Sempre los camps auràn segadas resurgantas
| , ,Histoire et géographie
Le paysage ou l’irruption du sensible dans les politiques d’environnement et d’aménagement
Texte intégral
Ètz aquf, los boièrs, los pastres, Los dalhaires,
Los vinhairons, los boscassièrs,
Vosaus qu’avètz donat, testarruts escalpraires,
A mon païs sa cara e sos ators princièrs.
Louisa Paulin. La Ronda dels mòrts
1Le paysage est, toujours et avant tout, l’apanage précieux mais quelque peu confidentiel des émotions poétiques. Aujourd’hui, il a explosé en devenant Tune des dimensions banales de la gestion des environnements et de l’aménagement des territoires. Inscrit dans la loi, présent dans de nombreux textes d’application, dont les chartes paysagères, il exprime une forte aspiration à des valeurs un moment oubliées telle que la qualité de la vie, l’identité et le patrimoine. Le paysage est au cœur de la culture contemporaine comme il ne l’avait jamais été depuis la mode de l’art et des jardins du XVIIIe siècle et la période romantique au XIXe siècle.
2Au carrefour des signes et des sens Xavier Ravier se devait de rencontrer les paysages. Au travers des mythes pyrénéens et de l’onomastique occitane les mots et les métaphores qui disent les lieux et les territoires transcendent la réalité géographique. Les représentations paysagères enracinent la société méridionale au plus profond de ses terroirs. Campé sur sa « talvèra » familière, au cœur de son bocage gersois, le poète chante son paysage. Entre nature et culture. Entre passion et savoir.
1. Le paysage entre science et poésie
3Le paysage est devenu, en moins de deux décennies, l’un des enjeux centraux de notre société, au cœur des sensibilités individuelles et collectives ainsi que des stratégies socio-économiques. Succédant au système essentiellement matérialiste et technocratique des « Trente glorieuses » qui a permis, au plus pressé et non sans réussites économiques et sociales, de reconstruire la France et l’Europe après la seconde guerrre mondiale, de nouveaux systèmes de valeurs commencent à émerger. Ils se veulent porteurs d’une culture humaniste renouvelée et s’intéressent tout particulièrement à la qualité du « vécu » des populations concernées. La montée en puissance de l’écologie n’est pas étrangère à ce mouvement mais elle n’en est pas l’unique référence. D’autres valeurs sont en jeu qui viennent tempérer ce que l’écologie a de trop biologique et aussi, par une fâcheuse extension, de catastrophiste. De plus, l’invocation de la « Nature » est souvent ambiguë et la notion de « développement durable » particulièrement opaque.
4Coinçée entre un modèle libéral incontrôlé et une pensée écologisante à propension intégriste la société contemporaine recherche de nouveaux repères plus soucieux de l’homme, de son patrimoine et de son avenir. Le paysage, dans sa banalité quotidienne, peut devenir l’un d’entre eux. À condition qu’il sorte de son ambiguïté :
- d’une part, au point de vue politique et administratif, pour ne pas avoir pris soin de définir ce qu’on entend par paysage et d’évaluer les politiques afférentes : c’est ainsi qu’on a récemment légiféré sur le paysage (cf. le « volet paysager » du permis de construire).
- d’autre part, au point de vue scientifique et culturel. Le paysage est à la fois une réalité concrète (arbre, nuage, béton, bitume) et une représentation sociale. Il relève donc à la fois des sciences de la nature et des sciences de la société. Cette position charnière impose une forme d’interdisciplinarité développée de part et d’autre d’un seuil épistémologique majeur. La dimension culturelle, pourtant essentielle, est particulièrement difficile à prendre en compte et surtout à combiner avec les autres démarches scientifiques. Ou bien on l’ignore, ou bien on l’isole. Dans les deux cas, on la coupe de la réalité écologique et économique du paysage. Le premier enjeu est donc de savoir ce que chacun veut dire quand il parle de paysage. Certes, l’expression « à chacun son paysage » doit être non seulement affirmée mais confortée. Polysémique par nature, le paysage doit cependant sortir de la cacophonie ambiante et cultiver sa richesse polyphonique. Une sémiologie du paysage, attentive à cette diversité, reste encore à construire.
