1Narbonne est une « ville à quatre couvents de Mendiants », pour reprendre la formule de Jacques Le Goff1, ce qui permet de la classer parmi les « grandes villes » du royaume de France au début du XIV^e siècle, époque à laquelle le roi lui-même la considère comme une de ses « bonnes villes»2.

2Cette affirmation est d’autant plus fondée que l’agglomération abrite non seulement les quatre principaux ordines paupertatis, ainsi qu’ils sont nommés dans plusieurs testaments narbonnais des années 1376-13773 (Dominicains alias Prêcheurs ou Jacobins, Franciscains alias Mineurs ou Cordeliers, Augustins et Carmes) mais, également, deux des ordres mendiants « secondaires », supprimés en 1274 au concile de Lyon, à savoir les Sachets (alias frères de la Pénitence de Jésus-Christ) et les Pies (alias frères de Notre-Dame). À ces derniers, on pourrait ajouter deux autres ordres rattachés par certains auteurs à la catégorie des Mendiants4: il s’agit des Mercédaires et des Trinitaires qui disposent chacun d’un établissement à Narbonne, les premiers côté Bourg, extra-muros, au plus tard en 1245 et les seconds dans la Cité, intra-muros, vers le milieu du XIII^e siècle (en tout cas avant 1273)5. L’activité spécifique de ces deux ordres (le rachat des captifs et l’hospitalité) nous les a fait écarter de la présente étude6 qui, en revanche, fait une place à deux établissements féminins de la famille des Mendiants, d’une part, le couvent des Minorettes (des Franciscaines) et, d’autre part, le couvent de Sainte-Marie-de-Bethléem abritant des Augustines en qui nous pensons que l’on pourrait peut-être voir, non pas des « chanoinesses régulières » mais bien plutôt, selon la définition de Pierre-Roger Gaussin, des « moniales ermites de saint Augustin », rattachées au nouvel ordre mendiant masculin des Augustins nés de la « grande union » de 12567.

I. Les premières implantations (première moitié du XIII^e siècle)

3À Narbonne, comme ailleurs, c’est en plusieurs étapes que se fait le « quadrillage » de la ville par les Ordres mendiants. La première phase s’étend des années vingt du XIII^e siècle jusqu’aux années cinquante.

1. Les frères Prêcheurs

4Les premiers Mendiants à s’implanter sont les Prêcheurs, comme c’est la norme dans les villes qui abritent finalement les quatre ordres majeurs. L’historiographie dominicaine veut que les frères aient tenté une première installation (inceptio) dès 1220 mais celle-ci aurait été rapidement ruinée, les religieux ayant été expulsés en 1222. Ils auraient, après un moment, effectué une seconde tentative qui aurait abouti à la promotio loci en 1228 tandis que la fondation proprement dite aurait eu lieu en 1231, date à partir de laquelle devaient être normalement présents sur place « un prieur et au moins douze religieux dont un lecteur (doctor)»8.

5Il est vrai qu’en 1228 on rencontre dans un testament narbonnais un legs en faveur des Prêcheurs, mais sans indication de lieu. Néanmoins, cette même formulation (predicatoribus, fratribus predicatoribus sans plus) est utilisée dans un testament de 1236, date à laquelle il est assuré que les frères sont installés à Narbonne, puisqu’en 1233 on voit qu’ils y possèdent une domus (tableau I).

6Le doute n’est plus permis à la lecture de la lettre de l’archevêque Pierre Amiel, datée de juillet 1231, qui fait véritablement figure d’instrumentum fundationis Fratrum Praedicatorum Narbonae9. Le prélat indique que, voulant faire le salut des populations qui lui sont confiées, il a décidé de faire appel aux Prêcheurs pour que ceux-ci lui apportent un renfort dans le domaine de la prédication ainsi que dans celui de la lutte contre les hérétiques « qui doivent être exterminés ». Pour que les frères puissent construire une d o m u m conventualem à Narbonne, l’archevêque prend à sa charge le prix du terrain que ceux-ci ont déjà acheté au lieu-dit Mallola. Il s’agit là très certainement de l’acquisition de la « propriété utile » de ce lieu auprès des tenanciers qui y étaient installés. Pour ce qui est de la « propriété éminente » qui ressortit au dominium de la mense archiépiscopale, ainsi qu’il est précisé dans le texte, Pierre Amiel, la remet aux frères Guillem Biroer et Ferrier, agissant au nom du maître général de l’Ordre et du prieur provincial, « afin que les frères possèdent cette terre librement et en toute quiétude ». L’archevêque s’engage d’emblée à permettre aux Prêcheurs, dans l’avenir, d’agrandir leur emplacement initial si cela leur paraît nécessaire ad opus ecclesiae, officinarum, cellarum et orti. À tout cela s’ajoute le droit de bâtir une église (salvo jure matricum ecclesiarum) ainsi que celui de jouir de la liberté de sépulture. Enfin, le prélat fait don aux frères de sa bible glosée et de quelques autres livres sans plus de précision.

7En mars 1233, la nouvelle fondation reçoit par deux fois la reconnaissance de Rome. Le 8 mars, c’est Grégoire IX lui-même qui, s’adressant au prieur provincial et aux frères de l’Ordre dans la province narbonnaise, à la demande de l’archevêque, confirme la donation faite par ce dernier aux Prêcheurs de « quelques possessions situées dans l’alleu de l’Église de Narbonne » ad ecclesiam, claustrum, cimiterium et alias officinas eidem Ordini necessarias obtinendas ibidem10. Le 15 mars, dans une lettre adressée au « prieur, aux frères et à tout le couvent de Narbonne », c’est le légat pontifical, cette fois, qui leur confirme le droit de posséder « une église et un cimetière », salvo jure ecclesiarum parrochialium11.

8Bientôt, dans les années 1233-1235, l’archevêque augmente sa donation initiale aux Prêcheurs, en leur transférant un bien qui était tombé en commise entre ses mains à la suite de sa confiscation à un certain Germain Bastier pour crime d’hérésie12. Le terrain des frères s’agrandit ainsi vers l’ouest et le nord.

9Par la suite (1248, 1271), l’extension des Prêcheurs se poursuit, jusqu’à atteindre les bords de l’Aude dans la zone où s’ancre, au XIV^e siècle, le troisième pont dont se dote Narbonne, connu sous le nom de pont de las naus que venia fenir a Presicadors13. En effet, le 14 avril 1248, l’archevêque Guillaume de la Broue, qui a remplacé Pierre Amiel mort en mai 1245, cède au prieur et aux frères Prêcheurs de Narbonne ainsi qu’à leur couvent, la propriété éminente (dominium et jurisdictionem) sur un champ voisin de leur maison, campum qu’ils ont acheté au préalable à plusieurs personnes dont le prieur de Sainte-Marie du Bourg (i.e. Lamourguier) de façon à ce que les frères possèdent désormais en alleu ces biens qui jusqu’alors appartenaient à la mense archiépiscopale14. Derechef, en mars 1271, les Prêcheurs obtiennent du susdit prieur de Lamourguier la cession d’un certain nombre de biens, à la Mallole, dépendants de la seigneurie de l’archevêque, à savoir un champ, les maisons de Martin Rouch avec un patu devant et, enfin, le jardin de R. Delpech. Cet ensemble, confrontant de cers avec « la maison et le jardin des Prêcheurs », avait été sous-inféodé par les Bénédictins de Lamourguier pour un montant de sept livres tournois annuelles de rente qui doivent être désormais versées par les Dominicains à moins qu’ils donnent en échange à Lamourguier d’autres biens ayant un revenu équivalent15.

10Dotés d’emblée d’un terrain qu’ils savent pouvoir agrandir, les Prêcheurs durent, très vite après la fondation de 1231, entreprendre des travaux pour construire leur domus conventualis. On peut se faire une idée de cet établissement grâce à une lettre collective adressée, le 31 juillet 1236, par l’archevêque, le vicomte, l’abbé de Saint-Paul et les consuls de Cité, au roi Louis IX16 pour lui faire part des derniers désordres ayant eu lieu dans le Bourg17, avec notamment dans la seconde moitié de 1235 le sac du couvent des Prêcheurs. La construction de ce dernier paraît déjà bien avancée puisque les émeutiers ont pu saccager la bibliothèque où les livres de théologie ont été déchirés ou volés, le réfectoire où les tables et le pupitre servant pour la lecture ainsi que divers ustensiles ont été renversés ou mis en pièces, le cellier où le vin a été répandu, la cuisine et la salle de théologie où tout a été mis sens dessus dessous, un sort analogue ayant été réservé au lavoir, aux vignes et aux arbres du jardin, sans parler de la cloche du chapitre qui a été brisée18.

11Après ces événements, il a évidemment fallu restaurer les bâtiments endommagés, mais très certainement de nouvelles constructions ont été entreprises notamment celle d’une église même si les frères possèdent déjà alors un lieu de culte19. La preuve en est les legs répétés à l’operi ecclesiae dans quatre des cinq testaments où sont nommés les Prêcheurs de 1238 à 1261 (tableaux I et II). C’est également pour aider au financement de ces travaux que le pape Innocent IV, par une bulle du 28 septembre 1246, concède quarante jours d’indulgences à tous les fidèles qui, par de pieuses aumônes, contribueraient à l’édification de l’église et du couvent des Prêcheurs20. En 1249, le couvent est toujours en construction21, tandis que le 14 mai 1255, l’église paraît déjà bien avancée puisque Alexandre IV, dans une bulle adressée au prieur et aux frères de Narbonne, accorde quarante jours d’indulgences à tous ceux qui visiteraient leur église (ecclesia vestra) le jour et durant l’octave des fêtes de saint Pierre martyr et de saint Dominique, confesseur22. En mars 1260, elle est cette fois terminée puisque parmi les fêtes qui, dans une bulle de ce même pontife, valent cent jours d’indulgences à tous les penitentibus et confessis qui s’y rendraient causa devotiones, figure le jour anniversaire de la dédicace de ladite église ainsi que les sept jours suivants23. Deux ans auparavant, le 13 décembre 1258, ce même Alexandre IV avait permis aux Prêcheurs de recevoir jusqu’à trois cents livres tournois sur les restitutions d’usure, rapines et autres mauvaises acquisitions ainsi que sur les legs dédiés à de pieux usages sans autres précisions à condition que les exécuteurs testamentaires soient d’accord24.

