1Loin d'être une spécialiste de la sociologie de Pierre Naville, j'ai pourtant eu la chance de le rencontrer dans le cadre d'une thèse de troisième cycle en cours sur le Centre d'études sociologiques, premier laboratoire de sociologie en France. Cette brève présentation du parcours intellectuel de Pierre Naville n'a pas l’ambition de faire un panégyrique, ni d'ailleurs d'être exhaustive, mais veut plutôt indiquer ou rappeler les moments importants de son histoire particulièrement originale. Et si se révèle l'envie de découvrir ou de redécouvrir, à l'issue de ce panorama, la pensée de Pierre Naville, ce que j'espère, alors ce travail n'aura pas été entièrement vain.

2La biographie de Pierre Naville présentée ici distingue trois moments de sa vie intellectuelle. Le premier coïncide avec la période surréaliste et pourrait s'intituler Le Temps du surréel pour reprendre le titre du livre que Pierre Naville a consacré à ses mémoires. Le second temps évoque l'activité plus politique de Pierre Naville, engagé dans le mouvement dit « de l’opposition de gauche » auprès de Léon Trotsky. La troisième époque enfin va présenter le sociologue Pierre Naville et souligner quelques thèmes parmi les plus présents de son œuvre.

3Pierre Naville est surtout connu aujourd'hui pour ses travaux en sociologie, et plus particulièrement en sociologie du travail. Néanmoins, si l'on tente de retracer le parcours intellectuel de Pierre Naville, on est aussitôt frappé par la qualité et la précocité de ses engagements.

4Entré dans le mouvement surréaliste dès 1924, date du premier Manifeste du surréalisme d'André Breton, compagnon de Léon Trotsky dès 1927, date où ce dernier est définitivement exclu du parti communiste soviétique, Pierre Naville traverse ces années d'avant-guerre riches d'expériences et de rencontres capitales dans une période de maturation intellectuelle.

5On serait peut-être même surpris au premier abord de le retrouver au CNRS, en psychologie, au lendemain de la Libération. Mais, ses engagements singuliers, pour ne pas dire marginaux, trouvent une sorte de continuité au sein du Centre d'études sociologiques nouvellement créé sous les auspices du CNRS et sous la direction de Georges Gurvitch.

6Ce Centre d'études sociologiques rassemble une poignée de chercheurs d’horizons aussi divers qu'inattendus, disposant de peu de moyens pour faire renaître la sociologie française. Pierre Naville participe alors à la refondation d’une discipline en mal de reconnaissance en jouant un rôle non négligeable dans le domaine de l'automation.

7Ce parcours intellectuel tracé très succinctement, s'il impose un certain respect, voire une certaine admiration, suscite aussi quelques interrogations. Pierre Naville représente-t-il une figure singulière, atypique de la sociologie de l’après-guerre ? Existe-t-il un itinéraire intellectuel particulier aux sociologues de cette génération ? Qu'a-t-il retenu de cet héritage littéraire, politique, philosophique ? Dans quels sens sa formation initiale a-t-elle orienté sa production sociologique ? Peut-on en retrouver des traces parmi les thèmes, les objets, la méthode, la conceptualisation ?

8Je me propose seulement dans cette présentation de rappeler les grandes étapes de la vie de Pierre Naville, laissant ainsi à chacun la possibilité de répondre à ces quelques questions mais aussi d'en susciter davantage.

L’engagement surréaliste ou « Le Temps du surréel1 »

9L'engagement de Pierre Naville dans le mouvement surréaliste va correspondre pour lui à une période initiatique, à la fois sur le plan littéraire, politique et philosophique. C'est aussi durant cette période, ou ce temps du surréel, qu'il va être amené à organiser un mouvement et à prendre des responsabilités importantes.

10En 1923, il publie dans la revue L'Œuf dur son premier poème intitulé Florence et le Dôme, inspiré lors d'un voyage en Italie. Dans cette revue publiait également un jeune poète, Louis Aragon, dont il fait la connaissance. Cela laisse supposer que c'est par l'intermédiaire de Louis Aragon qu'il est introduit parmi les surréalistes.

