Le Ciel sur cette terre
| ,Les églises méridionales : le ciel vu du midi
Une image floue d’un établissement monastique : la commanderie des ordres militaires dans l’historiographie du Rouergue
Texte intégral
- 1 Parmi les travaux récents, voir notamment la thèse de D. Carraz, L’Ordre du Temple dans la (...)
1L’histoire des ordres militaires suscite actuellement un regain d’intérêt de la recherche universitaire1. Dans les faits, au niveau local ou régional, au moins pour le Sud-Ouest français, peu de travaux sont disponibles. Des trois anciens diocèses de Cahors, Albi et Rodez, seul le dernier a bénéficié d’une attention soutenue. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : le nombre important d’établissements religieux des ordres militaires fondés dès le XIIe siècle dans le diocèse, la richesse d’un fonds documentaire exceptionnel produit par ces institutions, et peut-être également la présence dans le paysage de nombreux vestiges monumentaux des anciennes commanderies des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers.
2D’une manière un peu paradoxale, il est intéressant de remarquer que les établissements religieux des ordres militaires ont rarement été appréhendés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des complexes monastiques. La nouvelle forme de monachisme prônée par les ordres militaires associant ascèse, assistance et combat tant spirituel qu’armé, se matérialise ainsi par la mise en œuvre de la commanderie, institution qui, on le sait, associe pôle religieux, résidentiel et économique. Mais qu’en est-il de l’aspect monumental de ces maisons religieuses, du cadre de vie matériel des ordres militaires en Rouergue ?
3En se focalisant sur l’historiographie rouergate des ordres militaires, on remarque que celle-ci semble faire peu de cas de l’organisation tant spatiale que monumentale des commanderies hospitalières et templières. La définition des fonctions de ces établissements, ou encore toute réflexion sur la clôture des ordres militaires ne sont jamais abordées. De ce fait, l’image que la commanderie nous renvoie à travers le prisme des études entreprises sur la question reste floue. Ceci semble pouvoir s’expliquer non seulement par des problèmes engendrés par la terminologie fluctuante de ces espaces monastiques au cours du temps qui, maladroitement reprise aujourd’hui, entraîne des confusions, mais également par les perceptions multiples des historiens et historiens de l’art sur les commanderies du Rouergue.
I – Un problème de terminologie
- 2 J. Bousquet, Le Rouergue au premier Moyen Âge (vers 800-vers 1250). Les pouvoirs, leurs ra (...)
4L’évolution de la commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers au cours du Moyen Âge s’accompagne, dans la documentation écrite, de l’utilisation de termes différents qui rend malaisée toute tentative de définition de l’organisation spatiale et monumentale de ces établissements religieux. C’est notamment le cas en Rouergue. Afin d’approcher au plus près l’organisation des commanderies durant les deux premiers siècles d’existence des ordres militaires, il est nécessaire de réfléchir sur le vocabulaire utilisé dans les chartes, et de le prendre avec une certaine précaution. Par exemple, la documentation médiévale rouergate emploie aux XIIe et XIIIe siècles, pour désigner les établissements religieux des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers, les termes génériques de domus ou maiso. La question est alors de savoir si l’on désigne ici l’enclos de la maison religieuse ou la communauté de frères vivant au sein de celle-ci. Si les bâtiments monastiques qui composent la commanderie sont rarement cités, on rencontre souvent des mentions plus précises de pièces servant de cadre à la réalisation d’actes de la pratique aux XIIe et XIIIe siècles. Il serait bon de revenir sur certains de ces termes génériques, tel le mot camera, afin de mieux définir les espaces qui structurent ces établissements. Indirectement, quelques sources trahissent la perception de la commanderie par les contemporains du Moyen Âge. Les établissements religieux du Larzac sont ainsi assimilés à des forteresses au XIIIe siècle2.
- 3 A.D. Bouches-du-Rhône (A.D.B.R.) 56 H 124.
- 4 En 1461, les bâtiments autres que les églises qui structurent l’espace monastique bâti des (...)
- 5 La question des membres est complexe et souvent source de confusion dans les publications (...)