12On sait par ailleurs, qu’avant septembre 1246, il est en principe possible de se faire enterrer dans le couvent des Prêcheurs de Narbonne sans qu’il soit précisé néanmoins si l’ensevelissement se fait dans l’église, le cloître (s’il existe) ou un cimetière : en effet, le 13 septembre de cette année, Innocent IV mande à l’archevêque d’empêcher l’abbé et les chanoines séculiers de l’église Saint-Paul (de Narbonne) ainsi que quelques autres clercs ou religieux de la ville et du diocèse d’attenter à la liberté concédée aux frères super ecclesiastica sepultura25. On peut en conclure que l’établissement est dès lors assez développé pour porter ombrage aux autres institutions religieuses de la ville.

13La paix ayant été rétablie dans le courant de l’année 1237, le couvent narbonnais a donc enfin pu prendre son élan. Après ces débuts difficiles, les frères jugent bon cependant, en avril 1241, de se faire confirmer par l’archevêque Pierre Amiel, d’une part l’acte de fondation de 1231 dont les motivations sont répétées, d’autre part les diverses autres donations consenties par le prélat, notamment celle des maisons de l’hérétique Bastier dans les années 1233-123526 et, en général, tout ce qu’ils avaient acquis avec la lausime dudit archevêque juxta Burgum narbonensem, in loco qui mallola nuncupatur, juxta flumen Atacis, de manière à ce qu’ils détiennent tous ces biens pure et libere in perpetuum pleno jure27.

14Les Prêcheurs sont désormais bien installés dans ce lieu-dit Mallola, Malhola, Mayole, où, nous l’avons vu, ils agrandissent encore leur emprise en 1248 et 1271. Au sens propre, ce toponyme signifie plantation de jeunes vignes, mais sans doute ne doit-il pas être pris au pied de la lettre en ce premier tiers du XIII^e siècle puisqu’il est alors vieux d’au moins un siècle : il apparaît en effet dès 1131 dans un document où il est précisé qu’il se situe dans la paroisse Sainte-Marie-Lamourguier28. Ce « terroir, sur lequel l’archevêque a en seul juridiction29», plus vaste que la « tenance » des Prêcheurs qui, en 1393, est nommée comme confront ouest (a cers) d’une « pièce de terre » de la Mayole cantonnée par ailleurs, au sud, par un chemin et au nord par l’Aude30, demeure en grande partie agricole à travers les siècles31.

15Tout ce que nous venons de voir concernant « la Mayole » explique, nous semble-t-il, le choix de ce lieu pour implanter les Prêcheurs. Il y a là des raisons pratiques (on se trouve dans une zone point trop « encombrée ») et, plus encore, des raisons juridiques : l’appartenance de ce vaste tènement à la seigneurie et aussi à la mense de l’archevêque permet à ce dernier d’opter comme site initial des Prêcheurs pour l’emplacement qui lui paraît le plus favorable puisque situé près des murailles, « hors le portal de Guiraud Long » dont c’est ici la seule et unique mention connue32. Percée dans la courtine orientale du Bourg, cette ouverture se confond peut-être avec le portellum juxta portale Sancte Marie de Monachia qui, en mars 1288, est l’objet de travaux de la part des consuls pour faciliter l’accès à la domus fratrum predicatorum Narbone depuis la ville33.

16Aussi l’opinion selon laquelle les Dominicains se seraient installés côté Bourg parce que ce quartier aurait été un repaire d’hérétiques tandis que la Cité aurait fait figure de forteresse de l’orthodoxie34, nous paraît très peu recevable. C’est à juste titre que cette hypothèse est battue en brèche, dès 1941, par R.W. Emery35 qui fait remarquer que rien ne prouve que l’hérésie ait été plus fortement implantée dans le Bourg que dans la Cité, d’autant que le supposé fondement sociologique de cette assertion est contredit par les faits, la population des deux parties de la ville étant finalement très semblable. Ainsi l’artisanat et le commerce, loin d’être confinés dans le Bourg, sont également représentés côté Cité, notamment dans le faubourg Villeneuve où se situent les installations portuaires du complexe fluvio-maritime de la ville. D’ailleurs, les autorités ecclésiastiques elles-mêmes ne paraissent pas opposer les deux « moitiés » de l’agglomération. En effet, lorsque Grégoire IX écrit aux Narbonnais, le 12 avril 1233, pour les féliciter d’avoir résisté aux ennemis de la foi viriliter et usque ad sanguinem, sa missive est adressée au vicomte Aymeric III sans doute, mais aussi au peuple de la Cité et du Bourg : pour le pape, c’est bien toute la ville de Narbonne qui a fait montre d’une conduite ferme et dévouée à la sainte Église et la foi chrétienne pendant la « guerre contre les hérétiques»36.

17Principal promoteur de l’installation des Prêcheurs à Narbonne, l’archevêque Pierre Amiel entend les utiliser non seulement dans sa métropole mais aussi dans tout son diocèse. Dès 1229, avant même la fondation proprement dite du couvent narbonnais (juillet 1231), il en choisit le futur prieur, frère Ferrier, en tant qu’inquisiteur épiscopal. Cette juridiction d’exception bat en brèche les privilèges, notamment judiciaires, récemment acquis par les habitants de la ville dont chacune des parties, Cité et Bourg, se sont dotées d’un consulat propre durant le premier quart du XIII^e siècle37. Or il se fait que les investigations du frère Ferrier dans le Bourg sont suivies, à tort ou à raison, de condamnations et de confiscations qui entraînent à partir de 1234, une véritable révolte de cette partie de la ville. Celle-ci se voit bientôt accusée d’hérésie et frappée de diverses sanctions ecclésiastiques au grand dam des consuls qui affirment vouloir seulement défendre les prérogatives de leur consulat38. Nous sommes donc là non face à un conflit d’ordre religieux mais bien plutôt d’ordre politique, simple étape dans la lutte pour l’émancipation urbaine. D’ailleurs dans le camp opposé au Bourg révolté, on trouve justement les trois coseigneurs de la ville, momentanément unis, à savoir l’archevêque, le vicomte et l’abbé de Saint-Paul qui, nous l’avons vu, s’adressent ensemble, en 1236, au roi pour lui faire part de leur version des faits, évidemment très différente de celle des édiles du Bourg39. Étrangement, les consuls de la Cité sont cosignataires de la missive expédiée au Capétien et la guerre entre les seigneurs de la ville et le Bourg se double très vite d’une véritable guerre civile entre Bourg et Cité (avec des blessés et même des morts des deux côtés) ne se terminant qu’au printemps 1237. Nous pensons que les habitants de la Cité, dont nous avons exposé plus haut que nous les croyons sociologiquement proches de ceux du Bourg, et tout particulièrement parmi eux les artisans et les commerçants, ont trouvé dans cette affaire l’occasion de manifester enfin leur opposition latente à cette véritable « ville nouvelle » concurrente que constitue pour eux le Bourg qui a accédé au statut urbain dans le courant du XII^e siècle40. D’ailleurs, en 1281 encore, on peut voir les consuls de la Cité faire état d’une haine ancienne et de rancœurs persistantes entre les deux parties de la ville que divisent toujours alors de « très grands litiges»41.

18Quoi qu’il en soit, le calme revient malgré tout, l’Église elle-même ayant pris des mesures d’apaisement en prêchant tact et mesure dans la mise en œuvre de l’Inquisition. En effet, un concile est réuni en 1235 à Narbonne par Pierre Amiel, en pleine tourmente ; on y rappelle notamment les règles de la procédure inquisitoriale en insistant sur « l’esprit de modération dont doit s’inspirer la poursuite contre les hérétiques»42. C’est peut-être ce dont avait manqué le frère Ferrier qui, justement, quitte Narbonne avant 1238. Dès lors le couvent des Prêcheurs paraît totalement accepté dans le Bourg où, nous l’avons vu, il se développe et s’agrandit, bénéficiant entre autres de legs d’habitants de cette partie de la ville43.

2. Les frères mineurs

19Les Mineurs se doivent à leur tour d’être présents à Narbonne, une ville en pleine expansion. On est peu renseigné sur leurs débuts mais, généralement, on s’accorde à penser que leur arrivée est contemporaine de la seconde tentative d’implantation des Prêcheurs, vers 122844, année où les deux ordres bénéficient pour la première fois dans un testament narbonnais d’un legs adressé aux Predicatoribus et aux Minoribus sans autre précision. En août 1233, c’est chacune des maisons (cuique domorum), de chacun des deux ordres, qui reçoit deux sous melgoriens (tableau I). Entre temps, nous l’avons vu, a été fondé le couvent des Prêcheurs (en 1231). Nous pensons qu’il en est de même pour celui des Mineurs. D’ailleurs, dès la fin de l’année 1234, ces derniers, à l’instar des premiers, sont parties prenantes dans la vie publique de l’agglomération puisque, le 1^er décembre, « le prieur des Cordeliers et celui des Prêcheurs » sont présents, l’un et l’autre, « ès cour de l’archevêque lors de la supplication (sic) des artisans du Bourg»45. Néanmoins, lorsque le 8 août 1242, le comte de Toulouse, Raymond VII et le vicomte Amalric I, tous deux révoltés contre le roi assurent prendre sous leur protection, tous les citoyens de Narbonne, notamment omnes fratres Predicatores et Minores…, ils ne nomment pas seulement les membres des deux couvents de Narbonne, mais les frères de ces deux ordres auxquels ils ajoutent « les autres religieux, à quelque ordre ils appartiennent, in toto districtu narbonensi»46.

