Les archives de l’invention
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Les architectes et le brevet d’invention en France (fin XIXe-début XXe siècles). Stratégies et représentations
Texte intégral
- 1 Parmi les analyses monographiques, les brevets d’Henri Sauvage (1873-1932) ont été particu (...)
- 2 Cette communication est issue d’une recherche en cours dans la continuité de notre mémoire (...)
1Au cours des XIXe et XXe siècles, le dépôt de brevets d’invention par les architectes est un fait récurrent. Les études menées par les historiens de l’architecture ont porté sur une analyse individuelle ou sectorielle de ces faits1. Les exemples étudiés ont révélé des situations très diverses quant aux motivations des déposants, à leur stratégie et à l’exploitation de leur invention. Si les recherches se sont attachées à examiner cette pratique, l’ampleur de celle-ci reste encore à évaluer en grande partie. La confrontation de plusieurs exemples repérés entre la fin du XIXe siècle et l’Entre-deux-guerres nous a conduit à penser que, dans une certaine mesure, le dépôt de brevet par les architectes pouvait dépasser les spécificités individuelles et être envisagé à l’échelle même de la corporation2. À cette époque, en effet, cette pratique doit, selon nous, être rapprochée des débats sur la définition de la profession et son mode d’exercice.
2Après l’évocation de quelques points méthodologiques propres à une recherche de ce type et de précisions sur la profession nécessaires à notre propos, nous aborderons les stratégies des architectes quant au brevet par l’examen des représentations qu’ils s’en font ou qu’ils en donnent à voir.
Quelques points méthodologiques
- 3 Pour reprendre une expression de Ribeill G., « Inventer au XIXe siècle », Culture techniqu (...)
3Les hypothèses inhérentes à une étude du type évoqué ici appellent l’examen de questions méthodologiques. Le premier point concerne les difficultés propres à la constitution d’un « corpus » de brevets déterminé par la profession du déposant. Sur la période considérée, les outils de recherche (listes et tables annuelles) pour le dépouillement du fonds de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) répertorient les brevets selon deux entrées, par noms de déposants et par matières. Ils ne se prêtent évidemment pas à une recherche telle que celle-ci qui, de ce fait, ne peut être effectuée qu’indirectement. Compte-tenu de cette contrainte, nous avons tout d’abord été tenté de privilégier une investigation à partir de listes nominatives, ce qui exigeait de définir un « échantillonnage » d’architectes. Toutefois, les éléments faisaient le plus souvent défaut pour exploiter les listes ainsi obtenues : dès lors qu’il s’agit de s’intéresser aux intentions des déposants et aux pratiques liées au brevet, la « vie administrative»3 de ce dernier ne suffit pas, seules des sources extérieures – fonds d’archives, publications – peuvent nous éclairer sur ces aspects.
4Il nous a semblé plus approprié d’aborder le rapport des architectes avec le brevet à partir des représentations de leurs stratégies professionnelles : le dépouillement de revues de construction et d’architecture, de catalogues d’expositions et de l’annuaire Sageret des professions du bâtiment a fourni des pistes permettant ensuite, dans les fonds de l’INPI, d’engager des recherches sur les personnalités ainsi mises en évidence. Ce sont quelques exemples de cette approche que nous évoquerons ici.
Le débat sur la profession d’architecte
- 4 Sur la profession d’architecte à cette époque, voir Épron J.-P. éd., Architecture. Une ant (...)
- 5 Voir Dumont M.-J., La S.A.D.G., histoire d’une société d’architectes. Première partie : 18 (...)
