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Bestiaire chrétien

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Jacques Voisenet

Conclusion

Texte intégral

Dans une position très conventionnelle en acrotère sur les canons des Évangiles, les animaux monstrueux imposent, malgré leur marginalité, leur obsédante présence.
Évangiles dits de Hincmar (IXe siècle)

1 Tout au long du Haut Moyen Âge, l'animal tient un discours essentiellement moral et théologique qui paraît peu original car il est largement dépendant des opinions exprimées par les « autorités » et soumis au cadre étroit de recettes bien établies par les Pères. Il passe donc dans un « moule » contraignant mais ce langage assez conformiste de la bête permet cependant aux auteurs médiévaux une certaine liberté d'imagination et de construction des récits hérités qu'ils recomposent, tout en conservant des « intonations » particulières qui laissent deviner des substrats étrangers au christianisme.

  • 1 J. Le Goff, « Culture ecclésiastique... », Pour un autre Moyen Âge, p. 255.

2Le Haut Moyen Âge constitue en effet cet « entre-deux des croyances où la culture païenne s'estompe, sans que le système culturel chrétien se voit encore vraiment implanté »1. Malgré le double mouvement de refoulement et d'assimilation entrepris durant cette période, l'imagerie animale garde des liens évidents avec par exemple les mondes germanique ou celtique et plonge certaines de ses racines dans un terreau proprement « folklorique », même s'il est difficile d'employer ce terme à cette époque, tant le monopole culturel des élites cléricales est écrasant.

  • 2 C. Kappler, « Le monstre médiéval », Revue d'hist. et de phil. religieuse, 58, 1978, pp. 263-264.

3La figure animale n'est donc pas aussi monolithique qu'elle paraît à première vue et laisse coexister, malgré la vision dominante chrétienne, des valeurs « barbares » et « autochtones ». Elle offre ainsi un aspect « stratifié » constitué essentiellement par les apports scripturaires et patristiques et par ceux de la science antique mais aussi d'un fonds plus « populaire ». Il faut cependant bien se garder d'opposer ces plans différents, même s'ils paraissent contradictoires, car ils s'interpénètrent tout comme le remarque justement C. Kappler à propos des monstres médiévaux qui sont les « protagonistes de diverses mises en scène, mais celles-ci, loin d'être divergentes, convergent au contraire »2. Finalement, qu'un aspect relève de la culture savante et tel autre de données « folkloriques », qu'il y ait eu ou non « contamination » réciproque de ces deux domaines, cela importe peu puisqu'ils constituent un même tableau et que l'imagerie animale se fond dans la représentation « totalisante » du monde qu'impose le christianisme.

  • 3 M.D. Chenu, « La nature... », op. cit., p. 178.

4Le Haut Moyen Âge accomplit un travail assez ingrat, s'interdisant par une attitude mentale faite de soumission aux autorités toute approche réellement originale – « l'inspiration ne peut dépasser » que rarement « les formalismes de l'imitation3 » – ; il puise des éléments à des « sources » assez variées et les brasse dans un courant unique. Il est en quelque sorte le laboratoire où se compose une image proprement chrétienne de l'animal, « purifiée » des contributions trop marquées par le paganisme. Par rapport à la diversité et à l'exubérance de ses substrats, elle se caractérise par son schématisme, sa monotonie en raison de l'accumulation de stéréotypes, son appauvrissement par sa réduction aux finalités du christianisme. La figure animale a été soigneusement polie par les clercs qui en ont fait disparaître les « aspérités », elle semble figée dans une sorte d'intemporalité où sa « nature » n'est plus qu'un instrument malléable et assez impersonnel mis au service de vérités éternelles.

5Il ne faut pourtant pas se laisser abuser par cette impression d'immobilisme qu'offre la littérature du Haut Moyen Âge. Elle s'explique par les carences des sources utilisées qui privent souvent cette étude de perspectives chronologiques. Ainsi, les clercs perpétuent durant toute cette période le mépris biblique à l'égard du chien, opinion inchangée qui masque sa valorisation sociale en tant que compagnon de chasse alors que justement les conciles doivent renouveler inlassablement à ces mêmes ecclésiastiques, qui dénigrent le chien dans leurs écrits, l'interdiction d'en posséder pour s'adonner aux joies de la poursuite des animaux sauvages plutôt qu'à celles de la prière. L'évolution de son statut se produit en quelque sorte « en dehors » de la littérature cléricale, malgré elle.

