1AVANT QU’ELLE N’ENTRE en activité, l’entreprise demeure longtemps virtuelle. Sa structure légale et financière n’est arrêtée qu’au dépôt des statuts. Son organisation est en cours d’élaboration. Son offre de produit ou service s’avère difficile à appréhender. La capacité de cette offre à rencontrer des clients demande à être attestée. Et la profitabilité de l’opération reste à établir. L’actualisation, à venir, d’un projet d’entreprise est donc entourée d’incertitudes nombreuses, qui s’imposent à l’entrepreneur comme aux multiples acteurs qu’il sollicite. Comment convaincre des financeurs des chances de succès d’un vague projet ? Comment, symétriquement, faire confiance à un projet et à l’entrepreneur qui le porte ? Ce double problème de mise en valeur et d’évaluation des nouvelles entreprises fait l’objet des analyses de Knight dans Risque, incertitude et profit (1921). L’ouvrage rejette en effet l’hypothèse d’information parfaite, chère à bon nombre d’économistes et entend décrypter les « savoirs effectifs » de l’entrepreneur, son « jugement » anticipatoire sur l’évolution des marchés. Ce jugement, incertain et « intuitif », y est distingué de l’anticipation statistique comme du calcul de probabilités a priori : l’incertitude qu’affronte l’entrepreneur ne se mesure pas. Ce jugement distingue l’entrepreneur de ses partenaires – employés et financeurs, notamment –, auxquels il promet sur contrat un revenu certain.

2Cette approche reste cependant limitée à une psychology of valuation qui pose trois problèmes. D’abord, bien qu’elle s’intéresse aux opérations cognitives « effectives » des entrepreneurs, cette démarche n’a pas un caractère proprement empirique. Elle demeure spéculative et fondée sur de seuls cas d’école, plus souvent empruntés au monde de l’assurance qu’à celui de la création d’entreprise. Ensuite, et paradoxalement, Knight décrit avec grand soin les différentes formes d’évaluation probabiliste du risque, mais ne s’étend que très peu sur les formes de jugement mobilisées par l’entrepreneur, sur ses opérations cognitives en situation d’incertitude (Rivaud-Danset, 1998). Enfin, Knight décrit ce mystérieux « travail d’anticipation » comme une activité parfaitement asociale, réalisée de manière isolée par l’entrepreneur. Cette perspective néglige en particulier le rôle des technologies intellectuelles que peut mobiliser l’entrepreneur, et par lesquelles la société est susceptible d’influer sur son jugement1.

3C’est pour ces trois raisons que nous proposons d’analyser ici empiriquement le « travail entrepreneurial » (Giraudeau, 2007) de mise en valeur et d’évaluation des projets d’entreprise, en saisissant l’un des rares points d’entrée fiables au cœur de l’activité évaluative des entrepreneurs : le business plan, ou plan d’affaires. Celui-ci se présente généralement sous la forme d’un dossier écrit d’une à plusieurs dizaines de pages, qui expose successivement les compétences de l’entrepreneur, l’organisation de la future entreprise, le type de produit ou service qu’elle offrira sur le marché, la clientèle potentielle qu’elle visera à séduire, l’état de la concurrence dans son secteur d’activités, et les ressources matérielles et financières dont elle devra disposer. Ce document est produit, sous des formes plus ou moins abouties, par la grande majorité des créateurs d’entreprise, qui s’en servent comme principal outil de leur travail, afin d’évaluer leurs chances de succès et de réfléchir aux formes possibles de leur future entreprise. Ils répondent aussi, en le préparant, aux exigences de nombre de leurs interlocuteurs, et en particulier de leurs financeurs. Si le business plan constitue un investissement de temps et d’argent pour les créateurs d’entreprise, il est un « investissement de forme » (Thévenot, 1986) pour leurs pourvoyeurs de capitaux, qui entendent, grâce à lui, juger de la qualité comparée des projets. Il s’agit de faire ici le tour de cette « forme », afin d’explorer les façons dont elle met en valeur – et permet donc d’évaluer – la nouvelle entreprise.