5Tout au long du XIXe siècle, l’exercice de l’activité d’architecte est libre4. En l’absence d’une définition légale – il faut attendre pour cela la loi du 31 décembre 1940 instituant l’Ordre des architectes –, il suffit de payer une patente pour prétendre au titre d’architecte. Celui-ci recouvre donc des réalités différentes, tant d’un point de vue professionnel que culturel. L’abolition des institutions corporatives et académiques intervenue à la Révolution laisse le domaine du bâtiment sans structure. Ce n’est que progressivement que la fonction d’architecte se démarque de celle d’entrepreneur, rompant ainsi peu à peu avec la confusion entre ces deux activités héritée de l’Ancien Régime et enregistrée par le Code civil. La définition d’un statut professionnel libéral, par opposition à l’activité commerciale de l’entrepreneur, est formulée par les architectes eux-mêmes ; elle prend comme référence le mode d’exercice adopté par l’Académie royale d’architecture en 1671, dont les fondements juridiques sont le non-salariat et le non-profit. La réflexion est portée par les institutions professionnelles, au premier rang desquelles les sociétés d’architectes jouent un rôle prépondérant. La Société centrale, fondée en 1840, est jusque dans les années 1880 la seule pouvant prétendre représenter la corporation. Elle est notamment à l’origine de la création du diplôme en 1867. Toutefois, l’apparition de nouvelles sociétés, parfois ouvertement rivales, comme la Société nationale en 1872, lui fait perdre ce statut. Mais la plus importante est la Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG), née en 1877 tout d’abord sous la forme d’une simple amicale avant d’adopter le titre de Société en 1895, qui acquiert une autorité progressive au point de concurrencer son aînée au début du XXe siècle5. L’Union syndicale des architectes français, créée en 1889 par Anatole de Baudot, fidèle de Viollet-le-Duc, se distingue des autres par le fait qu’elle accueille également parmi ses membres des non-architectes – entrepreneurs notamment – qualifiés de « membres auxiliaires ». En l’absence d’une représentation unique des architectes, l’existence de lieux de débat permettant de centraliser l’évocation des questions professionnelles, comme les périodiques ou les congrès annuels qui se tiennent à partir de 1873, a vocation à réunir les porte-parole de la corporation et à mettre en commun les travaux des sociétés professionnelles.
6À la fin du XIXe siècle, dans ce cadre, la définition de la profession trouve une formulation précise. Présenté au congrès annuel de 1895, le « Code des devoirs professionnels » rédigé par Julien Guadet – qui est également professeur de théorie à l’École des beaux-arts – est adopté par les sociétés d’architectes. Ce « Code Guadet » entérine la doctrine exprimée depuis un siècle : rappelant tout d’abord que « l’architecte est à la fois un artiste et un praticien » (art.1), il précise qu’il s’agit d’une « profession libérale et non commerciale », par conséquent « non compatible avec celle d’entrepreneur, industriel ou fournisseur de matières ou objets employés dans la construction » (art.2). La fonction d’architecte se définit par son caractère intellectuel et désintéressé. Ce souci de codification, appelé à avoir d’évidentes incidences sur la pratique elle-même, ne suffit toutefois pas à l’uniformiser, ni surtout à faire disparaître d’autres modes d’exercice, parmi lesquels l’« entrepreneur-architecte » est particulièrement visé.
7L’enjeu de cette codification prend son sens confronté au secteur du bâtiment dans son ensemble. Pour conserver le contrôle du processus de conception-construction, l’architecte se voit contraint de définir la spécificité de sa fonction. La maîtrise du projet architectural revêt plusieurs modalités conciliables, justifiées par la double nature de la discipline (« art et science », « art et technique »). D’une part, la primauté attribuée au caractère artistique de la pratique a comme corollaire l’exaltation de sa spécificité créatrice. D’autre part, pour rester le « maître d’œuvre », l’architecte souligne l’indépendance de sa fonction comme garantie du contrôle, voire de l’expertise, organisationnels et économiques, qu’il entend exercer. De ce point de vue, s’il s’agit bien sûr de défendre les intérêts du commanditaire – pour ne pas dire du client – cette ambition renvoie plus largement au rôle social revendiqué par l’architecte, en particulier lorsqu’il intervient sur des questions d’hygiène et de sécurité des bâtiments.
Le brevet en représentation chez les architectes
8À la fin du XIXe siècle, le brevet d’invention n’est pas absent du débat sur la profession. Le Code Guadet le soumet nommément à un régime particulier : « si un architecte a pris un brevet pour un produit concernant l’industrie du bâtiment, il ne l’exploite pas personnellement, mais il le vend à un industriel en lui cédant tous ses droits de propriété pour l’exploitation » (art.3). Le texte traduit l’idée que les institutions architecturales se font du brevet : réduit ici à ses implications commerciales, il est uniquement perçu sous l’angle d’une stratégie d’entrepreneur et par conséquent incompatible avec la définition libérale de la profession. Toutefois, ce qui est en cause n’est pas le dépôt en lui-même, mais son exploitation commerciale et encore ces spécifications ne concernent-elles que le secteur du bâtiment.