20Quoi qu’il en soit, les Prêcheurs s’étant installés « côté Bourg », dans la logique de la « géographie mendiante », la domus minorum, attestée depuis au moins 1233, devrait se situer « côté Cité ». C’est bien en effet dans cette partie de l’agglomération que l’on trouve le couvent des Mineurs sur les plus anciens plans de la ville au début du XVIII^e siècle (1720) où leur église est visible au nord-est de la Cité, à l’intérieur de l’enceinte moderne. Cette église, malgré bien des transformations, pourrait bien être l’héritière de l’église médiévale qu’elle perpétuerait in situ, en particulier l’abside. Les vestiges de cette dernière, conservés jusqu’à nos jours, montrent en effet des restes de constructions du XIII^e siècle, mais aussi de chacun des siècles suivants, dont particulièrement du XIV^e siècle, mais aussi des XV^e et XVI^e siècles. À l’origine hors des remparts, l’église aurait été, au début du XVI^e siècle, englobée dans l’enceinte moderne non sans transformations (de la nef notamment)47. Reste à voir si la documentation écrite conforte cette hypothèse. Selon le frère Piquet, un Minime narbonnais du XVIII^e siècle, en 1244, « les Mineurs sont installés à l’extrémité (sic) de Villeneuve48», le faubourg aval de la Cité qui flanque à l’est cette dernière. Par ailleurs, un testament de juillet 1281 (tableau III), nous apprend que le lieu où demeurent les Mineurs (domum et mansionem) se situe à côté des fossés de la porte Brune, donc à l’extérieur des remparts et proche d’eux. Encore faut-il localiser cette porte dont nous connaissons seulement deux mentions, toutes deux du milieu du XIV^e siècle, permettant d’affirmer qu’elle s’ouvre dans la courtine nord de la Cité, dans une zone incluse dans la paroisse Saint-Sébastien, ou au moins voisine de celle-ci49. Nous proposons de la placer entre l’angle fait par l’enceinte pour aller rejoindre l’Aude, d’une part, et d’autre part, la porte Royale par laquelle pénètre dans la ville la voie Domitienne en provenance de Béziers50 pour former la rue Droite médiévale, héritière du cardo maximus de la cité antique qui, après être passée devant le palais archiépiscopal, aboutit au pont d’origine romaine conduisant vers le Bourg51. Ces diverses constatations nous permettant de conclure qu’il y a globalement coïncidence entre l’emplacement de l’église des Mineurs tel qu’on le repère sur les plans du XVIII^e siècle, et celui hypothétique de l’établissement médiéval. Disons pour terminer qu’un document du 17 janvier 128052 nous permet de situer ce dernier dans la paroisse Saint-Étienne dont le territoire, extérieur à l’enceinte de la Cité, déborde du faubourg Villeneuve proprement dit. En effet, ce texte fait état d’une « dispute » entre le chapitre cathédral et le gardien du couvent des Mineurs « pour raison de la sépulture et honneurs funèbres des corps sépulturés (sic) hors de leur paroisse » et notamment de « la restitution des lits et draps d’iceux corps ». Or à cette date, côté Cité, seule la paroisse Saint-Étienne dépend du chapitre dans sa totalité, les autres paroisses relevant du seul sacriste-mage.

21La documentation est muette sur les éléments constitutifs de la domus des frères Mineurs bénéficiaires de legs en 1233 et 1238 (tableau I). Dix ans plus tard, le 1^er octobre 1248, on s’active certainement à la construction d’une église puisque c’est à « l’œuvre » de celle-ci qu’est adressé le legs de quarante sous melgoriens s’ajoutant aux dix sous destinés au « couvent ». Le 19 février 1257, Alexandre IV donne l’ordre à l’archevêque Guillaume de la Broue de ne pas surseoir plus longtemps à la bénédiction du « cimetière qui se trouve dans la maison des Mineurs » ; ces derniers se sont en effet plaints au souverain pontife de ce que, malgré leurs demandes réitérées, le prélat diffère sans cesse cette cérémonie53. Quoi qu’il en soit, les bâtiments doivent être suffisamment développés en 1260 pour que le couvent narbonnais reçoive le chapitre général de l’Ordre présidé par saint Bonaventure. Les constructions ne s’arrêtent pas pour autant puisque le 3 janvier 1261, encore, deux cents sous melgoriens sont légués à l’œuvre de l’église (tableau II). Il est tentant d’attribuer à cette campagne de travaux les quelques vestiges du XIII^e siècle repérables dans les restes de l’abside de l’église des Mineurs dont il a été question plus haut. Ajoutons qu’en 1270, au plus tard, l’établissement est doté d’un cloître54. Il ne reste rien de ce cloître médiéval ; c’est que, très certainement situé au nord de l’église, il a été détruit pour construire la courtine moderne. Aussi voit-on s’élever dès le début du XVI^e siècle, au sud de l’église, qui elle a été sauvegardée, un nouveau cloître dont un certain nombre d’éléments ont été conservés, ce qui permet de le dater.

22Pour en finir avec les frères Mineurs, il nous semble, qu’à l’inverse des Prêcheurs, ils n’ont pas bénéficié d’un soutien particulier de la part des autorités ecclésiastiques ni laïques narbonnaises au moment de leur installation. En ce qui concerne Pierre Amiel, par exemple, que nous tenons pour le principal promoteur de la venue des Dominicains dans sa métropole, cette différence de traitement demeure visible lorsque l’archevêque rédige son premier testament, le 19 avril 1238 : alors qu’il y prévoit un legs de cinq cents sous melgoriens (quingentos solidos) pour l’œuvre de l’église des Prêcheurs, les Mineurs se voient octroyer dix sous melgoriens seulement. Bizarrement, il semble que finalement les deux couvents aient été déshérités puisqu’on ne les voit plus figurer dans le second testament rédigé le 18 avril 1245 par le prélat qui meurt le 20 mai suivant55. Par ailleurs, si l’on examine les dernières volontés du vicomte Aymeric III, en date du 18 janvier 1238 (tableau I), on s’aperçoit que les Prêcheurs sont également privilégiés : il est en effet prévu qu’ils reçoivent deux cents sous melgoriens tandis que seulement cent sous sont attribués aux Mineurs. D’autre part, si l’on étudie les cinq testaments dus à des particuliers pendant cette phase d’installation de 1228 à 1248 (tableau I), on constate, en additionnant les legs, que les Prêcheurs l’emportent sur les Mineurs : cent soixante-douze sous melgoriens (plus deux sous narbonnais) pour les premiers et cent douze sous melgoriens (plus deux sous narbonnais) pour les seconds. Par la suite, dans la mesure où l’on peut en juger, la tendance paraît s’inverser même si l’on fait une place à part au testament d’Arnaud Margalion, membre d’une importante famille de la Cité, qui lègue six cents sous melgoriens aux Mineurs et seulement soixante-dix aux Prêcheurs le 3 janvier 1261 (tableau II).

3. Les Clarisses

23Dernières venues dans cette première phase d’implantation mendiante, les Clarisses, comme on nomme à partir de 1261 ces membres du second Ordre franciscain, sont appelées à Narbonne, où elles apparaissent au milieu du XIII^e siècle, Minorettes, Sœurs de Sainte-Claire ou encore Sœurs de Saint-Damien du nom de la première communauté de Pauvres Dames réunie à Saint-Damien d’Assise. Le 14 juillet 1247, Guillaume de la Broue, archevêque depuis mai 1246 « donne à sœur Françoise, abbesse de l’ordre de Saint-Damien de Narbonne un sien champ au Breuil… pour y édifier un oratoire et y faire un cimetière pour les religieuses », cimetière dont l’accès est interdit à tous les habitants des alentours, les « droits funéraux (sic) » étant réservés « au sacriste de Saint-Just, à l’église Saint-Félix et aux autres églises paroissiales », tandis que « toutes les offrandes faites audit oratoire appartiendraient au chapelain de Saint-Félix, attendu que ledit oratoire était dans la paroisse d’iceluy ». L’archevêque, pour sa part, réserve, pour lui-même et ses successeurs, « obéissance, révérence et sujétion auxquelles abbesses et religieuses seraient obligées » de même que la confirmation de « l’installation » de toute nouvelle abbesse56. L’année suivante, les Sorores Sancti Damiani, seu Minoretae disposent d’un monasterium construit en ce lieu (constructum Narbone in Brolio) où elles s’installent cum processionibus selon la « Chronique de Saint-Paul»57 qui ajoute « qu’auparavant, elles demeuraient dans (sic) l’église de Saint-Crescent », un très ancien lieu de culte situé au sud de Narbonne au-delà d’un petit affluent de droite de l’Aude, le Veyret, connu au Moyen Âge sous le nom de Rieu Merdier. Il s’agissait là sans doute de l’une de ces « fondations de type spontané » à l’instar des autres « monastères de pauvres Dames » apparus en France méridionale avant 126058. L’intervention de l’archevêque assure une sorte de reconnaissance officielle à ce groupe de pieuses femmes dont on ne sait depuis combien de temps il s’est constitué ni quel en est le nombre. En effet, si les « Sœurs de Saint-Damien » (sans précision de lieu) figurent dans un testament narbonnais dès le 1^er octobre 1248 (tableau I), il faut attendre le 18 mars 1269 pour voir Pierre Boyer, bourgeois, « faire religieuse sa fille Guillemette au monastère de Sainte-Claire » à qui il fait don de deux « mailhols allodiaux al Broil (alias Breuil), assez près dudit monastère»59.

24Le tènement du Breuil où nous voyons dès lors se développer le couvent des Minorettes est situé « côté Cité ». Relativement vaste, ce secteur alors encore très rural, enveloppé par une boucle de l’Aude (aujourd’hui ruisseau de la Mayral) est plus ou moins limité par une branche secondaire de la voie Domitienne contournant par l’ouest l’agglomération narbonnaise. L’ensemble de ce tènement et, nous l’avons vu, tout particulièrement la zone concédée aux religieuses fait partie de la paroisse Saint-Félix, le tout étant soumis par ailleurs à la seigneurie temporelle archiépiscopale60. Pour ce qui est de l’établissement lui-même, une domus, une église (attestée en 1377 dans le testament de Béatrix d’Arborée, mais sûrement plus ancienne), un jardin « sur les bords de l’Aude » où se retrouvent de nuit en avril 1277 des conjurés61, les efforts de construction ont dû se concentrer dans les années 1256-1261, dates auxquelles les legs aux Sœurs de Saint-Damien sont particulièrement dédiés à leur « fabrique » (tableau II). Par la suite, elles continuent à être nommées dans les testaments mais sans que soit mentionné l’opus earumdem.

II. La seconde vague de créations (deuxième moitié du XIII^e siècle)

25Avant de poursuivre plus avant l’étude du devenir des trois premiers établissements mendiants, il importe d’aborder l’histoire de la seconde vague de créations de couvents de ce type.