6Pourtant la « signification » de certains animaux, par rapport à leurs « modèles », a connu des modifications assez importantes. L'imagerie animale ne demeure donc pas entièrement statique. On assiste, dans cet Occident du Ve au XIe siècle, à un phénomène de bascule, marqué par un fléchissement lent et peu perceptible des influences méditerranéennes et une poussée des influences septentrionales. Ce phénomène, constaté dans bien des domaines de l'histoire du Haut Moyen Âge – tant politiques qu'économiques et sociaux – est perceptible dans l'évolution, ou plutôt la juxtaposition, de certaines figures animales. L'apparition, à l'époque carolingienne, dans des ouvrages du Nord de l'Europe comme le Liber monstrorum, de la sirène-poisson venant concurrencer l'antique sirène-oiseau en constitue la preuve. De même, le lion méditerranéen doit de plus en plus partager à la tête des animaux la royauté avec l'ours germanique. Pourtant on ne voit pas véritablement de figure détrônée au profit d'une autre. Sirène écailleuse et sirène emplumée coexistent longtemps sur le parchemin et sur la pierre. Même si l'image antique (de la sirène-oiseau ou du lion) a connu par la suite un regain d'intérêt, il n'en demeure pas moins que l'on a assisté durant cette période à l'émergence de types nouveaux affectant les domaines culturels et idéologiques. Les textes du Haut Moyen Âge, malgré leur conformisme, laissent deviner, plus qu'un renversement, la juxtaposition de nouvelles valeurs.

  • 4 Ce terme est de F. de la Bretèque qui, à propos de l'image du lion, préfère son utilisation à cell (...)

7Si pour certains aspects de l'imagerie animale (maintien, déclin, disparition, apparition ou renouveau d'un « type » symbolique, d'un récit animalier, place nouvelle accordée au merveilleux zoologique...) on a pu distinguer assez grossièrement quelques périodes – Ve-VIIe siècles, époque carolingienne, Xe-XIe siècles... – aux limites souvent imprécises et mouvantes selon le domaine envisagé, il vaut mieux parler de strates4.

8En effet, les figures animales ont une structure composite et elles se caractérisent non pas par une succession d'éléments distincts dans le temps mais par leur accumulation dans laquelle coexistent, avec la contribution médiévale, des apports aussi bien antiques, scripturaires, patristiques que celtiques ou « barbares » qui peuvent s'estomper ou bien rejaillir fortement à un moment ou à un autre.

  • 5 C. Lecouteux note ainsi, à propos des cynocéphales, que la « grande diffusion de ces montres est l (...)
  • 6 Cette diversité des espèces animales et leurs fonctions à l'intérieur du système de valeurs du chr (...)

9Même si les « permanences », par le poids des stéréotypes, l'emportent sur la nouveauté, la particularité principale du Haut Moyen Âge aura été de populariser des figures animales issues d'horizons assez divers, d'en faire, après des remaniements plus ou moins importants, des images familières. Il a permis la récupération et la diffusion de tout un bestiaire, en particulier monstrueux5, qui, même s'il n'est pas globalement original, offre une grande richesse par la variété des animaux présentés et par les rôles que le clerc leur fait jouer pour guider le croyant sur la voie qui conduit du péché à la rédemption6.

Notes

1 J. Le Goff, « Culture ecclésiastique... », Pour un autre Moyen Âge, p. 255.

2 C. Kappler, « Le monstre médiéval », Revue d'hist. et de phil. religieuse, 58, 1978, pp. 263-264.

3 M.D. Chenu, « La nature... », op. cit., p. 178.

4 Ce terme est de F. de la Bretèque qui, à propos de l'image du lion, préfère son utilisation à celle, plus chronologique, d'étapes. En effet, pour lui, « il s'agit (...) de strates, qui se chevauchent et correspondent à des niveaux plus ou moins archaïques de la mentalité collective », Image d'un animal : le lion, Le monde animal..., Toulouse, p. 154.

5 C. Lecouteux note ainsi, à propos des cynocéphales, que la « grande diffusion de ces montres est le fait de l'Église » grâce à la « caution » d'Augustin et au relais isidorien en attendant l'irruption du merveilleux oriental lors des croisades. Les cynocéphales..., Cahiers de civil, méd., 24,1981, p. 125.

6 Cette diversité des espèces animales et leurs fonctions à l'intérieur du système de valeurs du christianisme médiéval feront l'objet d'une prochaine étude : Bestiaire médiéval, thèse de l'Université de Genève, 1994.

Table des illustrations

Légende Dans une position très conventionnelle en acrotère sur les canons des Évangiles, les animaux monstrueux imposent, malgré leur marginalité, leur obsédante présence.Évangiles dits de Hincmar (IXe siècle)
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