Version classiqueVersion mobile

Les archives de l’invention

 | 
Marie-Sophie Corcy
, 
Christiane Douyère-Demeulenaere
, 
Liliane Hilaire-Pérez

Identifier l’invention dans les archives des institutions

Des médiateurs au cœur du système d’innovation. Les agents de brevets en France (1870-1914)

Gabriel Galvez-Behar

Texte intégral

  • 1 Sur ce point, voir Schmookler J., Invention and economic growth, Cambridge (Mass.), Harvar (...)
  • 2 Caron F., « Pour une économie de l’innovation », dans Centre de recherche en histoire de l (...)

1Aujourd’hui fort répandue en économie, la statistique de brevets permet d’évaluer le niveau de recherche-développement d’une nation et contribue à retracer les grandes tendances de l’innovation1. Sans nul doute, « les statistiques de brevets sont autre chose que des bruits » et l’on ne peut que s’accorder sur le fait que « les brevets constituent une source essentielle de l’histoire économique et un instrument privilégié de l’analyse économique»2.

2Pourtant, dans le cadre d’une approche historique, l’interprétation de telles statistiques est d’autant plus délicate que leur mode de production reste souvent inconnu. Ainsi, au XIXe siècle en France, les statistiques ne concernent essentiellement que les dépôts et ne permettent pas de connaître précisément la vie des brevets eux-mêmes. Dans quelle mesure ces derniers ont-ils été maintenus par leurs titulaires ? Ont-ils fait l’objet d’une exploitation ? Autant de questions auxquelles la statistique ne répond pas.

  • 3 Sur le cas français, on lira Peyre P., « Les Armengaud, la Petite Ecole et le développemen (...)
  • 4 Sur ce point, voir notre thèse, « Pour la fortune et pour la gloire ». Inventeurs, proprié (...)
  • 5 Les archives des agents de brevets sont rares malgré la longévité d’un grand nombre de cab (...)

3Bien entendu, une telle réserve est largement surmontable dès lors que l’on procède à une critique positive de cette source. C’est précisément l’objet de cette communication que de se pencher sur cette construction du brevet d’invention. Or, savoir comment le brevet a été fabriqué suppose auparavant de se demander par qui. Là interviennent ces agents de brevets, au cœur de notre sujet, et qui ont été fort peu étudiés jusqu’à présent3. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, période de forte croissance des brevets d’invention, plus de 75 % demandes en France sont faites par l’intermédiaire d’un agent qui rédige la demande et le mémoire descriptif et qui accomplit, au nom de celui qui le mandate, les formalités administratives4. Ce seul trait quantitatif nous commande de porter quelque intérêt à cet acteur de l’innovation sans le considérer a priori comme un second rôle. Quelle place effective les agents de brevets tiennent-ils dans les processus d’invention ? Quelle est leur influence dans la construction de la source qu’est le brevet ? C’est en abordant successivement différents points - le métier d’agent de brevets, le monde des agents et l’organisation d’une profession – que l’on tentera d’éclairer la constitution de cette archive qu’est le brevet d’invention5.

Le métier d’agent de brevets

4Le cœur de l’activité d’agent de brevets est d’opérer une traduction. S’il revient au créateur technique de passer de l’idée à l’objet, c’est en effet à l’agent de brevets qu’il incombe de donner à la réalisation d’un objet technique une expression littérale et textuelle. Cet impératif est d’ailleurs une contrainte légale puisque la loi de 1844, qui constitue le socle de la législation sur les brevets dans la seconde moitié du XIXe siècle, fait de la description de l’invention l’un des éléments essentiels du dossier de demande.

  • 6 Constant Blétry, ingénieur des arts et métiers, fonde l’Office Blétry en 1866 après avoir (...)

5Les archives de l’Office Blétry permettent d’établir quelques hypothèses concernant le rôle de l’agent de brevets dans ce processus de traduction. Ce dernier repose avant tout sur une confrontation visuelle avec l’objet : pour le décrire, l’agent doit le voir, l’étudier pour pouvoir mettre en avant ce qui distinguera cet objet breveté d’un autre. À cet égard, le carnet de notes de Constant Blétry est assez significatif6. Les notes prises au cours des visites sont divisées en deux parties : d’un côté, sont succinctement notés les perfectionnements techniques de l’invention et, de l’autre, figurent les avantages résultant de ces perfectionnements. Enfin, chaque visite donne lieu à un croquis côté qui permettra d’établir le plan.

