1L’AUDIT SOCIAL est un « examen formel des conditions de travail sur un site ou dans une entreprise à partir d’informations corroborées. Il vise à vérifier ces conditions de travail par rapport à un ensemble de normes, en suivant un protocole précis de collecte et d’évaluation de différents types de données. » (Ascoly et Zeldenrust, 2003, p. 2). Cette pratique est apparue dans les années 1990, dans le sillage d’une « croisade morale » (Becker, 1985 [1963]) conduite par des organisations militantes contre des entreprises qualifiées de « socialement irresponsables » au regard des conditions de travail chez leurs fournisseurs des pays en développement. « Le mouvement pour la responsabilité sociale des entreprises a gagné la bataille des idées » écrivait Clive Crook en 2005 ; et il est vrai que les campagnes menées contre quelques grandes entreprises ont conduit la plupart d’entre elles à souhaiter être reconnues « socialement responsables » et à multiplier à cette fin les déclarations d’intention. Comme la « qualité sociale » ne peut être évaluée par la perception immédiate, seuls des « dispositifs de confiance » (Karpik, 1996) pouvaient garantir aux « parties prenantes » (consommateurs, investisseurs, organisations militantes notamment) l’effectivité de ces promesses, en assurant l’engagement des entreprises par la mise en place de systèmes normatifs et en réduisant l’incertitude sur leurs pratiques par la mise en place de procédures d’évaluation. L’audit social est apparu à cette fin1.

2Epreuve visant à établir la « conformité sociale » des conditions de travail dans un site de production, l’audit social correspond à une procédure standardisée de mise en équivalence de cas singuliers2. Comme l’a montré Alain Desrosières « la systématisation et l’automatisation des procédures offrent de grands avantages, non seulement du point de vue économique, en termes de coûts, par exemple pour le codage, mais aussi dans la perspective de la recherche de l’accord, de l’objectivation d’un sens commun aux divers acteurs, en dégageant ces procédures de l’intervention des personnes, et en les inscrivant dans des machines. L’établissement de l’accord est alors reporté au moment de la construction négociée de la machine elle-même. Mais dans ce cas, la controverse sur celle-ci peut toujours être relancée. » (Desrosières, 2000 [1993], p. 340).

3Notre propos s’intéresse aux controverses récurrentes sur les protocoles d’audit social. Il s’agira de mettre au jour à la fois les fondements de la contestation et les modalités pratiques de contournement des prescriptions de la « machine ». Nous montrerons comment les acteurs eux-mêmes (concepteurs, codeurs, évalués et usagers) s’interrogent sur le « sens de la mesure » et mettrons en évidence ce qui est en jeu dans les disputes indigènes autour des questions « qu’est ce que l’on mesure, comment l’on mesure, mais aussi pourquoi l’on mesure, qu’est ce qu’on oublie en mesurant, qu’est ce que l’on occulte en mesurant, etc. » (Bidet et al., 2003, et dans ce volume).

« Recadrer » les entreprises

4Apparu dans les années 1990, l’audit social peut être considéré à la fois comme le symptôme et le catalyseur d’un mouvement de privatisation de la régulation des conditions de travail. Il s’est en effet développé dans le contexte d’une mise en cause de la capacité des institutions publiques à garantir le respect du droit du travail, et d’une dénonciation de l’indifférence coupable des entreprises occidentales à l’égard des mauvaises conditions de production chez leurs fournisseurs. Historiquement, c’est à la suite de campagnes de masse que de grandes firmes telles que Nike, Levi’s ou Disney ont adopté des codes de conduite par lesquels elles s’engageaient notamment à assurer le respect des droits fondamentaux du travail chez leurs fournisseurs. Par un effet d’entraînement, d’autres entreprises, y compris des entreprises moins exposées médiatiquement, leur ont alors emboîté le pas, de telle sorte qu’en 1998 l’Organisation Internationale du Travail (OIT) identifiait déjà deux cents codes de conduite (Elliott et Freeman, 2003, p. 58). En l’absence d’un contrôle systématique des engagements, les associations militantes ne manquaient pas d’exprimer quelque méfiance à l’égard de ces codes de conduite dont l’usage pouvait se limiter à un opportuniste procédé d’affichage. Les entreprises quant à elles prenaient le risque de travailler, sans le savoir, avec des usines ne respectant pas leurs engagements, et de faire l’objet d’un scandale si des organisations militantes le découvraient. La plupart d’entre elles décidèrent donc de mettre en place des procédures de vérification, d’autant plus crédibles aux yeux du public qu’elles étaient confiées à des cabinets d’audit indépendants (audits « tierce partie »).

