1L’Epistola tholosana est un pamphlet en forme de lettre ouverte adressée au roi de France, aussi célèbre que mal connu1. Les péripéties de sa publication et de sa condamnation ont été retracées par Noël Valois ; ce sont des événements marquants du Grand Schisme d’Occident2.Publiée en pleine soustraction d’obédience au pontife avignonnais, la lettre avait pour objectif que le roi Charles VI ramène son royaume à l’obéissance. Par ce coup d’éclat, les universitaires toulousains se posaient en contradicteurs de leurs homologues parisiens. Après avoir obtenu gain de cause puisque la restitution d’obédience fut décidée le 28 mai 1403, ils se trouvèrent en butte à la vindicte des partisans de la soustraction, et, dès que l’opinion eut évolué en leur faveur, les maîtres parisiens obtinrent du parlement de Paris que la lettre soit condamnée à être lacérée, le 17 juillet 1406. Cette dernière circonstance explique que, paradoxalement, il faille consulter un recueil de textes sur l’université de Paris pour trouver la seule et unique édition de l’Epistola tholosana3.

2Aux huit exemplaires connus de Noël Valois, Robert Swanson en a ajouté un neuvième4. Tous sont insérés dans des recueils de textes dont on connaît parfois le propriétaire. Mais aucun n’atteint le caractère d’authenticité du livret de seize folios que l’Université de Toulouse fit copier, sceller de son grand sceau et agrémenter d’enluminures sur sa première page afin de l’offrir au pape Benoît XIII. J’eus la joie de découvrir ce précieux exemplaire, conservé dans une armoire des Archives du Vatican en 2004, trop tard par conséquent pour en faire profiter le colloque qui s’était tenu à Fanjeaux, l’année précédente, sur le Grand Schisme5. À partir d’un tel témoin, une réédition serait la bienvenue. En attendant qu’un tel projet puisse voir le jour, j’ai souhaité offrir en hommage à Michelle Fournié l’édition du protocole final notarié que ce livret est seul à contenir et qui apporte des indications sur le milieu universitaire toulousain où en fut décidée la composition6.

I. Les circonstances de la composition de l’Epistola tholosana

3Le 28 juillet 1398 fut promulguée à Paris l’ordonnance royale qui décidait de retirer le royaume de l’obédience avignonnaise. Cette mesure avait pour objectif de contraindre le pape Benoît XIII à s’engager dans la « voie de cession » (abdication conjointe et simultanée des deux rivaux) en vue de trouver une solution au schisme pontifical ouvert en 1378. La décision avait été prise à l’issue d’un vote de l’assemblée du clergé que le roi avait réunie à Paris. L’université de Paris, forte de nombreux représentants, y avait tenu un rôle vedette. Celle de Toulouse y avait envoyé trois personnes : Aimery Noël abbé de Saint-Sernin, Sanche Mulier et Jean de Costa. La cédule de refus de soustraction qu’ils déposèrent, bien qu’enregistrée pour leur université, avait été signée par eux nominibus privatis et sans qu’y soient précisés leurs titres de mandataires7. Lors d’une séance publique, le recteur de l’université de Paris avait lu l’acte rendant compte de l’assemblée générale au cours de laquelle la soustraction avait été approuvée, et Pierre Ravat, un ancien chancelier de Toulouse présent en tant qu’évêque de Saint-Pons-de-Thomières, avait fait scandale en critiquant la façon dont, selon lui, cet acte avait minoré l’importance de l’opposition.

4Proclamée à Villeneuve-lès-Avignon le 2 septembre 1398, la soustraction avait entraîné la défection de dix-sept des vingt-sept cardinaux que comptait alors le Sacré-Collège. Du 22 septembre au 24 novembre, Geoffroy Boucicaut et ses troupes avaient assiégé le palais pontifical, où, même après la levée du siège, Benoît XIII resta enfermé dans des conditions parfois difficiles de survie et de sécurité. Les cardinaux dissidents avaient fait cause commune avec les autorités de la ville d’Avignon et, tandis que passaient les mois et les années, le pape attendait en vain que lui parviennent des secours ; il en espérait en particulier de Paris et du frère du roi, le duc Louis d’Orléans, qui n’avait jamais approuvé la soustraction que du bout des lèvres. Mais on exigeait du pape qu’il capitule pour lui accorder des garanties de sauvegarde, et Benoît XIII s’arrangeait toujours pour ne pas signer les propositions d’accord qu’on lui présentait.

