Flores discipulorum L’histoire modeste, une leçon pour l’avenir
p. 371-375
Texte intégral
1À l’automne 2008, après presque quarante années d’enseignement et de recherche, Michelle Fournié fera valoir ses droits à la retraite. Comme il se doit en de pareilles circonstances, ses collègues et ses élèves ont tenu à lui témoigner leur amitié en lui dédiant ce recueil d’articles. C’est un hommage, en même temps qu’une invitation à poursuivre les pistes de recherche qu’elle a ouvertes et explorées, tout au long d’une carrière entièrement inscrite à l’université de Toulouse. Le nombre des communications1 et la diversité des questions abordées montrent la variété de ses préoccupations scientifiques. Pour autant, il fut aisé de les organiser autour de grands thèmes afin d’éviter la production d’un recueil hétéroclite : c’est là le signe qu’au-delà de préoccupations en apparence bien circonscrites dans le temps et dans l’espace, les travaux de Michelle Fournié servent une réflexion ample et d’une grande cohérence sur l’Église méridionale à la fin du Moyen Âge.
2Une bonne part des articles de ce recueil est issue des travaux des étudiants de Michelle Fournié. C’est la coutume : en marchant ainsi dans ses pas, ils lui témoignent la dette intellectuelle contractée à son contact et font vivre les questions qu’elle a un jour suscitées. Par-delà l’usage universitaire – avec lequel d’ailleurs Michelle Fournié a plus d’une fois revendiqué quelques arrangements – ses étudiants ont souhaité que soient clairement exposés deux legs plus importants encore : une vision des études médiévales, qui n’a pu échapper à ceux qui ont entrepris des recherches sous sa direction, et une posture d’enseignant, qu’ont dû un jour méditer tous ceux d’entre nous appelés à transmettre un savoir, sous quelque forme que ce soit. Au-delà de nos personnalités, des raisons pour lesquelles les uns et les autres ont, à un moment de leur vie, entrepris des études d’histoire médiévale, nous devons tous quelque chose à Michelle Fournié, quelque chose d’essentiel, qui ne se résume pas aux articles écrits dans ses pas. C’est au nom des élèves de Michelle Fournié – desquels je suis, bien sûr – et sans, je le pense, trahir leur pensée, que j’écris ces quelques lignes.
3Lorsqu’à la fin des années 80, le peintre Hervé Di Rosa accole pour la première fois le qualificatif de « modeste » à la notion d’art, c’est pour dénoncer l’enfermement orgueilleux de l’art sur lui-même et affirmer l’humilité de son œuvre. Son plaidoyer se fonde sur trois idées fortes. En premier lieu, l’« art modeste » considère que tout objet est respectable au motif qu’il est issu du travail humain. Ce courant extrait du quotidien des objets qui, sans être vraiment utilitaires, sont des témoins de la société de consommation et sollicitent l’imagination. Les collections2 sont peuplées de choses banales, mais chargées d’affection. D’autre part, ce courant artistique rejette l’intellectualisme, préalable nécessaire pour être compris de tous. Faire un musée de petits objets du quotidien, c’est dire que ces « petits objets » sont déjà quelque chose et que chacun peut s’approprier l’« oeuvre modeste », autant intellectuellement que matériellement. Enfin, les artistes de ce mouvement refusent l’idée d’une hiérarchie entre les différentes formes d’art, chacune ayant sa valeur propre. Or, en essayant, pour ses Mélanges, de dresser une sorte d’inventaire de ce que nous devions à Michelle Fournié, il est apparu que cette approche singulière de l’objet d’art, étonnamment, comportait beaucoup de points communs avec sa manière de considérer l’objet historique et l’enseignement de l’histoire. En effet, son parcours d’enseignante et de chercheuse a contribué à la définition d’une « histoire modeste », c’est-à-dire d’une histoire qui, pour être fondée non pas sur des concepts mais sur des réalités locales, n’en produit pas moins des analyses brillantes qui alimentent des questions de fond. C’est une « histoire modeste », car elle sait s’affranchir de la hiérarchie formelle entre les disciplines, et refuse de substituer un discours de la méthode au débat d’idées.