- 6 Ces difficultés se font sentir même pour des personnalités que leurs activités situent à l (...)
9En raison de l’hétérogénéité sociale, culturelle et professionnelle des architectes, l’existence d’une doctrine officielle ne réduit pas pour autant l’éventail de leurs postures quant au brevet. Si les « architectes-entrepreneurs », pour ne pas évoquer les « entrepreneurs-architectes », se montrent sans doute assez peu soucieux de ces règles morales et déontologiques, en revanche les architectes soucieux de se conforter à l’idéal libéral de la profession sans pour autant renoncer aux avantages du brevet, quel que soit l’« emploi » qu’ils en font, se trouvent dans une situation plus problématique6. Le dépôt de brevet n’appartient-il pas pourtant aux moyens dont dispose l’architecte pour asseoir son statut professionnel ? Comment s’articule-t-il avec les rôles de prescripteur et d’expert revendiqués par l’architecte ? Ce sont précisément ces tensions qui nous intéressent ici. Les représentations du brevet que laissent apparaître les lieux du débat professionnel – la presse et les sociétés d’architectes – permettent d’envisager différentes attitudes chez les architectes ayant déposé des brevets, et de confronter ces opinions et ces démarches avec celles d’architectes inventeurs mais non déposants. Après avoir évoqué les revues d’architecture, nous nous attarderons davantage sur les commissions techniques des Sociétés professionnelles.
La presse professionnelle
- 7 De ce point de vue, les rubriques administratives et juridiques en particulier y occupent (...)
- 8 Vaillant A., « Exposition d’hygiène. Assainissement des maisons », L’Architecture, 8e anné (...)
10À l’époque qui nous intéresse, les revues d’architecture comme La Construction moderne (créée en 1885) ou L’Architecture (créée en 1888 sous le patronage de la Société centrale) privilégient les informations utiles à l’exercice professionnel7. La publication d’édifices nouvellement construits sert autant à valoriser leur auteur que, le cas échéant, à exposer ses choix techniques. Ce dernier aspect occupe d’ailleurs une place particulière dans les colonnes des revues. Dans cette logique de transmission de l’information, les architectes font connaître à leurs confrères les produits ou procédés dont ils ont eu connaissance ou qu’ils ont employés. Parfois, ceux-ci ont été perfectionnés ou même conçus par eux-mêmes. Ce qui est en jeu, ce sont les relations que l’architecte entretient avec les entrepreneurs : variant entre collaboration et rivalité, elles doivent toutefois rester dans les limites d’une hiérarchie coiffée par l’architecte. A ce titre, Alcide Vaillant – qui a lui-même déposé plusieurs brevets pour des éléments de second œuvre – est explicite lorsqu’il évoque un appareil inventé par un de ses confrères, Charles Lafforgue, présenté à l’exposition d’hygiène en 1895 : « Les architectes ne laissent pas aux seuls industriels le soin de chercher des dispositions et d’indiquer des formes et des solutions. On peut dire même que l’imagination très exercée qui leur est caractéristique leur permet le plus souvent de guider les industriels. Je connais quelques-uns de ceux-ci qui exploitent tout simplement les idées de ceux-là»8.
11Mais si l’activité inventive est coutumière dans le travail de l’architecte, le fait d’en diffuser les résultats dans les périodiques relève également d’une stratégie de valorisation personnelle, la revendication d’une autorité technique. Toutefois, s’il n’est pas rare d’y voir certains architectes recevoir et/ou prendre le titre d’inventeur, le dépôt de brevet est loin d’être aussi systématique. D’ailleurs, lorsque cela est effectivement le cas, il n’est que très rarement évoqué ou de manière détournée. Cette « omission » du brevet quand il en existe un, n’est évidemment pas dénuée d’ambiguïté, elle renvoie vraisemblablement à l’idée, évoquée plus haut que s’en font les milieux institutionnels. Elle révèle également le décalage entre celle-ci et des stratégies plus personnelles.
- 9 Degeorge H., « La boule », L’Architecture, 13e année, n° 49, 8 décembre 1900, p. 440. Soul (...)
- 10 Ibid.
- 11 Cet aspect est sans doute à rapprocher de la question de la propriété artistique des archi (...)
