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Le Ciel sur cette terre

 | 
Sophie Cassagnes-Brouquet
, 
Agnès Dubreil-Arcin

Pour conclure cet hommage

À la mémoire d’illustres professeurs et d’illustres élèves : réécriture et autoreprésentation des ordres religieux dans la « Salle des bustes » de l’École de Sorèze (Tarn)

Nelly Pousthomis-Dalle

Texte intégral

1Non, ni Dom Claude Devic ni Simon Bolivar n’ont été les élèves de Michelle Fournié ! Et ses illustres étudiants n’ont pas encore rejoint le « Panthéon des gloires » de l’Université de Toulouse-Le Mirail. Elle voudra bien me pardonner cette entorse à la chronologie et « l’exotisme » de cette modeste contribution, en forme d’hommage, au prétexte que celle-ci traitera, quand même, de mémoire, d’autoreprésentation des ordres religieux et de réécriture de l’histoire.

  • 1 Gallia Christiana, XIII, Instrumenta, c. 263.
  • 2 L. Levillain, Recueil des actes de Pépin Ier et de Pépin II, rois d’Aquitaine (814-848), Paris, Imp (...)
  • 3 E. Magnou-Nortier, La société laïque et l’Église dans la province ecclésiastique de Narbonne (zone (...)
  • 4 Pour un historique détaillé, voir N. Pousthomis-Dalle, L’abbaye de Sorèze (Tarn). Recherche archéol (...)
  • 5 Cette contribution est issue d’une étude préalable (N. Pousthomis-Dalle, Les décors intérieurs de l (...)

2L’abbaye bénédictine Sainte-Marie de Sorèze fut fondée vers 816, au pied de la Montagne Noire. La charte de fondation, attribuée à Pépin 1er d’Aquitaine1 est un faux2, mais paraît reposer sur une tradition authentique3. Cet établissement bénédictin d’une importance moyenne connut une histoire assez banale, que je ne retracerai pas ici4, jusqu’à la création d’un collège par les mauristes en 1682, qui, agrandi et restauré par Dom Fougeras en 1757, fut bientôt érigé en École Royale Militaire de renom, en 1776. Ayant réussi à traverser la tourmente révolutionnaire, promu en lycée impérial en 1813, l’établissement décline, surtout à partir de 1830. Mis en vente en 1840, il est acquis par une société de pères de famille et confié à l’abbé Marc Gratacap (1840-1848), puis, en 1853, à une société d’actionnaires. Les hasards de l’histoire lui donnent alors une deuxième chance en la personne de Lacordaire. Directeur de 1854 à 1861, il apporta aux bâtiments de l’École des aménagements intérieurs et semble à l’origine d’une campagne de rajeunissement, voire de création de décors intérieurs. Une pièce en particulier lui doit sans doute son origine, sinon sa complète réalisation, la « Salle des bustes » ou « Salle des Illustres»5.

  • 6 Les élèves étaient répartis en trois puis quatre divisions, ayant chacune leur cour, et qui sont, d (...)
  • 7 AN, C399 dos.280 (v. 1796), AN, NIII Tarn 121 (après 1791), et Plan de la ville de Sorèze, par J.-A (...)
  • 8 AN, NIII Tarn 121.
  • 9 Archives de l’École.

3Les documents, et notamment les plans, montrent qu’à la Révolution, le collège ne comprenait qu’une cour entourée de bâtiments « bien bâtis » (Cour des Rouges6), les constructions situées plus au sud étant jugées médiocres. Ce n’est que progressivement que ce secteur est investi et mis en valeur, principalement à partir de la construction de la chapelle (1840-1850), qui inaugure d’autres aménagements décoratifs : la « Salle centrale », sorte de hall de distribution ayant reçu un décor de style Louis XVI, et la « Salle des Fêtes », dite plus tard « des Bustes ». En comparant les plans échelonnés entre 1796 et 18157, il apparaît que cette pièce est mise en place à l’extrême fin du XVIIIe ou au tout début du XIXe siècle8, moment où elle est qualifiée de « salle de récréation » au rez-de-chaussée, surmontée d’un « étendoir » à l’étage, fonction qu’explique la proximité de la lingerie et du vestiaire. Elle est ensuite désignée comme « salle des fêtes » sur les plans de 1875 et 18819. C’est donc dans l’intervalle que sa destination a évolué, et il convient de s’interroger sur les types de fêtes qu’elle est désormais destinée à accueillir et si ce changement s’est accompagné d’un changement de décoration.

  • 10 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 24-26, note 20.