  • 7 CDHT, fonds Clément Ader, doc. 2350. Dans une lettre datée du 23 avril 1891, Ader déclare  (...)

6Bien entendu, cette opération de traduction ne se fait pas en un seul moment. Parfois, l’inventeur lui-même est l’initiateur de la description, surtout lorsqu’il possède des compétences de rédaction. La correspondance entre Clément Ader et son agent, Armengaud, l’atteste, et permet de souligner la part prise par l’inventeur dans ce processus de description, part d’autant plus importante qu’en l’occurrence l’inventeur est un ingénieur formé en la matière. Mais elle montre aussi que l’agent de brevets doit acquérir une connaissance intime de l’objet à breveter et qu’il dispose d’une certaine autonomie dans la rédaction du mémoire7.

  • 8 Papiers Blétry, cahier du personnel. L’auteur du cahier ne désigne pas systématiquement la (...)

7La nécessité d’une telle traduction se répercute sur l’organisation même du métier d’agent à l’intérieur des cabinets. À cet égard, le cahier du personnel tenu par Camille Blétry éclaire le fonctionnement d’une entreprise de conseil en propriété industrielle. En 1901, l’Office Blétry réunit, en effet, plus d’une quinzaine de personnes. La plus grande part des effectifs rassemble des dessinateurs parfois sortis des écoles d’arts et métiers8 dirigés par deux ou trois ingénieurs, dont les frères Blétry. Aux ingénieurs revient la rédaction des mémoires tandis qu’aux dessinateurs échoit la responsabilité de dresser les plans à partir des schémas fournis.

  • 9 Pelletier M., Droit industriel. Brevets d’invention, marques de fabriques, modèles et dess (...)

8Cette division du travail entre ingénieurs et dessinateurs trahit une certaine hiérarchie. À la primauté des premiers sur les seconds, perceptible à travers la différence des appointements notamment, correspond celle de la description sur les dessins. La loi de 1844 considère, on l’a vu, la description littérale de l’invention comme le cœur du brevet ; les « dessins ou échantillons, qui ne peuvent en modifier le sens»9, n’en sont que le complément.

9Mais le rôle fondamental de l’ingénieur-conseil ne découle pas uniquement de cette compétence qui lui permet d’établir des descriptions textuelles. Le métier d’agent de brevets ne consiste pas, en effet, à procéder à une traduction prétendument objective qui ne répondrait qu’à des contraintes techniques. L’invention ne se réduit pas à la production d’un objet, elle est aussi un processus de reconnaissance sociale susceptible d’être remis en question. Dès lors, le brevet ne peut reposer sur une description neutre de l’invention. Il doit, au contraire, contenir une description convaincante, anticipant les différentes contestations qui pourront être faites et permettant d’assurer la pérennité de la protection. C’est précisément à l’agent de brevets qu’incombe la tâche difficile de donner à l’invention ses lettres de noblesse et de permettre ainsi le succès de l’inventeur.

10La description d’un objet technique n’est pas donc neutre et prend, dans un brevet, un sens particulier. Les rédacteurs du brevet doivent, en effet, anticiper toute contestation éventuelle qui pourrait conduire à sa nullité. Cette anticipation est d’autant plus indispensable dans le cas français que l’absence d’examen préalable opéré par l’État oblige le rédacteur du brevet à prendre plus de précautions. Aussi n’est-il pas rare à l’époque que les agents de brevets aient une formation juridique à l’instar de deux des ingénieurs de la maison Armengaud aîné, Charles Dony et Jacques Lejeune, respectivement ancien élève de l’École centrale et ancien élève de l’École des mines, et licenciés en droit. Les agents peuvent alors mieux tenir compte des contraintes juridiques qui pèsent nécessairement, du fait des changements de la jurisprudence, sur la description de l’invention.

  • 10 Papiers Lavoix et Mosès, Grand livre.

