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Le Ciel sur cette terre

 | 
Sophie Cassagnes-Brouquet
, 
Agnès Dubreil-Arcin

Intercessions : Le Ciel attend toujours

Sainteté et modèles de vie dans la prédication castillane de Vincent Ferrer

Daniel Baloup

Texte intégral

  • 1 A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge. D’après les procès (...)
  • 2 A. Vauchez, « Prosélytisme et action antihérétique en milieu féminin. La Vie de Marie d’Oi (...)

1Notre regard sur la sainteté et les usages didactiques de l’hagiographie au Moyen Âge a profondément évolué sous l’influence des travaux d’André Vauchez. Au travers de sa thèse et des nombreuses publications qu’il a consacrées au sujet, A. Vauchez a voulu montrer que les pratiques scripturaires et cultuelles associées aux saints ont connu une inflexion décisive au XIIe siècle1. Selon lui, le saint apparaît d’abord dans les sources sous les traits d’un évêque ou d’un moine destiné par Dieu à jouer un rôle directeur à la tête de la communauté des fidèles. Son pouvoir d’intercession, proclamé par l’Église, alimente la dévotion des fidèles qui cherchent à bénéficier de son secours. Puis, à partir du XIIe siècle, un autre type s’impose progressivement, celui d’un laïc issu de la société urbaine qui gagne sa réputation de sainteté en renonçant au péché pour se conformer aux exigences morales et comportementales du clergé. Désormais, le récit hagiographique s’articule autour de l’épisode de la conversion et il acquiert une dimension proprement didactique : le saint peut passer, aux yeux du peuple chrétien, pour un modèle à imiter. Chacun de ces deux archétypes satisfait aux nécessités particulières de l’institution ecclésiale à un moment de son histoire : le basculement repéré accompagne les progrès de la réforme grégorienne et le surgissement de la pastorale mendiante. Il s’agit, d’une part, d’offrir au clergé des modèles de vie conformes aux attentes de la papauté, et, d’autre part, d’encourager les fidèles à se convertir dans le siècle, tout en les gardant de la tentation hérétique2.

  • 3 Les cas de sainteté laïque et exemplaire ne manquent pas dans l’hagiographie du haut Moyen (...)
  • 4 A. VAUCHEZ, « Saints admirables et saints imitables », dans Les fonctions des saints dans (...)

2Élaboré dans les années 1980, ce schéma a ensuite été affiné. Confronté aux avancées de la recherche, A. Vauchez a reconnu sans difficulté que les vitae du haut Moyen Âge pouvaient induire à l’imitation et que la fonction d’intercession restait un élément caractéristique de la sainteté et de ses pratiques après le XIIe siècle3. Surtout, poursuivant ses propres travaux, il a constaté l’échec des saints issus des métiers urbains, saints « de proximité » dont la biographie n’a jamais connu qu’une diffusion très restreinte. Dans les grands légendiers élaborés pour les besoins de l’édification populaire, ils n’occupent qu’une place très secondaire. À l’inverse, l’examen des recueils dominicains, rédigés par Jacques de Voragine, Barthélémy de Trente ou Bernard Gui, a révélé l’importance prêtée aux martyrs, dont l’expérience renvoie à un univers très éloigné de celui des auditeurs du prédicateur et dont la vie ne peut en aucun cas passer pour un modèle à imiter4.

  • 5 Éminent spécialiste du sermon médiéval, Pedro M. Cátedra a consacré plusieurs de ses trava (...)

