Le Ciel sur cette terre
| ,Préface
Texte intégral
1La longue amitié qui me lie à Michelle Fournié me vaut d’introduire ce recueil de Mélanges que ses collègues de l’Université de Toulouse-Le Mirail lui offrent à l’occasion de son départ à la retraite. C’est en effet une amitié nouée il y a trente neuf ans. Nous nous sommes vus pour la première fois vers 1967 au Séminaire de Philippe Wolff où se retrouvaient ses doctorants et ses étudiants de D.E.S. (Diplôme d’Études Supérieures). Je ne crois pas que nous ayons eu l’occasion de nous rencontrer à nouveau avant de nous retrouver à la fin de 1969, tous deux assistants à l’Université et inscrits en thèse de « troisième cyle » sous la direction de Philippe Wolff, alors « patron » du médiévisme à Toulouse et un des maîtres incontestés de l’histoire économique et sociale. Elle n’avait que vingt-trois ans. Entre temps, elle avait brillamment obtenu son agrégation et enseigné un an au lycée de Castelnaudary. Nous avons depuis cheminé de concert sur deux voies distinctes mais proches et solidaires d’où chacun pouvait suivre le parcours de l’autre et le soutenir. L’ancienneté et la continuité de nos relations amicales justifient que l’on m’ait demandé de revenir sur son itinéraire professionnel pour en parler sobrement, familièrement.
2Seuls enseignants en histoire médiévale jusqu’à la fin des années cinquante, Philippe Wolff et Gilles Caster, au cours de la décennie suivante, essentiellement entre 1967 et 1970, s’étaient entourés de plusieurs assistants agrégés issus de l’enseignement secondaire. Ainsi se constitua en quelques années l’équipe d’enseignants et de chercheurs spécialisés dans l’étude du Moyen Âge qui allaient encadrer durant deux décennies les étudiants toulousains. J’incline sans doute à embellir la mémoire de ces temps lointains. Mais ces premières années à l’Université me laissent surtout le souvenir de relations amicales qu’entretenaient entre eux les médiévistes toulousains. Nous étions là entre initiés et complices, animés par une certaine idée que nous nous faisions de l’Université et portés par cet élan qui en France soutenait l’expansion de l’enseignement supérieur avant que l’engorgement ne le fît plus tard plonger dans le marasme. Au sein du groupe que nous formions, Michelle Fournié était à la fin des années soixante la seule femme et, en même temps, la petite dernière, de dix ans notre cadette pour les plus jeunes d’entre nous. Et cette situation s’est maintenue pendant presque vingt ans.
3On ne peut pas retracer la carrière de Michelle Fournié sans évoquer la personne de Gilles Caster, non pas son maître, car Gilles Caster ne dirigea aucune de ses deux thèses, mais son mentor, ce guide attentif et sage qui la conseilla longtemps par ses avis affectueux et avec lequel elle partagea l’unité d’enseignement qu’ils créèrent ensemble « Mœurs et mentalités médiévales ».
4Je ne suis pas qualifié, vu mon peu de compétence dans les domaines de recherche qui ont été les siens, pour me lancer dans un commentaire scientifique sur ses travaux. Je souhaiterais seulement mettre en valeur le domaine de ses activités que je connais le mieux, son enseignement, et rendre compte de l’admirable dialogue qu’elle a su instaurer avec les étudiants qui se pressaient si nombreux à ses leçons. Elle a choisi de remplir simplement sa fonction : enseigner. Elle aimait le faire et elle n’a jamais sacrifié le plaisir, très vif, qu’elle prenait à enseigner de jeunes étudiants. Son message d’enseignante ne s’est pas exprimé que dans ses écrits, il s’est transmis surtout par l’attrait de cette communication privilégiée qu’elle a su établir dans le quotidien entre ses élèves et elle. Mais je ne voudrais pas séparer l’enseignante du chercheur, car son enseignement s’est constamment nourri de ses recherches, plus que chez quiconque d’autre.
5Sous l’influence de son maître Philippe Wolff qui l’avait depuis peu convertie à l’histoire du Moyen Âge et poussée par les derniers souffles du vent qui animait depuis les années trente les recherches en histoire économique et sociale, elle fit le choix, dans ses premières recherches, de dépouiller la riche documentation notariale d’une bastide tarnaise. Une bourgade languedocienne au XIVe siècle : Saint-Sulpice-la-Pointe, ainsi allait-elle intituler la thèse de « troisième cycle » qu’elle soutint en 1974. Cette première approche des actes notariés lui valut de prendre pleinement conscience de ce que pouvaient apporter les testaments en matière d’histoire religieuse. Il lui fallait désormais choisir un sujet de thèse « d’État ». Le choix qu’elle fit, lentement, hésitant plusieurs années durant, avançant par à-coups, au gré de ses pérégrinations dans les fonds d’archives, dans la délimitation du champ de son futur labeur, a déterminé toute la suite et orienté son itinéraire professionnel. Entraînées par le puissant courant qui, en France, depuis plus d’une décennie, par l’effet conjugué des apports de l’anthropologie sociale et du recul de la pensée marxiste, dévia le cours de la recherche en histoire, les traces laissées par les croyances, les jugements et les concepts que partageaient nos ancêtres, offraient un nouvel objet d’études, les « mentalités ». C’est dans les années soixante et soixante-dix que le thème a fait sa percée dans l’historiographie française. Gilles Caster et Michelle Fournié furent les premiers à Toulouse à enseigner l’histoire des « mentalités » religieuses. Elle a très vite tourné sa curiosité vers l’histoire religieuse et en a fait son chantier de recherche. L’histoire des pratiques et du sentiment religieux ne pouvaient en effet laisser indifférente une femme qui, avec discrétion mais détermination, n’a jamais fait mystère de son athéisme. C’est tout le paradoxe de la personnalité scientifique de Michelle Fournié. Elle venait de découvrir la voie à suivre. Et dès lors, sa vie professionnelle s’est déroulée tranquillement, comme si le plan en avait été fixé dès le début.