5Le travail d’un auditeur social ressemble à s’y méprendre à celui d’un inspecteur du travail : dans un cas comme dans l’autre, l’expert s’emploie à relever les écarts entre les pratiques et les attentes recensées dans un référentiel, à partir d’une investigation in situ (observations, entretiens, et revue documentaire)3. L’audit social se distingue cependant de l’inspection du travail en ce qu’il est pratiqué par des professionnels du secteur privé, sur la base de référentiels privés et pour le compte d’entreprises privées. L’audit social n’a pas pour objet de renseigner les pouvoirs publics ou de déboucher sur d’éventuelles sanctions judiciaires, mais de prémunir les entreprises contre les risques de sanctions du marché, consécutives à des scandales médiatisés. D’un point de vue procédural tout d’abord, le seul fait de réaliser des audits sociaux est valorisé par les parties prenantes4. Mais le résultat des audits a également son importance. L’évaluation des sites de production ne conduit pas à les classer dans des catégories incommensurables – comme le naturaliste distinguerait les mammifères des oiseaux et des reptiles – mais dans des catégories ordonnées suivant une logique comparative (de la moindre à la meilleure conformité) et normative (le plus conforme est le mieux)5. Ce faisant, les résultats d’audit sont supposés permettre aux parties prenantes de différencier les entreprises suivant la « qualité sociale » de leur parc de fournisseurs et ainsi de satisfaire leurs propres préférences (pour des produits « propres ») et/ou d’œuvrer au redressement des firmes les moins socialement responsables6. Pour les entreprises donneuses d’ordres, l’information produite par les audits sociaux peut donc être utile à deux niveaux : en interne, elle permet d’intégrer les conditions de travail aux critères de gestion du parc de fournisseurs (c’est alors un outil d’aide à la décision) ; rendue publique, elle permet de valoriser une politique d’achats « responsable » aux yeux des parties prenantes (elle devient un outil de communication). On notera que l’action simultanée sur les deux tableaux n’a rien d’évident puisque les entreprises doivent alors maîtriser la tension entre la nécessité d’obtenir une information complète, permettant une gestion éclairée des fournisseurs, et celle de ne pas voir leur image ternie par la publication de mauvais résultats d’audit : elles chercheront par exemple à valoriser les effets dynamiques de leur politique d’achat plutôt que le niveau statique de leurs fournisseurs.

6Le recours à l’audit social constitue, pour les entreprises, un « investissement de forme » (Thévenot, 1986) permettant que la qualification « sociale » de leurs fournisseurs puisse être mobilisée dans l’univers marchand (évaluer pour valoriser). Aux yeux des parties prenantes, les mécanismes marchands sont supposés engendrer, en retour, une « moralisation » des pratiques (valoriser pour promouvoir). De la conception comme représentation à la conception comme fabrication, il convient désormais de nous pencher sur les caractéristiques concrètes d’un dispositif de mesure de la conformité sociale, pour saisir ce qu’il en est en pratique. Nous proposons de le faire à partir du cas du référentiel BSCI (Business Social Compliance Initiative)7.

