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Avant-propos pour la deuxième édition
p. 13-16
Texte intégral
1LA PREMIÈRE ÉDITION de cet ouvrage est parue à l’automne 2009. Il était l’aboutissement d’un long travail collectif entamé au début des années 2000 dans le cadre d’un petit groupe de travail intitulé « Mesure ». Le premier jalon public de l’activité de ce groupe, dont la composition a ensuite été fluctuante, fut la publication en 2003 dans la revue Terrains et Travaux d’un article-manifeste : « le sens de la mesure » (chapitre 12 du présent volume). Si j’insiste sur cette chronologie, c’est pour dissiper un possible malentendu. En effet, quand notre ouvrage est sorti en 2009, la thématique de l’évaluation était omniprésente dans les débats universitaires. En cause, la critique du « new public management », dont les universitaires voyaient l’emprise s’étendre dans leur propre champ d’activité. Rappelons que le long mouvement des universitaires de l’hiver et du printemps 2009 avait eu comme élément déclencheur le décret de la ministre Valérie Pécresse sur « la modulation » des services enseignants, dont le principe était que soit alourdi le service de ceux qui auraient été évalués comme insuffisamment productifs comme chercheurs1. Ce décret était associé à la montée en puissance de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) à laquelle nombre d’universitaires reprochaient les méthodes d’évaluation chiffrée. Le monde universitaire se trouvait ainsi plongé dans la mesure. Il vivait dans son intimité, comme bien d’autres communautés professionnelles, une rationalisation par le chiffre qui le révulsait.
2Par son titre même, notre ouvrage tombait à point nommé. Il s’inscrivait dans un paysage où colloques, séminaires, numéros de revue s’accumulaient pour discuter, et le plus souvent dénoncer, le règne de la mesure, de la quantification, de la domination par le chiffre. Pour nombre de participants à ce débat, cette « quantophrénie » des temps modernes était considérée comme le produit d’une conception « néo-libérale » du social, visant à étendre les principes de la régulation marchande à toutes les sphères d’activité (y compris la santé, la culture, l’éducation, etc.), et conduisant donc à considérer toutes les institutions sur le modèle exclusif de l’entreprise privée, tournée vers un marché qui lui fixe ses « valeurs », c’est-à-dire ses fins ultimes. Sans doute, nous apportons quelques éléments à ce débat, plutôt en contrepoint d’ailleurs, en montrant, par exemple, que la mesure n’est pas seulement un instrument de « domination », mais peut aussi servir la résistance des « dominés », ou que le règne du chiffre ne peut pas être assimilé à celui du marché.
3Mais l’intention première de la démarche intellectuelle qui a conduit à la publication de ce livre ne relevait pas de ce registre ; en tous cas, pas directement. Notre visée était, d’abord, de critiquer une tradition de sociologie du travail qui ne perçoit la mesure que sous le registre de la domination, avec, pour figure emblématique, le chronométreur taylorien. Nous pensions corrélativement que la sociologie économique, alors en résurgence en France, permettait de poser à nouveaux frais ces questions, puisqu’elle invitait à discuter la métrologie des économistes, celle des valeurs marchandes. Nous étions insatisfaits toutefois que, le plus souvent, la sociologie économique restât centrée sur l’instance exclusive du marché, et, en ce sens, trop proche de la théorie économique elle-même, qui a le marché pour unique point de fuite. Notre objectif était donc de croiser de façon originale ces deux traditions de recherche en recherchant, via une analyse du travail en acte, les modalités de création de valeurs susceptibles d’être reconnues par le marché, mais aussi par d’autres instances de valorisation, comme l’État.
4Par cette démarche, nous renversions le lien, admis par nombre de critiques de la quantophrénie, entre mesure et marché. La question de la mesure devient première et la mesure marchande n’en est qu’une forme, laquelle n’a pas forcément, même aujourd’hui, l’universalité qu’on tend à lui attribuer. De ce fait, parce que, précisément, nos analyses ne sont pas centrées sur les formes d’évaluation caractéristiques du « new public management », elles peuvent être utiles au débat sur celui-ci, qu’elles prennent en amont. Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur le véritable objectif de cet ouvrage. Démesurément ambitieux, il consiste à réinterroger la question de la production de valeur, selon une approche sociologique qui ne considère la valeur des économistes que comme une forme, sans doute aujourd’hui dominante, de l’identification de « ce qui vaut », individuellement et socialement. En partie inspirés par la tradition pragmatiste, nous cherchons à penser la production de valeur dans l’activité et c’est ici que nous retrouvons la notion de travail comme « activité productive », c’est-à-dire créatrice de valeur, dans un sens qui n’est pas exclusivement celui de l’économiste.
5Je tenais à réaffirmer ces quelques idées dans ce nouvel avant-propos que la réédition de ce livre me permet de livrer. En effet, l’épuisement du premier tirage montre que, vraisemblablement, la conjoncture du débat sur l’évaluation, au sens restreint du terme, a été favorable à sa diffusion. Je suis heureux que nos analyses aient pu contribuer à cette discussion. J’espère toutefois que la publication de cette seconde édition favorisera un déplacement de la question dans le sens que nous suggérons. Il s’agit de revenir, au-delà de la critique de la « quantophrénie » et du « new public management », à une réflexion de fond sur les notions de mesure et de valeur. Cet ouvrage est alors à inscrire dans un courant de réflexion plus large, qui relève de la sociologie économique mais qui s’appuie aussi sur la tradition critique en sciences de gestion (notamment dans le domaine des études comptables). La création récente de la revue Valuation Studies, dont le premier numéro va publier une nouvelle version enrichie de l’introduction du présent livre, est un indice important de la vitalité de ce champ de recherche.
6La seconde édition de cet ouvrage a été augmentée de deux contributions importantes : la première est un article d’Alain Desrosières mis en forme par Alexandra Bidet à partir d’une retranscription de l’exposé oral qu’il fit au groupe Mesure le 24 juin 2011 pour discuter de la première édition de cet ouvrage ; la seconde est un article co-rédigé par Pauline Barraud de Lagerie, Alexandra Bidet et Etienne Nouguez qui fait le point sur les discussions récentes autour des thématiques de la mesure, de l’évaluation et de la « valuation », au sens anglo-saxon du terme, dans les littératures française et anglo-saxonne. Ces deux textes, joints à notre texte collectif liminaire sur « le sens de la mesure » et à la postface qu’avait donnée Michel Callon à la première édition de l’ouvrage, fournissent la matière d’une quatrième partie du volume : « Débattre avec Mesure ». Les trois premières parties demeurent inchangées (aux corrections de forme près).
7Offrir une seconde vie, par une réédition, à un ouvrage est une occasion devenue rare pour un auteur de sciences sociales, a fortiori quand il s’agit d’un ouvrage collectif, forme souvent décriée. Le modeste succès de cet ouvrage est donc une grande joie pour moi, car il couronne une aventure collective vieille maintenant de plus de dix ans, aventure riche de plaisirs et d’amitiés intellectuelles. Il nous invite à persévérer.
8Paris, le 30 octobre 2012
Notes de bas de page
1 Voir Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet, François Vatin, Refonder l’université, Paris, La Découverte, 2010.
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