers de l’économie universitaire, l’idée de marché est remontée : si on regarde les organigrammes de l’INSEE sur une longue période, le mot « marché » est apparu dans les années 1980, alors qu’il était totalement absent auparavant. Prenons par exemple le livre publié au début des années 1980 par un collègue de l’INSEE, Volle, avec qui j’avais travaillé à l’époque. Il a fait une thèse sur l’histoire des statistiques industrielles, publié dans un livre intitulé Histoire de la statistique industrielle (Volle, 1982). Il narre l’histoire des statistiques industrielles entre les années 1930 et 1970. Si l’on observe ce qui s’est passé pendant la guerre, l’économie de guerre est une économie dans laquelle le marché disparait quasiment : économie d’évaluer plus que de valoriser. Ce sont les comités d’organisation, la répartition des matières premières rares, avec les Allemands qui kidnappaient une bonne partie de la production, donc la mise en place de systèmes d’information et d’organisation qui vont perdurer après la libération. Les comités d’organisation deviennent alors les commissions du Plan décrites par Fourquet. La perspective est celle de la répartition de ressources rares, à un niveau élevé d’agrégation, on ne rentre pas dans le détail. Les enquêtes de production, avec la notion de branche, étaient à l’origine destinées à cette répartition des ressources rares. La notion de branche est vraiment du côté « évaluer », si je transpose la distinction « évaluer – valoriser » au niveau macro. Ce n’est peut-être pas fidèle à l’esprit du livre, mais c’est ainsi que je l’ai lu. Évaluer, c’est l’idée d’une quantification pas directement branchée sur le marché, ou pas aussi étroitement que le suggère Callon dans sa postface. Simultanément, la branche n’est pas non plus un regroupement d’entreprises, mais un regroupement de morceaux d’entreprises fabriquant un même produit. C’est le secteur qui rassemble des entreprises entières, conduisant à l’apparition d’une autre statistique, de secteur, qui rassemble, agrège, des comptabilités d’entreprises issues des statistiques fiscales.
16Pendant longtemps, le gros problème a consisté à articuler les statistiques de production, notamment le produit intérieur brut calculé comme somme des valeurs ajoutées des branches, et les comptes de secteurs, qui rassemblaient les comptabilités des entreprises permettant de décomposer la valeur ajoutée en salaires, etc. Je m’éloigne ici apparemment des questions posées dans le livre, mais c’est pour moi la même chose vue par l’autre bout. Ce qui est intéressant c’est que les enquêtes de branche ont été faites pendant très longtemps par les syndicats professionnels, les syndicats patronaux. Ils ne voulaient pas perdre cette prérogative, qui remontait aux années 1940, et avait donné lieu à une lutte compliquée, retracée par Volle. Les syndicats patronaux ont les pieds dans ce que raconte Évaluer et valoriser. Ils réalisaient déjà alors un premier travail de mise en équivalence, de montée en généralité, qui éradiquait tous les détails que décrit Évaluer et valoriser. De l’autre côté, on trouve un autre univers, celui des comptabilités d’entreprise.
17Une particularité de la France est l’existence, depuis l’après-guerre, d’un début de normalisation des comptabilités d’entreprises, qui a été faite à travers ce que l’on appelle le Plan Comptable Général de 1947, dans lequel l’appareil d’État intervenait de façon assez directe, en particulier le ministère des Finances. C’est un avantage du point de vue de la statistique, car cela permet d’avoir déjà un embryon d’organisation permettant l’agrégation dans les comptes. En regardant les travaux des Anglais de la LSE (London School of Economics and Political Science), comme ceux de Miller (Hopwood, Miller, 1994), on se rend compte que ce n’était pas du tout le cas dans le monde anglo-saxon. Ils ne parlent pas du tout d’agrégation, ni de comptabilité nationale dans leur revue Accounting, Organization and Society. Le seul article qui en parle est un compte-rendu du livre de Fourquet sur la France. C’est très significatif. D’ailleurs, il est intéressant de voir que cette revue fait un large usage de références françaises, Foucault, Bourdieu ; c’est intéressant du point de vue de la sociologie comparée des idées entre le monde anglo-saxon et le monde français. Il serait intéressant de reprendre toute cette histoire de la macro statistique et de la manière dont elle s’articule avec la question posée par Évaluer et valoriser. Un autre champ de recherche à creuser est aussi celui de l’histoire de la comptabilité d’entreprise, comme type de métrologie. Sur ce terrain, un travail très proche de celui d’Évaluer et valoriser a été mené par Azimont (2010), qui travaille dans une École de gestion ; il a lu le livre et fait une large introduction méthodologique, citant Callon, Vatin, Latour, tous les gourous y passent ! Son terrain est une entreprise pétrolière, et il s’intéresse au moment où les grandes entreprises de distribution d’essence ont décidé que les stations-service, qui jusqu’à alors ne faisaient que distribuer de l’essence, devaient être mieux rentabilisées en devenant des points de vente de beaucoup d’autres choses, pour arriver finalement à une situation où la distribution d’essence n’est même plus l’essentiel de la station-service. Cela rappelle beaucoup le chapitre sur le journal, comme prétexte pour faire de la pub. Là, c’est la même chose dans les stations-service. Il parle de métrologie d’une façon très fine, et décrit tous les systèmes de métrologie qu’il a fallu mettre en place pour convaincre les différents acteurs de l’entreprise. Il fait ainsi une sorte de coup de zoom sur un moment de l’histoire de cette entreprise, qui ressemble beaucoup par exemple à celui proposé par l’article sur les carcasses d’agneau.