4Nous nous intéresserons ici à un certain type de business plan, qui a été très répandu dans l’histoire récente de la France : les « dossiers Accre ». De 1987 à 2007, ces documents ont en effet été exigés par l’État de tous les entrepreneurs candidats à l’Aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprise (Accre), lesquels ont représenté près du tiers des créateurs d’entreprises certaines années2. Une réforme, à l’automne 2007, a cependant supprimé toute sélection des demandes sur la base du projet d’entreprise3. Peuvent désormais bénéficier de l’Accre, sans autre condition, tous les créateurs d’entreprises qui appartiennent à l’une des catégories destinataires de l’Aide. Il leur suffit d’en faire la demande, en bonne et due forme, auprès de leur Centre de formalités des entreprises. Cela doit, évidemment, permettre d’accroître le nombre de créateurs d’entreprise aidés, et de faire ainsi de l’Accre une politique d’emploi plus efficace à court terme. Mais l’abandon de l’évaluation des projets sur la base du formulaire Accre constitue aussi un renoncement aux avantages de cette procédure de sélection des projets.

La mise en forme d’une procédure

5L’Accre, qui ne porte alors pas encore ce nom, est née en 1977 comme une aide financière de droit destinée à certaines catégories d’entrepreneurs au chômage au moment de la création de leur entreprise. Elle serait issue d’une boutade de Raymond Barre qui, alors Premier ministre et interrogé sur la question du chômage, aurait répondu : « Les chômeurs devraient chercher à créer leur entreprise plutôt que de se borner à toucher des indemnités de chômage »4. Cette phrase suggère combien l’Accre doit être considérée à ce moment de son histoire comme une aide aux chômeurs plutôt qu’à l’entreprise. Si la contribution financière5 de l’État doit constituer un coup de pouce aux jeunes entreprises au cours des premiers mois de leur vie, réputés difficiles, elle joue surtout un rôle d’incitation à la sortie du chômage. Dans cette perspective, l’attribution de l’aide obéit à un critère simple : l’appartenance du demandeur à l’une des catégories d’ayants droits. Celles-ci, assez restreintes au départ, sont très vite élargies à tous les chômeurs, quelle que soit leur qualification, ainsi qu’à certains inactifs. Dans la mesure où ces catégories correspondent à des situations de dépendance vis-à-vis de l’État Providence, la procédure d’attribution se trouve circonscrite à une circulation d’information entre autorités publiques ; aucune évaluation des projets d’entreprise n’est requise.

6Mais, pour faire face au coût croissant de la mesure au milieu des années 1980, la Délégation à l’emploi du ministère apporte, en 1987, une modification majeure au dispositif6. L’appartenance de l’entrepreneur à certaines catégories de population prédéfinies reste une condition nécessaire à l’obtention de l’aide financière, mais elle n’est plus suffisante. Désormais, « la demande doit être accompagnée d’un dossier permettant d’apprécier la réalité et la consistance du projet de création ou de reprise de l’entreprise ou d’exercice de la nouvelle activité ; ce dossier doit comporter des indications précises sur le contenu du projet, les conditions d’acquisition des actifs, les apports de fonds propres et les concours financiers nécessaires pour assurer l’exploitation de l’entreprise »7. Du 22 mars 1994 au 1^er juin 1997, s’ajoute par ailleurs une exigence d’information, dans le dossier, « sur les conditions de l’exercice effectif du contrôle de [l’entreprise] ». On observe donc l’émergence d’une contrainte de formulation écrite du « projet de création » dans un « dossier » qui, concrètement, prend la forme d’un formulaire, le « formulaire Accre », accompagné d’annexes. Bien que l’Accre demeure, légalement, une aide de droit, cette contrainte de formulation rend possible une sélection des demandes. Corollaire indispensable du formulaire du point de vue de l’État, une instance spécifique de sélection des projets est mise en place. Il s’agit d’un comité départemental consultatif, composé pour moitié de représentants de l’État dans le département, et pour moitié d’acteurs plus proches du monde de la création d’entreprise, censés compenser le manque d’expertise des premiers dans le traitement de tels dossiers8. Comme l’indiquaient déjà les critères de réalité, de consistance et d’indépendance imposés par le texte de la réforme, il s’agit donc d’évaluer, au-delà de la situation sociale du demandeur ou du caractère légal des activités qu’il exercera, la qualité économique du projet d’entreprise.