3Dans ces conditions, il n’est plus possible de s’en tenir à l’idée d’un triomphe de la sainteté exemplaire aux derniers siècles du Moyen Âge, et nous pouvons considérer que les modalités, les limites et les conséquences à long terme du virage pastoral opéré par l’hagiographie à partir du XIIe siècle restent encore à préciser. Pour avancer sur cette voie, je me propose d’examiner la place et le rôle de la sainteté dans une trentaine de sermons prêchés en Castille, au début du XVe siècle, par Vincent Ferrer. La présence du célèbre prédicateur dominicain dans la région reste bien mal documentée, en particulier parce que les témoins castillans de son apostolat n’ont pas été interrogés au moment de la constitution du dossier de canonisation. Selon Pedro M. Cátedra, Vincent Ferrer serait entré en Castille au mois de janvier 1411, à l’invitation de Pablo de Santa María, évêque de Carthagène et proche conseiller de l’infant Ferdinand d’Antequera5. À cette époque, le royaume est traversé de très vives tensions. Vingt ans après les massacres de 1391 et en dépit de son déclin, la communauté juive demeure l’objet d’une forte hostilité de la part de larges secteurs de la société chrétienne. Au sommet de l’État, le roi est un enfant. Son oncle Ferdinand gouverne en son nom, tout en regardant vers l’Aragon voisin : candidat à la succession de Martin Ier l’Humain, il obtient gain de cause en 1412, à l’issue du Compromis de Caspe. Vincent Ferrer participe à l’effort engagé pour conduire les communautés hébraïques à la conversion, et il contribue à la rédaction des lois ségrégatives d’Ayllón. Il siège au sein de la commission chargée de donner un nouveau souverain à la Couronne d’Aragon. Son action pendant le temps de son séjour en Castille manifeste donc une parfaite adhérence aux préoccupations sociales et politiques de l’époque. Dans le domaine plus proprement religieux, sa parole s’inscrit dans un effort de renouveau pastoral dont les premières manifestations datent de la fin du XIVe siècle.

  • 6 Cf. la dernière référence citée à la note 5.

4Vincent Ferrer est demeuré en Castille de janvier 1411 à avril 1412. De cette campagne, nous avons conservé les vestiges dans deux manuscrits qui se trouvent aujourd’hui à Madrid et à Valence. Je m’appuierai, ici, sur la collection de la Real Academia de la Historia, forte d’une trentaine de reportationes en castillan. L’édition de Pedro Cátedra, publiée en 1994, donne un accès direct et sûr à cette matière dont la richesse et la vivacité n’ont pas suffisamment retenu l’attention des chercheurs6. À partir de cet échantillon, et sans prétendre donner à mes observations une valeur universelle, je souhaite évaluer la place que le grand prédicateur dominicain accordait aux saints dans le dispositif qu’il avait élaboré pour convaincre les fidèles.

I. Médiation

5Le prédicateur mentionne à plusieurs endroits la fonction médiatrice des saints, en particulier dans les sermons consacrés à la prière. Mais la valeur qu’il prête à leur capacité d’intercession se révèle étonnamment mesurée.

  • 7 Voir, en particulier, les sermons III, V, VIII, IX, X, et XIII.
  • 8 Sermon IX, p. 355.
  • 9 Sermon IX, pp. 355-356.

6Désireux de promouvoir une spiritualité plus personnelle et plus intime, Vincent Ferrer accorde une grande attention aux pratiques d’oraison7. Il explique à ses auditeurs le texte des principales prières, les conditions pratiques et la posture à adopter, et les sentiments qui doivent habiter l’orant. Les paroles que les fidèles adressent au Ciel peuvent viser à louer le Père ou la Vierge Marie, et à manifester leur foi, conformément à la doctrine professée par l’Église. Le prédicateur enseigne donc, avant tout, le Pater, l’Ave Maria et le Credo. Parfois, aussi, la prière est porteuse d’une requête. Mais, pour Vincent Ferrer, les fidèles ne doivent rien demander que le secours de Dieu pour résister aux tentations du Diable. Les prières destinées aux saints, visant à obtenir leur aide pour recouvrer la santé ou un bien égaré, sont très vivement condamnées8. Plus généralement, il ne peut échapper aux fidèles que le prédicateur déprécie les manifestations de dévotion à l’égard des saints. Vincent Ferrer affirme en effet que, quelque soit leur objet, les prières que leur adressent les fidèles restent inférieures en dignité à celles dirigées vers Dieu et vers la Vierge9.

  • 10 Sermon X, p. 376.

7Cette orientation de l’enseignement du dominicain se manifeste de façon plus évidente encore lorsqu’il compare les mérites respectifs de l’intercession des saints et de la Vierge. Dans le dixième sermon de la collection madrilène, Vincent Ferrer met en garde son auditoire : il arrive que les saints cessent d’intercéder pour leurs dévots lorsque ceux-ci manquent de constance dans leur requête. La Vierge, en revanche, dans sa très grande miséricorde, ne retire jamais son appui aux chrétiens qui l’ont sollicitée10.

