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1895 Durkheim

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Jean-Michel Berthelot

Conclusion. L’actualité des règles : le statut du texte en sociologie

Texte intégral

1Faut-il avoir lu Les Règles pour être un bon sociologue ? Assurément non. Doit-on dès lors en conclure que seul un intérêt académique étroit peut aujourd’hui pousser étudiants et enseignants à parcourir ces pages centenaires ? Peut-être, mais à condition d’appliquer le même raisonnement à la totalité des textes sociologiques car la sociologie est une discipline où le corpus des références nécessaires est à la fois singulièrement ambitieux et relâché. Si, en théorie, tout sociologue est censé connaître les œuvres majeures de sa tradition disciplinaire et maîtriser les références fondamentales de son domaine de recherche, en pratique l’expérience atteste du caractère souvent rhétorique et pragmatique de ces exigences bibliographiques. Mises à part les figures imposées – et déjà librement interprétées – de la thèse, les références effectivement utilisées dans le cours des publications sont souvent étonnamment peu nombreuses et contrastent avec des bibliographies parfois surchargées dont l’analyse révèle, dans le jeu des exclusions et des promotions, les implicites d’une sélection. Disserter sur l’actualité d’un texte ou d’un auteur peut passer alors pour un acte d’auto-justification, le recours à un procédé de légitimation croisée où l’intérêt proclamé de l’objet – en l’occurrence le texte – est le garant et la mesure de celui du discours produit sur lui. Les disciplines académiques de sciences humaines, dont le ressort argumentatif est le discours, sont toujours menacées d’une telle dérive.

2Célébrer le centenaire des Règles peut aussi relever davantage d’un rituel tribal que d’une actualité effective. D’autant plus que par-delà les évaluations contrastées qui ont accompagné leur histoire sociologique, elles participent d’une œuvre peu susceptible de provoquer les emballements. Raymond Aron a très bien décrit, dans ses mémoires, le rapport affectif qui se noue dans la lecture des textes et secrète les vocations intellectuelles :

  • 1 Il s’agit de l’École normale supérieure où Raymond Aron fut élève de 1924 à 1928.
  • 2 Raymond Aron, Mémoires, Paris, 1983, Julliard, t. I, p. 92

« Je lus, bien entendu, les grands livres de Durkheim et de ses disciples, mais l’étincelle ne jaillit pas. À l’École1, j’étais transporté tantôt par Kant (à la rigueur par Descartes), tantôt par Proust (ou, je n’en suis pas sûr, par Dostoïevski). Là j’échappais à moi-même, à mes doutes, au jugement des autres, je me confondais avec l’entendement ou la raison en moi. Ici, dans À la recherche du temps perdu, je retrouvais la difficulté de vivre, l’esclavage auquel réduit l’obsession du jugement des autres, la fatalité des déceptions (...) Entre les deux, ni la Division du Travail, ni Le Suicide, ni Les Formes élémentaires de la vie religieuse ne touchaient mon cœur. Simples objets d’étude sur lesquels je dissertais en cas de besoin.2 »

3Si l’on veut échapper à la double critique de l’évaluation intéressée ou de la célébration rituelle, il est donc nécessaire de problématiser le statut que tiennent les textes dans la construction de la sociologie. Un détour par les trajectoires d’entrée dans la discipline peut y aider.

4Les sociologues nés dans la première moitié du siècle ont pour la plupart été marqués par l’absence d’un enseignement sociologique systématique, apparu tardivement dans les universités européennes. Norbert Elias cite avec humour Barbara Wootton apostrophant ses collègues anglais lors d’un congrès :

« Et de toute façon aucun de vous n’est un authentique sociologue. Regardez autour de vous. Vous, et vous, et puis vous (...) Aucun de vous n’a fait des études de sociologie ! Vous venez tous d’ailleurs ! »

  • 3 Norbert Elias, « Ce que j’ai appris », in Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, pp. 103- (...)