12Il arrive toutefois que des architectes indifférents ou négligents à breveter leurs trouvailles se retrouvent confrontés à des stratégies plus agressives de la part d’entrepreneurs. C’est ce que rapporte l’architecte Hector Degeorges : « Je sais un de nos confrères qui, ayant imaginé… disons un objet, pour ne désigner indirectement personne, le fit exécuter par l’un des gros industriels de notre région. Ayant été satisfait de son… objet, il voulut quelque temps après, l’employer à nouveau : il dut alors passer par les fourches caudines de l’industriel qui l’avait déposé !»9. Loin d’être anecdotiques, des épisodes comme celui-ci conduisent sans doute les architectes à envisager une stratégie particulière de diffusion de leurs idées ou inventions. Ainsi le même Henri Degeorges, s’il ne dépose manifestement pas de brevet, expose t-il dans les colonnes de L’Architecture, schéma à l’appui, un dispositif pour empêcher les refoulements d’égouts : « Voici, en coupe verticale et longitudinale, un dispositif de l’appareil (il y a un modèle à faire qui peut bien, à l’exécution, être légèrement modifié). Si je le publie ici, c’est afin que les constructeurs d’appareils en aient connaissance, qu’ils en usent s’ils le jugent à propos, mais, ce cas échéant, sans privilège»10. Son auteur se satisfait certainement de cette solution, garantissant à la fois la transmission de l’information technique et sa paternité sur l’invention par la publication même11. La dernière remarque traduit également son attachement à un maintien dans le domaine public. Dans une telle posture, l’absence de dépôt est porteuse de sens – la solution de substitution employée ici est d’ailleurs plus économique ! – et illustre une conciliation entre la revendication d’une autorité technique et le rôle social joué par l’architecte.
Les commissions techniques des sociétés d’architectes
13Dans les activités des sociétés d’architectes, certaines commissions sont chargées d’examiner les produits soumis par les entrepreneurs, les industriels du bâtiment ou d’autres inventeurs. La Société centrale dispose ainsi de dix sections techniques, spécialisées chacune dans un domaine propre – maçonnerie, charpente, couverture, serrurerie, chauffage par exemple. Parmi les sociétés plus récentes, la SADG ou l’Union syndicale possèdent également des commissions de ce type, chargées de se pencher sur les inventions nouvelles. Les rapports de l’architecte avec les entrepreneurs sont encore en jeu : l’exercice du contrôle et de l’expertise relève bien de son statut de maître d’œuvre, tant comme garantie des intérêts de ses clients que comme affirmation de la hiérarchie professionnelle. L’examen porte sur des critères simples – qualités d’emploi, caractéristiques techniques, prix de revient – mais pendant longtemps l’observation prime sur l’expérimentation. Les produits sont appréhendés par leur comportement dans le temps d’après des constructions déjà réalisées et l’avis de confrères les ayant utilisés. L’examen donne lieu à des rapports imprimés diffusés sous formes de fascicules ou insérés dans les périodiques des sociétés professionnelles. Par ailleurs, les archives de ces dernières conservent parfois des dossiers relatifs à ces examens, contenant les pièces déposées par le demandeur.
14Le scepticisme exprimé par certains architectes à l’égard des activités de ces commissions tient à la « publicité facile » qu’obtiennent les entrepreneurs par ce biais. La demande d’examen s’inscrit en effet souvent dans une stratégie de cautionnement de la part de ces derniers, désireux de faire remarquer leurs produits par un groupe d’architectes et éventuellement de trouver là un marché. Si les conclusions sont le plus souvent favorables, cela tient sans doute moins à un regard bienveillant des architectes sur les produits qui leur sont soumis qu’à la qualité réelle de ces derniers, dont les industriels ou les inventeurs se sont sans doute déjà assurés par ailleurs. Toutefois, les exemples d’appréciations négatives existent, même dans des rapports publiés.
- 12 Institut français d’architecture, archives, 110IFA 3/3.
