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À la foire d’empoigne

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Judicaël Petrowiste

Conclusion

Texte intégral

1Les foires et marchés d’Aunis et Saintonge au Moyen Âge se caractérisent par une ambivalence structurelle. D’un côté, ce sont des manifestations festives, ce qui tient à leur origine même, les célébrations religieuses paroissiales sur lesquelles se greffèrent des marchands, formant peu à peu un rassemblement à visée essentiellement commerciale. Tout au long de leur évolution, les assemblées commerciales ont conservé ce caractère de grande fête, que le « désenchantement » du XIIIe siècle, d’ailleurs tout relatif, ne put jamais leur enlever. À la foire « sacrée » (par son lieu ou son jour de tenue) succéda simplement une foire profane, qui restait un grand moment de communion sociale et de divertissement. Un moment de tous les excès, aussi, de la simple rixe à l’émeute. Mais d’un autre côté, les foires et marchés, en tombant à partir du Xe siècle sous la coupe des seigneurs dont ils devinrent un des attributs des droits banaux, sont devenus aussi des espaces de contrainte sociale. C’est là que le seigneur pouvait contraindre ses tenanciers à venir vendre leurs produits ; c’est là qu’il exerçait sa justice ; c’est là, enfin, qu’il prélevait des droits sur les ventes. L’apparition des halles n’a d’ailleurs fait que renforcer le contrôle seigneurial sur les assemblées commerciales en permettant de concentrer les transactions en un pôle, ce qui explique notamment la rapidité de la diffusion de ces édifices dans les principales seigneuries saintongeaises, à la suite de l’impulsion donnée par Alphonse de Poitiers au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle. Les halles furent d’ailleurs organisées comme de véritables centres de gestion civils de la seigneurie, abritant son tribunal, les enchères de ses fermes, et les montres des populations dépendantes qui devaient servir à l’ost de la châtellenie. En cela encore, les seigneurs locaux suivaient l’exemple donné par le roi qui avait fixé des tribunaux sous ses halles de Saint-Jean-d’Angély et de Saintes, où il affermait couramment les revenus de la sénéchaussée.

2En dépit de ces deux vocations presque antinomiques, espaces de fête et de sujétion, la foire et le marché étaient cependant d’abord des lieux de commerce. L’importante insertion de l’Aunis et de la Saintonge dans les circuits économiques interrégionaux, voire internationaux pour le premier, favorisa certainement le dynamisme de leurs assemblées. Profitant des flux de marchands et de biens que drainaient les commerces du vin et du sel, notre espace d’étude connut en effet, à partir du maillage féodal originel du XIe siècle, un étoffement considérable de son réseau de places commerciales au cours des siècles suivants. Ce mouvement actif de commercialisation de la société saintongeaise aboutit à un maillage marchand assez dense pour que les habitants de Saint-Georges-de-Rex trouvent, lors de la grande dépression du XIVe siècle, qu’une distance de neuf kilomètres entre deux centres de foires et marchés était inacceptable. Bien structuré, bien équipé en halles, le réseau commercial saintongeais était d’un dynamisme assez important pour pouvoir dégager de considérables revenus et asseoir la domination des villes qui les abritaient sur le plat-pays rural dépendant de celles-ci pour son approvisionnement. Elles pouvaient également, par l’intermédiaire de ces assemblées commerciales, drainer les produits qui, une fois exportés, faisaient la fortune de leurs bourgeois. Le cas de La Rochelle et du vin est connu, mais il se retrouvait certainement aussi, à une échelle certes moindre, dans les villes de Saint-Jean-d’Angély, Saintes ou Cognac. Il est vrai que la croissance économique des XIIe-XIIIe siècles, en étoffant le réseau des assemblées commerciales, avait également favorisé la hiérarchisation de ce dernier. Les plus petites réunions marchandes étaient en effet également les plus dépendantes des seigneurs, qui y constituaient les principaux animateurs commerciaux grâce à la vente de leurs rentes en nature leur assurant parfois des revenus supérieurs à ceux des droits de vente et d’étalage. L’échelon intermédiaire de la hiérarchie des places commerciales était constitué de gros bourgs ruraux, souvent des chefs-lieux de châtellenie, qui, grâce à un bassin de consommation domestique plus élargi, étaient moins dépendant de la tutelle économique du seigneur. Les centres marchands les plus importants, qui dominaient également la hiérarchie urbaine provinciale, étaient ceux qui, souvent liés au grand commerce, jouaient à plein leur statut de pôle de redistribution commercial, s’attirant une importante activité des foires et marchés (La Rochelle, Saint-Jean-d’Angély, Saintes, Pons, Cognac, Barbezieux...).

