Je m’étonne du mépris qu’on a pour les arts mécaniques, pour leurs inventeurs mêmes : les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire des conquérants, n’est ignorée de personne.
D’Alembert1

Les inventeurs de « l’exceptionnel »

1Nous définirons ainsi ceux qui ont laissé leur nom à une « grande invention » connue et reconnue par tous et liée à l’univers de nos fleuves, rivières et canaux. Nulle surprise en cela car, pour comprendre, les problématiques historiques contemporaines poussent souvent à mettre en lumière la nouveauté, la rupture, l’ouverture sur un champ culturel différent. Au-delà de ce constat épistémologique général, notons que plusieurs études récentes sur les voies d’eau et les engins de navigation donnent à la technique une place de premier plan et en soulignent les inventions majeures.

2Mais ces chercheurs prêchent souvent dans le désert. La paternité des « inventions-clés » est reprise en milieu clos et statique, inlassablement et sans autre questionnement par des auteurs d’ouvrages de vulgarisation, d’audiovisuels, d’articles de presse, etc. qui « vedettisent » quelques rares hommes auprès du grand public.

3Ces médiateurs de l’invention puisent alors leurs informations dans la longue liste des « hommes célèbres et illustres » qui ont contribué à la gloire nationale, le cercle restreint des héros des manuels du primaire de jadis ou des inventeurs célébrés encore officiellement chaque année dans le cadre de l’Éducation nationale. Ici, la permanence du message l’emporte : les nouvelles inventions prises en compte sont bien rares et les remises en cause iconoclastes. Peu importe si cette affirmation résulte d’une réalité historique scientifiquement démontrée ou d’un mythe, voire d’une usurpation.

4Pourtant, notre histoire fourmille d’interminables débats autour de la paternité reconnue ou contestée d’inventions. Ces polémiques éclatent aux origines même de la science historique alors que celle-ci tente d’élaborer sa doctrine et sa « méthode»2. Déjà en 1879, R. Toulmouche salue la publication du dictionnaire de Maigne, si utile car il met la science et la technique à la portée de tous, et en particulier de ces futurs « hussards de la république », en rétablissant la vérité de l’invention. L’auteur y « raconte en effet les origines et fixe le pays où la découverte s’opéra, le nom de l’inventeur véritable si souvent usurpé par un imitateur habile ou par un étranger dont le seul mérite fut la mise en œuvre… »3.

5Le domaine fluvial n’échappe pas à ces controverses qui touchent aussi bien les infrastructures que les engins de navigation. Ainsi lit-on partout que Léonard de Vinci a inventé l’écluse à sas alors que nous possédons des schémas de cet ouvrage datant d’une époque où le grand Léonard aurait été bien jeune pour déjà faire preuve de telles qualités ! De plus, la découverte de sites d’« archéo-écluses » présentant des portes certes éloignées, mais pouvant fonctionner de manière coordonnée, diminue encore les chances d’un penseur unique4. Quant à Pierre Paul Riquet, son nom est attaché au merveilleux canal du Midi et connaît une nouvelle heure de gloire depuis l’inscription de cette voie sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO5. Si, du point de vue de l’histoire des techniques, il a certes réalisé une œuvre étonnante célébrée jusque dans la Galerie des glaces de Versailles, la redécouverte dans nos régions du canal à bief de partage et à alimentation indépendante met en scène bien d’autres ingénieurs. Parmi eux, il nous faut évoquer Adam de Craponne qui, en 1525, projette de relier la Loire à la Saône, ou Hugues Cosnier. Ce dernier a réalisé le premier canal à point de partage et à alimentation indépendante du royaume, le canal de Briare ouvert en 1642. Cette technique apparaît de suite comme révolutionnaire car il s’agit d’unir des rivières appartenant à deux bassins fluviaux voisins, séparés par une ligne de partage des eaux.