11En 1924, à vingt ans, Pierre Naville écrit son premier roman, Les Reines de la main gauche2. Il rencontre Paul Éluard, Benjamin Péret, Philippe Soupault, André Breton bien sûr, et découvre l'écriture automatique, appelée aussi « texte surréaliste ». Il abandonne alors ses études de psychologie et de biologie, pour rejoindre ce mouvement riche en projets.

12Le mouvement surréaliste apparaît comme un mouvement littéraire, poétique, artistique qui se veut d'expérimentation scientifique (avec l'écriture automatique, le sommeil hypnotique, les cadavres exquis, l'écriture collective, l'interrogation du « hasard collectif », les recherches, notamment celles sur la sexualité), mais également un mouvement philosophique qui veut construire une nouvelle vision du monde, changer le monde, l'homme et la conception que l'homme a du monde. C'est aussi un mouvement qui s'engage politiquement aux côtés du Parti communiste, à la suite du banquet de Saint-Pol Roux, et par des actions contre la guerre du Rif au Maroc, contre l'état de siège en Roumanie, et contre les persécutions hongroises de communistes.

13L'expérience surréaliste recouvre ainsi trois dimensions qui resteront présentes dans l'œuvre de Pierre Naville : la dimension scientifique, la dimension philosophique et la dimension politique.

14Le mouvement surréaliste l'a également initié au domaine de l'édition. Pierre Naville est directeur, avec Benjamin Péret, d'une nouvelle revue appelée La Révolution surréaliste qui sort son premier numéro en décembre 1924 avec un dossier provocateur sur le suicide, intitulé « le suicide est-il une solution ? ».

15Cette première expérience sera de courte durée car en mai 1925, après le troisième numéro de La Révolution surréaliste, il quitte la direction de cette revue à la suite de désaccords avec André Breton, qui lui reprochait, entre autre, de vouloir faire du surréalisme un mouvement politique. Cela correspond pour Pierre Naville à la période de conscription durant laquelle il adhère, en 1926, au groupe des étudiants communistes.

16En juin 1926, il réitère cette expérience éditoriale en devenant co-directeur avec Marcel Fourrier de la revue Clarté, fondée en 1919 par Henri Barbusse.

17En novembre 1927, il part à Moscou pour le dixième anniversaire de la Révolution d'Octobre et rencontre Léon Trotsky qui vient d'être exclu successivement de ses différentes responsabilités et du Parti communiste soviétique. Commence alors pour Léon Trotsky une seconde période d'exil qui sera définitive et pour Pierre Naville une seconde période de maturation intellectuelle.

« Trotsky vivant » ou le temps de l'exil

18Cette seconde période de maturation intellectuelle est aussi, d'un certain point de vue, pour Pierre Naville un temps de l'exil, dans la mesure où son engagement politique va le conduire à un bannissement.

19Très vite, au début de l'année 1928, Pierre Naville est lui aussi exclu du Parti communiste français :

1. pour avoir soutenu les positions de l’opposition « trotskyste » que Moscou venait de sanctionner ;
2. pour avoir poursuivi la publication de « Clarté » dans le même sens, hors du contrôle de la direction du PCF ;
3. pour avoir diffusé hors du parti, en particulier par affiches publiques, une protestation contre les premières déportations d'oppositionnels, en URSS3.

20Aucun surréaliste ne prit sa défense lors de son exclusion du PCF et celle-ci entraîna même des pressions auprès de certains amis de Pierre Naville tendant à l'isoler.

21Mais le nouveau paria réagit en publiant la même année La Révolution et les intellectuels4, livre composé de deux textes respectivement de 1926 et 1927, dans lesquels il expose les rapports complexes et tumultueux entre les surréalistes et le Parti communiste français.

221929, c’est le début d’une correspondance avec Léon Trotsky, interrompue en 1939 par la guerre, mais aussi en raison, semble-t-il, de dissensions entre les deux hommes. Il en publiera des extraits en 19895. L'exil de Léon Trotsky, entouré de quelques compagnons, dont Pierre Naville, sera ponctué de voyages, d'interdictions de territoires, de conférences, de précautions infinies contre les éventuelles attaques du Guépéou, mais aussi de rencontres fécondes.

