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Les archives de l’invention

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Marie-Sophie Corcy
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Les rhétoriques de l’invention

L’affaire des fontaines épuratoires : François-Grégoire De Bourbon de Charencour, inventeur ou entrepreneur ?

Dominique Massounie

Texte intégral

  • 1 Sur la distinction entre les titres d’exploitation (brevets, privilèges, patents) et les i (...)

1L’inventeur François-Grégoire De Bourbon de Charancour, auteur d’un nouveau procédé d’épuration des eaux bourbeuses et même fétides, en est-il bien un ? Le privilège qu’il obtient le 18 mai 1782 pour la vente des eaux épurées de la Seine à l’aide des fontaines de son invention suffit-il à faire de cet ingénieur l’auteur d’un procédé dont l’obtention d’un privilège d’exploitation viendrait confirmer l’utilité comme le caractère novateur ? L’analyse des procédures d’expertise vient habituellement confirmée le bien fondé du privilège en s’appuyant sur la notion d’invention ou du moins d’amélioration de la mécanique ou de la formule du produit soumis à l’examen des autorités compétentes. Pourtant, dans l’affaire des fontaines épuratoires de Charencour, le déroulement des évènements, depuis la requête présentée par l’ingénieur au directeur des Bâtiments du roi jusqu’à l’exploitation des fontaines effectivement construites à Paris, pourrait contribuer à nuancer très largement l’association entre privilège d’exploitation et invention1.

  • 2 Dérens I., « Un siècle d’édiles parisiens : Jean Beausire et sa lignée », dans Massounie D (...)

2Suivons cet individu au cours des deux années qui lui seront nécessaires pour obtenir l’exploitation de son procédé. L’essentiel des documents provient de la série H/2 des Archives nationales, une série fréquemment utilisée par les historiens de l’architecture moderne, celle du bureau de la Ville de Paris. Ils ont été produits par l’ingénieur pour présenter ces différentes requêtes ou par la Ville, son Conseil et son maître général des bâtiments, également garde des eaux et fontaines de la Ville. Ce fonds, peu exploité par les historiens des techniques, contient pourtant plusieurs ensembles de documents relevant de procédures d’expertise d’inventions concernant la construction. En effet, le maître général des Bâtiments de la Ville intervient au XVIIIe siècle en tant qu’expert architecte mais aussi en tant qu’expert fontainier. Les deux charges sont réunies entre les mains du même homme depuis la fin du XVIIe siècle et, entre 1763 et 1783, c’est Pierre-Louis Moreau qui exerce cette tache avec application et surtout une très grande probité2. Cette double compétence en fait un expert redoutable qui est non seulement à même d’examiner machines et projets hydrauliques à la lumière de ses connaissances techniques mais aussi et surtout à la lumière de son expérience de gestionnaire d’un des plus grands système d’adduction en eau potable du royaume. C’est sur ses rapports que la Ville délibère et qu’elle autorise ou non l’exploitation d’une nouvelle pompe et l’implantation du dispositif, constructions et conduites, sur les berges, les quais, la voie publique et même les terrains particuliers. Comme son prédécesseur et beau-père, Jean-Baptiste-Augustin Beausire, fils de Jean Beausire, qui exerça les fonctions de 1683 à 1743, Moreau est habitué à examiner les requêtes des hydrauliciens et à suivre l’avis de l’Académie des sciences, lorsqu’elle a fait l’examen d’une belle mécanique, avis que l’inventeur lui a généralement fourni ou qu’il a pu solliciter même. Ce qui fait la singularité de l’affaire Charencour ce n’est pas l’invention elle-même, mais plutôt un déroulement pour le moins atypique de la procédure.

  • 3 CHAN, H2/ 1954/1.