11Anticiper le conflit ne passe pas uniquement par une formation juridique mais aussi par un certain nombre d’opérations révélées par le grand livre de comptes du Cabinet Lavoix et Mosès, fondé en 1898 par deux centraliens. À la lecture de ce document, les opérations de prise de brevets sont certes celles qui ont le plus de poids. Mais elles ne sont pas les seules. Le cabinet fournit aussi un certain nombre de recherches et de listes de brevets afin de permettre aux inventeurs d’établir ou non une antériorité. C’est ainsi qu’en février 1898, le cabinet fournit à un ingénieur-constructeur de Limoges la liste des brevets pris dans les dix dernières années dans les domaines de la céramique, de la papeterie et de l’hydraulique10. Du fait de l’absence d’examen préalable, les recherches d’antériorité sont du ressort des seuls inventeurs ou de leurs agents qui, grâce à leur proximité des sources d’information technique, sont les mieux à même d’entreprendre ce type de démarche.

  • 11 CDHT, fonds Ader, doc. 2370, liste des brevets Ader dressée par Barrault.
  • 12 Sur ce point, voir notre thèse, op. cit. note 4, p. 380-398.

12La mission des agents de brevets n’est donc pas seulement de rédiger des brevets, mais aussi de permettre d’assurer leur survie. En fait, dans bien des cas, ils participent activement à la gestion du portefeuille de brevets de leurs clients, en dressant des listes de brevets pris et en avertissant l’inventeur de l’échéance des différentes annuités à payer11. En outre, ils interviennent dans les contentieux judiciaires à titre d’experts ou de conseils12. Mais leur tâche ne s’arrête pas là. L’une des dispositions de la loi de 1844 (art. 32 alinéa 2) punit en effet de déchéance la non-exploitation du brevet d’invention dans les deux ans suivant sa délivrance. Pour l’inventeur, prendre un brevet ne suffit donc pas. L’exploitation est l’une des meilleures garanties d’une protection efficace de l’invention.

13L’agent de brevets offre alors son appui grâce à la publication de périodiques techniques. La Chronique industrielle, publiée par D.-A. Casalonga, est une illustration intéressante de cette pluriactivité des agents. Ce journal technique fondé en février 1878 a pour but d’instruire les lecteurs des différents développements de l’industrie, notamment en faisant connaître les principaux brevets d’invention – et notamment ceux pris par l’intermédiaire du cabinet –, les mesures prises dans le domaine de la législation de la propriété industrielle, ou même les expositions locales françaises ou étrangères que certains agents contribuent à organiser. La Chronique entend ainsi faire le lien entre le « capitaliste » et l’inventeur. L’agent de brevets ne limite donc pas son activité à une simple relation entre lui et son client ni à un rôle d’écrivain public. Il contribue à assurer en amont et en aval la protection du brevet d’invention et s’adresse à la fois à son client et aux différents milieux de l’invention. Son métier n’est pas uniquement de produire des brevets : il est aussi de promouvoir l’innovation.

  • 13 Papiers Blétry, statuts du Génie technique.

14Cette promotion de l’innovation repose essentiellement sur la diffusion de l’information technique. Avant 1902, date à laquelle l’État prend enfin ses responsabilités en matière de publication des brevets d’invention, c’est en effet aux agents d’inventions qu’échoit la tâche de publier, partiellement, les brevets d’invention récents. Les cabinets d’ingénieurs-conseils deviennent progressivement l’un des lieux de mémoire de la connaissance technique à la fin du XIXe siècle. Mais un certain nombre d’agents de brevets ne se contentent pas d’assurer une promotion passive de l’innovation technique. Bon nombre d’entre eux, par leur appartenance à différentes sociétés techniques ou par leurs propres initiatives, ont un rôle actif en la matière. On en prendra pour preuve le projet de constitution d’une association technique, dénommée le Génie technique. En 1908, Camille Blétry propose à certains de ses clients de former une association ayant pour objet « l’obtention, l’achat, la cession totale ou partielle, l’exploitation ou en participation, tant en France qu’à l’étranger, de brevets d’invention et de licences de brevets d’invention ; l’étude et la mise en valeur de toutes inventions ; l’établissement et l’exécution de tous projets, études industrielles et techniques, installations d’appareils ou d’usines, entreprises, représentations, et généralement toutes opérations, commerciales ou financières, se rapportant à l’invention ou à l’art de l’ingénieur»13.