23En 1930, tandis qu’André Breton dans son Second Manifeste du surréalisme exclut tous ceux qui, selon lui, ont succombé à la tentation artistique, Pierre Naville tente de mettre sur pied à Paris un bureau international de l’opposition de gauche. Il dirigera deux revues : La Vérité, nouvellement créée, et La Lutte des classes qui succède à Clarté.

24En 1936, il participe activement à la fondation du Parti ouvrier internationaliste après avoir tenté un rapprochement dans le « Front unique » avec les autres partis de gauche.

25En 1939, alors qu'il est mobilisé et occupe d'abord un poste dans le cabinet militaire de Daladier, Pierre Naville reprend ses études de psychologie, « hantant la Sorbonne en tenue kaki »6, selon sa propre expression. Il prépare une thèse de doctorat sous la direction de Paul Guillaume et commence la traduction de Watson, principal théoricien du behaviorisme, lorsqu'il est envoyé à Fontainebleau, puis sur le « Front ». C'est durant sa détention comme prisonnier de guerre qu'il apprend par un morceau de journal la mort de Léon Trotsky, assassiné le 20 août 1940 au Mexique. Pierre Naville obtient sa libération en février 1941, en faisant valoir une incapacité physique.

26Libéré, il devra cependant vivre sous la menace de trois dangers : la police française pour son passé politique, les mesures anti-juives qui touchent son épouse, et la politique stalinienne à travers le Guépéou. Mais, les années d’occupation se révéleront studieuses. Il poursuit en effet ses études de psychologie et entre à l’ΙΝΟΡ, l’Institut national de l'orientation professionnelle, par l'intermédiaire d'Henri Wallon, professeur de psychologie au Collège de France.

27En 1942, Pierre Naville, alors en poste à Agen, publie La Psychologie, science du comportement, ouvrage dans lequel il expose les thèses de Watson. Dans ses Mémoires imparfaites7, il confie qu'il attendait beaucoup du behaviorisme dit psychologie objective. Léon Trotsky lui-même s'intéressait beaucoup à ce domaine de la psychologie, comme en témoigne sa correspondance avec le physiologiste russe Ivan Pavlov dans les années 20. Certains verront même une correspondance théorique entre le behaviorisme et le marxisme.

28Deux livres importants vont clôturer ces années de guerre : la Théorie de l'orientation professionnelle8, qui parait en 1945 et demeure un classique dans ce domaine, et Psychologie, marxisme, matérialisme9 en 1946 qui connaît un certain succès et sera réédité deux ans plus tard.

29Cette orientation initiale vers la psychologie, reprise et développée des années plus tard, sera finalement abandonnée au profit d'une autre discipline au destin bien plus incertain et qui suscite de nombreuses querelles et polémiques parmi l’intelligentsia française.

30Retracer un parcours intellectuel suppose souvent de comprendre les choix, les décisions, les orientations prises à un moment particulier et qui semblent a posteriori déterminants. Comment et pourquoi Pierre Naville fut-il conduit vers la sociologie ? Que connaissait-il de cette discipline tant critiquée, qualifiée même de « science policière » par certains intellectuels marxistes ?10

« Vers l'automatisme social » ou le temps de la maturité

31Pierre Naville entre au CNRS en 1947 en psychologie mais ses positions politiques, d’une part, l’usage qu’il faisait de la psychologie du comportement, de l’autre, ont fortement contribué à le rendre indésirable dans cette discipline. C’est dans ces conditions qu’il se tourne vers la sociologie avec l’aide d’Henri Wallon qui était aussi membre du comité de direction du Centre d’études sociologiques. Il faudra cependant attendre le milieu des années 50 pour que Pierre Naville produise ses premières études significatives en sociologie du travail. 1956 apparaît d’ailleurs comme une année de réalisations.

32En effet, la même année, il crée la revue Cahiers de l'automation qui s’appellera ensuite Cahiers d'étude des sociétés industrielles et de l'automation, et qui deviendra l'organe d’expression du groupe de sociologie de l’automation. Toujours en 1956, Pierre Naville soutient sa thèse de doctorat d'État qui s'intitule « De l’aliénation à la jouissance » - Raymond Aron figure parmi les membres du jury11. Il la publiera l’année suivante sous le titre Le Nouveau Léviathan12 en référence à Thomas Hobbes, inaugurant une longue suite de six volumes reprise à partir de 1970.