3François-Grégoire De Bourbon de Charancour transmet sa première requête à la Ville au printemps 17813. Il demande l’autorisation d’implanter dix-huit fontaines d’eau épurée, ou plus si nécessaire, sur les deux rives de la Seine, ayant chacune douze robinets pour les porteurs et un treizième pour le service gratuit des pauvres. Le rapport de Moreau, en date du 8 juin 1781, est accablant en ce qui concerne les intentions véritables du demandeur :

  • 4 Ibid.

Nous conviendrons avec le sieur de Charancour qu’il faut exciter l’émulation, mais il ne s’ensuit pas que, parce qu’un projet aura quelque apparence d’utilité publique, il faille l’adopter sans le connaître en son entier et sans peser ses avantages et ses inconvénients. Que le sieur de Charancour forme l’espérance de se procurer et à ses associés un bénéfice par la vente de ses eaux, cela est tout naturel ; la multiplicité d’établissements et la dépense qu’exigerait l’exécution de son projet seraient dignes de la bienveillance du Gouvernement qui ne peut être indifférent sur les moyens légitimes que des particuliers emploient pour se procurer un bien-être, mais il faut que ces moyens soient connus, surtout lorsqu’ils intéressent les citoyens.
Le sieur de Charancour fait un secret de son procédé d’épuration ; il est vrai qu’il promet de le soumettre par la suite à l’examen de la Faculté de médecine, mais de pareils établissements n’ont jamais été permis sans que leurs auteurs n’eussent faits connaître les moyens qu’ils emploient. On se garde bien de penser que ceux du sieur de Charancour soient dangereux pour la santé, mais ils l’intéressent, donc ils faut les connaître. Sera-ce par les filtrations sur le sable, à travers des éponges, ou par le repos de l’eau ? Ce serait une puérilité de la proposer, car on sent l’insuffisance de tous ces moyens eu égard à la grande consommation.
Cependant le sieur de Charancour offre de dépurer toute l’eau élevée par des pompes. Nous pensons trop bien du sieur de Charancour pour croire qu’il puisse ignorer ce que sont ces machines et l’impossibilité d’apporter le moindre retardement au cours des eaux et de perdre rien de leur élévation [puis revenant au procédé d’épuration].
Sera-ce par le moyen de drogues qu’il opérera cette dépuration ? Mais n’est-il pas de la sagesse de les connaître avant d’en permettre l’usage ? Les hommes les plus célèbres n’ont jamais hésité de faire connaître les projets qu’ils ont conçus, surtout pour l’utilité publique. Ils les ont soumis aux observations, aux objections ; c’est la conduite que devrait tenir le sieur de Charancour pour obtenir toute la confiance qu’il désire ; car, quel fond faire sur une simple assertion ? Le sieur de Charancour se contente de produire un certificat des Capitouls de Toulouse qui a d’autant moins de force qu’il n’est point donné en connaissance de cause, puisque autrement, ces moyens de dépuration seraient connus à Toulouse et, s’il le sont, ne serait-il pas ridicule qu’ils fussent en secret à Paris?4

  • 5 Ibid.
  • 6 Ibid.
  • 7 Ibid.
  • 8 Ibid.