7En rendant la démarche du demandeur plus contraignante, la réforme de 1987 favorise également une auto-sélection de la part des porteurs de projet, dont les moins opiniâtres peuvent être incités à baisser les bras face au formulaire, bien que les chances d’obtention de l’Aide soient statistiquement très fortes9. Mais la préparation du dossier Accre peut aussi aider les entrepreneurs à améliorer la qualité de leurs projets. Le formulaire leur sert d’instrument de travail, et on voit d’ailleurs son rôle se renforcer au cours de l’histoire ultérieure de l’Accre. En témoigne la création d’un système public d’« accompagnement » des créateurs d’entreprises, chargé d’intervenir sur l’élaboration des projets en amont de leur évaluation. Les « chéquiers-conseil » naissent ainsi en 1988, pour financer des entretiens individuels, gratuits, entre les créateurs d’entreprise et divers types de conseillers. Une loi de 199310 autorise par ailleurs l’État à participer, au niveau départemental, au financement d’organismes de formation et d’accompagnement des créateurs, tels que les chambres consulaires ou les « Boutiques de gestion », qui bénéficient de crédits en forte croissance dès 1996. À partir de 1997, surtout, l’incitation à améliorer les projets devient le principal objectif de la sélection des dossiers. L’aide financière est alors réduite à une exonération de charges11, si bien que les raisons budgétaires qui avaient motivé la mise en place d’une sélection perdent de leur pertinence12.

8Instrument de sélection aux mains des Directions du Travail et des comités Accre, ou instrument de travail aux mains des entrepreneurs et de leurs conseillers, le formulaire Accre doit, quelle que soit la scène où il intervient, permettre l’évaluation de chaque projet. Aussi convient-il de se pencher sur les modalités d’évaluation de la nouvelle firme, que rend possible – voire favorise – cette mise en forme.

Une petite forme de la firme

9Pour autant, la simple inscription du projet sur un support matériel ne suffit pas à le rendre compréhensible pour autrui, c’est-à-dire public. Encore faut-il que la petite forme se montre lisible. C’est pourquoi elle se présente comme un petit format, auquel peuvent s’habituer ses lecteurs et qui est d’abord un format administratif : celui du formulaire. La fiche navette reprend ainsi toujours les mêmes items, de manière systématique et pour tous les projets. Le dossier Accre pousse cette logique plus loin encore, en imposant à la mise en forme des projets le cadre très rigide d’un formulaire de dix pages comprenant quarante points, qui incluent eux-mêmes neuf questions fermées et trente-quatre questions ouvertes, suivies pour la plupart d’un espace d’une ou deux lignes auxquelles doivent se limiter les réponses. C’est bien la lisibilité des projets que garantit ce format pour les membres des Directions du Travail et des comités Accre : grâce à la succession régulière des questions, ces derniers disposent de points de repère stables pour appréhender les demandes.

10Ce format ne s’adresse cependant pas qu’aux seuls agents des instances publiques d’évaluation. Il est en effet calqué sur celui des business plans utilisés par les acteurs privés de la création d’entreprise. Il en reprend en particulier l’architecture d’ensemble. Dans un premier temps, le dossier appelle des réponses littéraires, qui décrivent le parcours du porteur de projet, la nature de l’offre qui sera proposée par son entreprise et les marchés auxquels elle sera confrontée, ainsi que la façon dont elle les affrontera. La fin du formulaire consiste quant à elle en une présentation du projet dans un langage comptable, à travers une succession de quatre tableaux : répartition des parts du capital ; plan de trésorerie ; plan de financement prévisionnel ; et compte de résultat prévisionnel. Quoique moins complet – par exemple en ce qui concerne le plan de trésorerie, réduit à un calcul du besoin annuel en fonds de roulement – le formulaire Accre comporte donc bien, présentés dans le même ordre, les éléments d’information sur un projet de création d’entreprise qui figurent dans tout business plan. C’est d’ailleurs par cette dernière expression qu’il est désigné par la plupart des acteurs concernés, à l’exception notable des agents des Directions du Travail.