33Si Le Nouveau Léviathan consacre une série d’études sur la théorie de Marx, son application dans les régimes socialistes et sa dérive bureaucratique, Sociologie et logique13, publié en 1982 et qui devait en constituer le dernier tome, apparaît comme une étude plus épistémologique, de réflexion sur la valeur heuristique de l'analyse marxiste et de l'analyse sociologique pour comprendre les changements intervenant dans nos sociétés.

34Au cours de ces années 1950, Pierre Naville développe une approche différente de celle de Georges Friedmann concernant les tendances de l'automation. Là où ce dernier voyait l'élargissement des tâches, la recomposition de l'atelier éclaté, la réhabilitation du savoir ouvrier, Pierre Naville y devinait, au contraire, la réduction d'effectifs, le chômage, les glissements de qualification, les transferts de main-d'œuvre..., bref, le drame social qui allait se jouer autour de l'automation, même si, sur un plus long terme, il envisageait la suppression, et par là, une libération du travail humain.

35En 1961 et en 1962, paraissent sous sa direction et celle de Georges Friedmann les deux tomes du fameux Traité de sociologie du travail14 dans lesquels une bonne partie traite curieusement, au premier regard, de la guerre. Cet intérêt et ce souci même pour ce qu'il appelle la condition armée des conflits remonte en fait à 1925 et à la guerre du Rif. Pour les surréalistes, le rejet de l'Armée française constituait un axiome intangible15. C'est à partir de cette époque que Pierre Naville étudie l'armée comme facteur des révolutions politiques et qu'il découvre les situations sociales qui couvent sous la conduite des guerres. La Seconde Guerre mondiale viendra les lui rappeler tragiquement. En 1939, il découvre le livre de Carl von Clausewitz, De la guerre, pour lequel il rédigera une préface à la traduction française que fît, en 1955, Denise Naville, son épouse. Il constate que les conflits armés suivent des développements techniques inattendus et que les luttes sociales prennent de plus en plus une forme militaire. Les guerres d'indépendance d'après 1945 lui donneront en effet raison. L’intérêt pour la polémologie parcourt l'œuvre de Pierre Naville comme le montre sa bibliographie, sans développer pour autant une véritable sociologie des conflits.

36Un autre intérêt de Pierre Naville l'incitera à lancer en 1964 une nouvelle revue, Épistémologie sociologique, dont le succès sera surprenant. D'abord issus des débats tenus par le Groupe d'épistémologie sociologique, récemment constitué au sein du Centre d'études sociologiques, les articles affluent à partir de 1969 des autres villes de France et de l'étranger. Cette initiative pionnière sera même reprise dans différents pays comme l'Italie, la Suède, la Suisse, le Canada, les États-Unis, le Japon, la Yougoslavie, etc. Mais malgré ce relais international, la revue disparaît en 1973.

37Pierre Naville est proche de la retraite : il a bientôt soixante-dix ans. Il continue cependant à travailler et à publier, mais il se consacre à des livres plus personnels : à ses mémoires, au mouvement surréaliste, à Trotsky, et aux cinq derniers tomes du Nouveau Léviathan.

***

38Nous avons relevé à travers l'expérience surréaliste trois dimensions très fortes : la dimension scientifique, la dimension philosophique et la dimension politique que l’on retrouve constantes dans l’œuvre de Pierre Naville. On peut ajouter que son engagement politique affirmé auprès de Léon Trotsky a inauguré une réflexion sur le social qui s'est concrétisée au sein du CNRS par une production sociologique particulièrement riche.

39Comment conclure sur cet homme qui a traversé les grands bouleversements de ce siècle, rencontré les plus grands hommes de l'histoire politique et artistique, vécu des expériences intellectuelles uniques, produit plus d'une quarantaine d’ouvrages dont certains restent et resteront pour longtemps fondamentaux, mais qui paradoxalement demeure aujourd'hui bien négligé, pour ne pas dire occulté, par notre discipline ?