- À proprement parler, le paysage n’existe pas, en tant que tel, sur le terrain. Il est une création, ou plus exactement une recréation permanente à chaque fois qu’un être pensant, doté de sensibilité et de mémoire, riche de sa culture et des valeurs qui lui sont associées, regarde un objet matériel, fleur ou bâtiment, décharge publique ou cirque de Gavarnie. La représentation paysagère s’élabore à partir d’un va-et-vient entre un sujet et un objet. En reprenant une phrase du cinéaste Eric Rohmer (« quand on regarde un visage on n’en voit que la moitié »), nous dirons que lorsque nous regardons un territoire nous n’en voyons que la moitié. L’autre partie étant enfouie dans notre esprit et dans notre cœur. Le paysage est donc, par essence, un produit, ou plus exactement, un processus d’interface, à la fois sujet et objet, naturel et culturel, individuel et social. Si nous retenons cette définition, au moins à titre d’hypothèse, nous devons poser deux postulats :
- Le paysage est un tout indissociable qui n’existe pas en dehors de sa globalité et de son unicité. Il n’y a qu’un paysage gascon fait de lourdes collines gonflées de molasse argileuse que peignent de puissants labours, des bocages interrompus par les remembrements, des clochers graciles et de somptueux pigeonniers qui sont autant d’amers dans un ciel durement secoué par l’autan. Paysage qui doit autant à l’observation qu’à la « remembrance » (Michel Serres), autant à la connaissance qu’à la connivence (Gilles Sauter).
- Toute prise en considération scientifique du paysage nécessite donc la construction d’un système largement interdisciplinaire de part et d’autre de la coupure qui sépare les sciences de la nature de celles de la société. De plus, parmi ces dernières, il faut combiner les données des disciplines socio-économiques avec celles des disciplines artistiques. Ce dernier aspect, souvent évoqué mais peu souvent mis en pratique, est essentiel pour différencier le paysage d’autres concepts scientifiques tel, par exemple, que l’écosystème ou le géosystème. La sémiologie paraît constituer un passage obligé et, à travers elle, la poésie. Lire les poèmes bucoliques d’Antonin Perbosc ou écouter les « géorgiques » lauragaises de Déodat de Séverac participe de l’effort de patrimonialisation et d’appropriation identitaire qui enracine les études sur le développement local, les contrats de terroir et la mise en place des « pays » dans le cadre du Schéma Régional d’Aménagement du Territoire de la Région Midi-Pyrénées.
2 – La dimension culturelle du paysage
5Chacun sait aujourd’hui que le paysage n’est pas la seule nature. Il est une création humaine, l’empreinte d’une société sur un territoire. De plus, on a eu souvent tendance à oublier que le paysage, avant d’être un objet de décor et de contemplation pour des populations essentiellement citadines par leur résidence et leur culture, est historiquement un outil, champ, ville ou usine, destiné à produire des biens de consommation : récoltes animales et végétales, habitat, moyen de transport, etc. Il n’est pas davantage un jardin soumis au seul caprice d’un jardinier immanent. Ni naturel, ni artificiel mais hybride, le paysage n’est pas figé. Il ne dure que si l’on s’en sert et le fameux « ordre éternel des champs » n’est qu’une grossière erreur de perspective historique fondée sur une interprétation tendancieuse du blocage économique et social des campagnes françaises au milieu du XIXe siècle.
6Tout paysage exprime, par la succession ordonnée de ses états, en particulier au rythme des saisons, un fonctionnement qui le fait évoluer aussi bien dans ses aspects matériels que dans ses multiples dimensions sociales et culturelles. Il n’y a pas toujours de synchronisme entre ces deux aspects du paysage et le déphasage entre la matérialité territoriale et l’immatérialité des représentations est un facteur essentiel de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise du paysage » contemporain. Celui qui produit un paysage (l’agriculteur) n’est pas celui qui le regarde (le touriste) ; celui qui le construit (l’architecte) n’est pas celui qui le vit (le banlieusard). D’où l’urgence d’introduire une dimension paysagère multidimensionnelle dans les études d’aménagement.