4Il s’agit d’une pièce vaste, à peu près carrée (15,60 x 16,90m), accessible depuis la Salle centrale. Elle était dotée de cheminées qui ont disparu mais dont des traces ont été retrouvées en 2000 à l’occasion de travaux. La salle est éclairée par des fenêtres sur ses faces ouest et sud où la place laissée au décor est, donc, plus réduite. La décoration se développe sur deux registres d’inégale hauteur. Dans le registre inférieur, se succèdent des arcades au tracé segmentaire et à intrados trilobé, sur fond de tenture rouge festonnée, à cordons torsadés dorés. Sous ces arcades et à leurs retombées, des socles portent des bustes. Cette « galerie » a été interrompue, à l’est, par un monument aux morts, de type gothique flamboyant, transporté là en 195610.

5Au registre supérieur, trois peintures allégoriques se succèdent sur le mur nord : l’Armée et la Marine, de part et d’autre d’un Moïse encadré par la Prudence, tenant un miroir, et la Justice, armée d’une balance et d’un glaive. La composition du premier tableau est centrée sur une femme en armure et casquée, sorte de Minerve, dont le pied posé sur un lion évoque le Force. Tenant deux couronnes de laurier, elle est entourée d’écus armoriés, où l’on reconnaît les armes de l’Ecole et de Sorèze, de bannières et d’armes de guerre. Neptune, juché sur une conque et armé d’un trident, domine le tableau consacré à la Marine. Sur le mur oriental, de fausses arcades gothiques encadrant des listes d’élèves illustres alternent avec deux peintures « commémoratives » de l’histoire de Sorèze : un roi, Pépin 1er d’Aquitaine (considéré comme le fondateur), confiant l’abbaye aux bénédictins, et ceux-ci la remettant aux dominicains. Des panneaux de faux marbre et des niches peintes abritant des bustes en trompe l’œil alternent avec les fenêtres sur les autres faces. Le plafond est orné de quadrilobes rouges et bleus sur fond blanc.

  • 11 Brochure publicitaire anonyme, L’École de Sorèze, autrefois aujourd’hui, 1896, p. 25.
  • 12 Imitant un simple réseau réticulé de plombs.
  • 13 Réf. web : http://soreze.online.fr/2xsf.jpg.
  • 14 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 26.

6Ce décor est en place, pour l’essentiel, avant 1896, date de parution d’une brochure sur l’Ecole qui publie une photographie de la salle11. L’illustration montre le mur nord, proche de l’état actuel, et une moitié du mur oriental où deux fausses baies à intrados trilobé12 encadraient le panneau peint de gauche, alors que, sur une photographie des années 192013, ce sont les fausses baies néo-gothiques actuelles, à double lancette et quadrilobe de réseau, qui abritent déjà les listes d’élèves illustres. Au centre du registre supérieur, une composition allégorique, aujourd’hui disparue, associait trois personnages, suivant une disposition pyramidale analogue à celle du panneau de Moïse et des vertus. M.-O. Munier y voit deux anges, l’un lisant la Bible, à gauche, l’autre copiant les textes sacrés, encadrant un intellectuel appuyé sur une balustrade surmontant les armes de l’Ecole et la devise : Religioni, Scientiis, Artibus et Armis. La présence de la Prudence et de la Justice, à un emplacement identique sur l’autre mur, me font pencher vers une représentation de deux ou trois autres des vertus : le peu qu’on distingue des attributs suggère la Tempérance à gauche (avec une cruche ?) et la Charité à droite (avec un enfant ?), peut-être l’Espérance au centre (avec un étendard ?). Au mur nord, trois toiles peintes représentaient, peut-être, toujours selon M.-O. Munier, les attributs des Lettres, puis, au centre, la Vierge Marie, patronne de l’abbaye, tenant une croix dans la main gauche et un autre objet dans la main droite (mais il pourrait s’agir de la Foi tenant un calice et une croix), et, enfin, les attributs des Sciences14. Cette décoration a disparu, remplacée par des cartouches portant deux phrases de Lacordaire : « Sorèze est une école où la religion, les lettres, les sciences et les arts se partagent les heures d’un jeune homme afin de jeter en lui les fondements d’une vie d’homme ». « Messieurs, nous sommes à une époque où la noblesse c’est le travail. Vous avez des erreurs à vaincre et le monde à gouverner par l’ascendant de l’intelligence et du dévouement ». On retiendra de cet ensemble une probable association des vertus aux arts et aux sciences, association déjà ancienne, comme piste d’interprétation pour les scènes disparues ou peu lisibles sur les photographies anciennes.