5Si le jeune Elias réagit vigoureusement à ce discours et pris la parole pour indiquer « qu’il n’y avait rien d’étonnant, vu le petit nombre de chaires et de département de sociologie existant en Angleterre à ce que les quelques rares représentants de la sociologie appartenant à une génération plus ancienne n’eussent pas eux-mêmes fait des études de sociologie », le récit de sa propre entrée dans la discipline est riche d’enseignements.3

6Après avoir fait une thèse de philosophie sur Kant et s’être brouillé avec son directeur de recherche pour avoir mis en doute la théorie de l’a priori, Norbert Elias, venu chercher un poste à Heidelberg, y découvre la sociologie. Non la sociologie en général, mais celle qu’exprimait et que portait un milieu universitaire local :

« L’une des particularités de l’université de Heidelberg était alors que la sociologie y avait un statut élevé. Le souvenir de Max Weber y contribuait beaucoup. »

7L’enseignement d’Alfred Weber, le frère de Max, la présence forte de Marianne Weber, veuve du grand savant, amènent Norbert Elias à suivre les séminaires de sociologie, à se lier d’amitié avec Karl Mannheim et à devenir son assistant lorsque celui-ci obtient une chaire. Ce récit ne serait qu’anecdote, s’il ne laissait saisir les modalités d’une affiliation disciplinaire : attiré par un milieu universitaire vivant le jeune Elias entreprend la double démarche de suivre des enseignements et de lire des textes. Naturellement ce sont les œuvres des fondateurs de la sociologie allemande qui constituent le « bagage culturel indispensable pour un sociologue » : Tônnies, Sombart, Scheler, Franz Oppenheimer, Troeltsch, Simmel, « et, à l’arrière-plan, toujours discret et éloquent, le personnage imposant de Karl Marx ».

  • 4 Le plus célèbre, écrit par Park et Burgess, Introduction to the Science of Sociology, Chicago, The (...)

8Cette entrée dans la sociologie par la double médiation d’un milieu universitaire local et de l’ouverture spécifique sur les références et les normes qu’il construit comme légitimes, constitue un mécanisme d’affiliation et de reproduction disciplinaire à la fois simple et complexe. Simple, en ce qu’il met en évidence l’effet de filtre des traditions locales et nationales. À Heidelberg, entre les deux guerres, devenir sociologue c’est s’approprier le trésor de la tradition allemande. À Chicago, à la même époque, le rapport aux textes est médiatisé par l’usage des Handbooks,4 et il faut avant tout être capable de mener des enquêtes de terrain. Si tous les étudiants qui fréquentèrent alors cette université n’avaient sans doute pas le parcours original de Nels Anderson, l’accueil fait à son mémoire porte témoignage des normes de fonctionnement d’un milieu universitaire :

  • 5 Nels Anderson, « Autobiographie », in Le hobo, 1923, trad, Paris, Nathan, 1993.

« J’étais incapable de répondre si l’on m’interrogeait sur ma méthode (...) Après la publication de The Hobo, lorsque me fut accordée la permission de passer l’oral de la maîtrise, je me trouvai dans l’incapacité de répondre à la plupart des questions qui m’étaient posées. Apparemment, certaines de mes réponses durent amuser les professeurs. Lorsque je fus rappelé dans la salle d’examen pour entendre le résultat des délibérations, le professeur Albion W. Small montra la rue du doigt en me disant : “Dehors vous connaissez votre sociologie bien mieux que nous, mais vous ne la connaissez pas ici. Nous avons décidé de parier sur vous ; nous vous accordons votre maîtrise.”5 »

9Effet de filtre pouvant exclure, dans les deux cas, la pertinence d’une référence autre que formelle à l’œuvre de Durkheim. Mais la complexité de ce processus toujours localisé, situé et singulier d’affiliation et de reproduction disciplinaires, tient à ce qu’il manifeste et occulte à la fois le rapport générique que la sociologie entretient à ses textes.

  • 6 « Fieldwork in philosophy », in Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, pp. 13-46.
  • 7 « Repères », in Choses dites, p. 50.