4Aucun document n’accompagne en effet la requête de Charancour : ni plan, ni description, aucun certificat d’examen de la fontaine, aucune relation d’expérience. Charancour protège son invention au point qu’il est décidé à ne pas la montrer, pas même au maître général des Bâtiments de la Ville dont il attend pourtant un avis favorable pour l’exploitation dans la capitale. Le Conseil de Ville délibère sur la base du rapport de Moreau, un document de dix pages tout de même et, le 16 juin 1781, communique le résultat de la délibération au secrétaire d’État à la Maison du roi, Amelot de Gournay, qui avait transmis la requête. Par lettre du 26 juillet5, Amelot annonce au prévôt que l’ingénieur réclame désormais la permission de ne construire qu’une seule fontaine, sur un terrain qu’il se procurera et qu’il a transmis depuis le certificat ci-joint des capitouls de Toulouse, un certificat manuscrit attestant que la fontaine construite en 1770 dans cette ville, après un examen approfondi, dont nous ne connaissons ni les protagonistes, ni le contenu d’après ce texte, se maintient avec succès et qu’elle donne pleinement satisfaction aux habitants6. Amelot écrit de nouveau, le 26 décembre de la même année7, pour indiquer que Charancour, qui a pu juger, attendu le silence de la Ville, de l’inefficacité de cette pièce justificative qui ne décrit toujours pas le moyen par lequel il épure les eaux, demande de nouveau un privilège exclusif pour la vente de ses eaux. Le 12 avril8, Moreau se prononce à nouveau contre la demande de privilège de l’ingénieur et ce malgré une nouvelle pièce fournit à l’appui, le procès-verbal des expériences effectuées à Paris et à Versailles par Delassone, médecin du roi, à la demande de la direction des Bâtiments du roi. En effet, simultanément, Charancour propose ses fontaines pour Versailles dont le directeur des Bâtiments du roi est grand voyer. Après avoir examiné le mécanisme, le médecin procède à la comparaison entre les eaux épurées et les eaux de Seine prises à Sèvres, troubles pour cause de crue. Le résidu des deux échantillons, après évaporation, est analysé. Il filtre également l’eau trouble à l’aide d’un filtre gris et observe qu’après deux passages, elle n’est toujours pas aussi claire que celle obtenue par le procédé d’épuration de Charancour. Auparavant, l’examen du mécanisme est relaté ainsi :

  • 9 Ibid. et Archives de l’Académie des sciences, Institut de France, pochette de séance, 26 j (...)

[…] nous [Delassone père et fils] nous sommes transportés dans la maison de la pourvoirie du roi, sise dans le marché, où étant arrivés et introduits dans une salle par bas, le sieur de Charencour nous a fait l’ouverture de la fontaine épuratoire à l’effet de nous en faire examiner le mécanisme ; ils nous a fait observer jusqu’aux moindres particularités et leurs utilités respectives, ce que nous avons fait avec l’attention la plus scrupuleuse. Nous avons reconnu que son procédé, aussi ingénieux que simple, est très propre à rendre aux eaux qu’il épure leur première salubrité, fondée sur l’expérience, ainsi qu’on le verra dans la suite de ce rapport. Nous croyons pouvoir ajouter ici que par le même procédé, on parvient à rendre potables des eaux naturellement très sales et très fétides : nous estimons que cet avantage n’est pas un des moindres que le public doit attendre de l’industrie du sieur Charencour.9

  • 10 CHAN, H2/ 1954/1.
  • 11 Ibid., délibération du conseil et projet d’arrêt.
  • 12 Ibid., extrait des registres du conseil d’État du roi.
  • 13 Ibid.
  • 14 Ibid.