7Des bancs étaient distribués sur trois côtés, face à une estrade accueillant une rangée de fauteuils et une table. La salle comptait moins de bustes, un seul par arcade, se détachant sur un fond de fausse niche.

8Les deux catégories de peintures, allégoriques et commémoratives, se distinguent très nettement par leur facture. Moïse et les Vertus, emprunts de hiératisme, s’inscrivent dans la tradition de la peinture religieuse. La simplicité de la composition et l’absence de cadre s’opposent à la surcharge des deux scènes allégoriques, hautes en couleurs et multipliant à l’envi les attributs et les symboles. Dans tous les cas, les visages sont navrants d’inexpression et de maladresse. Au contraire, les deux scènes « historiques » apparaissent plus calmes, plus solennelles. La composition, peu originale, répartit les protagonistes en deux groupes de part et d’autre de l’objet de la donation, l’abbaye, représentée par une maquette. La donation de Pépin se situe sans doute dans un palais, matérialisé par des tentures, un trône surélevé par une estrade couverte d’une peau de léopard. Pépin tend un rouleau au premier bénédictin du groupe, et désigne de l’autre main, une maquette tenue par un jeune serviteur. Il est encadré par des soldats, dont un de dos, au premier plan. La passation de pouvoir entre Bénédictins et Dominicains, totalement inventée puisque les deux ordres ne se sont historiquement pas croisés, se déroule dans une église, ainsi que l’indique l’autel sur lequel est posée la maquette. Le moine bénédictin la désigne de l’index, et tend symboliquement, de l’autre main, les clefs au dominicain qui s’apprête à les recevoir, une main posée sur sa poitrine. Les vêtements des religieux donnent une tonalité sombre à l’ensemble, un peu rehaussée de couleurs du côté de Pépin. Le goût du portrait apparaît nettement, en particulier dans les groupes de religieux, et, même si l’on décèle aisément des cartons, on est frappé par le souci du peintre d’animer ses groupes, renouant avec des procédés de Giotto, en plaçant ses personnages de dos, visages de profil, conversant en arrière du centre de la scène.

9Se pose donc la double question de la datation de ces deux séries de peintures, contemporaines ou non, de leur attribution, et de leur articulation dans un projet global, avec les bustes d’élèves illustres. Avouons d’emblée la complexité et l’ambiguïté des sources qui nomment une ou deux salles sans la ou les localiser précisément, ni la ou les décrire suffisamment pour permettre une identification sûre. Les conjectures reposent donc à la fois sur ces informations lacunaires, sur l’analyse de son décor et sur un recours aux contextes qui ont pu aboutir à sa physionomie finale.

  • 15 Sur cette période de la vie du Père Lacordaire à Sorèze, voir : T. Foisset, Vie du R.P. Lacordaire, (...)
  • 16 T. Foisset, Vie du R. P. Lacordaire, op. cit., T. II, p. 291 et B. Chocarne, Le R.P. H.D. Lacordair (...)
  • 17 ADT, 69J6, Délibérations de la Société des Actionnaires de l’École de Sorèze. En 1854, le prix de p (...)
  • 18 Même si la Salle des Souvenirs comportait une tribune, ce détail ne permet pas de l’identifier avec (...)
  • 19 Il fait ériger dans le parc un obélisque commémoratif de cette fête, portant l’inscription : « Atav (...)
  • 20 A. Mahul, « Fête séculaire de l’Ecole de Sorèze sous la direction du RP Lacordaire (13 août 1857) » (...)
  • 21 Annales de l’Association sorézienne, 1899.
  • 22 Dardé, Courrier de l’Aude, et l’Echo du Tarn, août 1857. Comment interpréter « les dessins sur la v (...)
  • 23 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 33.
  • 24 J. Lacointa, Le Père Lacordaire…, op. cit., pp. 165-166 et 173-175.
  • 25 Qui se tenaient, au début du XIXe siècle, dans une petite pièce du rez-de-chaussée à l’angle nord-e (...)
  • 26 Chaque division avait son assemblée littéraire : les Collets Verts avaient la Petite Académie, les (...)
  • 27 Pépin 1er d’Aquitaine, fondateur supposé de l’abbaye, et Louis XVI, fondateur de l’École Royale mil (...)
  • 28 J. Lacointa, Le Père Lacordaire…, op. cit., note 1 pp. 173-175.
  • 29 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., pp. 22-23.