15Nul doute que cette promotion de l’innovation par les agents est intéressée. En encourageant les inventeurs dans leurs projets, en les incitant à déposer des brevets d’invention, c’est de leur propre métier qu’ils assurent le développement. Mais cette logique d’intéressement ne peut se réaliser que dans la mesure où un certain état d’esprit les incite à faire circuler l’information technique. Tributaires de cette dernière, les agents de brevets n’ont pas une conception limitée de leur métier : loin de s’en tenir à des fonctions d’intermédiaires, ils savent combien leur succès repose sur leur connaissance des milieux techniques et sur leurs capacités à construire les bons circuits d’une information dont ils sont les passeurs.

Des réseaux au service des mondes de l’invention

  • 14 L’établissement d’une telle statistique repose sur le dépouillement systématique de l’Annu (...)

16Une telle connaissance des milieux techniques est largement favorisée par le fait que les agents de brevets ont tendance à former un tout petit monde. En 1881, on compte soixante-quatre cabinets et seulement plus de quatre-vingt trente ans plus tard. Le poids des cabinets parisiens est prépondérant avec plus de 80 % des cabinets sur l’ensemble de la période14. Ce phénomène de concentration se produit d’ailleurs dans des espaces spécifiques. En 1881, plus de 50 % des cabinets parisiens se retrouvent en effet dans une aire géographique regroupant les IXe, Xe et XIe arrondissements. Deux raisons contribuent à expliquer un tel phénomène. D’une part, la concentration s’effectue dans des quartiers où l’industrie mécanique domine : les clients potentiels y sont donc nombreux tout comme les dessinateurs expérimentés. La place du Conservatoire national des arts et métiers, situé dans le IIIe arrondissement, joue d’autre part un rôle déterminant. Lieu de conservation des anciens brevets, le Conservatoire permet les indispensables recherches d’antériorité pour les agents qui ne possèdent pas dans leurs cabinets toute la documentation nécessaire.

  • 15 En 1909, la part des cabinets parisiens dans l’ensemble des cabinets français est de 84  (...)

Les cabinets d’agents de brevets en France15

Les cabinets d’agents de brevets en France15
  • 16 Sur ce point, voir Peyre P., art. cit. note 3.

17Des origines communes viennent accentuer la cohésion du milieu16. Si les premiers agents de brevets étaient de formation essentiellement juridique, à l’instar de Perpignan ou de Truffaut, la fondation en 1836 par Jacques-Eugène et Charles Armengaud de deux bureaux spéciaux constitue un tournant : la représentation en matière de prise de brevet d’invention échoit désormais à des techniciens, maîtrisant le dessin industriel et ayant des relations avec les milieux des constructeurs-mécaniciens.

  • 17 En effet, l’une des sœurs de Jacques-Eugène Armengaud, Rose, épouse Jules Amouroux, ancien (...)
  • 18 Peyre P., art. cit. note 3, p. 136
  • 19 Annuaire Didot-Bottin, 1891.
  • 20 Elles résument le contenu du mémoire descriptif du brevet d’invention et précisent les poi (...)

18Force est de constater, en outre, que les frères Armengaud constituent le tronc commun du métier. Du fait des relations familiales tout d’abord et de relations internes à la profession17. Bon nombre d’agents de brevets de la fin du XIXe siècle ont ainsi appris le métier au sein du cabinet Armengaud aîné, comme Albert Cahen, Émile Barrault18 ou J. Delage, ancien directeur du cabinet Armengaud qui fonde son propre office en 189119. Sans nul doute cette position centrale des Armengaud au sein du monde des agents de brevets a-telle eu des répercussions sur les pratiques des agents. En effet, Jacques-Eugène Armengaud avait été précurseur en introduisant au sein de ses descriptions des « revendications » pourtant non exigées par la loi20.

  • 21 Chiffre a minima compte tenu des inconnus.
  • 22 Ainsi le fils de Jacques-Eugène Armengaud, Charles, fait-il ses études à l’École polytechn (...)

19À cette racine historique commune s’ajoute une communauté d’esprit due à une formation assez proche. Le nombre d’ingénieurs parmi les agents est fort important (au moins 37 % sur l’ensemble de la période21). Alors que bon nombre d’agents « historiques » étaient passés par les écoles d’arts et métiers, le poids des agents issus de l’École centrale, voire de l’École polytechnique, s’accroît. Sans doute faut-il y voir un effet de génération puisque les fils d’agents de brevets connaissent une ascension sociale perceptible à travers leurs études22. Par ailleurs, l’attraction du métier se fait sans doute plus forte, contribuant à attirer ainsi des ingénieurs plus nombreux et mieux formés qui voient dans le métier un débouché ou une étape dans la carrière.