40Cela conduit à interroger le fonctionnement de notre propre discipline qui n'hésite pourtant pas à ériger sur des piédestaux quelques figures oubliées et remontant aux balbutiements de la sociologie. Qu'est-ce qui fait le succès d'un auteur, d'un sociologue ? L'écho qu'il produit par ses ouvrages ? Le caractère novateur de ses travaux ? Sur ce plan, Pierre Naville occupe une des premières places : ses livres n'ont jamais manqué de retentissement, et, à côté des multiples thèmes et domaines qu'il a étudiés, ce qu’il laisse de plus circonscrit, de mieux délimité, est sans aucun doute la sociologie de l'automation.

41Ce qui joue alors, peut-être, plus sûrement dans la notoriété d'un auteur, c'est la position institutionnelle, c'est-à-dire une reconnaissance qui dépasse le domaine scientifique. Mais Pierre Naville, indifférent aux marques honorifiques, n'a jamais semble-t-il occupé d'autres fonctions que celle de sous-directeur du Centre d'études sociologiques de 1963 à 196816.

42Une autre voie possible vers la notoriété est l'enseignement : le sociologue bénéficie d'un auditoire plus important et toujours renouvelé, et produit des disciples qui, à leur tour, diffusent et développent la pensée du maître. De nombreux chercheurs ont quitté le CNRS pour rejoindre l'enseignement supérieur après la création de la licence de sociologie en 1958, mais, là encore, Pierre Naville a toujours préféré se consacrer essentiellement à la recherche.

43S’il échappe alors à la typologie du chef d'école, son héritage scientifique et humain reste malgré tout important. À la sociologie de le faire fructifier !

Commentaires

44• Pierre Rolle : À un certain niveau de participation à l'activité sociologique, en effet, Pierre Naville est en grande partie oublié. Mais, pour qui regarde à plus long terme, bien au contraire, c'est lui qui reste. Il y a quelques années, le ministère de la Recherche a entrepris un travail sur l'automatisme et a fait participer quantité de gens. Que se sont-ils découvert en commun ? Qu'est-ce qui est apparu à la convergence de leurs contributions ? Justement la référence à Pierre Naville. De sorte que dans une plus longue durée, il me semble que, bien au contraire, il bénéficie d'une reconnaissance très importante. S’il est parfois oublié, c'est comme le soubassement nécessaire de quantité de travaux qui se font aujourd'hui, et on le retrouve sitôt qu'on creuse un peu plus loin que ce qui se dit au jour le jour.

45Au sujet de l'importance de Clausewitz il faut souligner le fait qu'il l’avait découvert très tôt. D'abord parce que Clausewitz appartient à cet héritage que Marx, Engels et Lénine ont légué ; un héritage qu'il faut réévaluer, où Pierre Naville triait à sa convenance, mais où il a toujours trouvé Clausewitz. Toute sa vie, Naville a essayé d’utiliser, de développer, d’enrichir une théorie de l'action réciproque entre individus et entre groupes, qu’il trouvait chez Clausewitz à propos de la guerre. Il faut sans doute mettre Clausewitz avec Watson, et peut-être avant Marx, aux principes de la construction intellectuelle que Naville a très tôt entreprise. La traduction de Denise Naville est assez tardive mais Naville connaissait les thèses de Clausewitz bien avant.

46• Lucie Tanguy : Il faudrait rappeler certaines choses peu connues aujourd’hui. Naville a-t-il eu une longue participation à la direction du Centre d'Études Sociologiques ? Ce n’est pas sûr. Quant à dire qu'« Épistémologie Sociologique » a eu un succès, alors il faut revenir aux faits et enquêter. C'était très novateur, mais c'était quasiment confidentiel, ça n'avait pas de diffusion. Cela ne correspondait pas à une attente du milieu à l'époque ; c’était plutôt en rupture par rapport aux pratiques du milieu.