10L’appellation de « salle des fêtes » peut orienter d’abord vers Lacordaire (1854-1861). Dans son œuvre d’éducation15, il faut retenir l’organisation de fêtes « qui sont à l’enfant un ressouvenir des joies domestiques absentes»16. Ces fêtes répondent à son goût « pour tout ce qui est de nature à frapper l’imagination et à marquer dans le souvenir ». Elles se déroulent le plus souvent autour d’un acte symbolique et concret. Ainsi, le 2 février 1856, a lieu l’inauguration, dans le parc, d’une statue de la Vierge rappelant le vocable de l’ancienne abbaye « Beatae Mariae de Pace ». L’année suivante, Lacordaire décide de célébrer avec solennité l’anniversaire séculaire de la résurrection de l’École par Dom de Fougeras (1757). Pour préparer cette grande fête, Lacordaire avait obtenu, le 15 novembre 1856, de l’Assemblée Générale des Actionnaires, une allocation de 10000F17, mais le détail des dépenses n’est, hélas, pas connu. Dans une lettre du 11 novembre 1856 à Mme Swetchine, il évoque les préparatifs de la commémoration, mentionnant une tribune dans la salle du banquet, pouvant contenir 200 personnes18, l’érection de l’obélisque19, mais sans aucune allusion à un programme de peintures. Or, le récit des festivités rend compte d’un « souper de deux cents personnes servi dans la belle salle du banquet, décorée de peintures murales d’un bon effet»20, et d’un deuxième banquet donné « dans la salle des fêtes ». Alors que cette dernière dénomination est celle attribuée à la Salle des Bustes sur le plan de 1875 et que la mention des « peintures murales » de la salle du banquet pourrait s’y rapporter également, l’auteur semble distinguer deux salles, ce que paraît faire également J. Lacointa. Cependant, les invitations adressées aux simples invités, distincts des hôtes, leur permettent de « visiter, dans un moment opportun, la salle du banquet ou salles de fêtes»21. Un autre narrateur décrit la salle du banquet : « les peintures qui ornaient ses murs étaient variées et de bon goût, surtout les dessins sur la voûte»22. Lacordaire prononce deux discours : le premier soir des festivités, il relate l’histoire de Sorèze, celle « de la grande famille sorézienne » ; le second soir, son discours précède l’inauguration de la salle dite des souvenirs ou salle des fêtes23. J.Lacointa relate également l’inauguration de cette « Salle des Souvenirs»24, sans la localiser. Il la décrit comme une pièce très vaste où se tiennent les réunions de l’Athénée25, réunion littéraire des meilleurs élèves et qui donne accès à l’Institut26. Une tribune fait face au bureau, dix-huit fauteuils sont réservés aux élèves membres. Les deux cheminées sont ornées chacune d’une statuette des « fondateurs », Pépin et Louis XVI27, et des inscriptions Schola viris suis et scholae alumni sui. Entre les nombreuses fenêtres et le long des murs, sont disposés à égale distance les bustes des anciens directeurs, professeurs et élèves, ainsi que quelques socles vides. Des tableaux, dont un de P. Cabal et les autres exécutés par des élèves, ornent les murs28. Si cette Salle des Souvenirs n’est pas la Salle des Bustes, elle y ressemble fort par les éléments de son décor, son iconographie et sa signification : haut lieu de l’excellence, sous le regard multiséculaire des « pères » de l’établissement. Salle de réunion de l’Athénée, la Salle des fêtes accueille, à partir de 1875 au moins, des cérémonies de récompense, mentions, médailles, certificats ou titres honorifiques, de distributions des prix et des vœux du Nouvel An29.

  • 30 A. Mahul, « Fête séculaire de l’École… », op. cit., p. 143.

11On le voit, l’interprétation de ces diverses informations, imprécises ou ambiguës, est délicate. « Salle du banquet », « Salle des Fêtes » et « Salle des Souvenirs » sont-elles une seule et même pièce ? Un témoin la dit « décorée de peintures murales », peut-être exécutées pour la circonstance (?). Une remarque du chroniqueur de la fête peut s’accorder aux scènes de transmission de l’abbaye et de l’Ecole : « Le Tiers ordre dominicain entend recueillir tout entier l’héritage de ses devanciers... Reliogioni, scientiis, artibus, armis » sont les mots entourant la croix de Toulouse (du Languedoc) et formant le sceau de l’École30.

  • 31 B. Foucart, Le renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, Arthéna, 1987, p.  (...)
  • 32 Parmi ses œuvres figurent le décor peint de la salle capitulaire de Saint-Sixte à Rome (1852- 1858) (...)