10Un entretien biographique de Pierre Bourdieu6, peut, en écho au récit de Norbert Elias, mettre sur la voie : situant le contexte intellectuel de ses années de formation – la saturation de l’existentialisme, une philosophie universitaire peu « exaltante », une sociologie empirique « médiocre » – Bourdieu jalonne son parcours de médiateurs privilégiés (« Georges Canguilhem et Jules Vuillemin ont été pour moi et pour quelques autres de véritables “prophètes exemplaires” au sens de Weber »), d’auteurs d’élection (Heidegger, Husserl, Lévi-Strauss, Saussure, Marx, Wittgenstein), de figures ennemies (« l’alliance stratégique de Columbia et de Harvard, le triangle Parsons, Merton, Lazarsfeld »7) avant de définir, contre « la logique de l’étiquette classificatoire » un double rapport aux auteurs : de compagnonnage (« j’ai recours à eux comme à des “compagnons”, au sens de la tradition artisanale, à qui on peut demander un coup de main dans les situations difficiles ») et de bornage :

« les auteurs (il les qualifie plus haut de « canoniques ») – Marx, Durkheim, Weber, etc. – représentent les repères qui structurent notre espace théorique et notre perception de cet espace. »

11Si l’on admet que dans de tels énoncés un nom d’auteur fonctionne comme équivalent signalétique et synthétique d’une œuvre, le double rapport explicité par Pierre Bourdieu dessine en creux un double statut du texte : un statut pragmatique et paradigmatique de soutien dans l’effort de pensée, de catalyseur de l’activité argumentative ; un statut épistémique de définition de l’espace de connaissance, de « la problématique scientifique comme espace des possibles » dont la mise au jour est « une des conditions majeures d’une pratique scientifique consciente d’elle-même, c’est à dire contrôlée ».

  • 8 Voir également, pour le développement de ce thème, J.M. Berthelot, Les Vertus de l’incertitude, Par (...)

12Or, ce double statut du texte nous paraît très spécifique à la sociologie, en tant qu’elle n’est pas une discipline de résultats, mais de thématisation.8

  • 9 In La Vie de laboratoire, 1979, trad. Paris, Éditions de La Découverte, 1988.

13Toute science fixe ses connaissances dans des énoncés et tisse comme espace de son savoir, une intertextualité. Bruno Latour et Richard Woolgar9 ont minutieusement décrit l’activité des chercheurs contemporains, enclose entre deux univers textuels : celui des sorties d’ordinateur, des séries chiffrées de résultats expérimentaux d’un côté, celui des publications sur l’objet, de la littérature pointue du domaine de l’autre. Il est possible de généraliser cette observation et de distinguer, pour toute recherche concrète quelle qu’elle soit, l’espace physique et textuel de son élaboration – qu’il s’agisse de protocoles expérimentaux, d’observations cliniques, d’archives, ou de recensions statistiques – de la scène de son exposition : posters, communications, notes, articles, livres... Il se trouve cependant que cette distinction topologique est insuffisante. Derrière les espaces visibles de l’élaboration et de l’exposition, se dissimule une autre scène, invisible et terriblement présente : celle de l’espace épistémique par lequel ces recherches et ces publications font conjointement sens. Cette autre scène se donne à voir à travers l’écriture : les symbolismes et les modèles mathématiques dont usent la plupart des sciences de la nature et certaines sciences sociales, sont à la fois la trace d’un travail de construction et d’épuration historique antérieur et l’armature d’une activité actuelle. Nul besoin pour le physicien ou le biologiste, d’égrainer les grands noms de leur discipline. Ils sont présents en acte à travers les modèles qu’ils manipulent et les expériences qu’ils instituent. Seules comptent les références actuelles, inscrites dans un même front de recherche, que l’internationalisation de la science contemporaine démultiplie en autant de lieux qu’il y a d’équipes concernées.