6Quelques conflits de paternité surgissent également parmi les spécialistes en ce qui concerne les engins de navigation. Si le bateau à vapeur est au cœur du plus important débat, on peut évoquer également les incertitudes concernant la technique des trains de bois, celle de l’hélice ou, plus récemment, celle du poussage. Dans ce dernier cas, la controverse concerne certes des inventeurs, mais affecte aussi des régions, Alsace et Ile de France, et met en cause les liens des entrepreneurs fluviaux avec les Etats-Unis dans les années 1950.

7Remarquons néanmoins que la culture fluviale n’a pas généré une longue liste d’inventeurs « exceptionnels » et que bien peu de recherches les ont jusqu’alors valorisés. En conséquence, leur notoriété ne dépasse souvent guère le cercle restreint des initiés. L’analyse des manuels scolaires de l’école primaire nous en fournit un bon indice. Dans les années 1950, les ouvrages n’évoquent guère que le bateau à vapeur, sans associer de nom à ce « progrès » : « Au moment où l’on construit les premières locomotives, on construit aussi les premiers bateaux à vapeur. La machine de ce bateau fait tourner deux grandes roues et ces roues, en tournant, font avancer le navire.»6 Une vingtaine d’années plus tard, le marquis de Jouffroy fait son apparition dans le champ des « inventions merveilleuses »7. Aujourd’hui, les programmes scolaires sont des plus évasifs8. Tout juste invite-t-on les enseignants à montrer qu’une « autre vision […] du monde scientifique et technique » se met en place dans la période 1492-1815 ! Les écoliers n’ont donc jamais eu à connaître (ou presque) les inventeurs de l’exceptionnel…

8Ces hommes sont néanmoins les auteurs d’ouvrages reconnus qui signent leur maîtrise scientifique et leur génie technique :

• des techniques d’aménagement des cours d’eau dont celles de Charles André Poirée représentent le plus bel exemple avec le barrage mobile à fermettes et à aiguilles (1834) qui ouvre l’ère de la techno-rivière,
• des techniques de création de voies artificielles avec l’ingéniosité nécessaire pour en régler les questions fondamentales et perpétuelles d’alimentation en eau (rigole, réservoir, machine élévatoire…),
• des techniques de franchissement soit d’obstacles (pont, aqueduc, pont-rivière, pont canal…), soit de dénivellations de plus en plus importantes au fil du temps (écluse, échelle d’écluses, ascenseur, plan incliné…),
• des techniques liées au matériel en usage sur ces voies, en particulier aux engins flottants et navigants de toute nature utilisés pour le transport de voyageurs et de marchandises (trains, radeaux, pirogues monoxyles, bateaux assemblés…), à l’entretien des voies (bateaux de dragage, de faucardage…), à la production d’énergie (moulins nefs), ou pour tout autres usages (bateaux bains, lavoirs, boutiques...).
• des techniques d’exploitation commerciale en liaison avec l’agencement des voies ou l’organisation du marché. En 1820, la présentation au roi par Louis Becquey d’un plan d’aménagement du territoire dont l’objectif est la création d’un premier réseau national de voies navigables à double gabarit, pour une « petite » et une « grande » navigation, marque un tournant tout aussi important que le plan Freycinet de la fin du siècle. Dans le même domaine, l’instauration du tour de rôle obligatoire pour les artisans bateliers en 1936 est la marque la plus visible de l’invention d’une nouvelle technique d’exploitation commerciale qui caractérisera le marché jusqu’en l’an 2000.

9Pour tous ces champs, la création se caractérise par la résolution de problèmes concrets en faisant appel à de nouveaux principes techniques et à la résolution d’un faisceau d’inventions secondaires9. Elle est suivie par des applications nombreuses qui révèlent une grande capacité d’adaptation aux conditions locales liées à la géographie et à l’hydrologie, aux ressources humaines mobilisables et à la mobilisation du financement indispensable.