  • 11 Sermons XXXII et XXXIII.
  • 12 Je me permets de renvoyer à : D. BALOUP, « Le thème du libre arbitre dans la prédication c (...)

8En d’autres termes, Marie est plus fiable que les saints. Selon Vincent Ferrer, elle est aussi plus influente. Dans sa description du Jugement dernier, le dominicain ne manque pas d’affirmer la toute-puissance de la justice divine, une justice dont la droiture ne se laisse jamais fléchir sauf, à l’occasion, par la Vierge11. Autour du Christ, les saints sont réduits au silence, comme frappés de stupeur devant le spectacle terrifiant du tribunal suprême ; ils n’ont pas le droit de plaider la cause de ceux qui comparaissent et doivent se contenter d’appuyer l’avis exprimé par Marie. Dans le récit de Vincent Ferrer, la sentence est d’autant plus terrible et la possibilité d’intercession d’autant moins grande que Dieu n’a pas épargné sa peine pour sauver ceux d’entre les hommes qui voulaient bien écouter sa voix. Contrairement à une idée trop répandue, la prédication du dominicain repose bien plus sur la promesse du pardon divin que sur la menace des peines infernales12. Dieu veut le salut de tous, il multiplie les signes pour guider ses créatures sur le chemin qui conduit au Ciel, et jamais il ne repousse l’égaré qui revient sur la bonne voie. À l’heure des comptes, sa justice est implacable parce que les prévenus qui comparaissent souillés par le péché sont ceux qui ont volontairement persévéré dans l’erreur, qui n’ont pas voulu entendre la parole salutaire du Père. Promoteur d’un puissant idéal de réforme, Vincent Ferrer ne laisse aucune place aux arrangements posthumes. Il ne dit rien des suffrages, mentionne à peine le Purgatoire, et prive les saints de la capacité de défendre leur clientèle de dévots devant le trône divin. Habité d’une juste colère, Dieu ne prête oreille qu’à la voix de sa mère.

9De façon évidente, le schéma qui soutient l’enseignement de Vincent Ferrer s’inscrit en rupture avec la religiosité commune. Le dominicain ne cherche pas à infléchir les pratiques établies : il aspire à une transformation profonde des mœurs et des usages. À ce titre, son rapport à la tradition est plus complexe que ce que l’on peut croire au premier abord. Pour ce qui touche à notre sujet, la relation directe établie entre Dieu et chacune de ses créatures, et la forte dévotion mariale dont fait montre le prédicateur conduisent à marginaliser la figure du saint. Il devient, pour les fidèles, un interlocuteur secondaire et sa capacité d’intercession est mise en doute.

II. Imitation

10Privés de leur fonction d’intermédiaires, les saints n’apparaissent pas non plus comme des modèles. Dans la collection de sermons conservée à la Real Academia de la Historia, Vincent Ferrer mentionne sainte Catherine d’Alexandrie, à deux reprises, saint Paul, saint Sébastien, Saint Louis (Louis IX de France) et saint Victor de Marseille. Ces occurrences, peu nombreuses, peuvent être classées en trois groupes, en fonction de l’usage que le prédicateur fait du matériel hagiographique.

  • 13 Sermon XVI, p. 443.

11Dans la première catégorie, je retiens deux anecdotes qui viennent illustrer le propos du prédicateur mais qui n’ont pas, à proprement parler, de fonction exemplaire. Dans le seizième sermon, Vincent Ferrer revient sur le récit des noces mystiques de sainte Catherine13. Alors que sa mère la pousse à épouser le fils de l’empereur, la jeune princesse refuse de se décider sans avoir pu juger de la beauté du prétendant. Un saint homme l’encourage à prier la Vierge qui lui présentera le plus beau et le meilleur des époux. Catherine se fait la servante du Christ et renonce au siècle. Le sermon est consacré aux raisons qui justifient l’amour porté à Dieu ; ici, il s’agit d’aimer Dieu pour sa beauté. Mais le prédicateur n’incite pas ses auditeurs à imiter l’exemple de Catherine.