7– Le paysage n’est donc plus ce gadget, ce supplément de culture, descriptif et plus ou moins artistiquement évoqué, qui sert à agrémenter un dossier « objectif » consacré à l’aménagement. Partir du paysage, c’est partir du vécu des populations concernées. C’est inverser aussi bien la problématique technocratique, surtout soucieuse d’efficacité économique, que la problématique environnementale polarisée sur la conservation écologique.
8Jusqu’ici, en effet, on avait choisi, dans un contexte général de crise de l’environnement, de traiter en priorité et dans l’urgence, de l’envers du décor : pollution, déchets, évolutions plus ou moins irréversibles. Le paysage remet l’environnement à l’endroit, sans naïveté mais sans catastrophisme de principe. Au plan scientifique cela revient, par exemple, à traiter, d’abord et en toute logique, de l’homéostasie et de la dynamique des systèmes environnementaux. Ainsi les crises naturelles et les catastrophes sociales sont resituées dans l’évolution générale du paysage ; c’est-à-dire dans la périodisation de l’histoire de la nature et des sociétés. Le catastrophisme culturel est remis à sa place parmi les croyances apocalyptiques et millénaristes.
9– Le paysage, tel que nous nous proposons de l’analyser, s’inscrit dans l’histoire la plus longue de l’humanité, soit plus particulièrement depuis les premiers défrichements néolithiques qui esquissent la trame paysagère, qui servira de cadre de vie, pendant six millénaires, aux sociétés agraires européennes. Référence culturelle ineffaçable de la mémoire de nos contemporains pourtant urbanisés et artificialisés. Toutefois, il faut se prémunir contre le passéisme et le conservatisme qui flottent encore sur de nombreuses études paysagères. Il est nécessaire de coupler cette indispensable dimension identitaire et patrimoniale avec une vision prospective associant l’imagination la plus utopique, et la plus poétique, à la volonté de créer des paysages fonctionnels répondant à de nouveaux besoins matériels et à de nouveaux rêves.
3 – La « quadrature » scientifique du paysage
Quand on veut dire loyalement le sensible mieux vaut une épithète de Colette que dix démonstrations de logicien...
Le paysage, pages entourées de randonnées, devient un modèle logique et la logique, inversement, redessine le paysage.
Michel Serres. Les cinq Sens
10Depuis plus d’une décennie le paysage est mis à l’épreuve de la science et des méthodes scientifiques. Avec des résultats très inégaux et, dans l’ensemble, peu probants. Chaque discipline concernée s’est efforcée d’élaborer une théorie, plus rarement une méthode. L’interdisciplinarité a été convoquée, le plus souvent dans le désordre. Le discours amphigourique l’emporte sur le protocole scientifique.
11On est encore au stade de monographies paysagères construites dans un but pratique d’aménagement, par exemple pour réaliser une étude d’impact ou pour proposer une charte paysagère. Certaines sont remarquables d’efficacité, d’autres ne sont que des recettes instrumentées par des aménageurs pressés et parfois peu scrupuleux. Elles mettent bien en évidence la demande sociale de paysage ainsi que la globalité et l’unicité du fait paysager. Par contre, elles ne sont ni matériellement reproductibles, ni scientifiquement généralisables. De nombreuses études sectorielles, le plus souvent disciplinaires, peuvent apporter beaucoup d’informations mais elles tuent, a priori, l’interactivité paysagère en dépit des croisements que les SIG favorisent de plus en plus. À l’opposé, la création d’une « science du paysage », transdisciplinaire, plusieurs fois envisagée, n’a jamais abouti. Elle n’est peut être pas souhaitable dans la mesure où elle contribuerait à isoler le paysage des autres aspects de l’environnement. La logomachie paysagère qui sévit depuis plus d’une décennie en France a favorisé le développement d’un paysagisme très esthétisant, aussi flou qu’ambitieux et qui soumet le paysage au bon vouloir de quelques-uns. Les études paysagères piétinent. C’est ainsi que le Ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire a lancé en 1998 et 1999 un programme de recherche pour inciter les chercheurs à évaluer les politiques publiques qui concernent, directement ou indirectement, les paysages français actuels et leur devenir.