15Quelquefois, ce sont des architectes qui présentent à ces commissions leurs propres inventions, brevetées par leurs soins. Dans ce contexte précis des sociétés professionnelles, sous le regard de leurs pairs, leurs motivations ne peuvent être que délicates à appréhender. Les archives de l’Union syndicale des architectes français permettent de suivre les activités de la commission « Technologie, Inventions, Procédés d’exécution»12. Celles-ci ne se limitent pas à l’examen d’inventions ou de produits, mais intègrent occasionnellement une réflexion sur des questions techniques plus vastes. Les affaires qui y sont traitées amènent quelquefois à considérer des objets ou dispositifs brevetés par des architectes, assez rarement toutefois. La confrontation de trois cas permet d’appréhender différentes attitudes quant à l’usage du brevet, au-delà même d’une simple promotion de l’objet présenté.
- 13 INPI, brevet n° 277286, demandé le 23 avril 1898 par Antoine-Victor de Murat, impasse de G (...)
16Le premier exemple concerne un appareil de chasse pour le tout-à-l’égout, présenté par l’architecte Antoine-Victor de Murat, en mars 1899. Les imprimés publicitaires qu’il joint à l’appui de sa demande d’examen font valoir son statut d’« architecte, membre de la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle », alors que toutefois il n’appartient à aucune des grandes sociétés d’architectes. Ces mêmes dépliants ne font nul mystère sur la protection juridique du système, « breveté (s.g.d.g.) en France et à l’Étranger ». Il a en effet déposé un brevet en avril 1898, complété par quatre additions en moins d’un an13. Par ailleurs, il a procédé à l’établissement d’un modèle de l’appareil dans son immeuble, « où on peut le voir fonctionner tous les lundis de 9 heures à midi », précise l’un des imprimés. Au vu de ce profil d’« inventeur » et de ses méthodes de communication, sans doute l’exploitation commerciale prime-t-elle sur d’autres desseins.
- 14 INPI, brevet n° 277 448, demandé par Georges Guët, le 27 avril 1898, « Cheminée dite la ré (...)
17Le deuxième cas, une affaire examinée en mars 1905, concerne un appareil de chauffage, dit « La récupératrice », protégé par l’architecte Georges Guët par deux brevets et des additions déposés entre 1898 et 190514. Il s’agit là du plus important investissement de la part de l’auteur qui a également pris des brevets pour d’autres produits – peinture et mobilier – entre 1897 et 1905. Précisons que Guët est par ailleurs membre de l’Union syndicale et participe aux travaux de cette commission « Technologie ». Fabriqué par les établissements Durenne, l’appareil ici évoqué est destiné à être placé dans les cheminées pour améliorer la diffusion de la chaleur dans les pièces. L’examen est manifestement demandé par l’industriel. Les imprimés publicitaires fournis à l’appui de la demande présentent certaines ambiguïtés quant au rapport entre l’architecte et celui-ci. La mention « système Guët » qui accompagne le produit est assez naturelle pour témoigner de la paternité de l’invention et ne laisse présager l’existence d’un brevet qu’aux esprits avisés. En revanche, certains dessins de la main de l’architecte inclus dans la brochure nous semblent plus problématiques : ils ne sont en effet pas d’ordre explicatif, mais s’apparentent bien à de la communication publicitaire (fig.1).
- 15 « Union syndicale des architectes français. 4e commission. Technologie et invention. Séanc (...)
18Le statut particulier de Guët au sein de la commission chargée d’examiner l’appareil le conduit à se placer en retrait au moment de l’examen, en cédant temporairement la présidence à un de ses confrères. Néanmoins, les diverses manières dont l’architecte participe à la promotion du produit qu’il a breveté soulèvent des questions de plusieurs ordres. Tout d’abord, en dépit des précautions déontologiques dont il fait ostensiblement preuve, son implication n’exclut nullement de penser qu’il puisse être intéressé financièrement à la réussite de son invention. Mais, au-delà de la valorisation de celle-ci, sans doute est-ce le statut de l’architecte inventeur qui est en jeu dans ce cadre précis des sociétés professionnelles. De ce point de vue, le rapport entre architecte et entrepreneur est de l’ordre de la caution réciproque. Forte du nom de l’architecte, la société Durenne est assurée d’obtenir un avis favorable sur l’objet présenté. Inversement, l’industriel n’occasionne-t-il pas une situation dans laquelle le prestige de l’architecte se trouve renforcé ? En faisant reconnaître sa capacité à « inventer », ce dernier ne cherche-t-il pas à donner une garantie de son autorité technique, légitimant son rôle d’examinateur d’autres produits ? La « démonstration » initialement limitée au cadre de la commission trouve d’ailleurs son amplification par la publication dans le bulletin de l’Union syndicale15. Cela traduit-il une conscience de la part des architectes des limites de ces instances d’examen ?