  • 14 Sermon III, p. 292.
  • 15 P. M. CÁTEDRA, Sermón, literatura y sociedad…, p. 117.

12Une autre anecdote, située dans le troisième sermon, conduit à la même conclusion. L’action se déroule au moment du départ en croisade de Saint Louis14. Le roi cherche à débarrasser l’armée des magiciens qui l’accompagnent, mais ses hommes intercèdent en faveur de l’un d’eux : ils affirment qu’il est capable de retrouver un objet dérobé, et que sa présence dissuadera les voleurs. Saint Louis épargne l’individu, avec le projet de donner une leçon à ces guerriers crédules. Quelques temps plus tard, il cache sa couronne et interroge le magicien. L’homme fait porter la responsabilité du vol à un chevalier qui avait vivement plaidé sa cause auprès du souverain. Les membres de l’entourage royal qui avait soutenu l’imposteur sont obligés de convenir avec Saint Louis de la nécessité de le livrer aux flammes du bûcher. Selon P. M. Cátedra, ce sermon a été prêché devant la cour15. Pour autant, le jeune roi de Castille n’est pas invité à adopter la politique de Saint Louis à l’égard des devins : la leçon s’adresse clairement à ceux qui auraient la tentation de recourir à la magie, et vise à montrer l’inanité de leur projet.

  • 16 Sermon XVII, p. 454.

13Dans la seconde catégorie, nous trouvons deux récits brefs qui, cette fois, offrent le saint en exemple mais à une échelle qui situe le modèle hors d’atteinte du commun des croyants. L’éloignement est aussi chronologique puisque l’action se situe aux premiers siècles de l’Église. Vincent Ferrer rapporte une apparition de saint Sébastien à deux chrétiens qui, dans les prisons de Rome, doivent choisir entre l’apostasie ou la mort16. Alors que leurs parents et leurs proches les encouragent à sauver leur vie, le saint donne l’exemple de sa fermeté et de son martyre. Pour les auditeurs castillans du prédicateur, le risque de tomber aux mains des infidèles est réel et la captivité en terres d’Islam soulève, assez souvent, la question de la conversion du prisonnier. Néanmoins, il est très peu probable que les fidèles qui écoutent Vincent Ferrer se trouvent un jour dans une situation aussi périlleuse que celle décrite dans le sermon. L’attitude de saint Sébastien n’est donnée en exemple que dans la mesure où elle permet de souligner la nécessité de rester ferme dans sa foi et de faire prévaloir les intérêts de l’âme sur ceux du corps, c’est-à-dire de se garder de la gourmandise et de la luxure.

  • 17 Sermon XI, pp. 381-382.

14L’histoire de la conversion de saint Paul, qui figure dans le onzième sermon, présente des caractéristiques proches17. Vincent Ferrer fait le récit de la révélation qui conduisit saint Paul à se convertir et il rappelle que Dieu, après lui avoir montré l’Enfer et le Paradis, infligea à l’Apôtre une série de maux afin d’éviter qu’il ne tombe dans l’orgueil en raison de la faveur dont il venait d’être gratifié. Le prédicateur insiste également sur le fait que saint Paul ne s’était laissé convaincre que par la vision des peines infernales. Le sermon porte sur les aiguillons utilisés par Dieu pour conduire le pécheur à se corriger. Il s’agit de montrer que si leur emploi a été nécessaire pour que saint Paul embrasse la cause chrétienne, les fidèles ne doivent pas s’étonner d’en subir eux-mêmes la morsure. L’épisode a une fonction exemplaire, mais par amplification : comme dans le premier cas mentionné, il illustre de façon éclatante l’attitude que l’auditoire doit adopter à l’échelle, combien plus modeste, de ses besoins et de ses obligations.

  • 18 Sermon XV, p. 427.

15Dans la troisième catégorie, enfin, je retiens un dernier récit où l’attitude du personnage principal constitue un modèle direct offert aux fidèles qui doivent s’en inspirer : sur la base du témoignage d’Hugues de Saint-Victor, Vincent Ferrer raconte que le bienheureux dont l’abbaye marseillaise conserve les reliques a demandé la communion au moment de mourir, en dépit de sa fréquentation régulière des sacrements18. L’épisode rapporte une pratique connue de tous. Aucune distance ne sépare les fidèles de saint Victor qui se trouve, au contraire, de plein pied avec eux. Ici, le procédé exemplaire se dévoile dans son expression la plus simple : le prédicateur invite ceux qui l’écoutent à refaire le geste d’un homme dont la proximité avec Dieu ne peut être discutée.