20Si tous ces facteurs externes expliquent la cohésion de ce petit monde, certains agents de brevets se distinguent aussi par leur aptitude à créer et à mobiliser des réseaux. Le registre tenu par Dominique-Antoine Casalonga, dans la deuxième moitié des années 1880, illustre fort bien ce trait. Organisé selon trois entrées – noms, localités, professions – il comporte un grand nombre des relations de cet agent de brevets. Quatre catégories apparaissent à sa lecture : les relations mondaines, les abonnés à la Chronique industrielle, les collègues de travail, qu’il s’agisse des agents de brevets ou des journalistes industriels et scientifiques, et, enfin, les anciens élèves des arts et métiers.

  • 23 D’autant que D.-A. Casalonga anime la Société des anciens élèves des écoles d’arts et méti (...)

21Le registre de Casalonga n’est pas un simple carnet d’adresses. En effet, à côté des noms, des adresses et des qualités, figurent souvent des mentions qualifiant telle ou telle relation. Crouy, un ancien centralien demeurant à Boulogne, est ainsi désigné comme un « camarade de M. Briqué des grands chantiers de Paris », tandis que Brisse, représentant d’un inventeur de porte-wagon, « connaît quelqu’un qui approche M. Granet, ministre des P & T ». Parfois même, Casalonga indique qui l’a amené à connaître telle ou telle personne, à l’instar du colonel Yung, chef d’état-major du ministre de la Guerre, présenté « par Me de Rautlin ». Enfin, dans le cas des anciens élèves des écoles d’arts et métiers, Casalonga inscrit en marge de chaque nom les camarades de promotion qu’ils ont en commun23. Parler d’une inscription active dans des réseaux n’est donc pas exagéré puisque la source décrite en dresse précisément une sorte de topographie. Sans nul doute, l’exemple de Casalonga est singulier. Rien ne nous interdit de penser cependant que cet exemple est représentatif d’une partie de la profession et qu’il souligne en tous les cas l’aptitude et la nécessité pour les agents de brevets de s’inscrire dans des réseaux socio-techniques.

  • 24 Ces registres permettent, en effet, de connaître la véritable identité du déposant et cont (...)

22Cette nécessité est d’autant plus vive que les agents de brevets évoluent dans un espace international. La prise de brevets étrangers en France devenant de plus en plus importante (moins d’un tiers des brevets vers 1880, la moitié en 1911), les agents de brevets français se voient de plus en plus sollicités par leurs collègues étrangers. Cette contrainte internationale est tout à fait perceptible dans les registres de brevets de l’Office Blétry24. En 1913, près des deux tiers des brevets pris en France par l’Office Blétry le sont pour des étrangers, Allemands pour l’essentiel (23 % de l’ensemble des brevets). De ce fait, Blétry est en relation directe avec trente-neuf agents de brevets internationaux dont dix-sept pour l’Allemagne. Là encore, l’agent de brevets a d’évidence intérêt à tisser des liens, notamment afin d’obtenir des tarifs préférentiels pour sa propre prise de brevets à l’étranger.

23Détenteur d’une culture technique poussée, l’agent de brevets apparaît donc comme un médiateur actif des milieux inventifs de l’époque. En tissant des relations avec ses confrères, avec ses clients, avec les acteurs des industries nouvelles ou plus traditionnelles, en étant ouvert sur le monde grâce à ses contacts obligés avec ses homologues étrangers, il contribue à construire et à orienter les réseaux de l’invention technique qui demeurent cependant forts sensibles aux évolutions de la deuxième industrialisation.

L’impossible lutte contre les forces centrifuges

24Qu’un certain nombre d’agents de brevets ait eu la capacité de constituer des réseaux assez denses, que bon nombre d’entre eux aient bénéficié d’une formation similaire ne doit pas laisser penser que le monde des agents de brevets fut un monde homogène. Au contraire, les tensions furent parfois importantes du fait de l’essor de forces centrifuges.

  • 25 Le nombre de cabinets est effectivement fortement corrélé à celui du nombre de brevets dem (...)