4C’est donc sur les bancs de l’université de Toulouse que la plupart d’entre nous ont rencontré le professeur Michelle Fournié. Accolé à son nom, le titre dit bien plus que le grade universitaire qu’il désigne car elle fut avant tout une enseignante. En effet, elle ne s’est pas contentée de faire connaître l’histoire médiévale par des leçons. Elle a pleinement transmis son savoir et surtout son enthousiasme pour la période. Elle fut une enseignante passionnée et passionnante, sachant accrocher l’attention et rapporter avec conviction non seulement des enjeux historiques, mais aussi la vie des hommes et des femmes qui peuplent ses sources. Ceux qui ont assisté à ses cours ou écouté ses communications rapportent ses dons de conteuse. Devant son public, elle traduit l’apport de la documentation en un récit incarné. Elle fait vivre les protagonistes de ses documents, raconte leurs croyances et leurs déviances, avec un humour et un art du décalage qui renforce l’efficacité des démonstrations sans jamais les caricaturer. Les étudiants se souviennent que des documents judiciaires – fut-ce le célèbre Registre de l’Inquisition de Jacques Fournier-, propices à une histoire du droit ou des instances juridictionnelles, elle choisit de restituer d’abord la parole des prévenus. Elle le fit avec une telle conviction que ceux qui ont assisté à ses cours gardent encore en mémoire une galerie de portraits hauts en couleur, au nombre desquels se trouvent l’étonnante Rixende de Narbonne, ou Arnaud Gélis, l’armier qui au début du XIVème siècle, près de Fanjeaux, voit les âmes des défunts, les entend et converse avec eux. Dans les cours de Michelle Fournié, ces personnages sont toujours habilement extirpés de la froideur des textes ecclésiastiques qui condamnent leurs déviances et gagnent un relief inattendu. L’appropriation d’un discours historique et de ses enjeux en fut largement facilitée. C’est de ce point de vue que l’enseignement de Michelle Fournié est un « art modeste ». Depuis, qu’ils soient devenus enseignants ou qu’ils aient été confrontés à l’auditoire des séminaires et autres colloques, les étudiants de Michelle Fournié ont éprouvé combien il est difficile de rendre aussi accessible le texte médiéval sans le dénaturer ou le trahir.
5Par ailleurs, Michelle Fournié nous a enseigné une « histoire modeste » dans le sens où sa pratique du métier d’historien reconnaît ses propres limites et les contourne, avec une humilité aussi rare que touchante. D’abord, Michelle Fournié a toujours accepté un élargissement du champ de la médiévistique au-delà des cloisons généralement étanches : son Moyen Âge louche vers l’époque moderne. Il est nourri d’anthropologie, d’archéologie funéraire, d’images… Contre les usages universitaires classiques, elle a prôné l’intérêt des co-directions de thèses, encouragé les échanges pour éviter les écueils d’une relation maître-élèves et stimuler la construction d’idées. C’est donc de cette façon que, pendant plusieurs décennies, à l’université Toulouse-Le Mirail, Michelle Fournié a assuré la formation des étudiants à « l’histoire religieuse du Moyen Âge ». On sait ce qu’il en est des étiquettes : elles sont aussi tenaces que réductrices. Malgré tout, ce n’est pas pur formalisme que de dire à quel point cette approche normative de l’histoire, fondée sur un cloisonnement des objets défini a priori – et anhistorique – est étrangère aux positions qu’a défendues Michelle Fournié. Pour s’en tenir aux périodes auxquelles elle a consacré ses recherches (grossièrement, du XIIIè siècle au premier tiers du XVIe siècle), la religion est si coextensive à la société, que l’« histoire religieuse » ne peut-être un objet d’étude pertinent. Il y a en revanche, et en abondance, des sources ecclésiastiques, qui fournissent une lecture des évolutions qui se jouent à la fin du Moyen Âge, des préoccupations eschatologiques, qui s’expliquent par les malheurs de temps, économiques ou politiques… Ce constat, somme toute banal, permet d’éclairer les trajectoires intellectuelles et scientifiques empruntées par Michelle Fournié. Dans un premier temps, ses préoccupations en matière de recherche sont d’ordre économique. Mais Michelle Fournié est rétive au cloisonnement des travaux de recherche, si bien que, sans abandonner cette première orientation, elle l’articule habilement avec de nouvelles préoccupations nées de l’émergence, au cours des années 1970 d’une « histoire des mentalités ». Elle trouve alors dans l’étude du Purgatoire l’occasion de faire feu de tout bois : examen des comptabilités des bassins des âmes et autres fabriques, étude des représentations figurées, analyse des discours à l’aune des controverses théologiques, des pratiques sur la base des statuts synodaux… La somme de ce travail donne lieu à une thèse d’état, soutenue en 1993 à l’université de Bordeaux, et dont André Vauchez, signant la préface de la version publiée, indiquait en ces termes la nature de la performance : « La force du travail mené par Michelle Fournié réside dans le fait qu’elle a su tenir les deux bouts de la chaîne»3, c’est-à-dire le dogme et les pratiques, et ce, par le croisement systématique des informations livrées par tous les types de sources. Ce travail est une double continuation : d’une part, il fait suite chronologiquement à celui de Jacques Le Goff4, qui avait montré l’apparition du Purgatoire au XIIe siècle ; d’autre part, son ancrage géographique (le midi toulousain et le Languedoc) complète celui de Jacques Chiffoleau5, consacré à la région avignonnaise et au Comtat Venaissin. Comme eux, ses conclusions et sa méthode font de l’ouvrage de Michelle Fournié une référence pour l’étude du Purgatoire. Par la suite, et à l’image de ce « troisième lieu » qui suscite images, discours, déviances et bouleverse les hiérarchies sociales, le Moyen Âge de Michelle Fournié est kaléidoscopique : il articule des préoccupations variées, allant des manifestations de la religion civique telles qu’elles se révèlent dans les élites urbaines ou dans l’installation des collégiales en concurrence avec les grandes cathédrales, aux cultes des saints, la manipulation des reliques et autres saints Suaires, les chroniques urbaines, les croyances déviantes, notamment féminines, etc. Par delà cette variété, le Moyen Âge de Michelle Fournié est le fruit d’une « histoire modeste » par le caractère a priori restreint des sujets et leur fort ancrage local. Ces choix se justifient par la volonté de privilégier des terrains d’enquête concrets. Avec Michelle Fournié, on est loin d’une histoire conceptuelle, nourrie d’abstractions, dans laquelle le document sert un schéma intellectuel préétabli. Les réalités locales forment le socle de sa réflexion. Nourries par le talent de conteuse dont il a été question plus haut, elles sont accessibles à tous. Elles sont aussi très vite dépassées par sa capacité à rassembler des éléments épars et anecdotiques, et à proposer une Histoire du moyen âge méridional. S’il faut qualifier le travail de recherche de Michelle Fournié, on retiendra avant toute chose cette époustouflante capacité à faire le lien entre des dossiers ponctuels, charmants par leur couleur locale, afin de proposer, avec hauteur de vues, des reconstructions intelligentes et synthétiques.