16De façon très ponctuelle, il peut donc arriver que Vincent Ferrer érige un saint en archétype, comme il advient avec saint Victor, mais, au bilan, il apparaît que son propos ne laisse guère de place à l’évocation des membres de la cours céleste, et que leur mention ne révèle que rarement un projet édifiant.

III. Sainteté

17Ainsi, la place et la fonction prêtées à la sainteté dans les sermons castillans du prédicateur dominicain se révèlent pour le moins ambiguës : la matière hagiographique est mince, la fonction médiatrice des saints contestée et la valeur exemplaire de leurs œuvres presque passée sous silence. Comment expliquer ce constat assez inattendu ?

  • 19 Dans les sermons vi (pp. 323-335) et xviii (pp. 465-473), Vincent Ferrer illustre son prop (...)
  • 20 Sermon x, pp. 374-375 ; sermon xxii, pp. 510-511, 514.

18Il vaut la peine de remarquer que si Vincent Ferrer ne donne pas les saints en exemples, il n’incite pas non plus les fidèles à imiter le Christ19. La Vierge peut parfois servir de modèle, au travers de quelques épisodes de sa vie terrestre, mais ce caractère ne lui est reconnue que dans un registre très particulier : celui du bon comportement conjugal. Vincent Ferrer semble penser que les femmes qui l’écoutent devraient s’inspirer de l’attitude adoptée par Marie vis-à-vis de Joseph, une attitude pleine de douceur et de prévenance20.

  • 21 Sermon xii, p. 403.
  • 22 Sermon xxxiii, p. 633.

19Dans la plupart des cas, cependant, le prédicateur choisit les modèles qu’il propose aux fidèles dans son entourage le plus immédiat ou dans la foule indifférenciée du peuple chrétien. À plusieurs reprises, il offre son propre exemple, pour exhorter ses auditeurs à garder confiance en Dieu et à ne pas craindre le dénuement21. Il donne en modèles aux courtisans les infantes María et Catalina, qui s’infligent la discipline, et le roi, qui voudrait en faire autant mais ne peut se le permettre en raison de sa position22. Plus souvent encore, lorsqu’il s’adresse au peuple des villes, Vincent Ferrer fait usage de modèles anonymes, de figures à peine esquissées qu’il identifie parfois selon leur statut social ou qu’il laisse à l’état de simples silhouettes : un homme, une femme dont l’attitude est qualifiée positivement ou négativement.

20Le modèle est, en général, à portée de main : c’est un parent, un voisin, et chacun peut se trouver un jour amené à servir d’exemple au reste des fidèles. Cette manière de situer l’enjeu à hauteur de l’auditoire me semble correspondre très exactement aux intentions de Vincent Ferrer. Le dominicain aspire à transformer l’Église en obtenant de tous les chrétiens qu’ils renoncent au péché et cultivent la vertu. Il cherche à susciter un engagement individuel et actif de chacun sur la voie de la pénitence et de la réforme. Dans ces conditions, son enseignement ne peut se résumer au rappel solennel et intimidant des grands principes de la vie chrétienne, comme chez d’autres. À l’inverse, il se montre attentif aux conditions quotidiennes de l’existence, aux difficultés et aux tentations familières. Et plutôt que l’exemple glorieux des saints, Vincent Ferrer s’attache à prendre des modèles modestes dans un monde proche, resserrant ainsi autour de ceux qui l’entendent le cercle de ses exigences.