3L’ensemble de ces places marchandes étaient reliées par des axes routiers ou fluviaux qui représentaient un des meilleurs vecteurs d’activité et concentraient les principales d’entre elles, constituant un véritable système au sein duquel celles-ci, en fonction des aires d’influence qu’elles commandaient, étaient en rapports permanents de complémentarité (La Rochelle et sa couronne de foires-satellites) ou de concurrence (Bourgneuf et Dompierre). C’est l’ensemble de ce réseau, parvenu à maturité au début du XIVe siècle, qui est brutalement frappé par la « grande dépression médiévale », quand la peste, les calamités naturelles, et surtout la guerre, permanente en Saintonge, se combinent pour saper ses bases. Les grands axes de communication, auparavant points moteurs de l’activité commerciale, sont désormais empruntés par la soldatesque anglaise et française ; les marchands fuient ces provinces où leur sécurité n’est plus assurée ; quant au paysan, soutien fondamental et traditionnel du marché rural, il se raréfie, soit qu’il n’ait plus rien à vendre (destruction systématique des récoltes par les gens de guerre ou gels tardifs récurrents), soit qu’il n’ose plus faire le chemin du marché, soit enfin qu’il ait été emporté par le cataclysme de la peste. La désorganisation des circuits d’approvisionnement des marchés provoque une vaste remise en cause du réseau commercial traditionnel. Le redéploiement de celui-ci est spectaculaire et rapide. Les échanges s’étaient en effet rendus, depuis la période précédente, tellement nécessaires qu’il devenait difficile de s’en passer, comme le montre la requête des habitants de Saint-Georges-de-Rex pour l’obtention de foires et marchés. Les assemblées commerciales s’adaptèrent donc à la situation, de deux manières : l’interruption pure et simple, ou le transfert dans à l’abri des remparts d’une forteresse proche (Cozes vers Mortagne) ou d’une ville (Cherves vers Cognac). Localement, des marchés ont aussi pu quitter leur site traditionnel pour se rapprocher du château qui les avait vu naître (Matha, Tonnay-Charente). Dans l’ensemble cependant, cette période aggrava les disparités entre nord et sud de la Charente dans le maillage commercial. Au nord, et particulièrement dans le pays rochelais, l’activité avait pu se maintenir sans pratiquement subir aucun bouleversement, bénéficiant de la protection de La Rochelle et de ses milices biens armées. Le sud par contre fut au coeur des combats du début à la fin de la guerre, et son système commercial complètement ruiné est entièrement à reconstruire à la fin du conflit. C’est ce qui explique les disparités dans le rythme de reconstruction du réseau marchand entre l’Aunis, où l’activité s’est maintenue, expliquant la faiblesse du nombre de nouvelles créations, et la Saintonge méridionale qui commence relativement plus tard sa reconstruction, beaucoup plus étendue dans le temps et l’espace. Pourtant, cette dernière achevée, l’on peut dire que c’est l’ensemble du diocèse qui est entré dans le « beau XVIe siècle », dans lequel les foires et marchés prennent une part importante. Leurs revenus n’ont jamais été aussi élevés, et les halles couvrent l’ensemble du territoire saintongeais alors qu’en Berry, à la même époque, celles-ci restent rares. C’est que la commercialisation de la société rurale a atteint des niveaux élevés, grâce au trafic rochelais qui recrute les produits de ses exportations très loin dans l’arrière-pays et appuie l’essor des foires et marchés qui représentent des intermédiaires privilégiés entre le marchand et son fournisseur. C’est d’ailleurs ce haut niveau de commercialisation des campagnes qui explique le rôle fondamental de la sociabilité de la foire où tous les types sociaux se retrouvent et se mélangent. Les rassemblements commerciaux, s’ils apparaissent tous deux comme de grands moments de divertissement, sont pourtant différents. La foire se distingue du marché en ce qu’elle possède un caractère festif relativement plus marqué. C’est elle qui, en effet, se tient le jour de la fête paroissiale, ou dont l’ouverture suscite des cérémonies variées, telle cette « course à la pelote » de Saint-Jammes. Le marché, en raison notamment de son caractère plus régulier, est aussi plus routinier, même s’il n’est pas exempt de véritables spectacles, comme les exécutions de justice. Le critère économique, surtout, distingue foires et marchés. La foire, moins coûteuse en infrastructures (un simple champ suffit), n’a pas besoin de drainer des foules pour assurer son succès, mais son caractère annuel fait de sa tenue un véritable événement, contribuant à attirer des marchands souvent nombreux. Les marchandises exposées à ces assemblées leur donnent également un caractère rural plus marqué (foire au bétail, vente de blés et de foins). Les marchés, eux, nécessitent déjà un bassin de consommation assez important et structuré pour pouvoir assurer leur pérennité. C’est pourquoi on les trouve d’abord dans les gros bourgs ruraux ou dans les villes, avec des étals achalandés de produits plus variés, même s’ils sont souvent aussi liés à l’économie agraire (outils de moisson et de vendange à Royan en 1266, par exemple). La foire semble de même plus taxée que le marché en Saintonge, sans doute parce qu’elle draine des populations de plus loin que ce dernier, et ce bien que le marché impose une rentabilité importante pour pouvoir financer les halles dont se couvre la Saintonge à la fin du Moyen Âge.

4Ce caractère si considérable des foires et marchés pour l’économie et la société médiévale n’est pas le strict apanage de la Saintonge. Il est une donnée valable pour l’ensemble de l’Occident médiéval, ainsi que diverses comparaisons avec des situations proches en Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne ou dans le reste du royaume de France l’ont suggérées au cours de ce travail. Nos recherches actuelles, consacrées au Midi Toulousain, confirment également pleinement l’importance du « phénomène » du marché au Moyen Âge. Et pourtant ce dernier est resté, jusqu’à quelques années, injustement délaissé des historiens médiévistes. Il n’est que trop temps de souligner que, structures d’échanges commerciaux fondamentales, espaces de festivités et de débordements, et points centraux de l’exercice des prérogatives banales féodales, avec tout le symbolisme afférent à celui-ci, les foires et marchés représentaient bien un fait socio-économique propre, à la logique et à la dynamique caractéristiques de la société médiévale qu’ils contribuaient à structurer. L’ensemble de ces traits fut un des multiples héritages médiévaux de l’époque moderne, voire contemporaine.

© Presses universitaires du Midi, 2004

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