11Le dossier Accre apparaît comme un instrument d’évaluation hybride, à la fois formulaire administratif et outil de gestion privée. Cela facilite sa circulation, au-delà de la seule sphère publique, auprès d’acteurs plus habitués aux business plan qu’aux formulaires étatiques, tels les experts-comptables, les conseillers en création d’entreprise ou les avocats, voire les banquiers et autres financeurs privés. C’est d’ailleurs ce souci d’adéquation du formulaire aux exigences d’acteurs hétérogènes qui a présidé à sa conception. En 1987, elle a en effet associé des membres du ministère du Travail et des représentants du monde de la création d’entreprise. Le format du dossier est ensuite modifié en 2002 par le ministère, avec l’aide de l’Agence pour la création d’entreprise (APCE)13, afin qu’il satisfasse mieux encore l’ensemble des acteurs concernés.

« Avec l’APCE, voilà ce qu’on a dit : voilà l’outil qu’on a ; il s’agit de le nettoyer. On a travaillé pas à pas, jusqu’à ce qu’on soit satisfaits. (…) Il fallait qu’on le rende plus facile à lire. L’APCE avait eu à répondre aux questions des porteurs de projet sur le dossier depuis le début, alors ils savaient où étaient les problèmes. Maintenant tout le monde trouve qu’il est bien, même les experts-comptables » (Jean-Pierre Bart, DGEFP, ministère du Travail).

12Chaque créateur d’entreprise est ainsi en mesure de décrire les contours de son entreprise pour d’autres, dans un référentiel partagé, comme La Pérouse qui dessine scrupuleusement chaque île de Chine suivant un code cartographique stable, parce qu’il « ne veut pas seulement revenir un jour, mais que n’importe qui puisse revenir, par n’importe quelle route, et reconnaître pourtant l’île, sa forme, ses points d’atterrage et ses récifs » (Latour, 1988, p. 55). Avec le formulaire Accre, l’évaluation des chances de succès de l’entreprise s’avère donc socialisée, ouverte à de nombreux acteurs, dans un but « social » avoué d’amélioration des chances de succès de l’entrepreneur.

13L’hybridité du formulaire, qui permet sa circulation auprès de publics hétérogènes, a néanmoins pour contrepartie l’unicité stricte de son format, qui s’impose à tous. Les demandes n’y sont en effet pas formulées librement, dans leur singularité – sans commune mesure. Toutes doivent se plier, comme les entrepreneurs n’ont de cesse de s’en plaindre, à un même cadre rigide, dont elles déborderaient volontiers. Mais, si c’est dans un repère strictement normé que se dessinent les projets, celui-ci peut-il pour autant être réduit à une métrique unidimensionnelle, propre à établir une relation d’ordre univoque, à classer sans conteste les demandes les unes par rapport aux autres ?

La cohérence de la formule

14Le formulaire Accre est chargé de présenter les multiples dimensions de la nouvelle entreprise. Il apparaît dès lors comme un catalogue des caractéristiques du projet, proposant des éléments d’information sur la biographie de l’entrepreneur, l’organisation humaine et technique de l’entreprise, et, surtout, ses relations avec ses nombreux marchés, depuis le marché du bien ou service produit par l’entreprise jusqu’aux marchés de la finance, en passant par le marché du travail, celui des biens ou services nécessaires à la production, ou celui de l’immobilier. Le formulaire Accre fait par conséquent se succéder des questions aussi hétéroclites que :