1. Les Augustins et les Carmes

26Nous nous intéresserons d’abord aux Augustins et aux Carmes, nés les uns et les autres du regroupement d’ermites, les premiers en Italie et les seconds au Moyen-Orient. Une première constatation peut être faite à leur sujet, c’est que, à la différence des Prêcheurs et des Mineurs installés dans des lieux très proches des remparts, nous l’avons vu, les nouveaux venus, chez qui la « tentation érémitique » demeure forte sans doute, choisissent des emplacements bien plus éloignés du centre urbain62.

27Les Augustins, nommés dans un testament narbonnais dès 1256 (tableau I), ne se sont véritablement implantés que dans les années 1261-1262. On voit, en effet, dans son testament du 3 janvier 1261, le chevalier Arnaud Margalion (tableau II), dont nous avons déjà signalé l’importante donation en faveur des Mineurs, léguer « en alleu » aux Frères de saint Augustin, la moitié d’une moujade de terre de « son champ proche de l’église Saint-Félix » pour qu’ils puissent y édifier une église « s’il arrivait qu’ils fixent là leur demeure ». L’année suivante, le 17 février 1262, le frère Arnaud, prieur conventuel domus fratrum heremitarum ordinis sancti Augustini in Narbona échange avec le chapitre cathédral les droits que son établissement détient en alleu sur un jardin situé « sous la Villeneuve de Narbonne », près de l’église Saint-Martin (à l’est de la Cité), contre des droits identiques détenus par les chanoines sur une moujade de vignes prope ecclesiam Sancti Felicis Narbone63. Peut-être s’agit-il d’agrandir ainsi la concession d’Arnaud Margalion. Le 25 août 1289, autre preuve d’un effort de remembrement des possessions des frères : à nouveau un échange de droits avec le chapitre cathédral qui reçoit des cens sur des vignes situées dans le Breuil et en cède aux Augustins sur des vignes du terroir de Cité, « lieu-dit condamine de Saint-Just, proche de la maison desdits Augustins»64. Où situer précisément cette dernière finalement quand on sait que « proche » de Saint-Félix (de la paroisse de laquelle elle dépend semble-t-il), elle apparaît également, par ailleurs, comme plus ou moins voisine du tènement de la Salade, de la léproserie (par nature éloignée de la ville) de même que de la Ripparia Sancti Pauli ? Il est bien difficile de trancher. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elle se trouve au nord de la Cité, dans la direction de Béziers, dans une zone soumise à la seigneurie archiépiscopale65.

28Pour ce qui est des Carmes, on peut penser que leur installation à Narbonne est sensiblement postérieure à celle des Augustins, ces derniers étant mentionnés un peu plus de quatre ans avant les premiers dans les testaments qui nous ont été conservés (2. xi.1256 vs 3.i.1261 : tableau II). Néanmoins, le 22 septembre 1261, Urbain IV recommande à l’archevêque de Narbonne « ses chers fils, les fratres ordinis Beatae Mariae de Monte Carmeli » invitant le prélat à n’opposer aucun obstacle à l’implantation de ceux-ci, mieux même à leur accorder une bienveillante approbation, au cas où ils se procureraient dans sa ville, par donation ou acquisition, quelque emplacement « pour qu’y soient construites une église et des maisons à leur usage»66. Impossible cependant de savoir au bout de combien de temps cette objurgation a été suivie d’effet, même si l’on constate que les Carmes bénéficient d’un legs en août 1263 comme les Augustins (tableau II). C’est chose faite, en tout cas, en 1269 quand le prieur des Carmes, frère Étienne et quatorze religieux, installés sur un terrain appartenant à l’abbaye Saint-Paul de Narbonne où ils peuvent posséder un oratoire ou église, un cloître et un cimetière bénit, concluent un accord avec l’abbé et les chanoines de ladite abbaye concernant essentiellement les conditions dans lesquelles ils sont autorisés à enterrer quiconque dans leur cimetière à condition de respecter un certain nombre de règles : l’intervention de membres du clergé de Saint-Paul si le défunt est un des paroissiens de cet établissement, le versement à l’église paroissiale du de cujus quelle qu’elle soit de la part canonique normalement due pour les funérailles, le partage avec Saint-Paul des tentures et draperies funèbres ainsi que de diverses autres oblations lors des services funèbres, l’abandon à Saint-Paul de la dixième partie de tout legs consenti par toute personne enterrée chez les frères. Pour toutes les autres offrandes pieuses faites aux Carmes, ceux-ci doivent verser à Saint-Paul, tous les ans à la Saint-Michel, cent sols tournois (i.e. cinq livres) à titre de compensation « ces offrandes n’étant dues qu’aux églises baptismales et paroissiales»67. Il est à noter que parmi les quinze Carmes présents lors de cet accord, onze portent un anthroponyme d’origine démontrant un recrutement très local : Durand et Pierre de Narbonne, Raymond de Béziers, Pierre de Carcassonne, Guiraud de Caunes (une localité du Minervois), Jacques et Girard de Montpellier, Pierre de Nîmes, Hugues et Rodophe de Millau, Pierre Cathelan (pour Catalan ?).

29De ce texte, il appert que le terrain occupé par les Carmes est sous la dépendance de la seigneurie de Saint-Paul, sans plus. De fait, il s’agit d’un lieu-dit du terroir du Bourg nommé al Saut de Na Gauteyra juxta fluminis Atacis. Ainsi défini, cet endroit où habitaient les Carmes, mais où ils ne résident plus (nous y reviendrons), est donné en 1330 à l’église Saint-Étienne, qu’il érige alors en collégiale, par l’archevêque Bernard de Fargues qui dit l’avoir acheté au prieur et aux frères ordinis Beate Marie de Carmelo Narbonensis68. Le saut (une chute ? un rétrécissement ? dans le lit de l’Aude voisine) de dame Gauteyra se trouve donc « côté Bourg»69, plus précisément en amont de celui-ci et par conséquent à l’ouest de l’agglomération. En effet, un règlement de police de juin 1274 montre qu’aux alentours de Nostra Dona del Carme s’étendent le tènement de Ribasautas (alias Rivesaltes) et plus loin celui de Cap de Pla vers le chemin de Carcassonne70. La proximité entre le Saut de Na Gauteyra et Rivesaltes est également soulignée dans un document du 6 août 1446 où l’on voit ces deux loci regroupés in decimario ecclesiae Sancti Pauli71. D’autre part, dans une sentence arbitrale du 12 mars 1289, intervenue entre les consuls du Bourg et le chapitre de Saint-Paul, la domus fratrum Beate Marie de Monte Carmeli est utilisée comme point de repère dans les discussions. Il y est fait allusion à la carreiria publica qui traverse le rieu Merdier (alias Veyret) peu après l’entrée de celui-ci dans la plaine narbonnaise ; ensuite cette voie « va vers le couvent des Carmes ». Il s’agit à coup sûr de la branche secondaire de la Domitienne en provenance des Corbières (cf. carte) et la direction indiquée est globalement exacte. Peut-être faudrait-il néanmoins, sur notre plan, déplacer, un peu vers l’aval, en direction du gué, l’hypothétique position proposée pour le Carmel. Quoi qu’il en soit, il resterait cependant ainsi relativement éloigné de l’agglomération.

30Cela dit, il faut constater que la documentation concernant cet établissement dans la seconde moitié du XIII^e siècle se réduit à peu de chose, si ce n’est des mentions de legs dans divers testaments (tableaux III et IV) où les Carmes reçoivent généralement des sommes identiques à celles promises aux Augustins. Un testament exceptionnel est néanmoins à signaler en mars 1292- 1293 : on y voit un certain Arnaud Petit habitant de Montréal (chef-lieu de canton de l’Aude, arrondissement de Carcassonne) donner, « pour l’amour de Dieu et de la Vierge Marie », une maison sise dans la ville de Montréal à frère Amelius de Brocia, prieur de la maison de Narbonne des frères du Mont Carmel72.

2. Les sachets et les frères Pies

31Pour appartenir au groupe des ordres mendiants « secondaires » (il vaudrait mieux dire éphémères), les Sachets de Narbonne n’en sont pas moins fort intéressants. On peut se demander, en effet, s’ils ne se sont pas implantés dans la ville avant les Carmes et peut-être même avant les Augustins. En même temps que ces derniers, ils figurent pour la première fois dans un testament narbonnais daté du 2 novembre 1256 où n’apparaissent pas les Carmes. Dans le testament d’Arnaud Margalion du 3 janvier 1261, les trois ordres sont nommés (tableau II) : les Carmes reçoivent dix sous melgoriens, mais on sait qu’à cette date ils n’ont pas encore trouvé un emplacement pour s’installer73; les Augustins bénéficient d’un terrain pour y construire une église ce qui ne dénote pas un très grand avancement dans leur implantation ; les Sachets, enfin, se voient octroyer trente sous pour leur pitance mais aussi dix sous pour leur « œuvre », ce qui laisse penser qu’ils ont déjà entamé des travaux de construction. Rien de surprenant finalement à cela quand on sait qu’au moment de leur suppression, en 1274, ils font jeu égal du point de vue du nombre de maisons avec les Augustins comme avec les Carmes74.

32Pour ce qui est de l’emplacement occupé dans l’agglomération par les frères de l’Ordre de la Pénitence de Jésus-Christ, autre nom des Sachets, on n’en a connaissance qu’après leur départ. Le 21 août 1280, en effet, ce lieu cum suis domibus, hedificiis, orto, puteo, arboribus, clausuris et… juribus et pertinenciis est vendu, aux enchères publiques par l’official de Narbonne sur ordre de l’archevêque, à trois personnes privées tanquam plus offerentibus (il s’agit d’un marchand, d’un pellicier et d’un notaire)75. Ce locus, situé in terminium Burgi Narbone et dans la paroisse de l’église Saint-Paul (donc à l’ouest de la Domitienne), est soumis à la seigneurie du chapitre de ladite église ; il est en outre proche de la Maison des lépreux du Bourg dont on sait, par ailleurs, qu’elle se trouve « hors le Portal Saint-Paul », près de l’enceinte76. Il est précisé que l’archevêque Pierre (de Montbrun) en faisant procéder à cette vente agit « conformément aux instructions du concile de Lyon » où avait été indiqué notamment que les sommes ainsi récupérées (ici trois cents livres tournois)77 devaient être converties in subsidium Terre Sancte. Notons que, finalement, l’ancien « enclos des Sachets » redevient un alleu aux mains du chapitre Saint-Paul qui, usant de son droit de préemption comme propriétaire éminent, a évincé les trois acheteurs désignés ci-dessus en leur versant, pour récupérer la propriété utile, la somme que ceux-ci avaient déboursée78.