14Il en va tout autrement des sciences humaines. La légitimité du point de vue n’est plus inscrite dans la syntaxe et le lexique d’un langage partagé, mais se problématisé de la pluralité de langages alternatifs. Approches cliniques ou expérimentales en psychologie, approches structuralistes ou pragmatiques en linguistiques, approches statistiques ou compréhensives en sociologie... Le balancement même de ces oppositions n’est que schématique et recouvre des diversités bien plus grandes. Selon l’organisation interne des disciplines concernées, ces approches définissent des sous champs, fonctionnant dans l’unité relative d’un point de vue partagé, ou des alternatives entre lesquelles s’éprouve le besoin liminaire, sinon de trancher, du moins de se situer. S’il est rare de voir en psychologie le clinicien endosser la panoplie de l’expérimentaliste ou inversement, si tous deux tendent au contraire à travailler et produire dans des champs autonomes, fonctionnant selon des systèmes de référence radicalement différents, le sociologue est en revanche intégré à un espace épistémique pluriel où la moindre opération de connaissance semble susceptible d’être interrogée dans sa légitimité : confronter des résultats y est une entreprise toujours hasardeuse, toujours passible d’une invalidation principielle, comme l’ont montré les polémiques autour du Suicide. Engager une recherche contraint à légitimer le point de vue choisi.

15Prenons un exemple. Les années 1980-1990 voient en France se développer un discours social sur la pauvreté, auquel répond en écho une floraison nouvelle de travaux sociologiques. Le terme de pauvreté cependant pose un problème dont la mise en forme est significative :

  • 10 Serge Paugam, « Les statuts de la pauvreté assistée », Revue française de sociologie, t. XXXII, 199 (...)

« La pauvreté est une notion trop équivoque pour en faire en tant que tel un objet d’étude sociologique. Il faut la considérer comme une prénotion au sens durkheimien et rechercher les moyens de s’affranchir de cette fausse évidence qui domine le sens commun. Georg Simmel a posé le problème de l’ambiguïté de cette notion comme catégorie sociologique. »10

  • 11 Michel Messu, Les Assistés sociaux, Toulouse, Privat, 1991, p. 20.

« Georg Simmel l’avait déjà signalé, une sociologie de la pauvreté est condamnée à verser dans l’appréciation idéologique ; seule une sociologie de l’assistance peut s’entendre, puisque là nous avons affaire à une réaction sociale capable de donner un contenu à cette catégorie insaisissable du pauvre. »11

  • 12 Je suis redevable à Anne Chaté de cet exemple dont elle-même doit s’emparer pour tenter de construi (...)

16Deux auteurs canoniques sont convoqués pour transformer la pauvreté en objet sociologique12 : Simmel pour avoir ouvert la voie et explicitement invité, dans un texte de 1908, à définir les pauvres « comme ceux qui reçoivent assistance ou devraient recevoir assistance, conformément aux normes sociales » ; Durkheim, pour justifier l’opération de rupture avec le sens commun ainsi réalisée, à travers une référence implicite aux Règles exprimée par le terme de prénotion. On retrouve clairement le double rapport aux textes exprimé par Bourdieu : paradigmatique et opératoire avec Simmel, qui révèle comment on peut transformer le terme de pauvreté en objet sociologique, épistémologique ou métathéorique avec Durkheim qui soumet la légitimité de cette opération à l’autorité constitutive du principe de rupture avec les prénotions.

17Une discipline qui est ainsi amenée à privilégier la thématisation, c’est à dire l’entreprise de construction de l’objet par la recherche de points de vue pertinents, sur les résultats, c’est à dire sur la confrontation et la cumulativité des données, est une discipline qui instaure un rapport spécifique aux textes et induit un travail propre de décantation historique de ses références tutélaires. Pourquoi ci-dessus évoquer Durkheim ? pourquoi en appeler à Simmel ? Parce que, par ce jeu permanent et, semble-t-il, constitutif du discours sociologique comme tel, de mise en relation de préoccupations singulières et actuelles de recherche et d’un univers disciplinaire de référence, s’opère progressivement une lente décantation de l’univers textuel, laissant émerger les œuvres qui, par-delà leurs spécificités langagières et leur inscription historique, sont susceptibles d’incarner un point de vue recteur de la discipline. Norbert Elias exprime très bien cette idée à propos de la place tenue par Max Weber dans l’horizon de référence des années 1920 :

  • 13 Texte cité, p. 118. Souligné par nous.