25La forte augmentation du nombre de dépôts de brevets constitue sans doute un facteur de poids de l’évolution de ce métier25. Avec le développement des demandes, le nombre des agents tend à s’accroître comme le montre le graphique figurant en fin d’article. Cette augmentation du nombre d’agents tend à remettre en question les liens existant entre les membres traditionnels de la profession : la concurrence se fait plus vive et le travail est parfois fait à la va-vite. Certains agents sur la place de Paris sont poursuivis en justice pour avoir organisé des expositions à la limite de l’escroquerie. Se pose alors à bon nombre d’agents le problème d’une méfiance croissante à l’égard d’un métier qui repose essentiellement sur la confiance de ses clients.

  • 26 Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 3ème série, t. XI, 1884 (...)

26L’inflation du nombre de demandes génère d’autres obstacles dans la mesure où l’État n’est plus à même d’assumer ses responsabilités en matière de publication, voire de consultation des brevets d’invention. Parce que « la communication au public des pièces originales des brevets d’invention au ministère du Commerce a donné lieu de tout temps dans des proportions plus ou moins grandes à des inconvénients », la communication des brevets est parfois refusée aux agents26. Les activités de la profession sont dès lors rendues plus difficiles par les dysfonctionnements de l’administration.

  • 27 La création du syndicat fait suite à la signature de l’Union de Paris sur la propriété ind (...)

27C’est dans ce contexte qu’est créé, en 1884, le Syndicat des ingénieurs et conseils en matière de propriété industrielle qui deviendra ultérieurement le Syndicat des ingénieurs-conseils en propriété industrielle27. Cette création répond à la nécessité d’organiser une profession de plus en plus sollicitée et de donner à l’État un interlocuteur représentatif.

28L’un des buts affichés du syndicat est de rassembler les agents les plus fiables du métier et d’adopter un code de bonne conduite. Progressivement le syndicat devient l’un des moteurs de l’organisation de la profession. En mettant sur pied des tarifs liant ses membres, en organisant l’examen des nouveaux entrants, en débattant sur des points particuliers touchant au métier, le syndicat structure la profession d’agent de brevets et lui permet de suivre la croissance du marché des brevets.

  • 28 En Allemagne, la profession est réglementée par la loi du 21 mai 1900. Sur ce point, voir (...)

29Pourtant, le syndicat ne détient pas un monopole sur la profession. Certains agents, éminents parfois, refusent d’y adhérer tandis que certains le quittent du fait de conflits entre membres. Jamais, au cours de la période, le Syndicat des ingénieurs-conseils en propriété industrielle ne parvient à constituer une véritable corporation reconnue comme son homologue allemand28. Il finit toutefois par s’imposer comme l’un des interlocuteurs privilégiés de l’État en matière de propriété industrielle et use de cette reconnaissance pour susciter un certain nombre de réformes en la matière.

30Les agents de brevets n’ont eu de cesse, en effet, de réclamer et de promouvoir des réformes de la législation sur les brevets qui furent rarement couronnées de succès. Deux d’entre elles, pourtant, connurent un sort favorable : celle concernant la création de l’Office national de la propriété industrielle (ONPI), en 1900- 1901, et celle concernant la publication des brevets par l’État.

31S’il ne s’agit pas d’entrer dans le détail de telles mesures, il importe d’en souligner l’importance pour la profession. La création de l’ONPI, installé dans de nouveaux locaux au Conservatoire national des arts et métiers, permit d’améliorer les conditions de travail de l’ensemble des acteurs de la propriété industrielle, inventeurs comme agents. Par ailleurs, le syndicat incita l’État à mettre à jour la publication des tables des brevets afin de réaliser les recherches d’antériorité dans de meilleures conditions. Enfin, il abonda dans le sens de l’adoption de la loi de 1902 rendant notamment obligatoire la publication in extenso, immédiate, et par fascicules séparés des brevets d’invention. Mais c’est aussi sur la réalisation même des brevets que les agents eurent une influence notable.

  • 29 Journal officiel de la République française, 15 août 1903, p. 5250.