33Entre ces débuts prometteurs et cette fin programmée, on ne sait pas grand-chose des Sachets de Narbonne si ce n’est que le 9 avril 1266 est parachevé un accord déjà conclu auparavant entre eux et l’abbé de Saint-Paul : pour ce qui concerne les chandelles (candelas) qui sont offertes lors de certaines fêtes « sur les autels de l’église des susdits frères » et dont la moitié devait normalement revenir au susdit abbé, il est décidé que, désormais, les religieux verseraient tous les ans à l’abbé, le 1^er janvier, une somme de dix sous tournois79. Interviennent, au nom des Sachets, le prieur provincial Guillem de Aliniano, le prieur conventuel Bernard de Liurano, le sous-prieur Bernard Stephani et dix frères dont un est qualifié d’operarius et un autre, Raymond de Liurano (Lieuran ?), porte le même nom que le prieur conventuel80.

34Pour ce qui regarde les frères Pies, « les frères au manteau blanc et noir qui apparaissent à Marseille en 1257»81, les renseignements sont plus minces encore. En fait, ils ne sont nommés qu’une seule fois dans un document narbonnais, le testament de B. de Salis, du 9 août 1263, où figurent tous les Mendiants dont nous avons parlé jusqu’à présent (tableau II) auxquels s’ajoutent, pour la première et dernière fois, les « frères de Notre-Dame » appellation sous laquelle ils sont connus à Narbonne. On en conclut généralement qu’ils possèdent dès lors un établissement dans la ville ou ses faubourgs mais on n’en a conservé aucune trace.

3. Les Augustines de Sainte-Marie-de-Bethléem

35Pour en finir avec la seconde vague d’implantation mendiante, il nous faut aborder maintenant le cas des Sœurs de Sainte-Marie-de-Bethléem dont nous pensons pouvoir faire remonter les débuts au dernier tiers du XIII^e siècle au plus tard. Celles-ci, souvent appelées plus brièvement Sœurs de Bethléem, n’apparaissent pour la première fois dans un testament narbonnais (tout du moins sous ce nom) que le 28 septembre 1321 (tableau IV) : on les y trouve à la suite des quatre principaux Mendiants masculins, en compagnie des Minorettes, juste avant les Repenties. On les retrouve le 12 mai 1344 dans le testament de Jacoba (tableau V) en compagnie des mêmes bénéficiaires82 ainsi que dans le testament de Béatrix d’Arborée le 8 juin 1377 (tableau V) où figure en outre le monastère de Sainte-Marie-de-Lapidet83, un couvent abritant à partir d’octobre 1254 des moniales augustiniennes au lieu-dit Levrettes à cinq kilomètres de Narbonne dans la direction du Minervois84. On peut situer « les sœurs de Sainte-Marie-de-Bethléem », au milieu du XIV^e siècle, au nord de la porte Royale, dans la direction de Béziers, où « leur église et monastère » sont proches à la fois de la Maison des lépreux, du couvent des Augustins et du « clos de Saint-Félix », le tout étant inclus dans la seigneurie temporelle de l’archevêque85. C’est dans cette « église ou monastère des religieuses de Notre-Dame-de-Bethléem » que, le 13 avril 1329, deux personnages, poursuivis par des officiers vicomtaux, trouvent asile sous la protection archiépiscopale86.

36Une lettre du pape Benoît XII, datée du 15 novembre 1341, adressée à l’archevêque Gasbert du Val, suite à la réception en cour de Rome de la supplique d’Hermengarde abbatissa monasterii de Bethlehem narbonensis ordinis sancti Augustini permet de découvrir l’appartenance de ces religieuses à l’Ordre de saint Augustin d’une part et, d’autre part, la « soumission directe » de ce monastère au prélat narbonnais87. La première constatation nous amène à examiner deux testaments qui n’avaient pas retenu notre attention jusqu’ici : datés respectivement du 10 juin 1285 et du 9 avril 1326, on y trouve globalement la même liste de bénéficiaires que dans les testaments déjà étudiés (ci-dessus et n.82-83) à l’exception des Sœurs de Bethléem qui en sont absentes. En revanche, dans ces deux testaments, bénéficient d’un legs des sœurs augustiniennes88. Aussi supposons-nous que ces dernières se confondent avec les sœurs du monastère de Bethléem de Narbonne ordinis sancti Augustini et que ce sont là deux appellations pour le même groupe de « religieuses femmes » comme elles sont nommées, en septembre 1332, dans un acte royal en leur faveur89.

37De tout ce qui précède, il nous semble possible d’inférer que ce sont ces mêmes religieuses qui sont concernées par un acte du 25 août 1285 où l’on voit une certaine Aladaysse de Canet, « prieure du couvent des sœurs de saint Augustin de Narbonne », procéder à un échange avec le chapitre cathédral « du consentement de tout son couvent ». Les sœurs cèdent des droits sur deux vignes sises dans le terroir de Cité au lieu-dit le Breuil ainsi que sur divers biens dans le terroir de Vidillan, une localité voisine de Narbonne ; elle reçoivent en retour des droits sur « trois pièces de vignes » dans le terroir de la Cité, lieu-dit « condamine de Saint-Félix»90, c’est-à-dire dans la zone même où nous avons situé, ci-dessus, le monastère Sainte-Marie-de-Bethléem. Il nous semble que l’on assiste là à une opération de remembrement autour du lieu où ces Augustines sont en cours d’installation91. Le fait qu’elles optent, ce faisant, pour un emplacement voisin de celui occupé par les frères Augustins, nous amène à proposer de voir en elles des représentantes de la branche féminine de cet ordre mendiant92.

III. Permanences et transformations (fin XIII^e-fin XV^e siècle)

38À la fin du XIII^e siècle, le maillage mendiant est entièrement en place à Narbonne. Malgré la disparition précoce des Sachets et des Pies, l’équilibre à été conservé entre le territoire de la Cité où sont installés les Mineurs et les Augustins et celui du Bourg qui abrite les Prêcheurs et les Carmes. Les quatre ordres majeurs masculins sont ainsi situés plus ou moins « aux quatre coins de la ville ». Il est vrai, néanmoins, que les couvents de femmes se trouvent tous deux « côté Cité », mais les religieuses ne remplissant pas les mêmes tâches d’apostolat que leurs homologues masculins ne sont en fait pas concernées par l’effort de quadrillage caractéristique des Mendiants. Quoi qu’il en soit, reste à voir le destin de chacun de ces divers établissements jusqu’à la fin du Moyen Âge.

1. Développement in situ : les Prêcheurs et les Mineurs

39Après des débuts difficiles, les Prêcheurs ont connu un développement tel qu’ils passent à la fin du XIII^e siècle pour être l’un des plus importants couvents de la province dominicaine de Provence « jouissant de la réputation enviée d’être un couvent de cent frères»93.

40C’est que leurs relations avec les habitants de la ville et de ses environs se sont totalement pacifiées. Aussi sont-ils choisis comme légataires tant par les fidèles de la Cité que par ceux du Bourg (tableaux I à VI), les uns et les autres pouvant éventuellement appartenir à la confrérie de saint Pierre martyr, établie dans l’église des Prêcheurs, ce qui leur vaut à partir du 6 juin 1367 de participer, comme membres, aux bénéfices spirituels de toutes les prières de l’ensemble des frères de l’Ordre94.

41Pour ce qui concerne les rapports avec les consulats de la ville, celui de la Cité et celui du Bourg, réunis en un seul à partir de 1338, la documentation que nous avons consultée n’est guère éclairante. Néanmoins, les quelques renseignements que nous avons pu glaner font état de relations cordiales, notamment avec les consuls du Bourg : ainsi a-t-on pu voir, en mars 1288, ces derniers entreprendre des travaux de voirie pour faciliter l’accès au couvent des Prêcheurs95.

42L’importance de la place prise par les Prêcheurs dans la ville se mesure également par le fait que, lors de la mort de Philippe III le Hardi, en octobre 1285, au début de la malheureuse « croisade contre l’Aragon », son successeur Philippe le Bel, dans un premier temps, songe à lui choisir leur église comme dernière demeure. C’est la force de persuasion conjuguée de l’archevêque et des chanoines qui aurait amené le nouveau roi à se raviser au bénéfice de la cathédrale dans le chœur de laquelle est finalement installé le tombeau des chairs du défunt roi96. Quelques années plus tard, le 29 mars 1329, Philippe VI de Valois mande au trésorier royal de Carcassonne de verser annuellement, et tant qu’il plairait au roi, dix livres tournois au couvent des frères Prêcheurs de Narbonne, comme cela leur avait été concédé par son cousin germain le roi Philippe97. On peut imaginer que ce dernier, Philippe V le Long, fils de Philippe le Bel, n’avait, ce faisant, que reconduit une concession qu’aurait accordée son père aux Prêcheurs en guise de compensation pour avoir préféré la cathédrale à leur église…