5La modification de l’organisation des commanderies à la fin du Moyen Âge, après la chute de l’Ordre du Temple et la dévolution de ses biens aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, s’accompagne de l’apparition de nouveaux termes qui complexifie encore la perception de ces établissements. Ainsi, les plus anciennes visites conservées des commanderies rouergates en 1461 distinguent-elles clairement les commanderies des membres3. Il s’agit ici d’une différence de statut, liée à la gestion de l’important temporel à administrer, et qui ne semble pas pouvoir être appliquée à une quelconque distinction de l’organisation spatiale et monumentale de ces établissements, qui reste très imprécise dans les registres de visites générales4. Les membres peuvent être, par exemple, d’anciennes commanderies templières ou des commanderies hospitalières secondaires assujetties à une commanderie chef-lieu5. D’autres peuvent avoir fonction de grange.
6Durant l’époque moderne, l’organisation administrative des ordres militaires redéfinie à la fin du Moyen Âge est conservée. Si la terminologie employée ne change pas, la définition du membre semble se compliquer. Le titre de membre peut alors être porté par une localité sur laquelle les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem possèdent des droits, sans que s’y soit développé un complexe monumental particulier.
7Ces quelques exemples d’évolution de la terminologie utilisée pour caractériser les établissements des ordres militaires mettent en avant le problème que rencontre toute étude des maisons des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers. On ne peut réellement aborder l’histoire de ces établissements sans en établir préalablement un questionnement sur le vocabulaire institutionnel, fonctionnel, spatial et monumental de la commanderie. Ce qui ne semble pas avoir été le cas en Rouergue.
II – La commanderie des historiens
8Une amorce de réflexion sur l’aspect matériel de la commanderie des ordres militaires en Rouergue est indirectement engagée par les historiens, qui relèvent, dans certains actes de la pratique, diverses mentions d’ensembles architecturaux offrant un cadre monumental à une histoire régionale des frères de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem ou du Temple.
- 6 A. Du Bourg, « Établissements des chevaliers du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem en Ro (...)
- 7 A. Du Bourg, ibid., pp. 153-154.
- 8 A. Du Bourg, ibid., p. 149.
- 9 A. Du Bourg, ibid., p. 164.
- 10 A. Du Bourg, ibid., p. 162.
- 11 A. Du Bourg, ibid., p. 154 et 157.
- 12 A. Du Bourg, ibid., p. 154.
- 13 A. Du Bourg, ibid., p. 172.
9En 1886, Antoine Du Bourg, dans son article sur les établissements des chevaliers du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem en Rouergue, éclaire les modalités de l’implantation des ordres militaires en mentionnant leurs lieux de vie tels qu’il les perçoit dans la documentation écrite. Son approche de l’histoire de la présence en Rouergue des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers sur la longue durée met en exergue des termes divers, jamais analysés, accentuant une perception confuse de la commanderie exempte de toute chronologie. Ainsi, les Templiers possèdent-ils une chapelle et une maison à Espalion, l’ancienne grange médiévale d’Albignac se présente sous la forme d’un château, tandis que la commanderie des Landes prend l’apparence monumentale d’une tour6. C’est un autre château qui sert de lieu de vie aux frères de la commanderie templière de La Clau7, celui de la commanderie templière de La Selve présentant la particularité d’être flanqué de quatre tours8. Plus au sud, les possessions templières du Larzac s’organisent autour du « sombre donjon » du château de Sainte-Eulalie-de-Cernon9, ou des « forteresses » de La Couvertoirade et de La Cavalerie10. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem possèdent quant à eux un hôpital à Millau et à Meyrueis11, une « demeure féodale » aux Canabières12, ou encore un château et son donjon à Saint-Félix-de-Sorgues13.
- 14 A.-R. Carcenac, Les Templiers du Larzac. La commanderie du Temple de Sainte-Eulalie du Lar (...)
10Dans les années 1990, Antoine-Régis Carcenac s’attache à l’étude de la société féodale méridionale à travers l’exemple des Templiers du Larzac et de la commanderie de Sainte-Eulalie-de-Cernon. Si toute analyse du cadre de vie matériel des frères est ici exclue, l’auteur définit néanmoins les commanderies du Larzac comme des « installations fortifiées»14. Cette notion encore très floue met en évidence l’aspect « militaire » de ces établissements qui retient l’attention des historiens.
- 15 J. Bousquet, Le Rouergue..., op. cit., p. 792.
- 16 Ibdem, p. 806.