18Dans cette perspective, il y a aussi le travail réalisé avec Chiapello. Nous avons travaillé deux-trois ans ensemble. L’idée était qu’elle venait de l’univers de la comptabilité, qu’elle connaît très bien. Elle l’a enseigné et puis elle s’est intéressée à la sociologie et à l’histoire de la comptabilité. On avait le projet de comparer les formes de quantification utilisées en statistique et en comptabilité. Cela a conduit notamment à un petit papier qu’on a fait ensemble en 2003 (Chiapello, Desrosières, 2009). Le terrain de la comptabilité est vraiment intéressant, parce qu’on peut l’aborder soit par le haut, à travers la normalisation, les débats sur la normalisation comptable, ou plus récemment tous les débats sur les nouvelles normes IFRS (International Financial Reporting Standards), soit par le bas, à travers les pratiques comptables utilisées effectivement. Il me semble qu’un branchement pourrait se faire entre cet univers et celui d’Évaluer et valoriser, où on verrait comment des pratiques comptables évoluent par le bas, et non pas seulement par le haut, à travers des systèmes de normalisation. On s’intéresserait à la façon dont de nouveaux systèmes comptables, probablement très diversifiés, apparaissent.
19Finalement, je voudrais souligner le défi que constitue le rapprochement entre des travaux comme ceux d’Évaluer et valoriser, des économistes de convention, ou du CSI d’une part, et les travaux arrivant par l’autre bout. En fait, je vois au moins deux autres bouts. L’un consiste à agréger et à faire du quantitatif agrégé. J’y mettrai les réformes de la comptabilité nationale, les débats actuels autour de « faut-il un autre PIB ? », l’agrégation d’une métrologie macro, d’une macro métrologie. Et puis, il y a aussi un autre bout théorique, qui existe toujours fortement, et qui est celui des économistes théoriciens, où on se préoccupe peu de quantifier. Je l’appellerais hypothético-déductif. L’intérêt de la perspective sur la « performativité » des gens du CSI, c’est l’idée, intéressante et fort débattue, d’une rétroaction des modèles théoriques sur les acteurs eux-mêmes – le marché évoluant alors sous l’effet des théories. Je laisse cela entre parenthèses, le débat est connu. J’ai bien conscience que je ne suis pas rentré dans les détails du livre, mais je voulais avant tout raccrocher sa proposition avec les préoccupations qui ont été les miennes.
Notes
1 Ce texte a été mis en forme par A. Bidet à partir d’une retranscription du commentaire oral livré par A. Desrosières sur le livre Évaluer et valoriser dans le cadre d’une journée d’échanges organisée avec lui par le groupe Mesure à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense en juin 2011. Nous avons maintenu le style oral de l’exposé.
2 Il s’agit du texte qui constitue le chapitre 13 de la présente édition.
3 Il s’agit du texte qui constitue le chapitre 12 de la présente édition.
4 L’origine de ce débat est chez L. von Mises, dont l’article de 1920 : « Le calcul économique en régime collectiviste » est disponible en français dans un recueil dirigé par F. A. von Hayek : L’économie dirigée en régime collectiviste. Etudes critiques sur les possibilités du socialisme, Paris, Librairie de Médicis, 1939. O. Lange lui répond en 1936 : « On the economic theory of socialism », Review of economic studies, octobre 1936 et février 1937.
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