12Que Lacordaire ait été le commanditaire du décor peint de la Salle des Bustes, notamment des deux scènes commémoratives, est très plausible si l’on tient compte de ses idées en matière d’éducation, de sa conception personnelle de l’Ecole dont il avait pris la direction et du rôle qu’il attribuait à l’ordre dominicain dans l’histoire de cet établissement. Commémoration (1757-1857), revendication d’un héritage, volonté de s’inscrire dans la continuité d’une même histoire, celle d’une abbaye et d’une École intimement liées. À cela s’ajoute le rôle de Lacordaire dans le milieu artistique. Soucieux de sanctifier l’art, de réunir et de susciter de nouveaux Angelico, alors considéré comme le modèle de l’artiste chrétien, il rédige en 1840 un règlement pour une confrérie des artistes, la Société de Saint Jean l’Évangéliste. Fondée à Paris, elle réunit des disciples de Buchez dont Jean-Baptiste Besson (1816-1861), qui incarne deux vocations, celle de peintre et celle de prêtre puisqu’il revêt l’habit dominicain sous le nom de Père Hyacinthe en 184231. Intime de Lacordaire, peut-être instigateur de la Société de Saint Jean, il fonde, dès 1840, une confrérie analogue à Rome32. S’il est très peu probable qu’il soit l’auteur des peintures de Sorèze, d’autres artistes proches, à l’image de son ami le peintre E.Cartier, ont pu retenir l’attention de Lacordaire dans cette pépinière que constituaient les confréries.

  • 33 Le recours à un proche pourrait expliquer l’absence de trace de paiement pour ces peintures.
    On a au (...)
  • 34 Classé parmi les « éclectiques », son style est moyen et évolue peu. À Saint-Séverin, les deux regi (...)
  • 35 Notamment les chapelles de Sainte-Geneviève à Saint-Eustache (1851-1855), Saint-Michel à Saint-Séve (...)
  • 36 Le dépouillement de toute sa correspondance, qui est abondante (originaux, copies et photocopies so (...)

13En l’absence de documents connus relatifs à la commande des peintures de Sorèze33, il faut revenir à l’ornementation de la salle qui associe deux types de décor. Le plafond et les arcades trilobées du premier registre, peintes en trompe l’œil, sont de style néo-gothique, plutôt dans la veine des réalisations de Viollet-Le-Duc, comme certaines pièces des châteaux de Roquetaillade et Pierrefonds, qui accusent une date un peu plus tardive que 1857. On retrouve cette même association de fausses architectures néo-gothiques et de grandes scènes religieuses dans d’autres œuvres comme les fresques de Sainte-Clotilde par J.-E. Lenepveu (1862). Le style des panneaux s’inscrit davantage, par les formes plates, dans la lignée d’Ingres et de ses élèves Flandrin ou Pierre-Auguste Pichon (1805-1900), d’ailleurs natif de Sorèze, et assuré d’un certain succès à Paris34. Collaborateur d’Ingres au château de Dampierre, on lui doit des peintures à sujets historiques ou religieux et des décors de chapelles35. Rien n’interdit de penser que Lacordaire, bien introduit dans les milieux parisiens, ait pu s’inspirer de décors analogues36.

  • 37 Le Père C.-V. Mourey, désigné comme successeur de Lacordaire (1861-1875), avait quitté l’ordre domi (...)
  • 38 J. de Metz, « L’École de Sorèze et Simon Bolívar », Bull. de la Soc. De Recherche spéléologique et (...)

14On ne peut exclure totalement que certaines de ces peintures soient postérieures à Lacordaire et deux autres moments ont pu être propices à leur exécution : lors de la réinstallation des Dominicains enseignants en 187537, voire lors de l’inauguration de la statue de Lacordaire en 1888, ou, un peu plus tard, sous la direction du R.P.J. Raynal (après 1895). C’est cette dernière datation qui a été jusqu’ici retenue, notamment par le R.P.J. de Metz38.

  • 39 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 27 et 34.
  • 40 Le premier buste est celui de Nicolas Antoine Sanson (1756-1824), professeur de mathématiques, arch (...)
  • 41 Prieur du couvent de Toulouse, il est nommé par le Général des Dominicains à Rome comme prieur du c (...)
  • 42 Ouvrage collectif, il s’agit d’un recueil des biographies de tous les élèves du XIXe siècle et d’un (...)
  • 43 L’École de Sorèze, autrefois aujourd’hui, 1896, p. 25.
  • 44 Neuf bustes sont visibles sur la photographie, et l’on en compte actuellement une soixantaine.
  • 45 Réf. web : http://soreze.online.fr/2xsf.jpg.
  • 46 Généraux de terre et de mer, colonels, marine ; Église, magistrats, diplomates, professeurs ; inspe (...)
  • 47 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., pp. 38-39.
  • 48 L’idée n’est pas neuve : l’aménagement d’une salle du Capitole, consacrée à la gloire des « hommes (...)