5Par ailleurs, les efforts que la France déployait pour que les autres pays la suivent dans la voie de cession ne rencontraient que des succès très limités. En outre, l’assassinat de Richard II d’Angleterre et l’éviction de l’empereur Wenceslas vinrent modifier le rapport des forces sur l’échiquier international. Peu à peu, à l’intérieur du royaume, les protestations contre la soustraction se firent de moins en moins timides. Le 5 septembre 1401, l’université d’Orléans tint une assemblée générale où l’avis qu’avaient émis ses représentants en 1398, favorable à la soustraction malgré la quantité de clauses restrictives dont il était assorti, fut dénoncé comme donné à titre privé. En Provence, on parlait alors déjà tellement de restitution d’obédience que des émissaires en annoncèrent la nouvelle à Benoît XIII le 6 septembre 1401, alors qu‘elle ne fut officiellement prononcée par Louis II que le 30 août 1402.

6Dans ce mouvement, l’université de Toulouse joua-t-elle un rôle de précurseur ou se contenta-t-elle de suivre ? Pour répondre à cette question, il faudrait précisément savoir quand fut rédigée l’Epistola tholosana, ce que ne dit malheureusement pas l’exemplaire offert à Benoît XIII. Le protocole notarié, rédigé le 24 février, indique seulement que la missive avait déjà été expédiée à Paris depuis longtemps (jam diu), pour être remise au roi, à son frère, à ses oncles, au chancelier et au grand conseil de France. Elle se trouvait en effet déjà certainement entre les mains du duc d’Orléans le 18 novembre 1401, date où l’évêque du Puy Elie de Lestranges faisait rapport des faits et gestes du duc à un autre partisan de Benoît XIII. Pour apporter son soutien au pape, expliquait l’évêque, le duc attendait une évolution favorable de la conjoncture « et alors serait présentée la lettre de l’université de Toulouse et des autres Universités de ce royaume, à l’exception de celle de Paris»8. Dans le courant de protestation, le leadership de l’université de Toulouse était donc reconnu ; mais si la lettre était écrite, elle n’avait pas encore été présentée au roi.

7L’amélioration des relations entre Louis d’Orléans et son oncle Philippe de Bourgogne durant l’hiver inaugura une ère meilleure pour le pape avignonnais. Celui-ci envoya un autre homme de confiance à Paris : Pierre Ravat9. Mais il fallait aussi attendre que le roi émerge de l’une de ses crises de folie. Le 4 mars, au sortir de sa messe, Charles VI fut en état d’entendre un plaidoyer de Pierre Ravat en faveur de la restitution d’obédience, ou au moins de la libération du pape, et contre la tenue d’un concile de l’obédience10. Dès le 16 mars, on s’accordait pour que le duc d’Orléans soit donné pour gardien au pape tandis que la sauvegarde des cardinaux serait assurée par le duc de Berry. Le lendemain 17 mars, le greffier du parlement de Parisa noté dans son registre : « Au jour d’ui, sunt venus en la Court un docteur de Thoulouse et autres licenciés d’ycelle université et estude de Thoulouse de par elle, et ont présenté une espitre à ladicte Court de par ladicte université, avec lettres closes»11.

8Le débat contradictoire, que demandait en conclusion l’Epistola tholosana, eut-il lieu ? Pour cette période du règne de CharlesVI, la chronique de Michel Pintoin est très lacunaire et imprécise mais mentionne cependant une succession d’audiences où l’université de Paris fit parler Jean Courtecuisse pour rappeler les attendus de la soustraction et souhaiter que se réunisse un concile. Un résumé de la réplique que lui donna l’évêque de Zamora, alors en ambassade à Paris pour le compte du roi de Castille, situe la scène le 15 avrilet le chroniqueur de Saint-Denis rapporte que la parole fut donnée le lendemain aux envoyés de l’université de Toulouse. L’un d’eux fit un discours reprenant les thématiques de la lettre, puis il en remit un exemplaire au roi. Pierre Ravat, qui se trouvait dans l’assemblée, conclut la séance en apportant son appui aux Toulousains et en accusant les cardinaux d’avoir incarcéré le pape et, par conséquent, d’avoir commis un crime de lèse-majesté. En représailles, le duc de Berry fit emprisonner les docteurs toulousains et il donna l’ordre de republier l’ordonnance de soustraction à Toulouse12.