32Représentés au sein du Comité technique de l’ONPI, les agents de brevets prirent ainsi une part active à la normalisation de la rédaction des descriptions d’invention. L’arrêté du 11 août 1903 édicte ainsi un certain nombre de règles permettant une uniformisation indispensable à une publication rapide des brevets. Les feuilles du mémoire descriptif doivent dorénavant avoir une taille précise, les mémoires sont limités et doivent commencer par un préambule et s’achever par un résumé qui « comportera l’énoncé aussi concis que possible du principe fondamental de l’invention»29. C’était là faire entériner par l’État une pratique née dans leurs propres cabinets. En s’organisant et en devenant des interlocuteurs naturels de l’État, les agents de brevets contribuèrent ainsi à dessiner les nouvelles formes du brevet d’invention.

33L’intérêt récent porté par l’histoire des techniques à la circulation des hommes, des pratiques et des objets conduit inévitablement à porter un regard nouveau sur celles et ceux qui, à la croisée de différents chemins, permettent les passages et autorisent les rencontres. Les agents de brevets font indéniablement partie de cette catégorie d’acteurs, longtemps négligés parce que considérés comme des intermédiaires se tenant en arrière-plan.

34Loin de se limiter à un tel rôle, les agents de brevets de la fin du XIXe siècle se révèlent être des médiateurs indispensables. Leur importance tient sans doute au fait qu’ils possèdent une triple compétence. En techniciens de la propriété industrielle, ils contribuent à donner à l’invention sa dimension économique. En tant que publicistes ou rédacteurs de revues, ils mettent en forme et font circuler l’information technique. Enfin, grâce à leur organisation, ils parviennent à avoir une influence sur la nature même du brevet d’invention, contribuant ainsi à assurer l’évolution du circuit de l’information technique.

35Ainsi, à la lumière d’archives nouvelles, qui sont autant d’archives de l’invention, le brevet n’apparaît plus comme un simple indicateur de l’information technique. Pour l’historien, il est essentiellement une source, une trace résultant d’une histoire mettant en jeu certaines compétences et certains intérêts. Le brevet d’invention n’est donc pas un donné de l’histoire économique ; il en est l’un des enjeux.

Les cabinets d’agents de brevets en France et l’évolution de la demande de brevets

Les cabinets d’agents de brevets en France et l’évolution de la demande de brevets

Notes

1 Sur ce point, voir Schmookler J., Invention and economic growth, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1966 ; Griliches Z., « Patent Statistics as Economic Indicators : A Survey », Journal of economic litterature, déc. 1990, vol. 38, p. 1661-1707.

2 Caron F., « Pour une économie de l’innovation », dans Centre de recherche en histoire de l’innovation, Les brevets, leur utilisation en histoire des techniques et de l’économie, Paris, IHMC, 1985, p. 10 et 18.

3 Sur le cas français, on lira Peyre P., « Les Armengaud, la Petite Ecole et le développement de l’innovation », Les Cahiers d’histoire du CNAM, n° 4, juillet 1994, p. 93-142. De brèves mentions dans Beltran A. et al., Des brevets et des marques, une histoire de la propriété industrielle, Paris, Fayard, 2001. Sur le cas britannique, on dispose de Dunlop J. H., « Early patent agents - and other », The Journal of chartered patent agents, 1982, n° 11, p. 484-498 ; Dutton H. I., The patent system and inventive activity during the industrial revolution 1750-1852, Manchester, Manchester University Press, 1984 ; Guagnini A., « Patent agents, legal advisers and Guglielmo Marconi’s breakthrough in wireless telegraphy », History of technology, 2002, vol. 24, p. 171-201 ; Lamoreaux N. R. et Sokoloff, K. L., « Intermediaries in the US market of technologies, 1870- 1920 », dans Engerman S. L. et al. éd., Finance, intermediaries and economic development, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 209-246.

4 Sur ce point, voir notre thèse, « Pour la fortune et pour la gloire ». Inventeurs, propriété industrielle et organisation de l’invention en France, 1870- 1922, thèse de doctorat en histoire, sous la dir. de Jean-Pierre Hirsch, Université Lille III, 2004, p. 132-137.

5 Les archives des agents de brevets sont rares malgré la longévité d’un grand nombre de cabinets. Toutefois l’ouverture de certaines archives privées permet d’en savoir un peu plus sur la manière de fabriquer un brevet. À cet égard, je tiens à remercier chaleureusement MM. A. Armengaud, A. Casalonga, M. Obolensky (Cabinet Lavoix), J.-P. Robert et G. Roger-Petit (Office Blétry) pour l’accueil qu’ils m’ont réservé.