21L’attitude du prédicateur à l’égard de la sainteté peut donc être comprise, en premier lieu, à la lumière de son projet pastoral, comme la conséquence d’une démarche didactique fondée sur la proximité que l’orateur cherche à établir avec son auditoire et sur le désir de faire mouvoir chaque individu pour transformer la communauté toute entière. Mais cette explication ne me semble pas tout à fait suffisante. Il y a, sans doute, quelque chose de plus profond à mettre en évidence. Car, à bien regarder, la sainteté n’est pas absente du discours, en dépit de la marginalisation de la figure du saint ; elle apparaît, au contraire, tout à fait centrale dans le propos. En effet, les recommandations et les mises en garde multiples que le prédicateur adresse aux fidèles, au-delà de leur caractère quotidien, constituent une invitation, pour les fidèles, à se sanctifier en actes. Non pas sur cette terre : Vincent Ferrer est convaincu de l’incapacité de l’homme à se garder du péché. Mais pour désigner l’état des bienheureux qui ont été admis au royaume du Père, le dominicain n’utilise jamais d’autre mot que sainteté. Ainsi, dans sa bouche, la sainteté n’est pas le privilège d’une élite désignée par Dieu ou par ses formidables mérites, mais l’état commun des âmes élues. En ce sens, le but de la vie terrestre, pour chacun, est de devenir saint.

  • 23 « E si mueres, serás santo e mártyr ». Sermon xvii, p. 454.

22Un passage du dix-septième sermon de la collection madrilène, consacré aux différents degrés de charité, permet de constater combien l’accès à la sainteté pouvait apparaître à l’auditoire proche, et presque accidentel. Vincent Ferrer enseigne qu’il faut faire passer l’amour de son prochain avant l’amour que l’on éprouve pour son propre corps et sa propre vie. Il donne l’exemple d’un homme qui voit comment un brigand cherche à violer une femme ou à la forcer à se prostituer : cet homme doit intervenir et ne pas craindre d’exposer sa vie. « Et si tu trouves la mort », dit le prédicateur à ceux qui l’écoutent, « tu seras saint et martyr»23. Certes, il s’agit d’une situation bien particulière et, dans la plupart des cas, la sanctification passe plutôt par un effort soutenu d’épuration des mœurs et de fréquentation des sacrements. Il n’en reste pas moins que cette façon d’envisager la réforme comme une marche collective vers la sainteté contribue à effacer la figure des saints d’autel, comme contribue à l’effacer le caractère très christocentrique et marial de l’enseignement vincentin.

  • 24 M. Fournié, Le Ciel peut-il attendre ? Le Culte du Purgatoire dans le Midi de la France (1 (...)
  • 25 D. Baloup, La croyance au purgatoire en Castille (vers 1230-vers 1530), Thèse de doctorat (...)

23Les informations retirées de cette trentaine de reportationes laissent penser que le processus engagé au XIIe siècle, et si bien mis en évidence par André Vauchez, avait atteint ses dernières conséquences au début du XVe siècle. Le type hagiographique qui prévalait durant le haut Moyen Âge – aristocratique, clérical et monastique – avait été abandonné pour un autre, plus proche du commun des fidèles et plus opératoire car fondé sur l’idée d’une sainteté acquise et non prédestinée. Le principe de sanctification universelle – c’est-à-dire la capacité reconnue à tous de se faire saint sans passer par des épreuves exceptionnelles – qui sous-tend la prédication de Vincent Ferrer s’inscrit tout à fait dans cette logique, comme son prolongement et sa généralisation. Bien entendu, il ne menace pas la position traditionnellement acquise aux saints médiateurs dont le culte continue à polariser la vie religieuse à la fin du Moyen Âge. Mais ce principe n’en apparaît pas moins en phase avec certaines tendances d’un XVe siècle habité par notion de communion des saints. Pensons à la dévotion aux âmes du Purgatoire, qui après avoir gagné le Languedoc dès les années 133024 ne surgit que tardivement en Castille25, ou encore à des formes d’expérience mystique qui finirent par être condamnées et réprimées par l’Inquisition dans les premières décennies du XVIe siècle. En vérité, l’échantillon est trop étroit pour qu’il soit permis de beaucoup s’avancer dans cette direction. Mais si, au prix d’un examen plus complet des sources, l’hypothèse se voyait reconnu une certaine validité, l’enseignement de Vincent Ferrer se révèlerait, cette fois encore, d’une étonnante modernité.

Notes

1 A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge. D’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École française de Rome, 1981.