- 16 INPI, brevet n° 274 565, demandé le 1er février 1898, par Alcide Vaillant, 108, avenue de (...)
- 17 Vaillant A., « Les conduits de fumée et le rapport de M.H. Bunel », L’Architecture, 9e ann (...)
- 18 110 IFA 3/3, « Le tuyau normal. Boisseaux et wagons. B. S. G. D. G. pour les cheminées des (...)
- 19 Un article de Vaillant dans L’Architecture, « La construction des tuyaux de fumée en poter (...)
19Les travaux de la commission portent quelquefois sur des questions plus larges que le simple examen d’une invention. C’est à ce cas de figure qu’appartient notre dernier exemple. Il concerne les études menées par Alcide Vaillant en matière de conduits de fumée. Cet architecte, précédemment évoqué, également membre de l’Union syndicale, s’est déjà intéressé à d’autres problèmes techniques en rapport avec l’actualité de la construction. En témoignent ses articles, parus dans L’Architecture notamment qui lui assurent une autorité certaine dans le domaine, ainsi qu’un petit nombre de brevets qu’il a déposés. En février 1898, il en demande un pour un dispositif de boisseau de cheminée, « système de tuyau normal»16. Son intérêt pour cette question n’est pas nouveau, comme en atteste un de ses articles publié deux ans plus tôt : en réaction au rapport de l’architecte en chef de la préfecture de police, préalable à l’ordonnance de police qui modifie la réglementation concernant les tuyaux de fumée (1er septembre 1897), il déplore l’absence de réflexion technique de la part de son confrère, n’hésitant pas au passage à mettre en cause les connaissances de l’administration en la matière17. En octobre 1898, Vaillant est invité à traiter du sujet lors d’une séance de la commission technique de l’Union syndicale. Les archives de la société contiennent un mémoire dont il est manifestement l’auteur18 et dont le statut par rapport au brevet soulève plusieurs questions. La mention « B.S.G.D.G. » dans le titre introduit une distension avec la forme du mémoire théorique. Par ailleurs, rien ne laisse clairement apparaître l’identité de l’auteur, bien au contraire, ni la signature « AVE », ni l’adresse qui n’est pas celle de l’agence de l’architecte mais celle de son domicile dans un immeuble qu’il a construit une vingtaine d’années auparavant. De manière plus approfondie que dans le brevet, le mémoire expose, géométrie à l’appui, les données et la résolution des problèmes que l’inventeur s’est fixés : le dispositif repose sur la forme de claveaux donnée aux boisseaux, destinée à limiter les vices de construction dans les conduits de fumées, en particulier au niveau des courbes de raccordement (fig.2). L’évocation de chaque caractéristique du « tuyau normal » fait ressortir des règles prescriptives d’ordre général. Au moment où Vaillant dépose son brevet, l’actualité de la question des conduits de fumées, en raison des nouveaux règlements, l’amène à publier dans la presse professionnelle ses propres réflexions sur leur « construction rationnelle », qu’il appelait de ses vœux en 1896. Ses articles dans L’Architecture et dans le bulletin de l’Union syndicale reprennent en grande partie ce mémoire et étendent l’application du principe exposé à d’autres matériaux, comme la brique. La mention du brevet n’y apparaît pas ou alors de manière détournée19.
- 20 Vaillant A., « Exposition d’hygiène. Assainissement des maisons (suite et fin) », L’Archit (...)
- 21 Cassier M., « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché : normes e (...)
