1En 1823, Charles-Pierre Gourlier (1786-1857), architecte déjà connu pour la mise en œuvre du premier chauffage par calorifère dans les bâtiments de la Bourse, déposait un brevet pour un système de construction de tuyaux de cheminées en briques cintrées1. Cette invention devait connaître un rare développement dans l’histoire des techniques de construction puisqu’elle est l’ancêtre des boisseaux de cheminée encore employés aujourd’hui. Il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler ici l’importance des cheminées dans l’art de bâtir2. La question est cruciale non seulement parce que la notion de foyer recouvre encore aujourd’hui celle d’habitat et que les cheminées furent jusqu’à une époque très récente le principal moyen employé pour chauffer les bâtiments, mais aussi du point de vue des dangers que le feu présentait pour les constructions. L’accroissement de l’urbanisation entraîné par la Révolution industrielle engendra une forte élévation de la densité des édifices d’habitation et de leur hauteur à l’origine du modèle bien connu de l’immeuble haussmannien. Dans ces immeubles de rapport les problèmes liés aux cheminées, au passage et aux éventuels dévoiements des tuyaux de fumées, etc. apparaissaient plus aigus et plus complexes encore. C’est parce qu’il offrait une solution simple et rationnelle à nombre de ces difficultés grâce à l’emploi d’un produit modulaire que le « système de tuyaux de cheminées en briques cintrées » inventé par l’architecte Charles-Pierre Gourlier connut un véritable succès. Il apportait en outre une amélioration notable dans la lutte contre les incendies.

2Si cette invention se rattache aux premiers efforts pour développer des matériaux industriels dans la construction, il est intéressant de remarquer que l’architecte qui en est à l’origine nous est peu connu pour son œuvre bâti. Au contraire, rapporteur puis inspecteur général du Conseil des bâtiments civils, Gourlier peut apparaître comme un exemple de ces architectes à la carrière entièrement dévouée à l’administration. Charles-Pierre Gourlier rejoint donc ici la figure de l’architecte-inventeur dont on connaît la grande postérité au XIX^e siècle. Nous verrons avec quelle habileté l’homme sut employer les opportunités que lui offrait sa situation dans l’administration pour développer commercialement la diffusion de son procédé. A partir de cette étude de cas, il s’agit de déterminer quels éléments peuvent documenter l’invention des procédés en matière d’art de bâtir et ce qu’ils nous apprennent sur ce que Liliane Hilaire-Pérez appelle « l’au-delà de l’invention » ; c’est-à-dire la question de la propagation de l’innovation. Nous envisagerons donc dans cette étude la nature des documents disponibles sur cette invention, l’usage des documents écrits dans les stratégies de diffusion ainsi que la documentation des processus d’industrialisation pour essayer de dégager les spécificités liées à l’étude des procédés de construction.

Diffusion et publicité du procédé

3La description du procédé inventée par Charles-Pierre Gourlier nous est donnée dans plusieurs prospectus édités par l’inventeur puis dans différents mémoires ou traités d’art de bâtir. Nous présenterons rapidement ce système pour ensuite interroger la typologie des documents à la disposition de l’historien.

4L’auteur donne une première description de son système dans un imprimé de quinze pages publié en 1823 et intitulé Exposé d’un nouveau mode de construction des tuyaux de cheminée renfermés dans l’épaisseur des murs en briques faîtes exprès, inventées par M. Gourlier, architecte, rapporteur au Conseil des bâtiments civils et inspecteur des travaux de la Bourse3. Gourlier commence son exposé de la manière suivante :

Le mode qui a été généralement suivi jusque dans ces derniers temps pour la construction des tuyaux de cheminée, offre tant d’inconvénients et pour mieux dire est tellement contraire aux diverses données à remplir dans cette partie importante de l’art de bâtir, qu’on peut être surpris que des améliorations n’y aient pas été apportées plus tôt.

5D’entrée de jeu, l’architecte affirme donc la nouveauté du système qu’il propose. Après avoir décrit les inconvénients des modes habituellement employés tant sous le rapport de la solidité, de la circulation de la fumée que sous celui de l’entretien, il poursuit en détaillant les données positives auxquelles doivent répondre selon lui la construction de ces conduits de cheminée.