12Sur ces bases disparates et fragiles nous avons lancé une tentative de « quadrature » scientifique du paysage. Ce terme est utilisé ici sous sa double acception, géométrique et picturale (« quadrattura »). Il souligne, à la fois, l’ambition du projet, appréhender le paysage dans sa complexité, et sa modestie, dans la mesure où l’on sait à l’avance qu’il ne rendra jamais compte de toute la combinaison paysagère.
13L’analyse paysagère proposée se fonde sur une grille de lecture à quatre entrées :
- les lieux paysagers qui sont un ensemble de corps matériels (arbre, muraille, colline) définis par leurs volumes, leurs propriétés bio-physico-chimiques, leur agencement et leur fonctionnement (sur la base de la méthode du géosystème).
- les acteurs paysagers individuels ou collectifs, actuels ou passés, endogènes ou exogènes par rapport au territoire considéré, avec leur charge de mémoire patrimoniale.
- les projets paysagers qui expriment le type de relation entre les lieux et les acteurs et qui peuvent être aussi bien contemplatifs qu’économiques (promeneurs, entrepreneurs, etc.)
- les temps paysagers qui combinent le temps linéaire « historique », celui des sociétés humaines comme celui de la nature, avec le temps circulaire des saisons (phénologie et succession des « états » paysagers). Cette grille de lecture permet de concevoir une sorte de modèle d’interprétation du paysage composée de deux sous-ensembles :
- un sous-système « culturel » fondé sur les perceptions et les représentations paysagères qui doit rendre compte de la diversité et du croisement des regards sur un même territoire. Il permet, en particulier, de mettre en lumière les enjeux, les contradictions et les conflits qui naissent autour du paysage. Tous les regards ne sont pas égaux ; ils se hiérarchisent en fonction d’un modèle dominant fortement médiatisé.
- un sous-système matériel qui propose une analyse des objets paysagers avec leurs caractéristiques biologiques ou physiques, leur organisation spatiale et leur fonctionnement historique.
14La confrontation permanente entre ces deux sous-systèmes, aux différentes échelles de temps et d’espace, permet d’analyser la synergie du complexe paysager et met en évidence les dysfonctionnement internes, rétroactions, inerties et déphasages, qui caractérisent tout paysage. Ainsi défini, le système paysager final peut être traité selon la méthode des scénarios et projeté dans l’avenir en terme de prospective.
15Paradoxalement, et comme le soulignent les deux citations de Michel Serres qui ouvrent ce paragraphe, cette forme élaborée de complexité scientifique ne fait que retrouver la banalité quotidienne du paysage que seul le poète peut directement transcender. Passer par le paysage, est, pour le chercheur un cheminement périlleux. Il est cependant nécessaire pour fournir cette dimension humaine, sociale et culturelle, en un mot citoyenne, souvent absente des questions d’environnement et d’aménagement. Il nous incite ainsi à penser à notre avenir qui est aussi celui de nos terroirs, de nos territoires, de notre Terre. La question du paysage participe d’une nouvelle forme d’humanisme et de citoyenneté au croisement « entre l’unité de la science et la pluralité des cultures » (Rapport du Collège de France au Président François Mitterrand).
Leçon de l’élémentaire,
évidence irrécusable de la glaise :
s’il est dit que la terre et l’homme
ne se continuent pas l’un sans l’autre
sur l’humble chemin d’ocre et de verdure
il ne laisse qu’une seule et même empreinte
le pied de tous les marcheurs.
Xavier ravier. Jours de parole (recueil inédit)
Le chercheur doit savoir s’effacer devant le poète.
© Presses universitaires du Midi, 2003