« 5. Quelle est votre dernière qualification ? »
« 12. Décrivez le rôle qu’aura votre entourage familial dans l’entreprise (conjoint collaborateur, parents, alliés, amis). »
« 14. Précisez ci-dessous les fonctions et qualifications des salariés qui seront recrutés au cours du premier exercice. »
« 21. Sur quel secteur particulier du marché comptez-vous faire porter vos efforts ? »
« 23. Caractérisez vos fournisseurs (petits producteurs locaux, importateurs, distributeurs, grossistes, etc.) »
« 25. Quelle est l’estimation des ventes par type de clientèle ? »
« 33. Décrivez les opérations de communication publicitaire ou promotionnelles que vous allez mettre en place. »

15Ce catalogue permet aux évaluateurs, comme à l’entrepreneur lui-même, d’apprécier séparément les différents éléments constitutifs du projet. Dans chaque grande partie du dossier, des questions interrogent en effet l’auteur sur la cohérence de ses choix. Plusieurs questions testent par exemple l’adéquation des compétences du porteur de projet avec celles requises par la nouvelle entreprise. Dans la marge du formulaire, en face d’une question portant sur « l’expérience professionnelle » du demandeur de l’Accre, des conseils de rédaction précisent ainsi :

« EXPERIENCE : Vous devez préciser les différents éléments de votre formation professionnelle antérieure. Une expérience, même très éloignée de votre projet, peut être intéressante à signaler, car vous avez peut-être mis en œuvre des compétences utiles à votre projet. » (Formulaire Accre, p. 4)

16De manière symétrique, lorsqu’il est question de gestion quotidienne puis de stratégie commerciale, le demandeur est interrogé sur sa capacité à mobiliser des compétences adaptées aux besoins de l’entreprise :

« 31. Décrivez l’expérience que vous avez (ou l’un de vos collaborateurs) de la vente. »
« 32. Décrivez l’expérience que vous avez (ou l’un de vos collaborateurs) de la gestion. Sinon, par qui pensez-vous vous faire aider ? »

17Est ainsi mise en valeur la qualité (bonne ou mauvaise) de l’articulation entre la partie biographique et la partie organisationnelle et commerciale. Le même procédé d’explicitation des liens entre éléments du projet se retrouve à propos de la nature du produit et des attentes de la clientèle.

18La cohérence du projet doit par ailleurs être mise en valeur au tout début du dossier dans une présentation synthétique de la nouvelle entreprise, c’est-à-dire de son « activité », de sa « production », et des facteurs (notamment personnels) qui ont pu conduire l’entrepreneur à s’y engager (cf. Figure 2). Ce premier bloc de questions s’apparente à l’executive summary des business plan traditionnels, lequel est destiné à capter l’attention du lecteur et à lui permettre d’appréhender le projet dans son ensemble avant d’en vérifier les détails. Les conseils de rédaction insistent d’ailleurs sur cette nécessité de faire là « le tour de la question » : « Qu’est-ce que vous produirez, fabriquerez ou revendrez ? Comment le vendrez-vous ? À qui ? Pour quels besoins ? Où ? Quels sont les points forts de votre projet ? La forme juridique retenue ? »

19Cette valorisation de la cohérence du projet, fait écho à l’impératif de « consistance » imposé par la réglementation de l’Accre. Elle évoque aussi la notion de « jugement » intuitif sur l’entreprise sur laquelle repose la psychologie de l’entrepreneur dans la théorie de Knight. L’ajustement de certains éléments, nécessaire à la bonne marche de l’entreprise, est ici décrit indépendamment de toute métrique : les compétences de l’entrepreneur sont rapportées à celles requises par l’entreprise projetée ; les propriétés du produit ou service offert, aux exigences supposées du client ciblé. Le formulaire commence donc par rendre visible la distance séparant les caractères de l’entreprise et ceux de son marché sans l’évaluer ni chiffrer ses effets. Ce n’est que dans les trois dernières pages qu’apparaît une véritable mesure – globale et monétaire – de l’entreprise.