6De ce fait, on dira aussi que la recherche et l’enseignement de Michelle Fournié servent une histoire que l’on qualifie de « modeste » à cause de ses méthodes d’investigation. C’est avant tout un travail fondé sur l’enquête, axé sur la valeur du témoignage. Dans cette approche, le document livre une version des faits qui exige d’être confrontée à d’autres témoins. Cela peut apparaître bien académique, mais c’est un art éprouvé, que la multiplication des travaux monographiques contribuent quelque fois à dévaloriser. Or, si les travaux de Michelle Fournié parviennent à dépasser la banalité des faits ordinaires, c’est que dans son enseignement comme dans sa vision de la recherche, il n’y a pas de vertu technique pour elle-même. Bien sûr, la construction de méta-source, de prosoprographie ou de tous types d’outils analytiques, ne sont pas exclus a priori. Ce sont même des acquis de la recherche desquels les étudiants de Michelle Fournié n’ont évidemment pas été tenus à l’écart. Toutefois, ces manières d’approcher les sources n’ont jamais été érigées en performance. Il est souvent arrivé que plusieurs d’entre nous, fiers de produire un outil d’analyse qu’ils jugeaient uniques et novateurs, se soient confrontés à une appréciation pour le moins sceptique au motif que l’outil seul ne suffit pas s’il ne produit pas d’idées. C’est que, pour Michelle Fournié, la performance ne réside pas dans la technique. La recherche historique, la médiévistique en particulier, y perd en le pensant car elle oublie que l’historien n’est pas un technicien. La méthode n’est qu’un moyen, qu’il est, d’un point de vue intellectuel, appauvrissant de ne plus justifier par la fin. En étant formé à la recherche en histoire médiévale par Michelle Fournié, on apprend que la bonne méthode est celle qui fait progresser les connaissances, celle qui met en évidence le pouvoir explicatif des sources. La seule chose que l’on est en droit de demander à la technique c’est que ses défauts n’invalident pas les conclusions, qui seules ont un intérêt à être débattues. À quoi sert une transcription académique si elle s’avère incapable de porter des idées ? En apparence modeste, cette approche de l’histoire est donc en réalité exigeante et productive car, quoi qu’on en dise, accepter de livrer à la critique un schéma d’évolution de la société médiévale est plus audacieux que de proposer des statistiques, quand bien même renouvelées dans leur forme par l’appropriation des outils de la bureautique et de l’informatique. Cette exigence est sans doute le legs le plus précieux de Michelle Fournié. Elle doit être méditée car s’y trouvent des clés pour éviter l’immobilisme d’une forme de recherche. C’est cette « histoire modeste » que nous aimerions voir devenir une leçon pour l’avenir.
Notes de bas de page
1 Aux articles rassemblés dans ce volume, il faut ajouter les témoignages de sympathie de tous ceux qui ont soutenu cette entreprise, mais qui ont dû, à regret, renoncer à leur communication. Je pense en particulier à Daniel Le Blévec, Agnès Fine, Jean-Louis Gazzaniga et Fabrice Ryckebusch.
2 Le MIAM, Musée International des Arts Modestes a été créé en 2000 à Sète.
3 M. Fournié, Le Ciel peut-il attendre ? Le culte du Purgatoire dans le Midi de la France (1320 environ-1520 environ), éd. Cerf, Paris, 1997, p. 9.
4 J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, éd. Gallimard, Paris 1981 (1ère édition).
5 J. Chiffoleau, La comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon et en Comtat Venaissin à la fin du Moyen Âge, éd. École française de Rome, Rome, 1980.
Auteur
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Agnès Dubreil-Arcin
Université Toulouse II Le Mirail - Frampespa
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