11Parallèlement, Jacques Bousquet analyse les différents pouvoirs en Rouergue au Moyen Âge central à partir, notamment, d’une étude exhaustive de la documentation écrite produite par les ordres militaires au XIIe siècle. Il éclaire ainsi les modalités et les initiatives entreprises par divers acteurs lors de l’implantation des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers dans cette zone géographique, se traduisant notamment par la construction d’un réseau de commanderies définissant une entité propre au sein de la maîtrise de Provence et partie des Espagnes des Templiers, ou du prieuré de Saint-Gilles des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. On perçoit dans ses travaux un intérêt nouveau pour les lieux de vie des moines-soldats et leurs manifestations monumentales premières, celle des commanderies des XIIe et XIIIe siècles. L’auteur s’attache à relever dans la documentation les diverses mentions qui peuvent mettre en exergue cet aspect très largement méconnu de l’histoire des ordres militaires. Mais ici encore, il semble impossible de dégager une unité d’ensemble, une organisation homogène de la commanderie des ordres militaires, qui permettrait de proposer sinon une définition, du moins une typologie de cet espace monastique. L’auteur perçoit l’établissement templier de Sainte-Eulalie-de-Cernon comme un château, avec une enceinte fermée délimitant une cour autour de laquelle prennent place une église et son porche. Il relève également la présence de bâtiments séparés pour des usages différents, tels la chambre des clercs, ou la « salle » située au-dessus d’un atelier de travail des peaux15. À la même époque l’établissement hospitalier de Saint-Félix de Sorgues se présente à travers la documentation du XIIe siècle comme un bloc de bâtiments comprenant une église, un édifice à étage ainsi qu’une enceinte servant de clôture à l’ensemble16. Si l’aspect militaire prédomine encore ici, l’organisation des bâtiments au sein de la commanderie n’est pas sans rappeler l’organisation topographique de la clôture monastique bien définie pour d’autres ordres religieux. Ces quelques mentions éparses, si elles donnent quelques pistes de recherche, sont néanmoins insuffisantes pour tenter de proposer une définition de l’organisation monumentale des maisons religieuses des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers en Rouergue.
- 17 Publication du document et première analyse par A. Higounet-Nadal, « L’inventaire des bien (...)
- 18 G. Bourgeois, « Le Temple et la Préceptorerie de Sainte-Eulalie du Larzac », Découverte du (...)
- 19 Ibidem, p. 227.
12La culture matérielle des ordres militaires en Rouergue est cependant appréhendée au plus près, par le biais de la documentation écrite, à travers les analyses successives de l’inventaire des biens des commanderies templières du Larzac réalisé en 130817. La publication et l’étude du document par Arlette Higounet-Nadal en 1956, permet de dresser la liste des divers bâtiments au sein des différentes maisons templières, telle Sainte-Eulalie-de-Cernon, sans aborder toutefois l’organisation topographique des établissements. Ginette Bourgeois revient sur le document en 1986 et consacre une partie de son article au cadre de vie des frères templiers de cette maison-là. Elle assimile l’organisation de l’établissement à celle d’un monastère. La commanderie lui apparaît alors comme un complexe monumental défini par un « quadrilatère conventuel » composé d’une cour, de l’église et de structures d’habitation associées à des bâtiments d’exploitation où se mêlent dortoir, garde-robe, cuisine, écuries et couloirs18. L’analyse est plus confuse lorsque l’auteur tente de définir la fonction même de la commanderie. Celle-ci semble posséder les caractéristiques d’un monastère, mais également d’un centre de recrutement, d’une « escale », d’un « entrepôt » ou d’un « comptoir»19.
- 20 Ibidem, p. 223.
- 21 A. Demurger, Chevaliers du Christ. Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge (XIe-XVIe (...)
13L’imprécision s’accentue à un degré supérieur de l’analyse de la commanderie. Ainsi, Ginette Bourgeois propose une hiérarchisation des établissements, sans définir préalablement la terminologie employée. Les Templiers édifieraient, tant en Orient qu’en Occident, des « Templeries » qui s’accompagneraient de divers relais : postes de guet ou gîtes d’étapes. En Occident plus particulièrement, les grandes entités portent le nom de « Préceptoreries », leurs dépendances sont des commanderies annexes appelées également membres ou maisons20. Alain Demurger est depuis revenu à plusieurs reprises sur le problème du vocabulaire de la commanderie, notamment sur la confusion qu’engendre l’utilisation de termes à la signification identique, préceptorerie et commanderie, ainsi que sur les pièges de la terminologie des structures hiérarchiques des ordres militaires21.