Cadrer la procédure

7Le BSCI est une initiative lancée en 2003 par un consortium d’entreprises européennes, la Foreign Trade Association (FTA). Son principe est de fournir aux entreprises adhérentes une méthodologie d’audit commune, celles-ci s’engageant en retour à faire effectivement auditer leurs fournisseurs suivant cette procédure8. Lancée initialement par une quinzaine d’entreprises, le BSCI compte désormais une centaine de membres. La conception initiale et les révisions de la méthodologie sont le fait des membres eux-mêmes (aidés de consultants), de telle sorte que les entreprises ne sont pas seulement « rule followers » mais également « rule setters ». Insatisfaits des référentiels existants, ils ont choisi d’élaborer leur propre « machine », dont il convient ici d’exposer le fonctionnement.

8Pour établir leur référentiel, les concepteurs du BSCI se sont très largement inspirés du standard de certification S. A 8000, créé outre-Atlantique en 1997 par une organisation internationale multi-parties prenantes (le CEPAA devenu depuis SAI – Social accountability international) et faisant référence en la matière. Ils en ont repris et adapté la liste des thèmes constitutifs de la conformité sociale9. Ils ont également suivi l’exemple de S. A 8000 en fondant leurs exigences sociales sur le respect de la législation nationale en vigueur et de quelques textes internationaux (notamment la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, et les huit conventions déclarées fondamentales par l’OIT en 1998). Si la norme S. A 8000 et le code de conduite du BSCI sont proches, les modalités de qualification de la conformité des sites sont en revanche très différentes. Tandis que la procédure S. A 8000 laisse une grande latitude aux auditeurs dans l’appréciation du niveau d’une usine, la procédure BSCI se caractérise par son extrême automatisation. En particulier, la qualité sociale y est découpée en une série d’éléments discontinus dont le résultat est supposé pouvoir être établi de façon positive et incontestable10. Les obligations de l’entreprise sont mises en forme dans un questionnaire très détaillé de quarante pages comportant environ deux cents questions. L’auditeur est tenu d’examiner tous les points du questionnaire et uniquement ceux-ci. Il doit renseigner chacune des questions en répondant simplement par « oui » ou par « non » (c’est-à-dire « conforme » ou « non conforme ») ou, pour certains points spécifiques (salaire minimum, temps de travail notamment), en reportant une information chiffrée. L’auditeur a certes la possibilité d’ajouter des commentaires dans le rapport d’audit qu’il rédige à l’intention de l’entreprise cliente11 ; mais pour l’établissement du résultat global de l’usine – seule information destinée à circuler –, seul compte le codage binaire. Les opérations suivantes sont d’ailleurs totalement prises en charge par la « machine » ; non qu’un instrument technique vienne concrètement prendre le relais de l’auditeur mais celui-ci est supposé agir comme un ordinateur appliquant la formule prescrite par le dispositif12. Dans un premier temps, chacun des chapitres fait l’objet d’un résultat intermédiaire obtenu par un simple décompte des points conformes et des points non conformes : un chapitre sera noté « good » s’il comprend moins de deux non-conformités mineures, « improvements needed » s’il comprend moins de la moitié de non-conformités mineures, « critical » s’il comprend plus de la moitié de non-conformités mineures ou un écart sur un point « crucial ». L’évaluation de la gravité d’une non-conformité est elle-même inscrite dans la machine, les questions dites « cruciales » étant matériellement symbolisées par un encadrement en gras. L’auditeur n’intervient pas davantage pour l’établissement du résultat final, lui-même automatisé : la note d’un site est celle de son plus mauvais chapitre. Dans l’idéal des concepteurs de la procédure BSCI, l’auditeur est une pure cellule d’enregistrement des pratiques de l’usine.