43De ce point de vue, les frères furent plus chanceux avec la famille vicomtale de Narbonne dont plusieurs membres optèrent pour leur établissement comme lieu de sépulture. Ainsi, le vicomte Amalric II (1298-1328) et son épouse, Jeanne de l’Isle Jourdain, sont-ils tous deux ensevelis dans l’église des Prêcheurs98 comme nous l’apprend, le 17 juin 1331, leur fils puîné, Guillaume de Narbonne, seigneur de Montaigu dans le diocèse de Toulouse, dans un acte où il concède audit couvent et à son sous-prieur, frère Bernard Porcelli, en présence du lecteur frère Arnaud Montanerii, une rente perpétuelle de cinquante setiers de froment, payable tous les ans le jour de l’Assomption, en nature ou éventuellement en numéraire au prix pratiqué alors in foro bladi Narbonae. Guillaume déclare que, ce faisant, il agit pour le salut de son âme et de celle de ses parents, mais surtout à cause de « la grande dévotion qu’il porte, à juste titre, au saint ordre des frères Prêcheurs, tout particulièrement au couvent de cet ordre à Narbonne»99. Déjà la mère et la tante par alliance d’Amalric II, Sibylle de Foix et Algayette de Rodez, avaient fait choix du susdit couvent comme dernière demeure. Pour ce qui concerne Sibylle, épouse d’Aymeric IV (1270-1298), le 21 mars 1300, deux de ses fils, le susdit Amalric, vicomte, et Pierre, chanoine de Saint-Just, font don, chacun, d’une rente viagère au couvent des Prêcheurs dans l’église desquels le corps de leur mère est enseveli ; pour le premier, il s’agit de cent setiers de froment à percevoir par les frères, aussi longtemps que vivra le donateur, chaque année à l’époque des moissons, sur l’aire de la bastide vicomtale de Bougna, à partir des récoltes et revenus provenant du finage de Livière ; pour le second, il s’agit de dix livres tournois à retirer annuellement, à la Saint-Michel de septembre, super leudam pontis Narbonae100. Pour ce qui concerne Algayette, épouse d’Amalric I de Pérignan et belle-sœur du vicomte Aymeric IV, dans son testament du 8 mars 1274 n.s.101, elle fait de nombreux legs au couvent des Prêcheurs (tableau II) où elle est ensevelie après sa mort intervenue le 15 mars de la même année comme l’indique l’inscription gravée sur la dalle funéraire surmontée de la statue d’une gisante qui a été retrouvée en 1933, rue Lazare-Carnot (aujourd’hui Baptiste-Limouzi), à trente mètres du boulevard et quatre mètres de profondeur, soit un emplacement correspondant à ce que l’on sait du site primitif de l’établissement médiéval des Prêcheurs, à la Mayole, avant sa démolition nécessitée par la construction de l’enceinte moderne au début du XVI^e siècle102. Enfin, c’est par son testament en date du 24 août 1337 que l’on apprend la volonté du vicomte Amalric III (1336-1341), petit-fils d’Amalric II, de choisir l’église des Prêcheurs comme lieu de sépulture ; à cet effet, il lègue aux frères, en plus de deux rentes annuelles perpétuelles (tableau V), une somme de deux cents livres tournois pro una capella decenter ornata omni ornamento sibi necessario in dicta ecclesia conventus proedicti facienda et construenda in honorem beati Georgii ubi me ordino sepelliri103.

44Il est malheureusement impossible de donner une description matérielle de l’établissement des Prêcheurs à la fin du Moyen Âge puisqu’il a été « démoli pièce à pièce»104 au tout début du XVI^e siècle, ce que déplorent les consuls, en novembre 1514, dans un texte où ils accusent l’archevêque d’avoir fait « abattre le couvent des Jacobins»105. Nous avons vu qu’en 1260 l’église paraît terminée (ci-dessus et n.23), mais elle a pu par la suite être l’objet de transformations ou d’agrandissements. Le cloître est mentionné pour la première fois en 1316 et le cimetière en 1326106 seulement, mais sans doute l’un et l’autre sont-ils en place dès le XIII^e siècle. Impossible par ailleurs de dire quoi que ce soit sur les autres constructions qui occupent le vaste terrain dont disposent les frères au bord de l’Aude.

45C’est sur leur emplacement initial que se développent aussi les Mineurs pendant les siècles médiévaux qui suivent leur installation à Narbonne. Pourtant, par testament du 10 juillet 1281 (tableau III), Raymond du Capitole leur lègue des droits sur cinq moujades de vignes dans une condamine du Breuil (un tènement voisin du couvent des Clarisses) pro oedificanda et construenda domo et ecclesia et officinas ipsis fratribus ad transmutandum domum et mansionem in qua modo morantur107. Cette proposition de transfert, dont on se demande ce qui la motive, reste apparemment sans effet puisque les frères se maintiennent près du fossé de la porte Brune comme nous l’avons vu (ci-dessus n.47 à 51).

46C’est là que se trouve leur église que in honore beati Francisci dicitur esse constructa, comme le précise Nicolas IV dans une bulle du 24 février 1289, adressée au « gardien et aux frères » de l’ordre des Frères mineurs de Narbonne, par laquelle le pape accorde un an et quarante jours d’indulgences aux fidèles qui visiteront cette église pour le jour et durant l’octave de chacune des fêtes de la Vierge Marie ainsi que celle de saint François et de sainte Agnès. Quelques années auparavant, le 30 mars 1283, on y voit fonder un obit108 et, en 1286, les frères reçoivent un legs de cent livres melgoriennes pour y bâtir une chapelle (tableau III). Plus tard, c’est à nouveau pour qu’y soit édifiée une chapelle, que le vicomte de Narbonne lui-même, Guillaume II, dans son testament du 25 mai 1424 (tableau VI), laisse une somme de « mille livres tournois, ou plus si nécessaire », à prendre sur un legs global de trois mille livres. Notons, néanmoins, qu’aucun membre de la famille vicomtale, à notre connaissance, n’a demandé à être enseveli chez les Mineurs.

47Nous ne traiterons pas ici de la période troublée que connaît le couvent des Mineurs de Narbonne fin XIII^e – début XIV^e siècle avec l’affaire des « Spirituels », sauf pour souligner le soutien que les frères ont trouvé dans la population, notamment chez les consuls du Bourg. Ainsi, le 22 février 1316, ceux-ci s’adressent au pape pour lui dire le « grand scandale » que constitue l’excommunication des fratres minores ordinis beati Francisci pour les habitants de Narbonne (gentes et populus Narbone) : c’est que, écrivent-ils, beaucoup de viri boni et de mulieres confluent quotidiennement pour assister aux offices divins ad domum seu ecclesiam minorum Narbonae, où ils font en outre célébrer des messes pour les âmes de leurs parents et de leurs amis qui sont ensevelis dans ce monastère (sic)109. Plus tard, la piété des fidèles trouve en ces lieux d’autres occasions de s’épanouir avec notamment l’institution, en 1378, de la « confrérie de saint François », autorisée par les vicaires généraux de l’archevêque110.

48Mais l’on ne se rend pas seulement chez les Mineurs pour des motivations religieuses, il est possible aussi d’y organiser des réunions de conciliation : ainsi, le 30 avril 1376, « dans l’église du couvent » au sujet d’un conflit concernant la collation d’une charge ecclésiastique111 et, le 20 avril 1396, « dans la salle capitulaire » de ce même couvent, pour un accord entre l’archevêque et les consuls de Narbonne dans une affaire relative à la seigneurie de Gruissan112. À l’époque moderne encore, le 18 mars 1506, on voit des témoins auditionnés par le commissaire du sénéchal de Carcassonne dans le couvent des Frères mineurs, hors de la ville, « pour la peste étant en ladite ville»113. C’est que, depuis longtemps déjà, les fils de saint François sont totalement intégrés dans la vie de l’agglomération à l’instar des fils de saint Dominique.

2. Déplacement et expansion : les Augustins et les Carmes

49Pour faire jeu égal avec les deux plus anciens ordres, Augustins et Carmes ont dû attendre au moins la seconde moitié du XIV^e siècle. L’examen des testaments des années 1256-1291 (tableaux II, III, IV), montre en effet un moindre attrait des fidèles pour ces derniers que pour les premiers, marqué par des legs d’un montant sensiblement inférieur. À partir de 1314 (tableau IV) et surtout de 1344 (tableaux V et VI), à part quelques exceptions, les quatre ordres masculins bénéficient en général des mêmes sommes. Ils se trouvent de plus en plus sur un pied d’égalité regroupés qu’ils sont sous une appellation unique, les quatuor ordines paupertatis : ainsi en 1376 dans le testament du cardinal de la Jugie qui précise videlicet fratrum Minorum, Predicatorum, Heremitarum sancti Augustini et Beate Marie de Monte Carmelli… cuilibet istorum conventuum quinque florenos auri ou encore dans celui du vicomte Guillaume I, en 1397114. De la même manière, Béatrix d’Arborée, en 1377, avant de léguer cent florins d’or à chacun des couvents de Mendiants de Narbonne, indique qu’elle veut que, immédiatement après sa mort, soient choisis quatre frères prêtres de quolibet ordine paupertatis Narbonae qui devront accompagner son corps depuis le lieu de son décès jusqu’à abbaye de Lagrasse qu’elle choisit comme dernière demeure. Dans son testament du 23 avril 1341, l’archevêque Bernard de Fargues utilise une formulation encore plus générale lorsqu’il déclare léguer deux mille livres aux pauperibus, ordinibus et monasteriis et locis piis ac puellis maritandis de la ville et du diocèse de Narbonne115. Néanmoins, par ailleurs, on voit le prélat distinguer chacun des ordres mendiants et les traiter de manière inégalitaire quand il s’agit pour lui d’accorder à divers couvents de sa ville, à l’occasion de certaines fêtes religieuses, des aumônes plus ou moins importantes116 : ainsi pour Noël, les Prêcheurs reçoivent quatorze livres, les Mineurs dix, les Augustins et les Carmes quatre seulement chacun, pour Pâques et la Sainte-Marie-Madeleine, Dominicains et Franciscains reçoivent chacun les mêmes sommes soit, trois livres huit sous pour la première fête et trois livres pour la seconde alors qu’Augustins et Carmes ne reçoivent, chacun pour les deux fêtes, qu’une livre dix sous. Notons, en outre, que dans tous les cas, ces deux derniers sont moins bien lotis que le couvent des Sororum minorum, nommé dans la liste des bénéficiaires au deuxième rang, à la suite des Mineurs, pour un montant de sept livres à Noël et de trois livres à Pâques et à la Sainte-Marie-Madeleine. Seules les sœurs de Bethléem, reléguées en fin d’énumération, ne bénéficient que d’une livre dix sous à Noël au lieu de quatre bien qu’elles reçoivent la même somme que Carmes et Augustins pour Pâques et pour la Sainte-Marie-Madeleine.