- 22 G. Bourgeois, « Châteaux et fortifications villageoises de la vallée de la Sorgues : une r (...)
- 23 Ibidem, p. 303.
- 24 G. Bourgeois, « Le Temple et la Préceptorerie de Sainte-Eulalie... », op. cit., p. 225.
- 25 Ibidem, p. 226.
14Enfin, Ginette Bourgeois propose une nouvelle typologie des maisons des ordres militaires en définissant la « commanderie-château », dont le meilleur exemple semble être la maison de Saint-Félix-de-Sorgues, « à l’abri de quelques tours et d’une petite mais solide muraille»22, dont la fonction est d’être, comme à La Couvertoirade, une « caserne sévère qui forme des soldats pour la chrétienté»23. Que dire de l’établissement de La Cavalerie qui prend l’allure d’une « maison forte»24 ! Toute trace d’une organisation caractérisant un complexe religieux n’est cependant pas exclue dans la commanderie-château puisque la maison de La Couvertoirade se caractérise également par la présence de la chapelle Saint-Christol qui semble « s’imposer », jouxtant les « salles conventuelles»25.
- 26 J. Delmas, « L’inventaire des biens de la commanderie de Sainte-Eulalie du Larzac en 1308 (...)
15En revenant sur le document de 1308, Jean Delmas, s’il s’intéresse essentiellement aux éléments qui permettent de définir les activités agricoles et artisanales présentes au sein des commanderies templières du Larzac, souligne à juste titre la nécessité d’une étude accompagnée d’une définition systématique de la terminologie présente dans la documentation des ordres militaires afin d’appréhender le plus fidèlement possible le cadre de vie matériel des frères26.
16On le voit, l’analyse des textes ne permet pas, seule, de définir l’organisation spatiale ou monumentale de l’espace monastique mis en œuvre par les ordres militaires. La terminologie employée est source de problèmes, et se doit d’être précisée. Qu’en est-il de l’approche des historiens de l’art sur la question ?
III – La commanderie des historiens de l’art
- 27 N. Andrieu, « L’architecture des Grands Ordres Religieux au Moyen Âge », Découverte du Rou (...)
- 28 N. Andrieu, ibid., p. 88. On ne reviendra pas ici sur le choix de l’utilisation du mot cou (...)
17En 1986, dans le cadre de la réalisation d’une synthèse sur l’architecture monastique en Rouergue à partir d’anciennes publications, Nicole Andrieu définit les établissements des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers comme participant pleinement de l’architecture monastique du Moyen Âge central. Si certains arguments avancés, tels les rapports étroits entre architecture et souci d’économie interdisant aux Templiers toute édification monumentale de grande ampleur, sont à prendre avec précaution, Nicole Andrieu envisage l’architecture et l’organisation topographique de l’enclos des établissements des ordres militaires comme l’expression spatiale et monumentale de leur règle27. Elle propose de définir ces espaces monastiques comme des couvents et des exploitations agricoles où prime un aspect fonctionnel, parfois fortifié, comme à Sainte-Eulalie-de-Cernon28.
- 29 R. Noël, Les châteaux de l’Aveyron, Rodez, Subervie, 1978, p. 70.
- 30 Ibidem, p. 70.
18À l’opposé, Raymond Noël intègre les commanderies des ordres militaires dans ses recherches sur les châteaux de l’Aveyron. Distinguant l’organisation de l’enclos des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem de celle des Templiers, il présente dans sa synthèse sur l’architecture des ordres militaires une évolution différente des établissements selon les ordres religieux. Les maisons des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’organiseraient ainsi autour d’un « plan monastique simplifié et même négligé»29. L’absence de tout exemple ne peut que nous engager à prendre cet argument avec précaution. De leur côté, les Templiers délaisseraient un plan monastique au profit de « celui d’un château, d’un manoir, d’un donjon»30. Pourquoi ? Là encore, aucune réponse n’est donnée. L’auteur complète son analyse en proposant une répartition géographique des manifestations monumentales des ordres militaires en Rouergue. Les établissements implantés au nord du diocèse adopteraient une architecture identique à celle des monuments civils ou militaires de la région, tandis que les maisons religieuses du sud privilégieraient les caractères architecturaux développés dans les commanderies orientales. Il convient encore d’appréhender son propos avec précaution, toute explication méthodologique amenant l’auteur à cette conclusion étant absente.