9Cette procédure très rigide repose sur le choix délibéré de restreindre au maximum le rôle appréciatif de l’auditeur dans l’établissement du résultat13. Des raisons propres au marché de l’audit ne sont probablement pas étrangères à ce choix, par ailleurs commun à la plupart des référentiels (S. A 8000 faisant plutôt figure d’exception) : une procédure automatisée nécessite un travail moins qualifié et plus rapide, donc moins coûteux, ce qui correspond à la demande d’entreprises comptant jusqu’à plusieurs centaines de fournisseurs. Mais c’est surtout le souci d’une comparabilité des résultats qui est mis en avant pour justifier la standardisation. Il s’agit notamment d’éviter que le résultat obtenu pour chaque usine ne dépende des valeurs de l’auditeur. La façon dont un professionnel français de l’audit exposait cette doctrine en l’appliquant au cas chinois – l’audit social est généralement réalisé par des auditeurs locaux – est à cet égard très éclairante :

« Moi j’ai été choqué par exemple de voir les dortoirs, comme vous avez pu être choquée en le voyant à la télévision. Mais localement c’est pas choquant ; ça rentre dans le cadre réglementaire. (…) Si par contre il n’y a pas de toilettes qui figurent dans les dortoirs, par étage, avec un nombre suffisant par rapport au nombre de salariés présents à l’étage, ça il le mentionnera. S’il n’y a pas une douche, il le mentionnera. (…) Il l’analysera différemment de nous ; mais le rapport, ce sera « non conforme » quand même. » (Responsable « développement durable » au sein d’un cabinet d’audit).

10Plus l’intervention du codeur est limitée, plus les choix normatifs préalables des taxinomistes s’avèrent déterminants. Si ceux-ci sont masqués derrière l’apparente objectivité de la mesure, la comparaison du dispositif avec ses concurrents, de même que l’analyse des critiques qui lui ont été adressées vont nous permettre de rouvrir la boîte noire.

Rendre compte du hors-cadre

11L’évincement du jugement de l’auditeur est souvent contesté par les militants des droits de l’homme, qui dénoncent l’inanité de ce qu’ils appellent péjorativement « audits check list ». Les auditeurs eux-mêmes ont un rapport ambivalent à un outil qui, par définition, contraint autant qu’il facilite leur action. Demander le retour de l’intervention sensible des personnes dans un dispositif d’évaluation, c’est finalement contester les catégories inscrites dans la machine et faire valoir la nécessité de prendre en compte ce qui déborde du cadre fixé – en l’occurrence, l’intentionnalité des écarts à la norme.

12Tout système d’évaluation d’une performance est porteur d’une question sous-jacente : l’entité évaluée est-elle seule « responsable » du résultat obtenu ? Ce problème conduit parfois à la mise en évidence de responsabilités cachées : tel étudiant a eu une mauvaise note au baccalauréat parce que l’enseignant n’avait pas suivi le programme, tel médecin a échoué dans le traitement d’un patient parce que celui-ci n’a pas suivi ses prescriptions etc. Dans le cas de l’audit social, l’évaluation des conditions de production n’a d’autre objectif que de décrire un état de fait à un instant donné. Mais elle renvoie implicitement à l’évaluation de la capacité des cadres de l’usine à assurer le respect du droit en son sein. Lorsqu’ils considèrent que la défaillance est en réalité causée par des contraintes tierces, les dirigeants d’usine, les militants des droits de l’homme, les donneurs d’ordres et des auditeurs en viennent à remettre en cause le voile jeté par la mesure sur la répartition des responsabilités. Cette démarche peut aller de la simple mise en évidence d’excuses justifiant un écart, à une véritable entreprise de « dévoilement », que Francis Chateauraynaud a décrit dans le cas des affaires de faute professionnelle comme le « procédé par lequel des protagonistes peuvent chercher à dévoiler, sous la défaillance rendue visible, une autre défaillance, d’une autre nature, jugée beaucoup plus importante et qui inverse le sens de l’imputation » (Chateauraynaud, 1989, p. 272). Nous retiendrons trois cas de figure où les dirigeants des usines invoquent un paramètre indépendant de leur volonté et de leur capacité de maîtrise pour justifier une non-conformité.