15En effet, il me semble qu’il faille distinguer deux initiatives parallèles et qui n’ont été que tardivement réunies. Le rôle de mémoire est collectif et institutionnel dans les peintures (scènes commémoratives) ; il passe par la gloire individuelle, concourant à la gloire collective de l’École, au travers des bustes de ses illustres hommes, directeurs, professeurs et élèves. Ont été recensés une soixantaine de bustes, la plupart en plâtre, quelques-uns en terre cuite, un seul en bronze. Ils sont signés Augé, Barbedienne, Dantan l’aîné, Duolé, Fourcade, Auguste Metgé, Lamasson, Lamaulinarié, Pech, Puech3940. Inaugurée en 1857, la Salle des Souvenirs accueillait des bustes des anciens de l’École, mais sans rien de systématique et quelques bustes sont restés dispersés dans l’établissement, notamment dans un appartement dit « l’évêché », à l’étage de l’aile sud de la cour d’honneur. Ce serait le Père J. Raynal41 qui, reprenant et développant l’initiative de Lacordaire, aurait eu l’idée de faire de la Salle des Fêtes « le Panthéon de nos gloires », c’est-à-dire de toutes les célébrités de l’armée, et de la marine, ingénieurs, diplomates etc., qui avaient été éduquées à Sorèze. Cette entreprise trouve d’ailleurs son corollaire littéraire dans l’ouvrage Les Soréziens du Siècle, dont il est également le promoteur42. Sur la photographie parue en 189643, quelques bustes sont déjà installés sous les fausses arcades44, mais, les listes des élèves célèbres ne sont pas encore peintes alors qu’elles sont visibles sur une photographie des années 192045. Or, leur classement, suivant leur carrière46, paraît étroitement lié à l’installation ou au regroupement des bustes et au projet de publication des Soréziens du siècle. Ainsi, en 1898, lors d’une grande fête donnée en l’honneur d’un Ancien de l’Ecole, J.-B.-A. Marcellin, baron de Marbot, au moment d’inaugurer son buste, le président du conseil d’administration, H. Serres de Gauzy, invite à regarder « autour de vous, Soréziens, les images révérées de ces héros […] leur glorieux camarade qui entre solennellement dans notre Panthéon sorézien… »47. Au surplus, il n’est pas interdit de penser que la réalisation de la Salle des Illustres au Capitole de Toulouse (1892-1898)48 ait pu susciter des émules à Sorèze.

16Les deux grandes scènes « historiques » ont été conçues comme l’affirmation d’un héritage et d’une continuité, la commémoration et la glorification de l’enseignement dispensé par les ordres religieux, bénédictin puis dominicain. Elles sont autoreprésentation dans une réécriture qui se joue de la vérité historique et lui préfère un raccourci, un télescopage symbolique, très probablement pensé et voulu par Lacordaire. À la fin du siècle, à la gloire de l’École s’ajoutent les gloires « locales », anciens élèves promus à une grande destinée. Les bustes des Soréziens du siècle viennent à leur tour présider aux cérémonies qui se déroulent dans cette « salle des Illustres », pour reprendre l’appellation de son homologue toulousaine.

 

17Voir, dans le cahier photos, les figures 37 à 47.

Notes

1 Gallia Christiana, XIII, Instrumenta, c. 263.

2 L. Levillain, Recueil des actes de Pépin Ier et de Pépin II, rois d’Aquitaine (814-848), Paris, Imprimerie nationale, 1926, pp. 269-285.

3 E. Magnou-Nortier, La société laïque et l’Église dans la province ecclésiastique de Narbonne (zone cispyrénéenne) de la fin du VIIIe à la fin du XIe siècle, Toulouse, PUM, 1974, p. 94.

4 Pour un historique détaillé, voir N. Pousthomis-Dalle, L’abbaye de Sorèze (Tarn). Recherche archéologique, thèse de 3e cycle, M. Durliat et Y. Bruand dir., Université de Toulouse-Le Mirail, 1982, 3 vol.