« Dans les années 20, Max Weber était encore loin de se détacher du groupe des spécialistes allemands en sciences sociales, alors qu’aujourd’hui, avec le recul du temps, il est reconnu, grâce au tri effectué en silence par les générations suivantes. »13

  • 14 Le seul travail d’envergure, et à bien des égards pionnier, de sociologie de la sociologie que nous (...)

18La sociologie comme discipline se construit ainsi par filiations et croisements de filiations, et non par accumulation et intégration de résultats. Si chaque chercheur, au gré de ses investigations, opère un double travail de traitement et de confrontation de données actuelles et de mise en perspective paradigmatique de son point de vue, les multiples réseaux d’intertextualité construits ainsi en permanence laissent peu à peu émerger ou réémerger des textes de référence partagés. En l’absence d’études empiriques systématiques dans ce domaine14, on peut penser que c’est de la trame de références largement déterminées par la mode, les réseaux et les stratégies de pouvoir et d’affiliation, les contraintes académiques, l’inscription dans un milieu spécifique, etc., que se dégage silencieusement et souterrainement, à l’échelle des décennies, la panoplie de textes autour desquels s’organisent des filiations sociologiques, et, à travers elles, des thématisations du réel : ceux de Simmel ou de Schutz sur l’étranger, de Park sur la ville, de Mauss sur le don ou les techniques du corps, de Lévi Strauss sur la pensées sauvage et combien d’autres, sont de ce type, et se retrouvent périodiquement réactivés par leur insertion dans des trames argumentatives nouvelles.

19Si la référence, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, peut répondre à des intérêts variés et prendre des formes diverses, il est possible de faire l’hypothèse que se dégageront à long terme de ce jeu impur, où les stratégies d’affiliation, voire d’allégeance peuvent l’emporter largement sur les nécessités argumentatives, les textes paradigmatiques, c’est à dire susceptibles de thématiser une question vivante de la discipline et d’en fournir une réponse à la fois programmatique et problématique. Ainsi, lorsque Marcel Mauss cherche à forger la notion de techniques du corps, il invite explicitement à la thématisation d’un champ de phénomènes jusqu’alors négligés et ouvre sur un véritable programme de recherche. Partant d’observations du quotidien, l’incapacité des soldats anglais à défiler sur une musique française, la démarche des jeunes parisiennes inspirée du cinéma américain, la position des coudes sur la table du petit anglais etc. il en propose une problématisation sociologique :

  • 15 Marcel Mauss, « Notion de technique du corps », 1934, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1 (...)

« Ces “habitudes” varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l’ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d’ordinaire que l’âme et ses facultés de répétition. »15

20Mais, simultanément, en construisant un programme de recherche, fondé sur une classification des techniques du corps, Marcel Mauss occulte partiellement les dimensions sémiologiques et symboliques qu’implique toute mise en jeu sociale du corps. Un programme, oui, fondateur. Mais aussi un point de vue, contestable dans ses présupposés, problématique.

21Cette double caractéristique, bien loin d’être contradictoire ou invalidante, exprime la singularité d’une discipline, contrainte d’accepter la pluralité des points de vue pertinents : un grand texte suscitera ainsi non seulement une filiation mais une contre filiation, à l’image de celles associées au Suicide ou à l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Mais, cette situation épistémique, l’espace de connaissance ainsi dessiné, est en elle-même problématique. Comment concevoir l’unité d’une discipline inscrivant ainsi, en son sein, la pluralité ? Faut-il voir en ses pères tutélaires, Marx, Durkheim, Weber, pour reprendre la trilogie énoncée ci-dessus, les dieux éponymes de clans à jamais affrontés, ou les figures complémentaires d’un polythéisme apaisé ?

22Cette question proprement épistémologique ou métathéorique, est une question centrale. Neutralisable dans l’exercice quotidien de la recherche, elle est au cœur de la réflexion sur soi que la sociologie est d’autant plus encline à mener que sa pluralité même semble la fragiliser et réduire la crédibilité de ses propos. Elle constitue, de ce point de vue, Les Règles de la méthode sociologique, comme l’un de ces textes canoniques que réactive en permanence le jeu des filiations et des contre filiations.