20L’interaction entre les deux rôles de l’architecte illustrés ici, inventeur et expert, peut-être interprétée de plusieurs manières. Sans autres sources, l’historien est réduit à s’interroger sur ses intentions. Quels rapports la recommandation d’un dispositif entretient-elle avec la protection juridique de celui-ci ? L’information prime-t-elle sur la garantie du monopole ? Ou au contraire, la prise de position technique n’est-elle qu’un travail de valorisation corollaire à une logique d’exploitation ? L’argumentaire pourrait de prime abord s’apparenter à une démarche de persuasion coutumière aux inventeurs si le propos n’empruntait pas la méthode et la minutie d’un rapport pour finalement dépasser le seul produit présenté. Dans le cas d’Alcide Vaillant estimant « qu’il est indispensable que les architectes s’occupent des questions d’hygiène légale ou réglementaire, interviennent dans les discussions, et ne laissent pas aux seuls fonctionnaires la faculté d’édicter des règlements exagérés, des prescriptions léonines»20, le recours au brevet relève-t-il d’une forme d’engagement analogue à celle observée chez certains scientifiques, tel Louis Pasteur qui utilise parfois le droit des brevets pour faire tomber ses inventions dans le domaine public et en préserver ainsi l’accessibilité21 ?
21Les différentes conceptions du brevet d’invention chez les architectes nous invitent à interroger la distance entre dépôt et exploitation, mais également à distinguer les implications intellectuelles et « fonctionnelles » de cet artifice juridique. Par confrontation avec la stratégie de reconnaissance professionnelle mise en œuvre par les architectes, il apparaît que leur usage du brevet vient soutenir les représentations qu’ils souhaitent donner de leur fonction. De ce point de vue, si le dépôt de brevet accompagne bien une extension de leur champ d’activité, la mise en application des inventions est sans doute moins significative que le statut gagné par l’architecte-inventeur. De manière plus générale, au-delà des questions propres au sujet ici examiné, il nous semble que l’existence de stratégies de cet ordre renvoie à un rôle plus symbolique que strictement commercial de l’outil-brevet.

Fig.1 : dessin de Georges Guët en couverture d’une brochure de l’entreprise Durenne, présentant la cheminée « La Récupératrice ». Direction des Archives de France, Cité de l’architecture et du patrimoine, archives d’architecture du XXe siècle,
Fonds USAF.

Fig.2 : schéma extrait du mémoire d’Alcide Vaillant, Le tuyau normal. Boisseaux et wagons (1898), montrant les données géométriques qui ont déterminé la forme donnée aux boisseaux. Direction des Archives de France, Cité de l’architecture et du patrimoine, archives d’architecture du XXe siècle,
Fonds USAF.
Notes
1 Parmi les analyses monographiques, les brevets d’Henri Sauvage (1873-1932) ont été particulièrement bien étudiés par Minnaert J.-B., « Henri Sauvage, les brevets et la construction rapide », Revue de l’art, n° 118, 4e trimestre 1997, p. 41-55 ; id., Henri Sauvage ou l’exercice du renouvellement, Paris, IFA/éditions Norma, 2002. Dans une autre perspective, Valérie Nègre, dans sa thèse sur les produits de bâtiment en terre cuite, s’est intéressée à l’activité inventive des architectes en la matière : L’ornement en série. Architecture, terre cuite et carton-pierre, Liège, Mardaga, 2006.
2 Cette communication est issue d’une recherche en cours dans la continuité de notre mémoire de DEA : Les architectes et la propriété intellectuelle (propriété artistique – propriété industrielle) 1880-1940, mémoire de DEA sous la dir. de Loyer F., Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997.
3 Pour reprendre une expression de Ribeill G., « Inventer au XIXe siècle », Culture technique, n° 8, juin 1982, p. 222.
4 Sur la profession d’architecte à cette époque, voir Épron J.-P. éd., Architecture. Une anthologie, Liège, Pierre Mardaga, 1992, t. 2, Les architectes et le projet, p. 251-293 ; id., Comprendre l’éclectisme, Paris, Ifa/Norma, 1997 ; Loyer F. et Picon A., « L’architecte au XIXe siècle », dans Callebat L. éd., Histoire de l’architecte, Paris, Flammarion, 1998, p. 152-171.
5 Voir Dumont M.-J., La S.A.D.G., histoire d’une société d’architectes. Première partie : 1877-1939, Paris, Société française des architectes, 1989.
6 Ces difficultés se font sentir même pour des personnalités que leurs activités situent à la jonction de la conception et de la construction, comme Henri Sauvage et les frères Perret, architectes et entrepreneurs. Sur ces derniers, voir Lambert G., Les frères Perret : une structure pluridisciplinaire. Analyse d’un brevet d’invention (1920-1921), mémoire de maîtrise sous la dir. de Minnaert J.-B., Université de Tours, 1996, et nos articles « Agence-entreprise, les spécificités de l’entité Perret » et « Brevet », dans Cohen J.-L., Abram J. et Lambert G. éd., Encyclopédie Perret, Paris, Monum/Éditions du Patrimoine/Le Moniteur, 2002, p. 46-55 et p. 59-65.