5 Cette contribution est issue d’une étude préalable (N. Pousthomis-Dalle, Les décors intérieurs de l’École royale militaire de Sorèze (Tarn), rapport d’étude historique et archéologique pour la Conservation Régionale des Monuments Historiques, Hadès, décembre 1998), inédite, mais dont quelques éléments ont été repris par M.-O. Munier, La salle des Illustres de l’Abbaye-École de Sorèze, Albi, Presses du centre universitaire Champollion, 2006, ouvrage consacré essentiellement aux biographies des illustres élèves. Je remercie mes collègues historiens de l’art contemporain Jean Nayrolles, Christian Mange et Louis Peyrusse pour leurs avis sur les peintures de cette salle.

6 Les élèves étaient répartis en trois puis quatre divisions, ayant chacune leur cour, et qui sont, des plus petits aux plus grands : les Collets Verts, Jaunes, Bleus et Rouges, suivant la couleur du collet de leur uniforme.

7 AN, C399 dos.280 (v. 1796), AN, NIII Tarn 121 (après 1791), et Plan de la ville de Sorèze, par J.-A. Clos, 1815 (Sorèze, coll. privée Clos).

8 AN, NIII Tarn 121.

9 Archives de l’École.

10 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 24-26, note 20.

11 Brochure publicitaire anonyme, L’École de Sorèze, autrefois aujourd’hui, 1896, p. 25.

12 Imitant un simple réseau réticulé de plombs.

13 Réf. web : http://soreze.online.fr/2xsf.jpg.

14 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 26.

15 Sur cette période de la vie du Père Lacordaire à Sorèze, voir : T. Foisset, Vie du R.P. Lacordaire, Paris, Lecoffre fils, 1870, 2 vol., T. II chap. XVI ; P. B. Chocarne, Le R.P. H.D. Lacordaire. Sa vie intime et religieuse, 3eéd., Paris, Poussièlgue frères, 1867, T. II chap. XIX ; J. Lacointa, Le Père Lacordaire à Sorèze, Paris, 1881 ; M. Bécamel, « Lacordaire et l’Albigeois », Revue du Tarn, 1961, pp. 376 à 385 ; J. Cabanis, Lacordaire et quelques autres, politique et religion, Paris, Gallimard, 1982, pp. 398-432.

16 T. Foisset, Vie du R. P. Lacordaire, op. cit., T. II, p. 291 et B. Chocarne, Le R.P. H.D. Lacordaire, op. cit., T. II, p. 321.

17 ADT, 69J6, Délibérations de la Société des Actionnaires de l’École de Sorèze. En 1854, le prix de pension annuel d’un élève était de 1000 F.

18 Même si la Salle des Souvenirs comportait une tribune, ce détail ne permet pas de l’identifier avec certitude, la tribune mentionnée par Lacordaire pouvant correspondre à un dispositif provisoire.

19 Il fait ériger dans le parc un obélisque commémoratif de cette fête, portant l’inscription : « Atavis et posteris / Sta Molere et Loquere / Primum Scholae Seculum post decem abbatiae seculae / Anno Domini MDCCCLVII Die XII Augusti / Antiqui et Juniores Scholae Soricinanae Alumni Elapso jam Carissimae Scholae primo saeculo In memoriam et concordiam una Manu, una Voce, uno Corde, grati animi monumentum ponebant ».

20 A. Mahul, « Fête séculaire de l’Ecole de Sorèze sous la direction du RP Lacordaire (13 août 1857) », Le Correspondant, septembre 1857, T.42-3, p. 142.

21 Annales de l’Association sorézienne, 1899.

22 Dardé, Courrier de l’Aude, et l’Echo du Tarn, août 1857. Comment interpréter « les dessins sur la voûte », sauf à admettre que l’auteur désigne le plafond ?

23 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 33.

24 J. Lacointa, Le Père Lacordaire…, op. cit., pp. 165-166 et 173-175.

25 Qui se tenaient, au début du XIXe siècle, dans une petite pièce du rez-de-chaussée à l’angle nord-est de la Cour des Rouges.

26 Chaque division avait son assemblée littéraire : les Collets Verts avaient la Petite Académie, les Jaunes l’Académie, les Bleus le Portique et les Rouges l’Athénée. En être membre était une récompense et une émulation.

27 Pépin 1er d’Aquitaine, fondateur supposé de l’abbaye, et Louis XVI, fondateur de l’École Royale militaire.

28 J. Lacointa, Le Père Lacordaire…, op. cit., note 1 pp. 173-175.

29 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., pp. 22-23.