5Bien que le rapport imprimé s’achève sur la mention que Charencour a précédemment fait sous les yeux de M. le prévôt des Marchands les mêmes expériences, Moreau n’en fait mention que le 12 avril 178210, sans préciser s’il a pu y assister. Il semble que l’architecte n’ait pu vérifier si Charancour avait fait usage de drogue, de sable ou d’éponge pour épurer ces eaux. En tout cas, il se prononce de nouveau, ce 12 avril 1782, près d’un an après le rapport précédent, contre le privilège exclusif et suggère à l’ingénieur de trouver lui-même les terrains nécessaires pour ses installations, à moins que la direction des Bâtiments du roi ne soit à même de lui en fournir. Moreau, habitué à juger de la validité d’une machine sur la durée, c’est-à-dire non pas simplement sur l’ingéniosité du mécanisme mais aussi sur la validité et l’intérêt de son exploitation en fonction des besoins qu’il est censé couvrir, est incapable, sur la base du certificat d’un médecin et en l’absence de tout document descriptif, de procéder à son expertise. Surprise, la Ville délibère le 19 avril11 et, excluant la permission de construire un nombre illimité de fontaines, se prononce tout de même pour un privilège de 15 ans et non 30, pour l’exploitation du seul procédé de l’ingénieur. Les observations de la Ville sont soumises « aux lumières de Monsieur Amelot » ainsi que le projet d’arrêt qui y a été joint, sur la base duquel, le 18 mai 1782, Charancour est consacré inventeur par arrêt du Conseil12 l’autorisant à implanter trois bateaux sur la Seine pour l’hébergement de ces pompes, trois fontaines sur les quais et trois autres dans les rues et places publiques et à jouir de la vente exclusive de ses eaux épurées durant 15 ans. La Ville, en accord avec le lieutenant-général de Police, désignera les emplacements accordés pour la construction. Le texte indique que Charancour « ayant perfectionné depuis plusieurs années ces fontaines épuratoires, les détails du mécanisme qu’il emploie seraient insuffisants pour donner une connaissance exacte de ses effets»13. À ce stade en effet, aucun document ne décrit ni ne figure ce que renferme les édifices qui vont être construits. Le 16 juillet14, Charancour, triomphant, envoie une nouvelle requête à la Ville, pour obtenir l’autorisation de loger ses pompes non plus sur des bateaux, autorisation qu’il vient d’obtenir, mais dans des baraques construites en encorbellement contre le mur des quais. Il joint à cette requête surprenante les élévations des six fontaines, luxueuses, et la coupe de l’une d’entre elles, une coquille vide une nouvelle fois.

6Peut-on justifier la délivrance d’un privilège d’exploitation pour un mécanisme dont seul un médecin et non un mécanicien du roi, assisté de son fils, a pris connaissance ? Si Charancour dissimule son procédé, est-ce, en toute bonne foi, pour ne pas risquer sa divulgation auprès de concurrents, forts nombreux d’ailleurs dans ses années 1770-1780 à solliciter la Ville ? Dans ce cas, on serait tenter de penser qu’il ne considère pas le privilège exclusif comme une protection suffisante contre d’éventuelles contrefaçons et une exploitation abusive du mécanisme. Son obstination à n’accorder aucune confiance au maître des Bâtiments de la Ville signifie-t-elle qu’il n’accorde aucun crédit à son examen ou bien au contraire qu’il en craint la perspicacité et le jugement et souhaite notamment échapper à l’examen de la viabilité des fontaines dans des conditions effectives et quotidiennes d’utilisation, un critère d’évaluation qui constitue précisément la qualité principale de l’expertise du maître des Bâtiments de la Ville ? Présenter simultanément le projet à la direction des Bâtiments du roi est une manœuvre habile, si l’on considère que cette institution ne sollicite pas systématiquement l’Académie des sciences mais qu’elle fait également fréquemment appel à la Société royale de médecine, notamment pour l’examen conjoint avec l’Académie d’architecture des projets de bains minéraux. En demandant l’analyse de l’eau, Charancour se soustrait à l’examen du mécanisme lui-même, si bien que le privilège ne consacre pas l’ingéniosité de la machine mais son efficacité, ce qui est pour le moins unique en matière d’hydraulique urbaine. Analyser l’eau plutôt qu’examiner le mécanisme, c’est juger des intentions de requérant plutôt que de sa capacité d’invention.

7Peut-on réellement juger des motivations de l’ingénieur : préserver la santé des parisiens et ou développer un entreprise commerciale florissante ? Sans doute à la demande de Moreau, toujours sceptique, les commissaires de la faculté de Médecine, et non des membres de l’Académie des sciences, rendent un nouveau rapport sur la qualité des eaux épurées. Daté du 1er août 1783, il contient enfin la première description du dispositif intérieur, rédigée après qu’une première fontaine a été construite :

  • 15 CHAN, H2/ 1954/1, copie manuscrite.