L’équilibre de la formule

20La fin du formulaire Accre appréhende la cohérence du projet d’entreprise selon le principe comptable du bilan, c’est-à-dire comme un équilibre de recettes et de dépenses. On y trouve un « compte de résultat prévisionnel pour le premier exercice » (cf. Table 1). Ce tableau permet de rapprocher des réalités hétérogènes (Goody, 1979 [1977]) : les recettes issues de la commercialisation du bien ou service offert et les coûts associés à sa production. Il s’agit d’abord d’un rapprochement visuel, dans l’espace du tableau, qui met en vis-à-vis le « total des charges » et le « total des produits ». Mais il permet simultanément de comparer ces deux valeurs, invitant ainsi à calculer leur différence, qui constitue le « résultat » – au sens à la fois mathématique et comptable du terme – présenté dans la dernière ligne. Le passage au langage comptable confère une lisibilité extrême à la notion de « viabilité économique », celle-ci étant toute entière résumée dans ce dernier chiffre, dont la position (dans la colonne de droite ou de gauche) indique de la manière la plus explicite le caractère équilibré (ou non) du projet d’un point de vue monétaire. La mise en valeur monétaire permise par la comptabilité donne ainsi accès à une mesure synthétique du projet.

21L’« amplification » est cependant inséparable d’une « réduction », qui est une perte « en localité, en particularité, en matérialité, en multiplicité, en complexité » (ibid.). La réduction du projet, qui lui permet de tenir dans des tableaux comptables, passe par la traduction de la partie littéraire du dossier en langage mathématique. La clientèle décrite doit être dénombrée, le bien ou service offert tarifé, les coûts des biens intermédiaires nécessaires à la production estimés, etc. La réduction est donc progressive et, comme le suggère le tableau ci-dessus, on n’arrive à la synthèse finale que par l’analyse comptable de chacun des éléments du projet. Les charges sont en effet listées par items très précis, qu’il s’agit de chiffrer les uns après les autres (en multipliant leur volume par leur prix unitaire). Les « charges externes », par exemple, se déclinent, dans la version non abrégée du tableau, en « Sous-traitance ; Loyer ; Charges locatives ; Entretien et réparations (locaux, matériel) ; Fournitures d’entretien ; Fournitures non stockées (eau, électricité, gaz) ; Assurances (local, véhicule d’exploitation) ; Frais de formation ; Documentation ; Honoraires ; Publicité ; Transports ; Crédit-bail (leasing) ; Déplacements, missions ; Frais postaux, téléphone ».

22On ne perd donc pas en cohérence en passant de la partie littéraire du formulaire à sa partie comptable. Mais des estimations sont introduites, portant sur des prix d’une part, sur des volumes de l’autre. Dès lors, se pose la question du réalisme de ces estimations, voire de la sincérité des assertions de l’entrepreneur – qui peut être tenté de surestimer certaines valeurs. Si le formulaire Accre propose bien une mesure synthétique de la viabilité économique de l’entreprise, il n’assure en rien son caractère empiriquement fondé. A priori, la viabilité du dossier ne garantit pas celle du projet.

La magie de la formule

23Certaines propriétés du document viennent toutefois garantir la réalisation effective de ce qui est annoncé sur le papier. Le formulaire Accre contient en partie les instruments de sa cohérence, externe cette fois, avec les pratiques qu’il décrit. Le premier d’entre eux est l’injonction constante au réalisme faite aux porteurs de projet.