À cet effet il y avait à déterminer, 1° la forme qu’il convenait de donner à l’intérieur du tuyau ; 2° les dimensions auxquelles ils pouvaient être réduits ; 3° et enfin l’espèce de matériaux à employer à sa construction.

6À partir de l’étude analytique de chacune de ces questions, l’auteur propose un nouveau système qui consiste en un assemblage simple de briques dont une des faces présente un arc de cercle afin de ménager dans les murs de refend l’emplacement d’un tuyau de cheminée.

7Ce travail était issu de l’expérience et de l’analyse des différentes données du matériau qu’il se proposait d’employer, envisagées sous tous les rapports : fabrication, mise en œuvre, hauteur déterminée par exemple par le chaînage et la solidité… Ce type de raisonnement apparaît assez proche de celui pratiqué par l’architecte dans les abondants rapports qu’il rendait au Conseil des bâtiments civils et qui relevaient du même genre de préoccupations. L’économie, la solidité et la commodité, qui sont en définitive les vertus vitruviennes de l’architecture, gouvernent les propos de l’architecte-inventeur. Quant à l’emploi de la gravure au trait pour servir de support à cette description, elle semblait aussi naturelle de part sa profession et dans le cas d’un document manifestement rédigé à destination des hommes de l’art.

8Et Gourlier de conclure :

Je soumets les idées que je viens d’exposer, aux lumières et à la discussion des personnes éclairées qui pratiquent l’art de bâtir, ou qui s’y intéressent, afin que si, comme il m’a semblé, ce système offre, pour les tuyaux renfermés dans l’épaisseur des murs, tous les avantages de la fonte, et en même temps une construction plus solide et moins chère, il puisse être mis en usage dans les constructions publiques et particulières, et recevoir d’ailleurs les modifications et améliorations dont il pourrait être reconnu susceptible.4

9L’auteur ne semblait pas initialement s’être engagé dans une véritable stratégie commerciale pour la diffusion du produit. Aucun dépôt de brevet n’accompagnait alors la divulgation du nouveau système. L’architecte paraissait donc offrir avec gratuité la propagation d’une amélioration de l’art de bâtir à la collectivité. D’ailleurs Gourlier, après avoir présenté son système à l’exposition des produits de l’industrie de 1823 où il reçut une médaille de bronze, soumit son procédé à la Société d’encouragement qui l’examina dans sa séance du 23 juin 1824. Bouriat, le rapporteur du Comité des arts économiques en rendant un avis favorable, proposait « de [le] faire connaître par la voie du Bulletin, afin que les propriétaires et les architectes puissent s’en servir, s’ils le désirent, dans un moment où les constructions se multiplient à l’infini dans toute la France et se poursuivent avec la plus grande rapidité»5.

10Pourtant le sous-titre et le texte de cette première notice montre que Gourlier avait déjà réalisé des prototypes de ses produits avec Gravelines manufacturier établi à Vaugirard et qu’il en proposait la fabrication pour le prix de 20francs le cent. En réalité, on ne peut comprendre le statut de cet Exposé qu’au regard d’une histoire plus approfondie de la propagation de cette invention. Outre cette première publication, la bibliographie nous fournit deux autres références sur ce procédé, d’abord, en 1828 un prospectus intitulé Par brevet d’invention. Manufacture de briques cintrées, pour tuyaux de cheminées, et autres…6, puis, la publication d’un extrait des Annales de l’industrie française et étrangère d’août 1830 ayant pour titre « Essai sur la construction des tuyaux de cheminées et autres par M. Gourlier. Architecte des travaux publics, rapporteur-secrétaire au Conseil des bâtiments civils, professeur de construction civile et industrielle à l’École centrale des arts et manufactures»7.

11Le premier prospectus adopte un ton clairement commercial. Après l’exposé de ses titres et de ceux de son invention qui « a successivement reçu les suffrages du Jury central de la dernière exposition des produits de l’industrie, qui a décerné à M. Gourlier une médaille de bronze ; M.le Préfet du département de la Seine qui, après examen du Conseil de grande voirie, en a autorisé l’emploi dans les constructions particulières ; de M.le Directeur des travaux de Paris qui en a recommandé l’usage dans les constructions publiques ; et de la généralité des Architectes et Constructeurs tant de Paris que du reste de la France », l’imprimé détaille les avantages du système :

Il a été reconnu que ce système procure la solidité la plus grande et une économie notable, comparativement aux autres moyens de construire solidement des tuyaux cylindriques…8.