9Aucune des sources ne nomme les audacieux. L’Epistola tholosana se présente en effet comme une œuvre collective de l’Université et l’exemplaire offert à Benoît XIII a été revêtu du grand sceau de la corporation. Elle n’a d’ailleurs toujours pas été sortie de l’anonymat. À l’époque de sa publication, on s’était interrogé sur l’identité du pamphlétaire. L’auteur parisien de l’une des réfutations parues dans les mois qui suivirent croyait savoir que la lettre ne faisait pas l’unanimité à Toulouse et qu’elle était le fait d’un opposant connu de tous, « qui aime à se poser en primat et distille des attaques perfides contre nous »13. Le trait visait évidemment Pierre Ravat. Le lecteur d’une autre de ces réfutations incriminait Pierre d’Ailly, lequel, avec d’autres partisans de Benoît XIII, en avait fait endosser la paternité par l’Université de Toulouse14. Plus tard, au procès de condamnation, l’avocat du roi Jean Jouvenel chargea Guigon Flandin ; il l’accusa d’avoir « compilé » l’épître après avoir fait « estudier pluseurs de Tholouse et faire cedules » et il reconnaissait en lui celui qui l’avait présentée à Paris et en particulier au Parlement15. Or sur tous ces points, l’exemplaire offert à BenoîtXIII apporte d’appréciables éclaircissements.

II. L’université de Toulouse et son Epistola

10Le protocole explicitant les circonstances dans lesquelles fut prise la décision d’adresser au pape, à titre de consolation, une belle copie de la lettre a pour objectif de souligner l’ampleur du mouvement de soutien au sein de l’Université ; il présente sa composition comme le résultat d’une délibération collective, déjà ancienne et mûrement réfléchie. À l’issue d’une assemblée convoquée dans la chapelle du collège Saint-Martial le 24 février 1402, le siège archiépiscopal étant vacant16, sur ordre du chancelier Chatard Aycardi et du recteur Pierre d’Arpajon, le notaire Pierre de Blagnac avait authentifié la lettre, « canonique et catholique », que contenait un cahier de parchemin, et, sur ce même cahier, à la suite de cette lettre, il avait dressé la liste des personnes sur le conseil et avec le consentement desquelles le cahier allait être expédié à Benoît XIII. À défaut de nommer les auteurs de l’Epistola, le protocole permet donc de décompter et d’identifier les Toulousains qui avaient prêté leur concours à cette entreprise éditoriale17.

11Mis à part le chancelier et le recteur cités dans le corps du texte, ils étaient vingt-sept à avoir donné leur approbation à l’envoi de la lettre au pape18. Tous, sauf quatre, ont pu être retrouvés dans d’autres sources19. L’un d’eux, le régent de l’école de théologie des Carmes, fut l’objet d’un additifrédigé le 4 mars : on avait donc attendu au moins jusqu’à cette dernière date pour expédier le livret.

12Comme il se doit, l’énumération est ordonnée ; elle regroupe sous un même article les personnes pouvant être saluées par la même formule de civilité, les grades et les fonctions universitaires n’étant donnés collectivement qu’à la suite des noms. Un docteur en droit canonique, Raymond Comas, a été rejeté à la fin de la liste, position qui peut ne refléter qu’un simple oubli. Les noms sont en outre accompagnés d’un identifiant ecclésiastique, titre de dignité ou ordre religieux20.