50Augustins et Carmes, lors de leur première implantation dans les années 1260-1263, se sont établis nous l’avons vu, par choix et sans doute aussi par nécessité, à une certaine distance de l’agglomération. Avec le temps, la vocation pastorale prenant progressivement le pas chez eux sur la « tentation érémitique », leur notoriété augmentant, les uns et les autres ont songé à se rapprocher de la ville. Les Augustins, les premiers, se sont préoccupés de faire des démarches en ce sens. C’est ainsi que, le 15 décembre 1317, Jean XXII leur accorde l’autorisation de chercher un nouvel emplacement, proche du Bourg ou de la Cité, apte à la construction d’un (nouveau) locum… accomodum cum ecclesia, domibus et aliis oportunis avec licence d’aliéner les locaux dans lesquels ils demeurent à ce moment. Le pape dit répondre ainsi à la prière des frères qui lui ont fait savoir que leur couvent inter vineas narbonensis constitutus est à ce point éloigné de la ville que la population a du mal à accéder à leur établissement pour y suivre les offices divins et y entendre les sermons d’une part et, d’autre part, qu’eux-mêmes ont des difficultés à se rendre dans l’agglomération pour y exercer l’office de prédication et les autres œuvres de salut et ce d’autant plus qu’à la distance s’ajoutent les fréquentes dévastations des routes à cause des pluies117. Ces précipitations, très abondantes, sont liées à un véritable dérèglement climatique affectant la région depuis la fin du XIII^e siècle avec entre autres conséquences de nombreux débordements de l’Aude. En octobre 1316, notamment, des pluies diluviennes s’abattent sur Narbonne et l’énorme crue qui s’en suit entraîne la destruction de trois cents maisons et la mort de cinquante personnes dans la ville118.

51Forts de l’autorisation pontificale, les Augustins ont donc pu transférer leur établissement. C’est chose faite au plus tard en 1325, date à laquelle ils auraient conclu un accord avec le chapitre Saint-Paul119 dans l’orbite duquel, nous le verrons, ils se situent désormais. Par ailleurs, on voit qu’ils ont abandonné les lieux où ils demeuraient auparavant qui sont dès lors nommés Agoustis-Viels en 1326, ou encore « clause qui avait été aux Augustins » en 1333120. Bien plus tard, deux lettres de François I121, datées respectivement de 1528 et 1529 donnent de précieuses informations sur cet établissement alors même, qu’à l’instar de celui des Prêcheurs, il vient d’être « abattu et démoli » pour faire place à l’enceinte moderne. L’église, monastère et couvent des Augustins, édifiés « vers le chemin tirant à Perpignan », extra et prope muros… Burgi Narbone, se trouvaient là, selon le roi, « depuis deux cents ans et plus », ce qui correspond aux dates proposées ci-dessus pour leur arrivée dans ce nouveau site, à savoir entre fin 1317 et courant 1325. Par ailleurs, un document de 1492 permet de préciser que le couvent des Augustins voisine avec l’église Saint-Mathieu dont on sait par ailleurs qu’il s’agit de l’ancien oratoire de la léproserie du Bourg. Toutes ces indications correspondent globalement à ce que nous savons de l’emplacement des Sachets en 1280, date à laquelle le chapitre Saint-Paul récupère le terrain occupé jusqu’au moins en 1274 par les Frères de la Pénitence (ci-dessus et notes 75 et 76). Aussi admet-on généralement que c’est plus ou moins ce même emplacement, situé dans la paroisse Saint-Paul, qui a été cédé par les chanoines de ladite église aux Augustins désireux de se rapprocher de la ville122. Des différentes constructions que les frères édifient en ces lieux on ne peut rien dire puisque, nous l’avons vu, tout a été jeté à bas. Signalons néanmoins que, dans son testament du 25 mai 1424 (tableau VI), le vicomte Guillaume II lègue cent livres tournois aux frères de saint Augustin « pour la construction du chœur de l’église de leur couvent ».

52En s’installant aux abords de la voie Domitienne, à sa sortie du Bourg par la porte Saint-Paul (en direction de Perpignan), les Augustins ont fait un choix judicieux car nous sommes là dans une zone en pleine expansion où se situe une de ces excroissances urbaines qui, à partir du milieu du XIII^e siècle, débordent des murailles gallo-romaines ou médiévales de la ville. Ici, il s’agit du barrium extra Portale Sancti Pauli, attesté dès 1279, alias Barrium Sancti Mathei en 1319123. C’est en raison de cette urbanisation croissante que, à la suite de plusieurs plaintes contre une cohabitation anormalement étroite avec les lépreux, le sénéchal de Carcassonne somme les consuls du Bourg, le 17 octobre 1317, de transporter « hors du Bourg », en un lieu convenable, « l’hôpital des lépreux dudit Bourg ». Le 13 novembre suivant, les consuls donnent leur accord comme « patrons » de cet établissement et, le 17 octobre 1318, ils procèdent à la cession ad accapitum de la clausa que dicitur misellorum extra Portale Sancti Pauli divisée en cinq lots124. L’église Saint-Mathieu reste néanmoins en place et donne, comme nous l’avons vu, son nom au barri qui continue à se développer.

53Les Carmes à leur tour vont s’efforcer de déménager. Dans une supplique au souverain pontife, ils font état, comme l’avaient fait avant eux les Augustins, de leur éloignement de l’agglomération, avec les nombreux inconvénients qui en découlent : ainsi cela les prive des aumônes des fidèles qui, en outre, à cause de la distance, négligent de se faire enterrer chez eux. Ému par ces plaintes, qu’il reproduit dans sa lettre du 10 janvier 1320, le pape Jean XXII autorise le prieur et les frères Carmes de Narbonne à acquérir pour s’y transporter un locum congruum, honestum et decentem dans la ville vel ejus suburbiis ; là ils pourront construire oratoria et officinas et célébrer les offices divins. Le pape les autorise en outre à vendre les lieux où ils demeurent125. Mais apparemment l’affaire traîne en longueur puisque quand le prieur général des Carmes à son tour s’adresse, trois ans plus tard, à Jean XXII pour plaider la cause de dix maisons de son ordre « trop éloignées de la ville dans les environs de laquelle elles se trouvent pour être commodément visitées par les habitants », l’établissement narbonnais figure dans la liste présentée au pontife. Ce dernier, dans une lettre du 1^er avril 1323, permet aux Carmes de ces dix villes, dont Narbonne, de vendre leur ancien couvent et d’acquérir un nouveau terrain, infra vel extra moenia, mais en tout cas immédiatement voisin de l’agglomération concernée afin d’y construire maisons, église ou chapelle, et alia necessaria officina afin d’y habiter et d’y célébrer les offices divins, le tout assorti de l’autorisation de posséder un cimetière et une cloche. Le 27 mai 1323, frère Bernard Raynaud, du couvent des Carmes de Narbonne, présente la missive pontificale à l’official de l’archevêché pour lui en faire connaître la teneur sans doute, mais peut-être aussi dans l’espoir d’obtenir son aide pour mener à bien le transfert souhaité126.

54Le lieu où s’installent enfin les frères de Sainte-Marie-du-Mont-Carmel, entre mai 1323 et août 1330 date à laquelle ils vendent leur ancien couvent (ci-dessus et n.68), se situe à plusieurs centaines de mètres en aval de leur ancienne maison, sur la rive droite de l’Aude, tout à côté de l’enceinte du Bourg, entre la porte Raymond Jean par où s’échappe la voie d’Aquitaine en direction de Toulouse et le Portal du Pont Neuf, du nom d’un ouvrage, d’abord en bois (1275-1293), puis reconstruit en pierres entre 1329 et 1331. Ce « portal », dès le XIV^e siècle, ce pont, au plus tard en 1454 prennent d’ailleurs le nom de Porte et Pont des Carmes127. Plus au sud, vers la porte Raymond Jean s’élève l’hôpital Saint-Jacques du Bourg, attesté au plus tard en 1321128. Nous sommes là dans une zone déjà bien urbanisée : s’y développe en effet, extra-muros, le barri de la porte Raymond Jean, mentionné dès avant le milieu du XIII^e siècle129. Le nouveau couvent étant situé, comme l’ancien, dans la paroisse Saint-Paul, l’accord conclu entre les deux établissements en 1269 se perpétue sans doute (ci-dessus et n.67). En tout cas, les derniers statuts connus pour Saint-Paul, datés de 1413, font état de « rentes payées au chapitre par les Carmes et les Augustins»130.

55Installés extra-muros, les Carmes et l’hôpital Saint-Jacques sont tous deux englobés, en l’état, à l’intérieur du Bourg, lors de la construction de l’enceinte moderne, ce qui dans cette partie de l’agglomération intervient seulement dans les années 1604-1608. Dès le XIV^e siècle néanmoins, avant et après le siège de la ville par le Prince Noir, en novembre 1355, l’ancienne muraille, hors de laquelle se dressent ces deux établissements, est l’objet de divers travaux de restauration et de renforcement : ainsi, en avril 1362, les fossés du Bourg sont nettoyés depuis la fontaine de Saint-Paul jusqu’à « la tour des Carmes construite au bord de l’Aude»131; en juin 1520, un gros apport de terre entre le vieux mur du Bourg en cours de consolidation et le couvent des Carmes toujours extra-muros occasionne des dégâts à la clôture dudit couvent132. Disons pour terminer que quelques auteurs font l’hypothèse que les travaux de déplacement de l’enceinte, mettant à l’abri à la fois l’hôpital Saint-Jacques et les Carmes auraient été menés à bien dès la seconde moitié du XIV^e siècle133. Nous ne partageons pas cette opinion. Quoi qu’il en soit, en l’absence d’autres documents, on ne peut guère en dire plus pour les deux derniers siècles du Moyen Âge sauf à examiner les vestiges de la nef encore plus ou moins visibles aujourd’hui134.

3. Difficultés et replis : les Minorettes et les Augustines de Sainte-Marie-de-Bethléem

56Reste à voir la destinée des deux couvents féminins gravitant plus ou moins dans l’orbite des Mendiants, à savoir les Minorettes et les Augustines de Sainte-Marie-de-Bethléem. Dans les deux cas, la documentation manque, les deux maisons disparaissant même des listes de bénéficiaires de legs après 1377 (tableau VI). On constate seulement que ces religieuses demeurent, les unes comme les autres, étroitement soumises à l’archevêque135. Rien d’étonnant dès lors que les deux établissements soient concernés par la visite pastorale de Jean Corsier, vicaire général de l’archevêque François de Conzié, en 1404, ce qui est d’ailleurs le cas de toutes les autres religieuses présentes à cette date à Narbonne136.