12Il cite aussi des exemples d’emploi de ces matériaux dans diverses constructions tant publiques que privées, par exemple à l’entrepôt des vins, à la caserne de gendarmerie rue Mouffetard, aux nouvelles barrières de Montmartre et de Rochechouart, au dépôt de la Préfecture de Police, aux nouveaux théâtres de l’Opéra-Comique et de l’Ambigu, à la maison centrale de détention de Melun, ainsi qu’au Passage du Saumon, et encore à Rouen, Moulins, Nancy, etc.

13Surtout le prospectus fait part de la création d’une manufacture spéciale et d’une société en association avec Payen (le célèbre chimiste et manufacturier) :

Une approbation aussi générale imposait à M. Gourlier, et aux personnes qui se sont occupées avec lui de la fabrication de ces briques, l’obligation d’y apporter en même temps tous les soins et toute l’économie que possible, afin d’obtenir des produits de bonne qualité et d’un prix modéré. A cet effet, une manufacture spéciale a été fondée [… ]9.

Suivent la liste des produits proposés, leurs prix et des recommandations pour passer commande.

14La seconde publication était quant à elle issue des Annales de l’industrie nationale, une revue qui s’adressait à des spécialistes et qui dès 1829 fut réunie à la toute nouvelle École centrale des arts et manufactures et prit le titre de Bulletin de cette école. Elle fut manifestement éditée en tiré à part, sans doute aux frais de l’entreprise, par l’un des libraires de la revue10. Il s’agit d’un exposé très détaillé des caractéristiques des produits proposés par Gourlier qui est précédé d’une étude historique étendue des différents moyens employés pour la construction des tuyaux de cheminée. Le texte présente un aspect didactique proche du traité lié au caractère de la publication dont elle est issue. Il doit d’ailleurs être rapproché de l’exposé qui en fut fait dans le supplément du Traité de l’art de bâtir de Rondelet par Blouet11 ou encore du Traité de la construction en fer de Eck12. Comme ces derniers, il adopte la forme traditionnelle du traité d’architecture avec préambule historique.

15Ce texte de Gourlier montre combien l’innovation et la connaissance du passé peuvent se mêler. Dans la notice qu’il donne de son procédé dans les Annales de l’industrie, il interrogeait l’Antiquité pour trouver les sources de l’emploi de la poterie pour les tuyaux de cheminée. Cette référence à l’Antiquité permettait, tout en rendant hommage à la sagacité des anciens, de valider le nouveau procédé qui comme l’architecture néoclassique renouait avec les vrais principes et, dans le domaine de l’invention, renouait ici avec les fils de l’histoire et du génie. Un discours qui, certes, parlait tout particulièrement aux architectes mais que l’on retrouve, comme nous l’avons vu au cours de ces journées, employé assez fréquemment. L’essai relève surtout de la mise en place d’un propos qui justifie l’emploi du nouveau système selon les données objectives que Gourlier approfondit encore ici. L’explication précise et détaillée du mode de construction, ses recherches historiques sur la question développée dans une sorte de traité contribuaient ainsi à asseoir la paternité de Gourlier sur le procédé et à le présenter comme le véritable spécialiste de la question.

16En ce qui concerne l’usage de ces textes dans les stratégies commerciales, il faut remarquer que le mémoire descriptif déposé à l’appui de la demande de Gourlier pour un brevet de cinq ans en 1825 était à peu de différence près la reprise du texte de 182313. La publication du procédé précédait le brevet, tandis que le prospectus de 1828 accompagnait la création d’une manufacture14. L’essai de 1830 quant à lui faisait suite au dépôt d’un nouveau brevet par Gourlier à l’échéance du premier brevet15. L’édition d’un mémoire venait décrire et justifier l’emploi du système en déclinant l’usage des différents produits proposés par la manufacture. La pratique du secret n’était pas nécessaire puisque la protection d’exploitation se trouvait assurée par le brevet. Bien au contraire, l’abondance de ces écrits tout comme la présence aux expositions des produits de l’industrie servirent à assurer la propagation de l’invention. Aussi cette documentation acquiert un caractère particulier et relativement ambigu puisque ce sont ces publications qui nous renseignent encore aujourd’hui sur le procédé alors mêmes qu’elles constituaient les instruments publicitaires de sa diffusion.