13Un premier cas de figure correspond à une situation où les dirigeants d’usines font valoir aux auditeurs des contraintes exogènes pesant sur eux :

« Prenez un exemple où on exige des entreprises qui ont plus de 50 salariés d’avoir un médecin du travail. Or, au Maroc il y a 800 médecins du travail diplômés ; 16000 entreprises. Même si vous dites « chaque médecin du travail peut faire 4 entreprises », ça fait 3200 ; où trouvez-vous les 12800 qui manquent ? Alors si on dit au chef d’entreprise « mais, vous n’avez pas de médecin du travail ? », il peut vous dire « trouvez-le, je vous paie il n’y a pas de problème », mais où est-ce que vous allez le trouver ? » (Auditeur marocain)

14Un second cas de figure correspond à une situation où les dirigeants d’usine font valoir aux auditeurs que ce sont les attentes et comportements des ouvriers eux-mêmes qui vont à l’encontre du respect du droit. C’est ainsi qu’ils expliqueront pourquoi ils n’ont pas pris la peine d’installer une cantine ou une garderie pour enfants dans l’enceinte de leurs établissements ou encore pourquoi ils ne sont pas en mesure d’obtenir de leurs ouvriers qu’ils portent bien les équipements de protection :

« Mais ça c’est un problème bien spécifique, qui est très embêtant pour le propriétaire de l’usine, parce qu’il dit « je leur paie des gants (…) », et ça on peut le voir, « mais ils ne les mettent pas ». (…) Le gant métallique c’est pas forcément le problème mais porter des bottes, des gants en caoutchouc dans une usine de teinture où c’est humide et excessivement chaud, c’est pratiquement de la torture. » (Responsable de la « conformité sociale » des fournisseurs pour l’entreprise Textik).

15Le troisième cas de figure correspond aux situations où les dirigeants d’usine font valoir que les exigences des donneurs d’ordres en termes de prix ou de délais ne sont pas compatibles avec le respect des exigences de qualité sociale :

« [J’audite] une entreprise marocaine (…) et je découvre 79 heures de travail hebdomadaires en moyenne sur l’année. Et je vais gentiment tirer les oreilles… le chef d’entreprise n’était pas là mais c’était sa femme. Et puis arrive la fille qui vient avec un fax : le gros client qui les avait emmerdés pour être certifiés éthiques, avoir un label et tout, leur demandait le jeudi soir 7000 pièces pour le lundi matin. « Comment voulez-vous que je fasse ? » me dit-elle. Et elle avait raison. » (Formation S. A 8000).

16Lorsqu’ils sont persuadés que l’écart de l’usine à la norme n’est pas imputable à sa direction (« et elle avait raison »), les auditeurs peuvent se trouver confrontés à un dilemme éthique entre l’exigence de dire les faits suivant les catégories du référentiel (« conforme »/ « non conforme ») et le désir de les contextualiser14 afin qu’un constat de non-conformité ne soit pas ipso facto transformé en jugement de valeur négatif à l’encontre des dirigeants de l’usine. L’aspiration des auditeurs à « accommoder » (Dodier, 1989) la procédure élargissant l’épreuve de conformité au « traitement des circonstances » (techniques, disciplinaires, économiques) est alors contrainte par l’« architecture de l’outil »15. Ainsi, les auditeurs n’ont pas la possibilité d’affiner la dichotomie en ajoutant une tierce modalité : « non conforme malgré soi ». Comme ils peuvent difficilement faire des déclarations contrefactuelles en déclarant conforme une situation qui « objectivement » ne l’est pas, les auditeurs choisissent généralement d’utiliser l’espace du rapport d’audit pour spécifier les conditions de la défaillance :

« Parfois il faut dire « [le fournisseur n’] a pas de médecin, c’est pas parce qu’il veut pas, mais parce qu’il n’y en a pas ». » (Auditeur marocain) ; « Si le fournisseur me dit que c’est à cause de la pression des clients [qu’il n’est pas conforme], je peux le mettre sur le rapport. (…) Ça je le mets, qu’au moins ils sachent qu’il y a aussi un problème de leur part. » (Auditrice tunisienne)