23Écrites en 1895 dans les premiers balbutiements d’une discipline à laquelle Auguste Comte n’avait véritablement donné que le nom, Les Règles manifestent, du double point de vue programmatique et problématique qui spécifie les textes exemplaires, une triple actualité, discursive, épistémologique, analytique :

    • 16 In Mémoires, op. cit., p. 96.

    discursive : elles visent à mettre en discours, c’est-à-dire à inscrire dans une unité argumentative, ce qui peut constituer la légitimité même du discours sociologique, sa capacité à satisfaire deux intérêts anthropologiques fondamentaux, l’intérêt théorique et l’intérêt pratique. Celui qui écrivait dans la préface de la première édition de sa thèse que ses recherches « ne méritaient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » n’a pas seulement développé une sociologie « destinée à fonder l’enseignement civique dans les écoles normales d’instituteurs », selon le mot cinglant de Raymond Aron16 ; il a effectivement cherché, dans le corps même de l’argumentation des Règles, à penser les conditions d’une efficacité pratique d’une science du social ;

  • épistémologique : en posant en principe l’exigence de la preuve pour toute activité de connaissance voulant prétendre au qualificatif de science, et en en décrivant systématiquement le déploiement, de la construction de l’objet jusqu’à la constitution de « séries de variations », Les Règles inaugurent, dans le champ de la sociologie, une réflexion sur la justification et au-delà, sur la nature du discours scientifique, anticipant, dans son ordre, toute la thématique ultérieure de la rupture épistémologique et de la ligne de démarcation entre science et non science ;

  • analytique : en privilégiant le schème de l’analyse causale, en en étendant le registre d’effectivité aux institutions et à leur devenir historique, Les Règles ont posé un principe d’objectivation des phénomènes sociaux, dont la fécondité s’illustre de tout le développement ultérieur de la sociologie.

24L’actualité des Règles, réside dans le caractère à la fois programmatique et problématique de ces lignes de thématisation. Sur chaque dimension la réponse qu’elles apportent est simultanément incontournable et contestable. Contestable, bien évidemment, le modèle naturaliste et l’épistémologie cartésienne – au sens où, pour Bachelard, l’épistémologie contemporaine doit être non cartésienne – qui sous-tendent la thématique de la preuve. Contestable tout autant l’idée d’un sociologue médecin penché sur le chevet d’une société malade, ou la réduction du sens subjectif des actions à un résidu extrasociologique. Il ne peut être aujourd’hui question de réengager une défense aussi académique et naïve que celle à laquelle se livrait jadis Armand Cuvillier dans Où va la sociologie française. Faut-il même le dire plus clairement ? reconnaître l’actualité des Règles et situer le texte parmi les références canoniques de la sociologie, ne signifie en rien adhérer à ses réponses, a fortiori vouloir promouvoir une sorte de néo-durkheimisme de vingtième siècle finissant. Cela consiste uniquement à poser que Durkheim a su dans ce texte thématiser quelques-unes des questions centrales par lesquelles se constitue l’espace d’exercice légitime de la sociologie : à quelles conditions le savoir sociologique peut-il intervenir sur le social ? De quelle nature doit-être l’activité probatoire que le discours sociologique peut et doit pratiquer pour prétendre à une connaissance valide ? Comment penser une réalité à la fois en perpétuel mouvement, en perpétuel devenir, n’existant qu’à travers l’activité et la subjectivité des acteurs, et donnant simultanément à voir des régularités, des organisations, des corrélations ?

  • 17 Sur le premier point, on renverra au chapitre précédent. On pourra également citer, mais dans une a (...)