La mise en œuvre d’un réseau relationnel

17On peut penser que la recherche de sanctions extérieures pouvait valider l’emploi de ses produits et justifier la présence de Gourlier à toutes les expositions des produits de l’industrie de 1823 à 183916. Ce besoin de reconnaissance officielle se remarque aussi dans l’examen fait par la Société d’encouragement et d’autres institutions. Au delà de la seule validation de l’intérêt de l’innovation, la propagation des procédés de constructions dépendait aussi en grande partie d’un contexte réglementaire favorable. Comme procédé innovant, le système de tuyaux de cheminée en brique de Gourlier ne correspondait pas aux règlements de voirie en usage17. Par conséquent pour pouvoir bénéficier d’une application large, l’invention de l’architecte devait d’abord être soumise à une autorisation préalable du Conseil de Grande voirie du département de la Seine qui l’examina en 182318. Les différents avis qui avaient pu être rendus sur l’utilité du procédé venaient à l’appui de l’examen du point de vue de la police architecturale. Dans le cas présent, le soutien de Louis-Etienne-François Héricart de Thury directeur des bâtiments civils mais aussi l’un des organisateurs des expositions des produits de l’industrie où Gourlier obtint une médaille, contribuèrent de façon certaine à la modification des règlements et aux prescriptions d’usage qui devaient en découler.

18C’est ici qu’apparaît l’importance de la recommandation dans la propagation du procédé. En tant que rapporteur au Conseil des bâtiments civils, Charles-Pierre Gourlier connaissait personnellement Héricart de Thury (ingénieur et inventeur des puits artésiens) qui à cette époque occupait la place de directeur des travaux de Paris et qui à ce titre présidait le Conseil lors de l’examen des affaires relatives au département de la Seine. Héricart de Thury était par ailleurs membre de la Société d’encouragement, membre du Jury central et rapporteur des expositions des produits de l’industrie de 1823 et 1827 où les produits de Gourlier concoururent et furent primés. En 1823, ce fut d’ailleurs Héricart de Thury qui proposa Gourlier au Jury de l’exposition où il obtint une médaille19. Surtout le directeur des travaux de Paris avait recommandé l’emploi de ces briques dans les travaux publics20. Ce soutien ne se démentira pas puisque lorsque Gourlier envoya une lettre lui annonçant la création de sa manufacture en 1828, le directeur des travaux lui fit répondre qu’il lui assurerait un appui bienveillant21.

19On peut légitimement penser que les commandes pour la construction des édifices publics soutinrent très largement les débuts de l’entreprise. Un appui similaire peut être relevé dans un avis du Conseil des bâtiments civils du 14 octobre 1828, relatif à un règlement sur les incendies dans la ville de Cambrai qui tendait à modifier l’article sur les tuyaux de cheminée en recommandant l’usage du système de Gourlier22. Au-delà du strict intérêt d’une innovation, il apparaît clairement que les capacités de l’inventeur à faire valoir un réseau relationnel déterminaient largement la généralisation de l’emploi d’une innovation.

20En s’intéressant aux personnes qui participèrent à la diffusion du procédé, on s’aperçoit que tout un réseau de connaissances personnelles fut mobilisé. La première notice fut publiée chez Colas. Or Gourlier était lié par alliance à l’éditeur23. L’essai de 1830, quant à lui, fut publié dans les Annales de l’École centrale des arts et manufactures (école où Gourlier était professeur) et qui était dirigées par Payen auquel l’architecte s’était associé dès 1828. Il profita de cette publication pour éditer à moindre frais un tiré à part.

21On pourrait s’étonner que Charles-Pierre Gourlier attendît 1825 pour déposer un brevet alors que la nouveauté du procédé semblait validée par les jugements favorables dont il avait fait l’objet et que la virtualité d’une utilité industrielle se manifestait par la réalisation des premiers produits par Gravelines. Ce délai s’explique sans doute par la nécessité pour un architecte de s’associer à un manufacturier détenteur d’un savoir faire technique afin de pouvoir mettre en œuvre un procédé de fabrication avant la délivrance d’un brevet d’invention qui puisse assurer un monopole temporaire d’exploitation à l’auteur.