« Chiffre d’affaires : (…) Ce prix unitaire doit être rapporté au volume mensuel puis annuel que vous estimez réalisable en fonction de la durée du travail ainsi que des moyens humains et matériels de production mis en œuvre.
S’agissant des mandataires, agents commerciaux, ‘multicartes’, il convient de détailler le produit prévisionnel dégagé par contrat, par carte ou par mandat, en fonction du mode de rémunération et du montant prévu par le contrat.
Il est nécessaire d’être très réaliste : toutes les heures de présence ne sont pas facturables, il faut tenir compte du temps nécessaire pour le démarrage de l’entreprise, pour votre formation ou celle de vos collaborateurs, pour que l’action commerciale porte ses fruits. Il faut intégrer également les temps non directement productifs : gestion, comptabilité, commercial, encadrement, mise au point des techniques, des produits, etc. Il ne faut pas oublier de déduire les périodes non travaillées : congés, absences, maladie, etc. Il ne faut donc pas surestimer, surtout la première année, les heures de travail ou les quantités de produits facturés. Prévoyez également les marges sur les transports ou les matières premières à refacturer. Il est difficile d’estimer le montant des ventes lorsque l’activité n’a pas démarré. Cependant, vous pouvez effectuer une estimation par rapport à se qui se pratique dans votre profession »
Formulaire Accre, p. 7 (fin de la définition du chiffre d’affaires ; nous soulignons)

24Le dossier conjugue cette exigence insistante de réalisme avec une description des moyens d’y parvenir, afin d’améliorer la qualité de l’« estimation » du chiffre d’affaires. Dans l’exemple qui précède, les conseils de rédaction du formulaire fournissent ainsi une check-list des dimensions les moins évidentes, mais importantes à prendre en compte, dans le calcul des montants des contrats. Il s’agit de susciter, chez les entrepreneurs, une prise de conscience de la réalité des coûts associés à leur activité. Les estimations doivent par ailleurs être cohérentes avec les données observées dans les entreprises du secteur.

25Ces consignes risquent néanmoins de ne conduire l’auteur qu’à l’introduction de « petits faits vrais », susceptibles de produire un « effet de réel » analogue à celui des ouvrages de fiction (Barthes, 1982 [1968]). Le réalisme du projet ne garantit donc en rien la réalité de ce qu’il promet. C’est pourquoi le dossier exige aussi sa mise à l’épreuve effective. L’élaboration du compte de résultat prévisionnel doit se baser sur la réalisation d’une étude de marché ; le choix du statut de SARL implique l’existence d’un accord préalable avec au moins un associé ; l’évaluation des capitaux dont pourra disposer l’entreprise suppose que des financeurs potentiels aient été rencontrés ; etc. On constate ainsi que « l’établissement d’un plan est déjà de l’action » (Cohen, 2001). Cette action préalable à l’entrée en activité de l’entreprise est d’ordre expérimental : il s’agit de tester la réception du produit ou service par la cible de clientèle, d’envisager des configurations possibles du partage des responsabilités dans la SARL, d’apprécier l’intérêt suscité par le projet auprès des banques, etc. Mais l’expérimentation doit aussi produire de l’engagement. Les Directions du Travail, faute de compétences économiques pour traiter les dossiers, se donnent en effet les moyens d’un traitement purement administratif des demandes en exigeant des entrepreneurs qu’ils fournissent, en annexe du formulaire Accre, des documents attestant l’existence de clients, de capitaux, d’associés, du matériel productif, de fournisseurs, etc. Outre les études de marché et les inévitables statuts de l’entreprise (qui doit être créée légalement au moment du dépôt de la demande), le dossier Accre doit ainsi comprendre des lettres d’engagement de clients, des contrats de prêts ou des promesses de dons, des baux signés, des devis de fournisseurs, voire des listes et photographies du stock de matériel productif. « Le passage en dur sert seulement à rendre l’histoire écrite plus crédible » (Latour, 1992, p. 73). Mais il confère, ce faisant, au dossier Accre un rôle performatif considérable ; celui d’une formule magique qui, en disant l’entreprise, la fait exister14.