- 31 A. Soutou, La commanderie de Sainte-Eulalie de Larzac, Millau, 1974, rééd., Nîmes, C. Laco (...)
- 32 Ibidem, p. 41.
19Parallèlement, des études monographiques plus approfondies sont menées sur les commanderies du Larzac par André Soutou. Son analyse des « châteaux » de Sainte-Eulalie-de-Cernon et de La Couvertoirade a notamment pour but de définir les phases de construction successives des établissements, déterminer leur système de fortification, les éléments de circulation et leur évolution du Moyen Âge à la période moderne. Il extrait de son étude une typologie qui, bien qu’elle ne soit pas toujours pertinente, a le grand mérite d’exister. Le premier type de commanderie se caractériserait par la présence d’une tour centrale quadrangulaire raidie par des lésènes, à système de fortification d’inspiration orientale, observé notamment à La Couvertoirade, à Montricoux et à Vaour, dotée d’une chapelle en rez-de-chaussée31. Le « château » de Sainte-Eulalie appartiendrait quant à lui au second type des châteaux Templiers, apparenté à ceux de l’Ordre Teutonique et caractérisé par son plan rectangulaire enfermant une cour32. Mais que faire d’un argument de ce type, en l’absence de référence et d’élément de comparaison ?
- 33 J. Miquel, L’architecture militaire dans le Rouergue au Moyen Âge et l’organisation de la (...)
- 34 Ibidem, p. 45.
- 35 Ibidem, p. 46.
20La recherche sur l’architecture castrale en Rouergue a donc pleinement intégré à son profit les vestiges bâtis conservés des établissements fondés par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et les Templiers dans l’ancien diocèse de Rodez. Selon Jacques Miquel, en Rouergue, « il semble bien qu’il faille appeler château, qu’il soit de grande ou de petite dimension, un édifice composé d’un donjon, d’une salle, et entouré d’une enceinte voire d’une basse-cour»33. La typologie de l’architecture militaire qu’il propose dans sa thèse est notamment établie à partir de l’étude des tours des maisons templières de Sainte-Eulalie-de-Cernon, de La Couvertoirade, mais également des diverses reconstructions hospitalières de la fin du Moyen Âge, telles les tours de la commanderie de La Clau ou les granges de Limouze et du Viala-du-Pas-de-Jaux. Si l’auteur reprend à cet effet les travaux de ses prédécesseurs sur la question, Jacques Miquel nuance néanmoins son propos en liant ce type d’architecture militaire à des manifestations monumentales entreprises par des ordres religieux. Ces œuvres d’ordres monastiques, subiraient « l’influence de l’architecture religieuse, plus particulièrement des églises du XIIe siècle»34. Cependant, la commanderie des ordres militaires n’est pas au cœur de ses travaux ; le contexte et les objectifs de l’étude, l’architecture militaire en Rouergue au Moyen Âge, sont différents. Aussi, l’image des établissements des ordres militaires qu’il nous renvoie est très confuse. Il n’y a pas de définition de la commanderie. Les exemples illustrent une typologie d’édifices, mais dont la fonction de chacun reste obscure. Ils sont présentés comme des édifices civils des ordres religieux ou des constructions à usage d’ordre domestique des ordres religieux35. L’absence de définition de ces espaces ou de leur rôle dans la vie religieuse des ordres militaires, tout comme l’absence de questionnement sur l’insertion et l’articulation de ces tours au sein de l’enclos défini par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ou les Templiers, ne peut qu’accentuer l’image complexe que ces études nous renvoient de la commanderie.
- 36 J. Miquel, « Commanderies templières et hospitalières du Rouergue », Revue du Rouergue, No (...)
- 37 J. Miquel, Sites templiers et hospitaliers du Larzac et commanderies du Rouergue, Millau, (...)