22Nous ne savons pas exactement comment Gourlier fut en contact avec le dit Gravelines fabricant à Vaugirard, en revanche l’on est mieux renseigné sur les personnes avec qui Gourlier s’associa en 1828. L’acte de société peut en effet être retrouvé grâce aux archives de l’enregistrement des actes de constitution et de modification de sociétés du tribunal de commerce conservées aux archives de la Seine. Le 28avril 1828, une société en nom collectif fut fondée entre Charles-Pierre Gourlier, Anselme Payen et Bonnecarrère « pour la continuation de l’exploitation de la manufacture de briques cintrées établies à Vaugirard et l’exploitation du brevet d’invention obtenu par M. Gourlier pour la fabrication de ses briques cintrées»24. Manifestement Bonnecarrère était le propriétaire de la manufacture, tandis que Payen était professeur avec Gourlier à l’École centrale des arts et manufacture dont ils étaient tous deux fondateurs. En dehors des relations personnelles que Gourlier pouvaient entretenir avec Payen, leur association se justifiait par l’expérience acquise par ce dernier dans d’autres entreprises manufacturières pour l’exploitation de ses nombreux brevets.

23Ce n’était pas tant la nature innovante de l’invention qui déterminait sa propagation que les possibilités techniques de sa mise en œuvre. La possession d’un brevet et d’un carnet de commande potentiel offert par les relations personnelles de Gourlier ne suffisait pas. La fabrication des briques était une entreprise relativement complexe en particulier ici où la régularité nécessaire des produits employés réclamait un investissement technique et financier important pour répondre aux contraintes de production particulières liées au matériau : séchage des briques, dimensions, solidité, problème de rétractation25… Le délai entre l’invention du procédé et le dépôt du brevet peut ainsi être compris comme le temps nécessaire pour déterminer si exploitation industrielle de l’invention était réalisable et mettre au point les procédés de fabrication à grande échelle. C’est certainement pour des raisons liées à des capacités d’investissement réduites que le premier brevet fut seulement déposé pour cinq ans.

24Au terme de ce premier brevet, le 6 mai 1830 Gourlier déposa un nouveau brevet d’invention. Il s’agissait cette fois de « tuyaux rectangulaires à angles arrondis et de dimension variables à l’infini » pour lesquels il obtint un brevet de quinze ans le 21 jjuillet 1830 et qui assurait une diversification des produits proposés par sa manufacture26. Rapidement une concurrence commençait à émerger. Dès 1828, Dalmont (une jeune architecte par ailleurs connue pour des inventions de fosses d’aisances) déposa par exemple une demande de perfectionnement du système Gourlier27. Cette demande ne semble pas avoir été validée par la délivrance d’un brevet. À la demande du préfet de la Seine un examen de l’amélioration fut soumis à une commission du Conseil des bâtiments civils qui ne rendit un rapport qu’en 183028. On peut ici s’interroger sur une éventuelle protection de l’activité commerciale de Gourlier par les membres de la commission qui prétendaient attendre que Dalmont puisse présenter des échantillons pour pouvoir se prononcer29.

25En revanche, à partir de 1834, une succession de brevets furent délivrés à des concurrents. L’usage du brevet dans les stratégies commerciales montre ici l’efficacité de la loi de 1791 sur la stimulation de l’innovation et du dynamisme entrepreunarial. Le 11 février 1835, Jean-Jacques Courtois ancien entrepreneur sans doute apparenté à un autre Courtois couvreur et fabricant de tuiles à Vaugirard, obtint un brevet pour sept modèles de briques de tuyaux de cheminées dont certains permettaient notamment le dévoiement des tuyaux30. Les produits proposés par Courtois firent l’objet d’un brevet de perfectionnement en septembre 183531. Gourlier quant à lui déposait le 23 août 1837 un brevet de perfectionnement pour ses produits32. Un nouveau concurrent entra en scène en 1838 avec le dépôt d’un brevet d’invention de quinze ans pour un système de tuyaux de cheminée en terre cuite33. Le 20 juillet 1840 Charles-Pierre Gourlier déposait un nouveau brevet d’addition à son procédé34, puis de nouveau Fonrouge en 1842 et 184435.