47• Pierre Rolle : Pour Épistémologie sociologique il faut rappeler qu’à cette époque, les chercheurs du Centre d'études sociologiques n'avaient guère l'occasion de se rencontrer. Le groupe qu'ils formaient était divisé selon leur spécialité, leur méthode, leur courant de pensée. Cette époque est-elle révolue, et les choses aujourd'hui différentes ? À chacun d'en juger ! Naville avait d'abord eu l'idée de réunir les chercheurs pour leur faire dire aux uns et aux autres ce sur quoi ils travaillaient. L'épistémologie, c'était l'occasion de faire converser ensemble des chercheurs qui se réclamaient de démarches, d'orientations de pensée fort différentes. Ensuite, c’était une manière de contrarier une tendance des sociologues qui, assez facilement, sont persuadés qu'il suffit, pour connaître la réalité sociale, d’aller l'embrasser, sans médiation, de sortir de son bureau, d'aller voir. C’est d'ailleurs, si l’on y songe, la manière dont les sociologues justifient leur activité par rapport aux économistes. Ceux-ci prétendent accéder aux réalités par l'intermédiaire de constructions abstraites, de chaînes de raison, et ils considèrent que la réalité est toujours médiatisée, qu elle n'est admissible que pensée d'avance, et incluse dans un système plus ou moins axiomatisé. La sociologie, pour sa part, décrirait fidèlement l'expérience, et modèlerait sur elle ses notions et ses schématismes. En fait, sous le prétexte de s'opposer au formalisme économique, et de se vouloir empirique, la sociologie devient prisonnière de formalismes inaperçus. Si elle ne prend pas conscience qu'elle construit elle-même ses propres faits, elle ne parviendra pas à les ordonner de manière cohérente et cumulative.

48Il arrive que les chercheurs prennent pour des observations la vérification des conséquences des présupposés théoriques qu'ils avaient en tête. Ceci devra apparaître par l'intermédiaire des confrontations organisées entre les différents sociologues. Voilà à quoi correspondait le groupe d’Épistémologie sociologique. Il a eu beaucoup de succès, en effet, au début, mais non pas parce que c'était de l'épistémologie, bien plutôt parce que cela n'en était pas encore. Les sociologues pouvaient y parler entre eux de leurs sujets de recherche, sans pour autant se trouver dans l’obligation de les confronter directement. Par exemple, la recherche sur l'âge du baptême. Depuis le XIX^e siècle, l’âge du baptême n'est pas le même. Cette évolution se décrit par des courbes fort complexes. Dans le groupe, on ne discutait pas de l'intérêt que pouvait présenter cette recherche, mais de la construction des courbes, de leurs propriétés mathématiques, des réductions originelles qui permettaient de les tracer, des développements qu'on pouvait en espérer, et de leurs limites. Ceci, afin d'en tirer des conséquences générales sur la démarche de la science sociale.

49Ainsi donc, le groupe d’Épistémologie était le seul endroit où pouvaient converser ensemble des chercheurs qui ne se réclamaient pas des mêmes courants de pensée et des mêmes orientations politiques, parce qu'il ne faut jamais oublier que derrière tout cela il y avait des orientations politiques différentes. Le groupe d'Épistémologie était l'occasion de connaître les uns et les autres. La difficulté a commencé lorsque nous en sommes arrivés véritablement à l'épistémologie. À ce moment-là, on a demandé une subvention au CNRS et on a commencé à publier cette revue qui n'a malheureusement pas eu tellement de succès.

50En fait, Épistémologie sociologique était publié par Anthropos qui engrangeait la subvention, publiait la revue et la distribuait de la manière la plus erratique du monde. On faisait un colis de livres pour le Canada et on rajoutait, pour compléter le colis, un exemplaire ou deux d’Épistémologie sociologique, de sorte que la revue était connue bizarrement à Vancouver et ignorée à Montpellier. Mais cette revue n'était pas du tout populaire. Les sociologues l'ont regardée comme un mal nécessaire tant qu’elle a été publiée, et ils n’ont pas protesté quand la revue a été supprimée. Car il faut rappeler qu'elle a été supprimée, comme d’ailleurs avant elle, les Cahiers d'études de l'automation. La publication des Cahiers a été interrompue par le CNRS parce que nous parlions des relations salariales et que l’administration de l’époque considérait que le salariat était un objet pour les économistes et non pour les sociologues. C'est du moins ce que m’a expliqué très tranquillement le responsable de la publication des revues du CNRS.