57La visite des « religieuses de Notre-Dame-de-Bethléem ainsi nommées » (sic) a lieu après celle de « la maison… des Repenties de la Cité » et avant celle des « religieuses de Notre-Dame-de-Lapidet demeurant pour lors dans le Bourg » ayant été contraintes de quitter leur couvent hors de la ville (cf. ci-dessus et n.83 et 84)137. Notons que ces trois mêmes établissements féminins sont nommés en 1335 dans les statuts de l’archevêque Bernard de Fargues lorsqu’on voit apparaître parmi les causes légitimes d’absences aux offices pour les chanoines le fait de confesser ex commissione archepiscopi dans la cathédrale sans doute mais aussi dans « les monastères des moniales de Bethléem et de Lapidet » ou encore dans « la maison des Sœurs Repenties»138. Pour en revenir à la visite de J. Corsier, interrogées par ce dernier « dans leur chapelle », les sœurs de Bethléem déclarent posséder « la maison dans laquelle elles font leur habitation… quelques terres et une vigne ». Leur situation matérielle ne paraît guère florissante. Il est vrai que déjà en 1341, dans une lettre de Benoît XII à l’archevêque (ci-dessus et n.87), il est fait état de la « pauvreté de leur abbesse ». Le fait est que depuis le « déménagement des Augustins », dans les années 1317-1325, elles vivent complètement isolées dans un lieu que ces derniers décrivent comme inaccessible et perdu au milieu des vignes, avec pour seuls voisins les lépreux139. Mentionnées pour la dernière fois en 1377 dans le testament de Béatrix d’Arborée qui leur lègue un florin d’or (tableau V), elles disparaissent ensuite complètement de notre documentation sans que finalement nous ayons pu confirmer l’hypothèse selon laquelle elles auraient pu appartenir à une branche féminine de l’ordre des Ermites de saint Augustin.

58Pour ce qui concerne les Minorettes, en revanche, nous sommes bien en présence de « filles de saint François d’Assise ». Remarquons néanmoins que nous n’avons découvert aucune mention d’éventuelles relations entre elles et le couvent des Mineurs de Narbonne. Lorsque J. Corsier les visite en 1404, il rencontre vingt-cinq religieuses « ayant chapelle, réfectoire, cimetière et jardin » dans leur couvent « qui est dans la ville et cité de Narbonne»140. Est-ce à dire qu’elles résident désormais intra-muros bien que cela ne soit pas formellement précisé comme ci-dessus dans le cas des moniales de Lapidet ? Nous les avions quittées, installées dans le Breuil, un tènement plutôt rural mais assez proche du faubourg de Coyran-Belvèze dont l’une des portes prend dans la seconde moitié du XIII^e siècle le nom Portalis de las Menoretas141. La partie non emmuraillée du tènement de Belvèze s’urbanise dès lors progressivement et c’est ainsi que se développe fin XIII^e-début XIV^e siècle, le barri des Minorettes entre le couvent et la ville142. Mais ce faubourg est complètement détruit par les Anglais en novembre 1355 ce qui modifie l’environnement des Clarisses qui se maintiennent cependant en ce lieu. C’est là qu’elles se trouvent quand le 8 juin 1377, Béatrix d’Arborée leur lègue sa vaisselle d’argent pour être vendue à leur bénéfice. La vicomtesse précise que, de la somme ainsi obtenue, deux florins d’or doivent aller à « l’abbesse dudit monastère » (monasterium), un florin à « chacune des sœurs dudit couvent » (conventus), un demi-florin à « chacune des donates », tandis que deux cents florins doivent être affectés in reparacionem ecclesiae seu monasterii. Il semble bien que cette somme ait finalement été utilisée non pas à la restauration de l’ancien monastère des Minorettes mais bien plutôt à l’aménagement d’un nouveau couvent à l’intérieur des murs de la Cité, en cette même année 1377. En effet, dans un acte daté de 1377 (sans plus), il est indiqué que la maison des sœurs Minorettes se trouve alors dans la paroisse Saint-Sébastien, dans l’isle d’Urgell143. Le 17 mai 1389, on voit qu’une maison située dans la Cité, dans l’isle d’Urgell derechef, a pour confront occidental « le monastère des Sœurs de Sainte-Claire»144. La réalité du transfert se confirme quand on lit, dans un acte du 17 août 1391, qu’une pièce de terre, dans le Breuil, se trouve « devant l’ancien monastère des sœurs Minorettes»145. L’établissement que visite Corsier en 1404 est donc leur nouvelle demeure intra-muros, dans la partie nord-ouest de la Cité, non loin de l’enceinte, où elles sont attestées pour la dernière fois, à notre connaissance, en 1448146. Elles auraient ensuite quitté Narbonne « dans le courant du XV^e siècle » pour aller « s’installer à Millau en Rouergue»147.

4. Les Mendiants hors les murs : une « exclusion » persistante

59Si les Clarisses ont été admises à l’intérieur des murs de la Cité dès le dernier quart du XIV^e siècle, il n’en est rien pour les quatre ordres mendiants masculins qui, au début du XVI^e siècle, se trouvent encore tous extra-muros. Nous sommes là dans un cas de figure analogue à celui de Montpellier où tous les Mendiants se situent « au-dehors de la Commune clôture » à la fin du Moyen Âge148. Dans les deux villes, c’est très certainement le clergé paroissial qui a veillé à ce que cette situation perdure du XIII^e à la fin du XV^e siècle, manifestation entre autres d’une attitude d’opposition aux ordres nouveaux, souvent considérés comme des intrus149.

60Il s’agit à Narbonne du chapitre cathédral qui, directement ou par l’intermédiaire du sacriste-mage, détient la cura animarum de toutes les églises paroissiales de la Cité tandis que, dans le Bourg, une des paroisses dépend de l’église Saint-Paul et l’autre du prieuré bénédictin Sainte-Marie-Lamourguier, une filiale de Saint-Victor de Marseille. C’est ainsi que, dans les années 1253- 1254, plusieurs lettres du pape Innocent IV, adressées à l’archevêque de Narbonne, font état de plaintes émanant du prieur de Sainte-Marie du Bourg (OSB), de l’abbé et du chapitre séculier de Saint-Paul, des recteurs (i.e. les desservants) des églises Sainte-Marie-la-Major, Saint-Sébastien, Saint-Cosme, Saint-Félix, Saint-Étienne (soit toutes les églises paroissiales de la Cité, à l’exception de la paroisse cathédrale), déplorant en particulier le fait que les paroissiens des églises susdites, d’une part se confessent sans permission à d’autres religieux que leurs recteurs respectifs et, d’autre part, « transportent leur sépulture » dans « d’autres églises que la leur au préjudice du droit de paroisse»150. Chemin faisant nous avons relevé diverses autres « disputes », portant le plus souvent sur les droits de sépulture ; tantôt les Mendiants ont gain de cause grâce généralement à l’intervention du pape, tantôt on assiste à la signature d’un « accord » remettant plus ou moins en question leurs privilèges spécifiques151. C’est à la suite d’un accord de ce genre, très certainement, que l’on voit, le 7 mars 1271, frère Bernard de Nobrio, prieur du couvent des Prêcheurs de Narbonne, reconnaître devoir au prieur de Lamourguier, frère Raymond de Dausseran, une rente annuelle de quatre livres tournois152.

61Il peut arriver aussi qu’un couvent mendiant s’allie avec un ancien établissement contre un autre couvent mendiant. C’est ce qui se passe à Narbonne dans les années 1528-1529 : les Prêcheurs, installés depuis peu (avant 1514) intra-muros, s’opposent, en compagnie des moines de Lamourguier, à ce que les Augustins, contraints eux aussi d’abandonner leurs maison hors des murs, poursuivent la construction de leur nouveau couvent sur un terrain qui leur a été donné à l’intérieur du Bourg parce que ce dernier se situe à moins de trois cents cannes de la nouvelle installation des Prêcheurs et, qui plus est, dépend de la paroisse du prieuré alors qu’auparavant les Augustins se trouvaient dans la paroisse Saint-Paul. Il faut l’intervention du roi François I^er pour permettre aux Augustins de poursuivre leurs travaux153.

Conclusion

62À l’issue de cette présentation d’ensemble des ordres mendiants à Narbonne, des origines à la fin du Moyen Âge, un certain nombre de remarques peuvent être faites.

63D’abord, pour ce qui concerne les religieuses apparentées à la famille des Mendiants, sans conteste (Les Minorettes) ou de manière plus hypothétique (les Augustines de Bethléem), il est frappant de constater que, finalement, elles ne se distinguent guère des autres « sœurs » ou « moniales » (appellation interchangeables) qui sont leurs contemporaines dans la ville, notamment les « Repenties »»…

64Pour ce qui regarde les frères, en revanche, ils se distinguent bien sûr tout à fait des ordres traditionnels. Les Prêcheurs et les Mineurs dominent le XIII^e siècle tandis que les Augustins et les Carmes ne connaissent un véritable élan qu’avec la première moitié du XIV^e siècle, sans porter ombrage néanmoins aux premiers dont l’épanouissement se poursuit : chez les uns et les autres s’ouvrent des chantiers de constructions, signes de la persistance de l’élan économique154.

65Avant de s’enraciner ainsi dans la ville, tous ont connu, à un moment ou à un autre, nous l’avons vu, des épisodes difficiles. Ils finissent tous néanmoins par s’affirmer dans la vie de l’agglomération, marquant notamment le paysage urbain. Leur poids monumental à la fin du Moyen Âge est bien souligné dans un libelle des consuls de Narbonne contre le cardinal Guillaume Briçonnet, favorable à la politique royale de construction d’une nouvelle enceinte dont le tracé suppose la démolition de la plupart d’entre eux. Selon les consuls, l’archevêque, prenant prétexte de la menace ibérique, a trouvé le moyen « de faire abattre les couvents des Mendiants » qui étaient hors des (anciens) murs, osant faire ainsi « ce qui n’avait jamais été fait auparavant par quelque guerre qu’il y eût dans le royaume » à l’encontre de ces couvents qui étaient « beaux, grands et somptueux»155.

66Voir, dans le cahier photos, les figures 25 et 26.

I. TESTAMENTS DE 1228 À 1255

II. TESTAMENTS DE 1256 À 1274

III. TESTAMENTS DE 1281 À 1286

IV. TESTAMENTS DE 1291 À 1334

V. TESTAMENTS DE 1337 À 1377

VI. TESTAMENTS DE 1379 À 1424