21Plus récemment, reprenant la question dans un article36 et un ouvrage37, Jacques Miquel propose un nouvel éclairage sur les vestiges bâtis de certaines commanderies ou de leurs membres souvent délaissés dans l’historiographie locale. À la manière d’une visite guidée, il détaille les caractères architecturaux des vestiges qui subsistent, étoffant son propos d’indications fournies par les visites générales des établissements réalisées durant la période moderne. Si l’étude dresse un inventaire utile des vestiges en élévation, leur analyse hors de tout cadre temporel précis oblitère de ce fait toute réflexion sur une évolution chronologique de l’organisation de l’enclos. Pourtant, celle-ci est primordiale compte tenu des nombreux réaménagements et reconstructions des commanderies entrepris à la fin du Moyen Âge. Peut-on appréhender dans une même réflexion sur l’organisation monumentale des commanderies, les vestiges des établissements des XIIe et XIIIe siècles, ceux des établissements modifiés à la fin du Moyen Âge ou les reconstructions de l’époque moderne, sans prendre en compte les exigences et les besoins spécifiques auxquels ils répondent à un moment donné ? Une définition concrète de ces espaces à une époque précise est donc nécessaire avant de proposer une synthèse sur l’enclos des ordres militaires en Rouergue.
22Cette rapide esquisse de l’historiographie de la commanderie en Rouergue, délibérément orientée vers l’organisation matérielle de l’enclos des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers, reflète une image floue de cet espace monastique mis en œuvre par les ordres militaires. Les exemples développés illustrent la complexité qui caractérise la définition de ces établissements, hésitant entre une organisation de type militaire ou monastique. Mais peut-être est-ce les deux à la fois ? Ne peut-on pas voir dans ces maisons religieuses, une manifestation monumentale du statut polymorphe de ces nouveaux ordres religieux ? Cette question est cruciale pour appréhender l’histoire des moines-soldats en Occident. Pour y répondre, il convient de dépasser les approches cloisonnées des historiens et historiens de l’art. Il faudrait intégrer à une réflexion d’ensemble une étude archéologique des différents bâtiments, qu’il s’agisse d’une analyse du bâti des vestiges conservés ou de fouilles sédimentaires. En élargissant le débat, l’analyse de ces espaces ne doit pas se limiter uniquement aux manifestations monumentales mais intégrer une réflexion sur la fonction de ces espaces et sur les communautés religieuses qui œuvrent à leur aménagement. Enfin, il semble limité de se borner uniquement à une région donnée. Les investigations menées dans l’ancien diocèse de Rodez se sont d’abord et avant tout intéressées au Larzac, souvent au détriment du reste du Rouergue. Polariser l’attention sur une zone particulière, comme l’exemple rouergat le montre, ne permet pas d’appréhender le maillage mis en place. À défaut, la commanderie n’est-elle pas artificiellement définie ? C’est l’une des raisons qui rend sa perception difficile.
Notes
1 Parmi les travaux récents, voir notamment la thèse de D. Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2005, 662 p., les thèses en cours de Laurent d’Agostino, Les ordres du Temple et de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem dans les anciens diocèses de Clermont, Saint-Flour et Le Puy (XIIe-XVe s., sous la direction de Pierre Guichard ; Yoan Mattalia, Les établissements des ordres militaires aux XIIe et XIIIe siècles dans les anciens diocèses de Cahors, Rodez et Albi. Approche archéologique et historique, sous la direction de Nelly Pousthomis-Dalle et de Michelle Fournié. Par ailleurs, Nicole Bériou et Philippe Josserand animent un groupe de recherche, Mil. Ord (Military Orders), qui entend fédérer les travaux sur les ordres militaires et publier un Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge.
2 J. Bousquet, Le Rouergue au premier Moyen Âge (vers 800-vers 1250). Les pouvoirs, leurs rapports et leurs domaines, t. 2., Rodez, Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, 1994, p. 792.
3 A.D. Bouches-du-Rhône (A.D.B.R.) 56 H 124.
4 En 1461, les bâtiments autres que les églises qui structurent l’espace monastique bâti des commanderies d’Espalion, de La Selve, des Canabières, d’Auzits et de Sainte-Eulalie-de-Cernon, sont qualifiés de « maison » (A.D.B.R. 56 H 124, f° 131 v°, 132 r°, 132 v°, 133 r°, 134 r°). Les visites des dernières années du XVe siècle sont plus précises et semblent prendre en compte les réalités architecturales de ces établissements. On voit par exemple apparaître à Sainte-Eulalie de Cernon les termes de « château », « tour », « muraille », « place forte », etc. (A.D.B.R. 56 H 125, f° 79 r° et 79 v°).