Cette fontaine a 20 pieds de 9 pouces de long sur 10 pieds, 1 pouce de large et 6pieds de haut. Elle est divisée par compartiments qui alternativement sont garnis de sable, soutenus par des clayons d’osier et séparés par un vide dans lequel se dépose l’eau filtrée pour être encore filtrée dans une seconde division aussi chargée de sable, de façon que les six divisions chargées de sable filtrent l’eau six fois. Il résulte de cet arrangement une grande facilité pour nettoyer les sables qui peuvent en avoir besoin. Pour opérer ce nettoiement, Monsieur de Charancour a fait pratiquer latéralement des espèces de bondes par lesquelles on retire le sable à nettoyer auquel on substitue sur le champs du sable propre, ce qui ralentit très peu le service public.15

  • 16 CHAN, Z1 J/1304, mémoire et « Supplément aux ouvrages de maçonnerie et attachement et tois (...)
  • 17 CHAN, H2/ 1954/1.
  • 18 Ibid.
  • 19 Ibid.

8Les commissaires concluent à la parfaite salubrité de l’eau, comparée à celle d’une fontaine de grès ordinaire. Une autre fontaine est construite, quai des Miramiones, entre décembre et octobre 1783. Daté du 4 octobre, le « Mémoire pour la construction d’une fontaine sise quai des Miramiones, par le sieur Gingaud, entrepreneur, pour être joint à la minute du procès-verbal de la visite et réception des travaux ce même jour, signé Taboureux et Rouël»16, indique que la construction de cette fontaine a été faite pour le compte et sous les ordres de M. Pouteau, premier secrétaire de M. Amelot, ministre ! Le Conseil de Ville aurait-il cédé aux pressions d’un ministre ? D’autres difficultés qui retardent la construction du premier édifice tendent à démontrer que Charancour bénéficie d’une protection importante. Avec une audace qui prouve son assurance, il demande le 16 juillet 178217, faisant fi des termes l’arrêt du Conseil du 18 mai, de loger ses pompes non plus sur des bateaux mais dans des baraques construites en encorbellement contre les murs des quais. Le bureau de la Ville, sans manifester aucun étonnement, ordonne à Moreau de visiter les lieux et de dresser les plans nécessaires aux nouveaux établissements. Avec la plus grande rigueur et un argumentaire solide, l’architecte de la Ville tente à nouveau, dans son rapport du 13 août 178218, de mettre l’accent sur le caractère exceptionnel et irrecevable de la requête. Le sieur Blanchet, responsable du commerce fluvial, dans un courrier du 9octobre 178219, s’étonne lui-aussi qu’on puisse examine une demande contraire à un arrêt du Conseil et plus encore que la Ville puisse ignorer « les observations très judicieuses » de son expert. « Dans cet état des choses », écrit-il, « les observations que je pourrais vous faire Monsieur, qui ont déjà été faite en partie par M. Moreau, sur les obstacles que les constructions des pompes et fontaines sur les quais et berges apporteront aux manœuvres du commerce et de la navigation, les embarras qu’occasionnent les voitures des conducteurs d’eau en tonneaux, l’abus qui s’en suivra de l’usage que l’on fera de ces établissements qui ne tarderont point à être abandonnés, ne peuvent avoir aucun effet […] ».

  • 20 A.M. Amiens, DD 248.
  • 21 A.M. Grenoble, DD 118, 1784-1790, archives non consultées.
  • 22 CHAN, 01/ 1905/7, n° 7, « Prospectus de l’établissement d’un château d’eau épurée dans la (...)
  • 23 Ibid., n° 8, copie de la requête présentée par Charancour, avec approbation du roi, s.d.
  • 24 Ibid., plan, n° 10, coupes, n° 11 et 12, détail, n° 9.