30 A. Mahul, « Fête séculaire de l’École… », op. cit., p. 143.

31 B. Foucart, Le renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, Arthéna, 1987, p. 228. B. Horaist, L’œuvre peint du R. P. Hyacinthe Besson (1816-1861), thèse de 3e cycle, Y.Bottineau dir., Paris X- Nanterre, 1982 (non consultée).

32 Parmi ses œuvres figurent le décor peint de la salle capitulaire de Saint-Sixte à Rome (1852- 1858) et un tableau de sainte Germaine pour le sanctuaire de Pibrac en juin 1854.

33 Le recours à un proche pourrait expliquer l’absence de trace de paiement pour ces peintures.
On a aussi évoqué la participation d’élèves de l’École. La peinture du plafond est attribuée au peintre Paulin-Pierre Denis (1817-1870), professeur à l’École des Beaux-Arts de Toulouse à partir de 1850, et les tableaux allégoriques à ses élèves par Brigitte Benneteu, « L’abbaye-école de Sorèze. Les élèves y retrouvent toute leur place », Midi-Pyrénées Patrimoine, n° 15, juillet-septembre 2008, p. 13.

34 Classé parmi les « éclectiques », son style est moyen et évolue peu. À Saint-Séverin, les deux registres sont l’un de style raphaelo-ingresque, l’autre préraphaëlite et germanique, cf.B. Foucart, Le renouveau de la peinture…, op. cit., p. 224.

35 Notamment les chapelles de Sainte-Geneviève à Saint-Eustache (1851-1855), Saint-Michel à Saint-Séverin (1859), Saint-Charles Borromée à Saint-Sulpice (1867), de nombreux tableaux dont un portrait posthume de Montalembert (1879). Cf. B. Foucart, Le renouveau de la peinture…, op. cit., p. 219 et 224, et L’art sous le Second Empire, catalogue d’exposition au Grand Palais, 11 mai-13 août 1979, Paris, éd. Réunion des musées nationaux, n° 263.

36 Le dépouillement de toute sa correspondance, qui est abondante (originaux, copies et photocopies sont rassemblées à Paris, au couvent Saint-Jacques, 20 rue des Tanneries), pourrait peut-être livrer des précisions sur les peintres appelés à Sorèze.

37 Le Père C.-V. Mourey, désigné comme successeur de Lacordaire (1861-1875), avait quitté l’ordre dominicain et fondé la Congrégation de Notre-Dame de la Paix, placée sous l’autorité de l’archevêque d’Albi.

38 J. de Metz, « L’École de Sorèze et Simon Bolívar », Bull. de la Soc. De Recherche spéléologique et Arcéhologique du Sorèzois et du Revelois, 1981, n° 15, pp. 15-27.

39 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., p. 27 et 34.

40 Le premier buste est celui de Nicolas Antoine Sanson (1756-1824), professeur de mathématiques, architecture, fortification et topographie à Sorèze, puis lieutenant général en chef du service topographique de la Grande Armée. Il est l’œuvre de Dantan l’aîné, et date de 1838. L’initiative en revient donc au directeur Anselme de Bernard (1824-1840), gendre de Raymond-Dominique Ferlus.

41 Prieur du couvent de Toulouse, il est nommé par le Général des Dominicains à Rome comme prieur du couvent et directeur de l’École de Sorèze, en 1895.

42 Ouvrage collectif, il s’agit d’un recueil des biographies de tous les élèves du XIXe siècle et d’un grand nombre du XVIIIe. Il est paru en 1902.

43 L’École de Sorèze, autrefois aujourd’hui, 1896, p. 25.

44 Neuf bustes sont visibles sur la photographie, et l’on en compte actuellement une soixantaine.

45 Réf. web : http://soreze.online.fr/2xsf.jpg.

46 Généraux de terre et de mer, colonels, marine ; Église, magistrats, diplomates, professeurs ; inspecteurs généraux, ingénieurs.

47 M.-O. Munier, La salle des Illustres..., op. cit., pp. 38-39.

48 L’idée n’est pas neuve : l’aménagement d’une salle du Capitole, consacrée à la gloire des « hommes illustres » avait été confiée à Jean-Pierre Rivalz entre 1674 et 1678 ; un regain d’intérêt pour le passé toulousain se fait jour vers 1844 avec le projet d’Alexandre Du Mège d’une salle du Musée réservée aux grands hommes du Midi ; enfin, le projet de réfection des galeries du Capitole existe depuis le début du XIXe siècle (L. Rivet-Barlangue, La vie artistique à Toulouse de 1888 à 1939, thèse de doctorat d’État, Université de Toulouse-Le Mirail, sous la direction de M. Y. Bruand, 1989).

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