17De même que les circonstances atténuantes (ou aggravantes), la mesure de l’ampleur des écarts à la règle déborde du cadre binaire de codage (« conforme »/ « non conforme »), au grand dam de certains auditeurs :

« Est-ce qu’il est mieux de travailler avec une usine qui est non conforme et qui travaille 60-65 heures ou une usine qui est non conforme mais qui travaille 100 heures par semaine ? Moi mon opinion est vite faite, il me parait important de favoriser l’entreprise qui travaille 60-65 heures par rapport à celle qui en fait 100. Si on note sur un rapport d’audit « non compliant », vous favorisez celle qui en fait 100. » (Auditeur français en Asie).

18Là encore, l’auditeur n’a pas le choix des catégories de codage et doit se contenter de la partie « commentaires » pour compléter l’information qu’il souhaite transmettre au donneur d’ordres (celui-ci peut également mener sa propre enquête pour affiner les résultats de l’audit).

19Compte tenu des modalités de codage imposées aux auditeurs, l’audit social BSCI produit une appréciation finale qui ne rend pas compte de l’intention des dirigeants à commettre un écart, ni de l’ampleur de celui-ci. Nous allons désormais voir comment le mode d’agrégation des résultats contribue pour sa part à regrouper sous un même qualificatif des usines très hétérogènes du point de vue du nombre et de la nature de leurs « écarts ».

L’entreprise usagère et conceptrice

20Contrairement à celui d’autres référentiels, le mode de notation finale utilisé par le BSCI n’est pas fondé sur une mise en moyenne des résultats des chapitres. Si les concepteurs du BSCI ont rejeté le principe de la moyenne, c’était pour éviter que le score masque la compensation entre des chapitres de nature très différente16. La logique d’une moyenne apparaît en effet en opposition totale avec une logique de risque, ainsi que l’exposait cet auditeur :

« Vous prenez une usine, dans laquelle je fais un audit, et qui va être très bien sur les heures supplémentaires, très bien sur le travail des enfants, très bien sur x sujets, et sur laquelle je vais juger que le risque d’effondrement est particulièrement élevé parce que les murs commencent à lézarder, parce que c’est sur 10 étages et que les poteaux du rez-de-chaussée sont épais comme mon bras, pour x raisons j’émets un fort doute sur ce point-là. Si je fais une note, que toute l’usine est bien sauf ce point-là, l’un dans l’autre la note sera plutôt pas mal. Le risque est pourtant extrêmement élevé. » (Auditeur français en Asie)

21Il n’est pas rare que les référentiels fonctionnant sur un système de moyennes pondèrent les chapitres en fonction de ce qu’ils estiment être le plus sensible – du point de vue du risque pour les travailleurs, ou des attentes des parties prenantes. Cela ne résout cependant pas la question de la compensation, mais modifie juste le taux de substitution entre chapitres17. Dans le cas du BSCI, aucune compensation n’est possible entre les chapitres, ce qui n’empêche cependant pas que se trouve « écrasée » l’hétérogénéité des risques mesurés. Le cas de la catégorie « critical » est particulièrement patent. Compte tenu du fait que le score retenu est celui du plus mauvais chapitre, et qu’un chapitre peut être « critical » parce qu’il présente une majorité de points mineurs non conformes ou, à l’inverse, un seul point crucial non conforme, on pourra trouver dans cette catégorie une usine évaluée « non conforme » sur la totalité des 132 questions traitées durant l’audit aussi bien qu’une usine conforme en tous points mais n’ayant pas été en mesure d’apporter la preuve que ses sous-traitants sont engagés dans une démarche progressive de respect des exigences du BSCI (point qualifié de « crucial »). La procédure du BSCI18 conduit ainsi à une large domination de la catégorie « critical », puisque sur les 1613 audits sociaux réalisés dans ce cadre, 72 % étaient « critical », 21 % « improvements needed », et 7 % seulement « good ». Les donneurs d’ordres ont certes accès au rapport complet d’audit, qui les renseigne sur les résultats intermédiaires de l’usine et leur permet d’affiner leur jugement. Mais la mesure perd en revanche toute sa dimension discriminante, ce qui la rend au final peu exploitable dans la gestion du parc de fournisseurs.