9Y a-t-il eu manipulation des experts à des fins exclusivement mercantiles, avec complicité ? Le parcours d’entrepreneur de Charancour s’achève sans doute à Paris mais ses tentatives sont nombreuses pour étendre son commerce à d’autres villes du royaume. Outre les municipalités d’Amiens20 et de Grenoble21, celle de Nantes est également courtisée par l’ingénieur qui propose, en 1784, l’établissement d’un château d’eau épurée, exploité par « une société, dénommée patriotique»22, composée des propriétaires abonnés. Contacté l’année suivante par un négociant nantais, le sieur De la Tabaudière, curieux d’en connaître le procédé, il refuse de lui en fournir les plans. L’année suivante, le sieur Caillau l’aîné « qui a corrompu l’un des gardiens des fontaines épuratoires [de Paris] pour se procurer le plan du mécanisme intérieur de ces fontaines […] » se propose d’en établir de pareilles à Nantes. Afin de ne pas être « dépouiller […] du fruit de plus de vingt années de travail employées à la recherche des moyens de perfectionner l’épuration des eaux bourbeuses, mêmes fétides », Charancour demande l’extension de son privilège d’exploitation « à toutes les villes de la province de Bretagne et même pour toutes celles du royaume»23, sous peine pour les contrefacteurs d’une amende de 3000 livres ! Sont joints à la requête le « Complément des pièces qui constatent les avantages résultants des fontaines épuratoires », contenant le certificat des capitouls de Toulouse, l’arrêt du 18 mai 1782 et les analyses de la qualité des eaux, les copies des deux lettres du sieur Caillau, le prospectus de l’établissement du château d’eau et, pour la première fois, les plans et coupes de la fameuse fontaine accompagnés du « Détail du plan géométral de la fontaine épuratoire et des coupes sur les différentes lignes dudit plan géométral pour servir à l’intelligence de l’ensemble de ladite fontaine inventée par le sieur De Charencour, ingénieur»24 !

10Pour juger réellement du caractère novateur du procédé d’épuration par le sable, commun à toutes les fontaines filtrantes, caractère qui justifie l’obtention d’un privilège, il faudrait examiner comparativement l’ensemble des dispositifs, fort nombreux, qui fournissent aux parisiens, au cours du XVIIIe siècle, une eau dite épurée de la Seine, ce pour quoi ni Pierre-Louis Moreau, ni l’Académie des sciences n’ont été sollicités. En outre aucun des deux rapports rendus par les médecins n’a permis d’affirmer que le procédé de Charencour été supérieur aux autres. S’il est bien difficile d’affirmer avec certitude si oui ou non la fontaine épuratoire de cet ingénieur est d’une plus grande efficacité que les précédentes, l’insistance et l’aplomb avec lequel l’inventeur présente son entreprise témoignent de l’intérêt pécuniaire - ou du moins le croient-ils - que représente pour les particuliers l’obtention d’un privilège. Au cours de dernières années de l’Ancien Régime, la concurrence est rude en effet pour obtenir de commercialiser une eau dont aucun ne peut prétendre ce passer. Dans ce contexte d’émulation, on peut se demander si le privilège qui consacre a priori le requérant comme inventeur ne se présente pas parfois, dans le cas particulier de l’ingénieur François-Grégoire de Charencour tout au moins, comme un simple brevet d’entreprise. Que penser de cette procédure partielle expertise ?

11Au moment de proposer son procédé à la Marine, en 1793, l’ingénieur joint à son modèle, qui doit être examiner par des membres de l’Académie des sciences, la courte note suivante :

  • 25 Académie des sciences, pochette de séance, 20 avril 1793.

Citoyen, en mettant sous les yeux de l’Académie le petit modèle de mes fontaines épuratoires, je vous prie de lui observer que la première case de sable dans laquelle l’eau remonte n’est point exécutée dans mes grandes fontaines publiques établies sur les deux rives de la Seine à Paris ; que cette case appartient à la composition de celles que j’ai faites construire à Toulouse sur les bords de la Garonne et que je ne l’ai assimilée à la composition de ce petit modèle que pour donner tout à la fois connaissance à l’Académie de la différence de la composition mécanique de mes fontaines de Toulouse d’avec celles de Paris qui comme on le voit diffèrent en tout.25

12Les fontaines de Paris dont la construction a été autorisée après un examen d’un certificat produit par les capitouls ne seraient donc pas identiques à celle établie à Toulouse en 1770 !