6 Constant Blétry, ingénieur des arts et métiers, fonde l’Office Blétry en 1866 après avoir fait ses premières armes chez Armengaud jeune. Après son décès en 1901, son fils, Camille, polytechnicien, reprend la direction de l’affaire avec l’aide de son frère, Edmond.

7 CDHT, fonds Clément Ader, doc. 2350. Dans une lettre datée du 23 avril 1891, Ader déclare : « Cher Monsieur Armengaud, vous devez être sans doute en possession du transmetteur, ma description aidant, je pense que vous serez suffisamment renseigné » et, plus loin, « voici mon projet de revendication, vous y ajouterez ou retrancherez ce que vous voudrez ».

8 Papiers Blétry, cahier du personnel. L’auteur du cahier ne désigne pas systématiquement la fonction de ses employés. Cependant, la hiérarchie des appointements permet de retracer avec assez de vraisemblance la composition du cabinet.

9 Pelletier M., Droit industriel. Brevets d’invention, marques de fabriques, modèles et dessins, nom commercial, concurrence déloyale, Paris, Baudry, 1893, p. 30.

10 Papiers Lavoix et Mosès, Grand livre.

11 CDHT, fonds Ader, doc. 2370, liste des brevets Ader dressée par Barrault.

12 Sur ce point, voir notre thèse, op. cit. note 4, p. 380-398.

13 Papiers Blétry, statuts du Génie technique.

14 L’établissement d’une telle statistique repose sur le dépouillement systématique de l’Annuaire Didot-Bottin de 1870 à 1914. Les cabinets sont désignés par leur raison sociale, ce qui ne va pas sans poser problème puisqu’un seul et même cabinet peut être comptabilisé deux fois s’il change uniquement de nom. Nous avons tenu compte de ce problème en prenant en considération les changements de localisation et de gérance quand ils sont indiqués (ce qui est souvent le cas).

15 En 1909, la part des cabinets parisiens dans l’ensemble des cabinets français est de 84 %. Le chiffre pour 1911 est probablement dû à un problème de sources.

16 Sur ce point, voir Peyre P., art. cit. note 3.

17 En effet, l’une des sœurs de Jacques-Eugène Armengaud, Rose, épouse Jules Amouroux, ancien de l’école des arts et métiers de Châlons-sur-Marne et propriétaire d’un bureau d’ingénieur s’occupant de brevets tandis que l’une des filles de Jacques-Eugène, Eugénie, épousera un centralien responsable de l’une des plus grandes agence de brevets.

18 Peyre P., art. cit. note 3, p. 136

19 Annuaire Didot-Bottin, 1891.

20 Elles résument le contenu du mémoire descriptif du brevet d’invention et précisent les points que l’inventeur revendique.

21 Chiffre a minima compte tenu des inconnus.

22 Ainsi le fils de Jacques-Eugène Armengaud, Charles, fait-il ses études à l’École polytechnique.

23 D’autant que D.-A. Casalonga anime la Société des anciens élèves des écoles d’arts et métiers.

24 Ces registres permettent, en effet, de connaître la véritable identité du déposant et contiennent des informations fort importantes sur la vie du brevet (paiement des annuités, prises d’autres brevets).

25 Le nombre de cabinets est effectivement fortement corrélé à celui du nombre de brevets demandés.

26 Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 3ème série, t. XI, 1884, p. 239-241, cité dans Emptoz G. et Marchal V., Aux sources de la propriété industrielle. Guide des archives de l’INPI, Paris, INPI, 2002, p. 53.

27 La création du syndicat fait suite à la signature de l’Union de Paris sur la propriété industrielle en 1883 et à l’adoption d’une législation nouvelle en matière syndicale en 1884.

28 En Allemagne, la profession est réglementée par la loi du 21 mai 1900. Sur ce point, voir Bonnet J., Étude sur la législation allemande sur les brevets d’invention, Paris, A. Chevalier-Maresq et Cie, 1902.

29 Journal officiel de la République française, 15 août 1903, p. 5250.

Table des illustrations

Titre Les cabinets d’agents de brevets en France15
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/41158/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 15k
Titre Les cabinets d’agents de brevets en France et l’évolution de la demande de brevets
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/41158/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 22k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search