13À première vue, toutes les disciplines enseignées à l’université de Toulouse sont représentées : droit canonique, théologie, droit civil, arts et grammaire21. Mais un examen plus attentif et la comparaison avec le rôle de suppliques qui fut remis à Benoît XIII l’année suivante22, après la restitution d’obédience, montre que les cinq légistes ayant approuvé l’Epistola n’enseignaient pas les lois à l’Université. Trois d’entre eux y exerçaient d’autres fonctions : le licencié Armand de Fano, cité deux fois, fut requis comme syndic et régent en arts ; Jean Valete et Jean de Rocosello, respectivement bachelier et simple étudiant, le furent comme conseillers. Mais, beaucoup plus surprenant, les titres déclinés par Pierre du Pont – nonce et collecteur apostolique – et par Arnaud de Auriola – juge royal ordinaire – ne les qualifiaient nullement pour prendre part à l’assemblée et figurer parmi les signataires. Sans doute avaient-ils pris leurs grades à Toulouse, mais leur présence cache mal l’absence des titulaires de chaires en droit civil23.

14Les universitaires avaient donc voulu combler ce vide par trop criant dans leurs rangs en faisant appel à d’autres personnalités. Tout cela soulève la méfiance et conduit à rechercher les raisons de l’abstention des civilistes dans un désaccord sur le fond. Pour connaître leur pensée, faute de témoignage plus récent, on peut se reporter au discours que prononça l’un des leurs, Gaucelin du Bousquet, lors de la venue de Charles VI à Toulouse en 1389. Or l’analyse qu’en a donnée Robert Swanson met en valeur le loyalisme monarchique des légistes toulousains24. Le roi de France, loué pour avoir toujours pris le bon parti dans les schismes pontificaux, y était érigé en lex animata. Vu l’attachement des Toulousains au pape, le propos est surprenant, mais il n’est pas foncièrement discordant avec l’Epistola tholosana a cru pouvoir dire Robert Swanson, dans la mesure où celle-ci ne dénonçait pas la soustraction d’obédience comme nulle ipso facto mais où elle suppliait le roi d’y renoncer. La remarque est judicieuse et vaut probablement pour la majeure partie des Toulousains, mais en donnant aussi au pape une stature de lex animata, la lettre ouverte plaçait les civilistes devant une insurmontable contradiction.

15La difficulté fut-elle également à l’origine de la défection d’une partie des théologiens ? Alors que l’université de Toulouse comptait théoriquement huit écoles de théologie, on ne relève en effet que cinq régents, ceux de la cathédrale, de l’école dite de l’Université, des Dominicains, des Ermites de saint Augustin et des Carmes. S’il est probable que l’école des Cisterciens était alors en sommeil, manquaient donc en revanche les régents des Franciscains et de l’école de Saint-Sernin25. Le prix attaché à la souscription du régent des Carmes, Guillaume Melinerii, dont l’adhésion tardive fut solennellement recueillie en présence de deux témoins, invite à souligner ces deux absences, à défaut de pouvoir les expliquer.

16Le rôle de 1403 fait apparaître d’autres écarts auxquels il serait imprudent de vouloir attacher une interprétation fondée sur l’opinion. Ainsi Guigon Flandin dont l’engagement au service de Benoît XIII et de l’Epistola tholosana est au dessus de tout soupçon se trouve logiquement mentionné en cinquième position sur le rôle alors qu’il n’est pas cité dans la liste du 24 février 1402 : le contraire eût été inquiétant vu que, selon l’accusation de Jean Jouvenel, il se trouvait alors à Paris pour présenter la lettre au roi.

17De toutes ces observations, on pourra retenir que l’université de Toulouse était assurément à l’origine de l’écriture de l’Epistola tholosana, qu’une large majorité des siens l’avait soutenue dans son entreprise, qu’elle bénéficia de l’appui d’anciens étudiants devenus des notables, mais que la rumeur faisant état de dissensions en son sein à propos du pamphlet était parfaitement fondée. Benoît XIII ne faisait pas l’unanimité dans les milieux ecclésiastiques toulousains. Tandis que le chancelier orchestrait une audacieuse opération de propagande pour la restitution d’obédience, le prévôt trouvait au chapitre un nombre suffisant de chanoines prêts à user de leur droit d’élection en sa faveur. Tous les ingrédients étaient réunis pour que se déclare un schisme épiscopal.