26Si dans ce contexte concurrentiel l’innovation était une arme pour se maintenir au niveau commercial, ce n’était pas la seule. Depuis 1828, Gourlier développait son entreprise en introduisant de nouvelles méthodes de fabrication afin de réduire le prix et améliorer la qualité de ses produits. En 1839, le jury de l’exposition des produits de l’industrie saluait l’introduction d’un nouveau procédé de fabrication employant un moulin pour la préparation de la pâte. Face à une concurrence féroce dont la manufacture Gourlier était l’objet, le jury se sentait obligé d’ajouter que « les fabricants assez nombreux qui font maintenant des cheminées en terre cuite encastrée dans les murs n’ont fait qu’imiter, développer ou un peu perfectionner le procédé dont Monsieur Gourlier a eu le premier l’idée»36. Mais il délivrait aussi des mentions honorables pour les améliorations proposées par Courtois et Fonrouge.

27Nous n’avons pas pu documenter plus précisément les dernières années de l’activité industrielle de l’architecte. Son inventaire après décès tend à indiquer qu’il s’est ensuite associé à un certain Roudier pour la continuation de l’exploitation de la manufacture de Vaugirard dont il était devenu propriétaire par l’octroi d’une rente viagère à Edmond Bonnecarrère en 183937. La nouvelle société aurait fait faillite mais nous n’avons pu en retrouver la trace aux Archives de Paris. Il semble que l’entreprise n’ait pas pu résister à la forte pression concurrentielle malgré le prestige qu’assurait la reconnaissance publique de l’antériorité de l’invention. Adoptant la forme de boisseaux, les nouveaux produits que Courtois et Fonrouge proposaient s’avéraient d’un maniement plus simple et plus économique. En fait, ces produits ne devinrent préférables à ceux de Gourlier que grâce aux améliorations intervenues dans la fabrication des briques au cours des années 1840. Cela montre qu’au-delà de la seule innovation et des réseaux commerciaux, les clefs d’un véritable succès économique résidaient aussi dans l’aptitude industrielle des fabricants et leur capacité à se maintenir face aux améliorations apportées à un système par des concurrents.

28Les architectes pouvaient apparaître moins bien armés sur le terrain de la concurrence ou de la production industrielle que les manufacturiers mais de nombreux aspects de leur pratique les prédisposaient à l’innovation, notamment dans la résolution de questions techniques liées à la mise en œuvre de matériaux. L’ingéniosité technique avait certainement partie liée avec l’exercice de la profession même d’architecte. Ce qui est particulier ici c’est qu’un architecte se lance lui-même dans l’exploitation de son procédé à une époque où son invention peut faire figure de pionnière dans l’histoire des matériaux proto-industriels pour la construction.

29Habitué de par sa formation au maniement de l’écrit et au dessin, l’architecte-inventeur possédait un atout précieux dans la mise en place d’une stratégie commerciale et pour le développement de la publicité du procédé. Toutefois son association avec des techniciens spécialisés restait indispensable au passage à la production industrielle de ses produits. Le minutier central et les fonds conservés aux archives de la Seine sur les sociétés renseignent l’historien sur les associations qui permettent l’exploitation industrielle d’une invention. L’histoire des tuyaux de cheminées en briques cintrées de Gourlier présente sans doute des aspects classiques pour l’historien de l’invention. Si le recours aux prospectus, aux notices imprimées, au dépôt de brevets dans un contexte concurrentiel est usuel dans la propagation des innovations, d’autres sources sont spécifiques à l’histoire des procédés de construction. Il s’agit notamment des archives des différentes commissions consultatives liées à la police de l’architecture. Dans le cas de notre architecte, c’est aussi tout un réseau relationnel et professionnel qui fut mobilisé pour assurer le succès du produit développé. Grâce aux relations de Gourlier dans l’institution comme à ses relations privées, la recommandation a pu jouer un rôle déterminant dans la diffusion du nouveau procédé de construction. Il s’agit d’une caractéristique sociale propre notamment au milieu architectural de cette première moitié du XIX^e siècle et qui nécessite, dès lors que l’on souhaite étudier l’innovation chez des architectes-inventeurs, de s’intéresser à la carrière de l’architecte dans toute sa dimension sociale et relationnelle.