7 De ce point de vue, les rubriques administratives et juridiques en particulier y occupent une place importante.
8 Vaillant A., « Exposition d’hygiène. Assainissement des maisons », L’Architecture, 8e année, n° 32, 10 août 1895, p. 281.
9 Degeorge H., « La boule », L’Architecture, 13e année, n° 49, 8 décembre 1900, p. 440. Souligné par l’auteur. Le texte cité apparaît en note de l’article.
10 Ibid.
11 Cet aspect est sans doute à rapprocher de la question de la propriété artistique des architectes, qui est très présente dans le débat professionnel à cette époque. Voir Lambert G., op. cit. note 2.
12 Institut français d’architecture, archives, 110IFA 3/3.
13 INPI, brevet n° 277286, demandé le 23 avril 1898 par Antoine-Victor de Murat, impasse de Guelma, 10, Paris. « Appareil automatique de chasse rotatif intermittent à compartiments pour chasser de l’intérieur des habitations, usines ou autres, à l’égout ou au loin, les matières solides ou liquides des cabinets d’aisances et les eaux-vannes, usées, ménagères, stagnantes et nuisibles. ». Les certificats d’addition sont demandés entre mai 1898 et avril 1899.
14 INPI, brevet n° 277 448, demandé par Georges Guët, le 27 avril 1898, « Cheminée dite la récupératrice » ; complété par trois certificats d’additions en juin 1899, juillet 1904 et décembre 1905 ; brevet n° 3 19 898, demandé le 24 mars 1902, « Perfectionnements aux cheminées à récupération », complété par deux additions en décembre 1905.
15 « Union syndicale des architectes français. 4e commission. Technologie et invention. Séance du 31 mars 1905, L’Union des architectes et des artistes industriels. Organe de l’Union syndicale des architectes français, [occupe les dernières pages de La Construction pratique, n° 28], 1er août 1905, 4e série, n° 7, p. 55-56.
16 INPI, brevet n° 274 565, demandé le 1er février 1898, par Alcide Vaillant, 108, avenue de Villiers à Paris. Brevet d’invention de 15 ans pour « Système de tuyau normal, à lits de pose obliques pour la fumée, l’air ou les gaz ».
17 Vaillant A., « Les conduits de fumée et le rapport de M.H. Bunel », L’Architecture, 9e année, n° 27, 4 juillet 1896, p. 226-227.
18 110 IFA 3/3, « Le tuyau normal. Boisseaux et wagons. B. S. G. D. G. pour les cheminées des maisons d’habitation. », AVE. rue de Prony, 105. Paris, février 1898.
19 Un article de Vaillant dans L’Architecture, « La construction des tuyaux de fumée en poterie et les nouveaux règlements » (11e année, n° 20, 14 mai 1898, p. 176-179) fait seulement état des « dispositions du tuyau normal, au sujet duquel un brevet a, d’ailleurs, été pris ».
20 Vaillant A., « Exposition d’hygiène. Assainissement des maisons (suite et fin) », L’Architecture, 8e année, n° 52, 28 décembre 1895, p. 445.
21 Cassier M., « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché : normes et pratiques de recherche dans les biotechnologies », dans Alter N. éd., Logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, 2002, p. 155-182.
Table des illustrations
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Légende | Fig.1 : dessin de Georges Guët en couverture d’une brochure de l’entreprise Durenne, présentant la cheminée « La Récupératrice ». Direction des Archives de France, Cité de l’architecture et du patrimoine, archives d’architecture du XXe siècle, |
Crédits | Fonds USAF. |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/41178/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 89k |
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Légende | Fig.2 : schéma extrait du mémoire d’Alcide Vaillant, Le tuyau normal. Boisseaux et wagons (1898), montrant les données géométriques qui ont déterminé la forme donnée aux boisseaux. Direction des Archives de France, Cité de l’architecture et du patrimoine, archives d’architecture du XXe siècle, |
Crédits | Fonds USAF. |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/41178/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 80k |
© Presses universitaires du Midi, 2006