2 A. Vauchez, « Prosélytisme et action antihérétique en milieu féminin. La Vie de Marie d’Oignies (†1213) par Jacques de Vitry », dans J. Marx (éd.), Propagande et contre-propagande religieuse, Bruxelles, 1987, pp. 95-110. Repris dans Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, A. Michel, 1999, pp.175-188.

3 Les cas de sainteté laïque et exemplaire ne manquent pas dans l’hagiographie du haut Moyen Âge comme en témoignent, par exemple, plusieurs contributions à : M. Lauwers (dir.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), Antibes, APDCA, 2002.

4 A. VAUCHEZ, « Saints admirables et saints imitables », dans Les fonctions des saints dans le monde ocidental, IIIe-XIIIe siècle, Rome, 1991, pp. 161-172. Repris dans Saints, prophètes et visionnaires…, pp. 56-66. L’auteur note : « Toutefois, si nous considérons la production hagiographique dans son ensemble, et non les textes novateurs qui ne sont pas forcément les plus représentatifs, nous sommes amenés à nuancer quelque peu ce schéma évolutif qui, en réalité, est loin d’avoir la rigueur que nous lui avions attribuée » (p. 60). Sur la place des saints « modernes » dans la Légende dorée, voir : A. Vauchez, « Jacques de Voragine et les saints du XIIIe siècle dans la Légende dorée », dans B. Dunn-Lardeau (dir.), Legenda aurea. Sept siècles de diffusion, Montréal-Paris, Bellarmin Vrin, 1986, pp. 27-56. Sur les légendiers dominicains, voir : A. Dubreil-Arcin, Autour du Speculum sanctorale de Bernard Gui. L’écriture hagiographique entre vues universelles, logiques grégaires et destins de clochers (XIIIe-m. XIVe siècle), Thèse de doctorat inédite, Université de Toulouse-Le Mirail, 2007, 4 vols. (à paraître chez Brepols).

5 Éminent spécialiste du sermon médiéval, Pedro M. Cátedra a consacré plusieurs de ses travaux au passage de Vincent Ferrer en Castille. Voir, en particulier : « La predicación castellana de San Vicente Ferrer », Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, 39 (1983-1984), pp. 235-309 ; Los Sermones atribuídos a Pedro Marín. Van añadidas algunas noticias sobre la predicación castellana de S. Vicente Ferrer, éd. Universidad de Salamanca, Salamanque, 1990 ; Sermón, literatura y sociedad en la Edad Media. San Vicente Ferrer en Castilla (1411-1412), Salamanca, Junta de Castilla y León, Consejería de Cultura y Turismo, 1994.

6 Cf. la dernière référence citée à la note 5.

7 Voir, en particulier, les sermons III, V, VIII, IX, X, et XIII.

8 Sermon IX, p. 355.

9 Sermon IX, pp. 355-356.

10 Sermon X, p. 376.

11 Sermons XXXII et XXXIII.

12 Je me permets de renvoyer à : D. BALOUP, « Le thème du libre arbitre dans la prédication castillane de Vincent Ferrer », dans J. A. Bonachía (éd.), La ciudad medieval. Aspectos de la vida urbana en la Castilla bajomedieval, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1996, pp. 107-129.

13 Sermon XVI, p. 443.

14 Sermon III, p. 292.

15 P. M. CÁTEDRA, Sermón, literatura y sociedad…, p. 117.

16 Sermon XVII, p. 454.

17 Sermon XI, pp. 381-382.

18 Sermon XV, p. 427.

19 Dans les sermons vi (pp. 323-335) et xviii (pp. 465-473), Vincent Ferrer illustre son propos en s’appuyant sur le récit évangélique mais les fidèles ne sont pas tenus d’imiter le Christ.

20 Sermon x, pp. 374-375 ; sermon xxii, pp. 510-511, 514.

21 Sermon xii, p. 403.

22 Sermon xxxiii, p. 633.

23 « E si mueres, serás santo e mártyr ». Sermon xvii, p. 454.

24 M. Fournié, Le Ciel peut-il attendre ? Le Culte du Purgatoire dans le Midi de la France (1320 env.- 1520 env.), Paris, éd. du Cerf, 1997.

25 D. Baloup, La croyance au purgatoire en Castille (vers 1230-vers 1530), Thèse de doctorat inédite, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 1999, 2 vols.

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