5 La question des membres est complexe et souvent source de confusion dans les publications sur les ordres militaires lorsque l’on utilise cette terminologie de façon anachronique.
6 A. Du Bourg, « Établissements des chevaliers du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem en Rouergue », Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, t. XIII, 1886, p. 144.
7 A. Du Bourg, ibid., pp. 153-154.
8 A. Du Bourg, ibid., p. 149.
9 A. Du Bourg, ibid., p. 164.
10 A. Du Bourg, ibid., p. 162.
11 A. Du Bourg, ibid., p. 154 et 157.
12 A. Du Bourg, ibid., p. 154.
13 A. Du Bourg, ibid., p. 172.
14 A.-R. Carcenac, Les Templiers du Larzac. La commanderie du Temple de Sainte-Eulalie du Larzac, Nîmes, C. Lacour, 1994, p. 40.
15 J. Bousquet, Le Rouergue..., op. cit., p. 792.
16 Ibdem, p. 806.
17 Publication du document et première analyse par A. Higounet-Nadal, « L’inventaire des biens de la commanderie du Temple de Sainte-Eulalie du Larzac en 1308 », Annales du Midi, t. LXVIII, 1956, p. 255-262. Nouvelle analyse par J. Delmas, « L’inventaire des biens de la commanderie de Sainte-Eulalie du Larzac en 1308 », dans A. Luttrell et L. Presssouyre (dir.), La Commanderie, institution des ordres militaires dans l’Occident médiéval, Paris, CTHS, 2002, pp. 319-327.
18 G. Bourgeois, « Le Temple et la Préceptorerie de Sainte-Eulalie du Larzac », Découverte du Rouergue méridional, Annales 1984-1985, t. 1, Millau, Université Populaire du Sud-Rouergue, 1986, p. 228.
19 Ibidem, p. 227.
20 Ibidem, p. 223.
21 A. Demurger, Chevaliers du Christ. Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge (XIe-XVIe siècle), Paris, Seuil, 2002, pp. 122-125 et A. Demurger, Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, rééd. Paris, Seuil, 2005, pp. 153-154.
22 G. Bourgeois, « Châteaux et fortifications villageoises de la vallée de la Sorgues : une route des châteaux et des hommes », Découverte du Rouergue méridional, Annales 1991-1992, t. 8, Millau, Université Populaire du Sud-Rouergue, 1998, p. 302.
23 Ibidem, p. 303.
24 G. Bourgeois, « Le Temple et la Préceptorerie de Sainte-Eulalie... », op. cit., p. 225.
25 Ibidem, p. 226.
26 J. Delmas, « L’inventaire des biens de la commanderie de Sainte-Eulalie du Larzac en 1308 », dans A. Luttrell (dir.), L. Presssouyre (dir.), La Commanderie, institution des ordres militaires dans l’Occident médiéval, Paris, CTHS, 2002, pp. 319-327.
27 N. Andrieu, « L’architecture des Grands Ordres Religieux au Moyen Âge », Découverte du Rouergue méridional, Annales 1984-1985, t. 1, Millau, Université Populaire du Sud-Rouergue, 1986, p. 86.
28 N. Andrieu, ibid., p. 88. On ne reviendra pas ici sur le choix de l’utilisation du mot couvent pour définir un établissement des ordres militaires réfuté par Alain Demurger.
29 R. Noël, Les châteaux de l’Aveyron, Rodez, Subervie, 1978, p. 70.
30 Ibidem, p. 70.
31 A. Soutou, La commanderie de Sainte-Eulalie de Larzac, Millau, 1974, rééd., Nîmes, C. Lacour, 1999, p. 41.
32 Ibidem, p. 41.
33 J. Miquel, L’architecture militaire dans le Rouergue au Moyen Âge et l’organisation de la défense, vol. 1, Rodez, Française d’Art Graphiques, 1981, p. 42.
34 Ibidem, p. 45.
35 Ibidem, p. 46.
36 J. Miquel, « Commanderies templières et hospitalières du Rouergue », Revue du Rouergue, Nouvelle Série, n° 57, 1999, pp. 1-44.
37 J. Miquel, Sites templiers et hospitaliers du Larzac et commanderies du Rouergue, Millau, Éditions du Beffroi, 2002, 64 p.
© Presses universitaires du Midi, 2008