22L’un des enjeux majeurs de la mesure de la conformité sociale est le maintien ou la rupture des contrats commerciaux entre les firmes occidentales et leurs fournisseurs. Les résultats des audits sont supposés permettre aux entreprises donneuses d’ordres d’organiser leur politique d’achats en tenant compte de la conformité sociale de leurs fournisseurs. Jusqu’à présent utilisé de façon assez discrétionnaire, ce nouveau critère tend à être de plus en plus formalisé dans la gestion des grandes entreprises. À titre d’exemple, l’entreprise Textik s’est fixée deux règles principales pour qu’un établissement puisse faire partie de son parc de fournisseurs : tout nouveau fournisseur doit être conforme avec six « must » (concernant le travail des enfants, les pratiques discriminatoires, le travail forcé, la liberté d’association, le salaire minimum, les sorties de secours) ; tout contrat de sous-traitance doit être rompu avec un fournisseur qui n’obtient pas le score « good » au quatrième audit. Textik a d’ores et déjà dérogé à sa propre règle, en poursuivant ses relations commerciales avec un fournisseur non conforme au quatrième audit :

« Kamara l’a réussi à nos yeux à nous, étant donné qu’il avait le matériel ETP [Effluent treatment plant], je l’ai vu, mais il n’était pas monté. Dans ce cadre-là, [l’auditeur] n’a pas eu d’autre choix que de les faire échouer en mettant « Improvements needed », mais (…) pour nous il avait réussi. » (Responsable de la « conformité sociale » des fournisseurs pour l’entreprise Textik).

23On voit que, pour respecter sa règle, le client peut lui-même procéder à une forme d’accommodation du référentiel d’audit : la tolérance à l’égard d’une non-conformité, interprétée comme une situation de quasi-conformité, est ici traduite dans une nouvelle note « maison »19. Mais il arrive aussi que les résultats de la procédure de classification des sites rendent difficile, ex post, l’application de toute règle fixée ex ante. C’est ce problème que nous soumettait l’ancienne responsable des audits sociaux d’une enseigne de sport qui, sur la base de son propre référentiel (l’entreprise n’appartient pas au BSCI), avait décidé de rompre les relations commerciales avec toute usine ne respectant pas un point crucial :

« Aujourd’hui, la plus grosse problématique elle va se trouver sur les heures de travail, notamment en Asie, et en particulier dans le cas de la Chine, c’est un problème rencontré par véritablement 100 % des enseignes, et le droit international prescrit 60 heures20, la législation chinoise prescrit 48 heures, les médecins disent « l’extrême limite pour la santé humaine c’est 72 heures », de toutes façons ils font 80 heures. Qu’est-ce que vous faites quand 100 % de vos fournisseurs travaillent plus de 60 heures ? Vous les fermez tous ? ». (Auditrice sociale, ancienne responsable des audits sociaux d’une enseigne de sport).