6Comme elle l’écrit dans l’avant-propos de sa seconde thèse, Le Ciel peut-il attendre ? Le culte du Purgatoire dans le Midi de la France (v. 1320-v. 1520), soutenue en 1993 et publiée en 1997, ses nouvelles recherches s’inscrivaient « dans le renouveau des études d’histoire religieuse consacrée à la sensibilité et à la spiritualité des laïcs ». Elle ne s’est certes pas aventurée dans cette discipline, seule et hors des sentiers battus. D’autres se sont risqués, un peu avant elle ou en même temps qu’elle, poussés par le même vent, dans le sillage de celui qui avait ouvert la voie à de nouvelles recherches sur la genèse du Purgatoire, Jacques Le Goff.
7Le Ciel peut-il attendre est une thèse « d’État », une des dernières soutenues au moment où disparaissait ce système qui permettait à des chercheurs de rester dix, quinze ou vingt ans sur un même thème, et d’élaborer des ouvrages aussi pensés, solides et féconds que celui de Michelle Fournié. Hors du cadre de la thèse « d’État », elle n’aurait évidemment pas pu constituer et exploiter un corpus de sources aussi variées et aussi dispersées, qui l’a contrainte à une interminable exploration des fonds d’archives, des bibliothèques et des lieux de culte de sept départements du Midi. Des années entières à prospecter les gîtes d’archives de la région, à en extraire patiemment tous les minéraux qui allaient entrer dans la composition de son matériau. Car elle ne disposait pas d’un fonds homogène, conservé en un lieu déterminé, qui lui aurait fourni d’emblée toute la matière de sa thèse. Elle n’aurait pas pu non plus trouver le temps de multiplier les rencontres intellectuelles avec des représentants des disciplines voisines ni conduire aussi finement le traitement de ce fatras de textes et d’images, livrer un ouvrage aussi clair et convaincant et retracer la diffusion de croyances et de pratiques dévotionnelles nouvelles « avec autant de science que de talent » (André Vauchez).
8La force de sa thèse et sa nouveauté tiennent aussi bien à l’espace et à l’époque qu’à la manière dont le thème a été étudié. Elle témoigne de manière aveuglante qu’une recherche restreinte dans l’espace et dans le temps (deux siècles) permet en fait une recherche totale. La manière est tout aussi exemplaire. L’originalité et le principal mérite de son travail découlent de l’étude conjointe des pratiques religieuses liées au culte du Purgatoire et des débats théologiques qui ont abouti à sa définition dogmatique. Ce qui nous vaut une thèse à deux volets indissociables. Seul un croisement de l’ensemble des données tirées des actes de la pratique et des textes normatifs pouvait lui permettre de composer avec autant de justesse que de finesse les deux panneaux du diptyque qui est le fondement de son ouvrage.
9Si elle choisit délibérément de consacrer le meilleur de son temps à l’enseignement, à la recherche et à la direction de recherches, elle ne refusa pas pour autant d’assumer des responsabilités administratives, créant et dirigeant, au sein de l’UMR 5136 du CNRS, l’équipe « Religions, Cultures, Pouvoirs » et siégeant dans le Comité directeur du GDR Salve (dir. Hélène Millet), dans le Conseil d’administration des colloques de Fanjeaux et dans le Comité des Cahiers de Fanjeaux.
10Michelle Fournié n’aime guère les hommages, il lui faudra néanmoins accepter ceux-ci que ses collègues et amis ont désiré lui rendre, pour honorer en sa personne, au-delà des services accomplis avec autant de conscience que d’urbanité, les qualités rares de fidélité et de curiosité scientifique. Fidélité d’abord à la Faculté des Lettres de Toulouse, devenue Université de Toulouse-Le Mirail, où elle a fait ses études puis accompli ses services d’enseignement supérieur, sans fracas ni ambition, comme assistante (1969), maître-assistante (1979), puis maître de conférences (1985) et enfin professeur (1996). Fidélité aussi à tous ses compagnons de recherche, historiens, historiens de l’art et anthropologues. Fidélité enfin à ses thèmes de recherche de prédilection. Toute sa vie professionnelle s’est passée dans son université et, sauf à ses débuts, consacrée pleinement à étudier l’histoire religieuse de l’Occident médiéval : unité de lieu, unité d’action, tout le temps de sa longue carrière, sa façon à elle d’appliquer la règle des trois unités.
11On trouvera dans cet ouvrage cohérent une gerbe de vingt-six études dont les thèmes ont été judicieusement choisis en fonction des principaux centres d’intérêt de Michelle Fournié. Pour l’avoir vue au travail, apprécié sa collaboration et bénéficié de son amitié, il me plaît, en guise de conclusion, de joindre mon hommage personnel à celui des éminents contributeurs du présent volume.
© Presses universitaires du Midi, 2008