Notes

1 Sur la distinction entre les titres d’exploitation (brevets, privilèges, patents) et les inventions, voir Caron F., « Pour une économie de l’innovation », dans Caron F. dir., Les Brevets. Leur utilisation en histoire des techniques et de l’économie, Paris, IHMC-CNRS-Université Paris IV, 1985,p. 7-18, MacLeod C., Inventing the industrial revolution. The English patent system, 1660- 1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988,Hilaire-Pérez L., L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000.

2 Dérens I., « Un siècle d’édiles parisiens : Jean Beausire et sa lignée », dans Massounie D., Prévost-Marcilhacy P. et Rabreau D. dir., Paris et ses fontaines, de la Renaissance à nos jours, Paris, 1995, p. 132-142. Entre 1763 et 1783, date de la suppression des deux offices, la fonction est remplie par le neveu de Jean-Baptiste-Augustin Beausire, Pierre-Louis Moreau. Cf. Descat S., Deux architectes urbanistes dans l’Europe des Lumières : Pierre-Louis Moreau et George Dance à Paris et à Londres (1763-1815), thèse de doctorat, sous la direction de Daniel Rabreau, Université Paris I, 2000. Massounie D., « L’avocat du bien public ou les enjeux politiques et économiques de l’installation des pompes hydrauliques dans la capitale à travers les rapports du maître général des bâtiments de la Ville, 1763-1789 », dans Hilaire-Pérez L. et Garçon A.-F. dir., Les Chemins de la nouveauté : innover, inventer au regard de l’histoire, Paris, CTHS, 2003, p. 49-58.

3 CHAN, H2/ 1954/1.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Ibid. et Archives de l’Académie des sciences, Institut de France, pochette de séance, 26 juillet 1788 : « Complément des pièces qui constatent les avantages résultants de l’usage des fontaines épuratoires inventées par M. de Charancour, ingénieur », document imprimé contenant le certificat des capitouls de Toulouse, en date du 28 mars 1781, le rapport du premier médecin du roi, Delassone, du 4 décembre 1781, l’arrêt du conseil du 18 mai 1782, autorisation la construction de trois fontaines dans la capitale, et le rapport des commissaires de la faculté de Médecine en date du 1er août 1783. Le même document est conservé aux Archives municipales d’Amiens, ville à laquelle Charancour tenta également de vendre son procédé, sous la cote DD 248, pièce 73.

10 CHAN, H2/ 1954/1.

11 Ibid., délibération du conseil et projet d’arrêt.

12 Ibid., extrait des registres du conseil d’État du roi.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 CHAN, H2/ 1954/1, copie manuscrite.

16 CHAN, Z1 J/1304, mémoire et « Supplément aux ouvrages de maçonnerie et attachement et toisé provisoire de maçonnerie faite pour le réservoir de la machine épuratoire des eaux de la rivière de Seine ».

17 CHAN, H2/ 1954/1.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 A.M. Amiens, DD 248.

21 A.M. Grenoble, DD 118, 1784-1790, archives non consultées.

22 CHAN, 01/ 1905/7, n° 7, « Prospectus de l’établissement d’un château d’eau épurée dans la ville de Nantes ».

23 Ibid., n° 8, copie de la requête présentée par Charancour, avec approbation du roi, s.d.

24 Ibid., plan, n° 10, coupes, n° 11 et 12, détail, n° 9.

25 Académie des sciences, pochette de séance, 20 avril 1793.

Auteur

Maître de conférences, université de Paris X-Nanterre.

© Presses universitaires du Midi, 2006

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