24L’établissement d’une règle sur la base d’une évaluation standardisée rend en théorie possible une prise de décision automatisée : l’affectation d’une entité à telle classe plutôt qu’à telle autre est supposée engendrer mécaniquement tel type de comportement à son égard. Mais, le problème posé par l’interviewée est celui du caractère pratiquement applicable d’une règle, compte tenu de la distribution des entités dans les différentes classes de jugement (en l’occurrence le fait que 100 % des établissements se situent dans une classe telle que le contrat avec eux devrait être rompu). Aux yeux de notre interlocutrice, nul doute quant à l’impossibilité pratique d’appliquer la règle telle quelle : d’un point de vue organisationnel et économique, cela porterait préjudice aux activités du donneur d’ordres. Elle souligne en outre que le respect de la règle ne permettrait aucunement d’engendrer une amélioration des conditions de travail, la commune « médiocrité » de la totalité des usines neutralisant les effets de la défection d’un client (« Dire « on arrête la Chine parce qu’ils sont tous critiques », ça ne changerait rien au problème. On quitterait la Chine, on ferait tout ici, ça coûterait plus cher et la situation perdurerait en Chine »). Compte tenu de toutes ces entraves à l’application de la règle fixée a priori, l’enseigne a décidé de modifier, non pas la règle elle-même mais le critère de mesure : au lieu de prendre comme référent du point critique la durée de travail fixée réglementairement (60 heures par semaine), le seuil retenu a été celui des médecins (72 heures par semaine). Outre qu’il permet à l’entreprise de poursuivre ses activités, le nouveau seuil est présenté comme socialement plus utile pour discriminer parmi tous les fournisseurs non conformes à la règle primitive ceux qui le sont le moins (« On part du principe qu’entre 60 et 72 ils sont dans une marge de manœuvre où ils vont pouvoir atteindre les 60 heures donc on leur laisse du temps »)21. Ce déplacement du seuil critique pour éviter que l’on ne déborde trop de la norme, n’est possible que parce que l’entreprise donneuse d’ordre participe, dans ce cas, à la phase de cadrage de la procédure ; il est, il faut le noter, totalement imperceptible pour les parties prenantes qui, elles, n’ont accès qu’au score final.

25Dispositif classificatoire construit sur un mode industriel, dont le produit est notamment destiné à un usage marchand et dont la finalité est de nature civique, l’audit social fait l’objet de critiques très diverses. Son principe même est parfois contesté au nom de l’incompatibilité entre une mesure industrielle et des objectifs civiques : la mise en place d’une procédure externe d’objectivation des non-conformités des usines peut ainsi être considérée par certains militants comme une entrave à l’expression des travailleurs : « Dans certaines usines, on s’est rendu compte que quand les travailleurs disaient « oui, non mais ça va pas, on voudrait ci… », on disait « attendez, il y a eu un audit social qui a dit ça, ça et ça, on va faire telle et telle chose parce que l’audit l’a dit et donc c’était pas la peine d’avoir d’autres… ». En tous cas, on a eu quelques échos d’acteurs du Sud qui mettaient l’accent là-dessus et qui disaient « attention, c’est dangereux ». » (Membre d’un réseau français militant pour la « qualité sociale »). On trouve ici l’expression d’une certaine méfiance caractéristique des situations de délégation du jugement : l’outil ne trahit-il pas les préférences de ceux dont-il se fait porte-parole ? En l’occurrence, les exigences des référentiels correspondent-elles effectivement aux attentes des travailleurs ?22 Et quand bien même ce serait le cas, l’audit social est ici mis en cause en tant qu’il dépossède les travailleurs de leur liberté de négociation – considérée comme un droit fondamental et peut-être le meilleur moyen d’améliorer les conditions de travail.

26L’acceptation du principe d’une mesure de la « conformité sociale » ne marque pas la fin des controverses ; bien au contraire ! Un dispositif classificatoire donne inévitablement lieu à des critiques puisque tout cadrage destiné à ordonner le chatoiement infini du réel est nécessairement imparfait23 et contestable – d’ailleurs, si l’accord préexistait au dispositif, celui-ci n’aurait aucune raison d’être. On a ainsi vu comment se trouvent sans cesse relancées des controverses articulées autour de la traditionnelle tension entre rigueur formelle et efficacité pratique de la classification, la justification des divergences de point de vue renvoyant généralement à l’hétérogénéité des définitions de l’équité ou de l’efficacité. Contestée, contournée, ou corrigée, reste que la « machine » fonctionne ; et les controverses sur les modalités de qualification des sites ne doivent pas masquer le fait que la circulation d’une information suffit à consacrer l’existence d’une nouvelle qualité marchande.