25Que, sur ces divers problèmes, la tradition ultérieure ait apporté ses réponses ; qu’elle ait accusé et gauchi les oppositions, en renvoyant Les Règles à un objectivisme réducteur et conservateur, ou qu’elle ait tenté de dépasser des dichotomies considérées comme ruineuses et artificielles17, ne change rien au statut du texte : il est, avec quelques autres, et notamment ceux que Weber consacra à la théorie de la science, l’un des maillons fondamentaux de la chaîne de filiation et de contre filiation par laquelle la sociologie, depuis ses origines, tente de répondre à la question de son statut. Avoir lu ou ne pas avoir lu un tel texte est dès lors, ultime paradoxe, secondaire quant à l’exercice quotidien de l’activité sociologique. Il n’est pas nécessaire de référer à Durkheim pour critiquer une liaison causale indue, ou interroger l’appareil démonstratif d’une thèse. La référence, en l’occurrence, tient alors davantage de la cuistrerie ou de la rhétorique académique que d’une quelconque nécessité argumentative. Poser en revanche le problème du statut de la connaissance sociologique, interroger la pertinence de son espace, remettre une nouvelle fois sur le métier la question de sa scientificité, invite à une relecture des Règles et inscrit dans la lignée de tous ceux qui en ont fait l’opérateur et le miroir d’une discipline en perpétuelle interrogation sur elle-même.

Notes

1 Il s’agit de l’École normale supérieure où Raymond Aron fut élève de 1924 à 1928.

2 Raymond Aron, Mémoires, Paris, 1983, Julliard, t. I, p. 92

3 Norbert Elias, « Ce que j’ai appris », in Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, pp. 103-127.

4 Le plus célèbre, écrit par Park et Burgess, Introduction to the Science of Sociology, Chicago, The University of Chicago Press, 1921, sera vendue à plus de trente mille exemplaires entre 1921 et 1943.

5 Nels Anderson, « Autobiographie », in Le hobo, 1923, trad, Paris, Nathan, 1993.

6 « Fieldwork in philosophy », in Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, pp. 13-46.

7 « Repères », in Choses dites, p. 50.

8 Voir également, pour le développement de ce thème, J.M. Berthelot, Les Vertus de l’incertitude, Paris, PUF, 1995.

9 In La Vie de laboratoire, 1979, trad. Paris, Éditions de La Découverte, 1988.

10 Serge Paugam, « Les statuts de la pauvreté assistée », Revue française de sociologie, t. XXXII, 1991, pp. 75-105.

11 Michel Messu, Les Assistés sociaux, Toulouse, Privat, 1991, p. 20.

12 Je suis redevable à Anne Chaté de cet exemple dont elle-même doit s’emparer pour tenter de construire un autre point de vue, subjectiviste, sur la pauvreté, in Les Représentations à l’œuvre dans la lutte contre la pauvreté. France, décennie 80, thèse, Paris, 1994.

13 Texte cité, p. 118. Souligné par nous.

14 Le seul travail d’envergure, et à bien des égards pionnier, de sociologie de la sociologie que nous connaissions dans cette perspective est celui que Philippe Besnard a consacré au concept d’anomie. Mais il porte davantage sur le devenir et les stratégies d’appropriation d’un terme, que sur les réseaux de références. (P. Besnard, L’Anomie, Paris, PUF, 1987.)

15 Marcel Mauss, « Notion de technique du corps », 1934, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 367.

16 In Mémoires, op. cit., p. 96.

17 Sur le premier point, on renverra au chapitre précédent. On pourra également citer, mais dans une autre optique, finalement beaucoup moins polémique malgré une rupture radicale, la position de l’ethnométhodologie. Sur le second, on peut mentionner aussi bien Peter Berger et Thomas Luckmann réconciliant Weber et Durkheim à travers la question suivante : « Comment se fait-il que l’action humaine produise un monde de choses ? » (in La Construction sociale de la réalité, trad. Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 30) que Pierre Bourdieu, situant son approche dans la rupture avec les « fausses incompatibilités » que tend à produire l’espace de la sociologie en les incarnant dans les auteurs canoniques et en y ramenant toutes les tentatives faites pour les dépasser (in Fieldwork in sociology, pp. 42-43. Cf. également la première partie du Sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980).

© Presses universitaires du Midi, 1995

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