26Comme pour toute formule magique, la capacité du dossier Accre à produire des effets suppose une initiation stricte de celui qui l’énonce. L’entrepreneur doit être familiarisé avec les arcanes de la création d’entreprise. Or c’est à nouveau le formulaire qui joue le rôle de formation à la formule. Il est amené à servir de référence pour les professionnels du conseil lorsqu’ils encadrent les porteurs de projet. Mais le formulaire, non complété, agit à lui seul comme un guide pour la création d’entreprise. Des définitions des concepts importants y sont données (projet, production, expérience, soutiens, accompagnement, salaires, partenariats, moyens, marché, concurrents, clientèle, chiffre d’affaires, capitaux, fonds de roulement, prévisions budgétaires, investissements). La simple succession des quarante questions du document, indique à l’entrepreneur l’ensemble des points à prendre en compte dans la constitution de son projet. Ordonnée, cette nouvelle check-list décrit par ailleurs l’ensemble d’un processus logique qui permet de passer de l’idée de création à la naissance de l’entreprise. Ce processus logique est simultanément pratique, décrivant l’une après l’autre les tâches à accomplir : prendre conseil auprès de personnes qualifiées ou d’institutions, chercher des informations sur les concurrents ou les fournisseurs, s’inscrire à des formations en droit, commerce, comptabilité, etc. Une liste d’institutions susceptibles de pouvoir aider le porteur de projet est fournie. C’est l’objet de la dernière page du dossier, qui indique de manière thématique les lieux où obtenir des informations : « premiers pas du créateur », « fiscalité », « aides, prêts », « accompagnement ».

27Le formulaire Accre doit servir de support à la mise en valeur et à l’évaluation de projets d’entreprise, qui présentent deux caractéristiques problématiques. Ce sont, d’une part, des projets de chômeurs créateurs d’entreprises, que l’on souhaite voir interagir à la fois avec l’administration et avec des acteurs privés du monde de la création d’entreprise. Ce sont, d’autre part, des projets d’entreprise contraints de rendre compte d’une réalité aux multiples dimensions, située à la charnière de multiples marchés. Le formulaire Accre résout ces deux difficultés avec beaucoup d’adresse. Hybride de formulaire administratif et de business plan, il circule aisément auprès des différents acteurs, publics et privés, de la création d’entreprise. Par ailleurs, en présentant à ses destinataires une formule de l’entreprise projetée, il en donne à voir autant la composition interne que la cohérence, les charges et les ressources que le caractère équilibré. Le formulaire Accre s’inscrit ainsi dans une logique typiquement marchande de représentation des biens. Comme l’emballage et l’étiquette dans le supermarché, le formulaire exhibe les qualités et la valeur monétaire d’un bien – le projet d’entreprise – que l’acheteur – le comité Accre – n’est pas en mesure d’évaluer de manière immédiate (Cochoy, 2002). Ce faisant, il réduit certaines des incertitudes entourant le bien qu’il représente.

28Mais le projet d’entreprise n’est pas un bien ou service comme un autre. Outre qu’il est souvent singulier, il n’est surtout qu’un projet, dont les chances de succès sont par nature incertaines. Avec le formulaire Accre, nous ne sommes pas dans une « économie des singularités » (Karpik, 2007), mais dans ce que l’on peut désigner comme une économie des virtualités, où l’incertitude trouve sa source dans le caractère encore fictif, ou non actualisé, des biens dont il est question : les projets. Aussi, les enjeux de valorisation et d’évaluation préalables à l’échange portent-ils, plus que sur les qualités du projet ou sa valeur monétaire, sur son réalisme. La difficulté réside moins dans la mesure – pourtant compliquée – de l’entreprise, que dans l’appréciation de son réalisme. Or la solution apportée par le dossier Accre est particulièrement radicale à cet égard : les incertitudes liées à la virtualité des projets sont résolues par un impératif de pré-réalisation du projet. L’incertitude ne se mesure pas : elle se réduit. Et l’activité de création d’entreprise échappe alors à la « céphalisation » évoquée par Knight. Elle repose moins sur l’habileté cognitive du seul entrepreneur, que sur sa capacité à mettre effectivement en œuvre, et en preuves, le projet dont il est porteur. En déniant ainsi toute rationalité supérieure à l’entrepreneur, mais en exigeant des attestations de la réalisation effective du projet, le dossier Accre et la sélection des demandes contribuent à garantir les demandeurs de l’Aide contre des risques excessifs15.