Les inventeurs de « l’ordinaire »

10Ils apparaissent comme des oubliés de l’histoire, ceux dont on cherchera vainement le nom. Pourtant, dans l’aménagement des voies et la navigation intérieure, ils jouent un rôle fondamental.

11Ils se caractérisent d’abord par une action autonome féconde, centrée davantage sur les engins de navigation que sur l’aménagement des voies qui restent très étroitement contrôlées par les ingénieurs d’Etat. Ainsi, à la fin du XIX^e siècle, une modification fondamentale apparaît dans le système de gouverne de la péniche de bois tractionnée. On l’observe facilement sur des cartes postales illustrées. L’enquête pour déterminer le processus de cette transformation, les lieux impliqués et les hommes responsables s’avère beaucoup plus difficile. Pour tenter de répondre à ces embarrassantes questions, j’ai eu recours à trois grands ensembles de sources :

• quelques dossiers d’archives de la série S des Archives départementales patiemment recherchés, en particulier ceux concernant les demandes d’ouverture ou d’extension de chantiers fluviaux et ceux relatifs aux bateaux,
• le dépouillement de journaux professionnels qui débouche non pas sur des articles traitant d’un sujet considéré comme mineur, mais sur le repérage de publicités de chantiers vantant leur nouveau type de gouvernail,
• les sources orales, appuyées parfois sur quelques photographies personnelles jaunies, qui permettent de remonter les filières et aboutissent à un lieu et parfois à un nom.

12Mais l’apport de ces inventeurs de l’ordinaire ne saurait se limiter à la sphère de l’invention elle-même. Dans l’univers d’une culture technique partagée entre les ingénieurs diplômés et les gens de terrain inventifs, ils participent aux grandes inventions en les rendant opérationnelles. En amont, la réussite de l’exceptionnel est impossible sans un faisceau d’inventions antérieures dont les pré-requis relèvent presque toujours de l’ordinaire. En aval, la diffusion et son adaptation aux divers « milieux d’eau » passent presque toujours par des pratiques d’invention ordinaire, en particulier du temps expérimental, quand la technique précède la science.

Invention et reproduction

13Au niveau de l’exceptionnel comme à celui de l’ordinaire, la capitalisation des savoirs apparaît donc comme une exigence fondamentale du processus d’invention, qu’elle se fasse par le biais des institutions en place ou de manière sauvage par l’entremise du terrain.

14Pour les ingénieurs, l’école des Ponts et Chaussées d’une part et les Annales des Ponts et Chaussées d’autre part assurent pour l’essentiel cette mémoire de l’ingénieur et l’information régulière à propos des recherches. La capitalisation des savoirs s’effectue ici par le biais d’une formation initiale et continue institutionnalisée. L’avancement dans la carrière et quelques récompenses honorifiques sanctionnent la réussite. Conservés avec soin, les dossiers administratifs de carrière, avec les avancements et les récompenses, peuvent témoigner de l’originalité et de la performance des uns et des autres.

15Chez les gens de l’eau, bateliers mais aussi barragistes, éclusiers, haleurs…, la transmission des découvertes, grandes ou petites, suit le même chemin que celui des acquis traditionnels. A l’intérieur de chaque groupe social, elle relève de l’oralité et du geste vécu.

16Dans les deux cas, l’inventeur n’apparaît jamais comme un personnage isolé. Ce n’est qu’un acteur parmi d’autres que l’historien a souvent du mal à identifier. On voit un ballon chipé sous la mêlée passer de mains en mains mille fois et enfin aplati entre les poteaux sans qu’on soit bien capable d’identifier réellement l’auteur de cette entrée en paradis. Sans compter que plusieurs acteurs lèvent les bras et que d’autres organisent déjà le rebondissement !

17L’identification des inventions, des inventeurs et de leurs réseaux dans le champ de la culture technique fluviale se heurte à l’état des fonds d’archives publiques et privées. A part quelques exceptions notables10, leur mode de production et de conservation n’a jamais été une préoccupation prioritaire, ni pour l’Etat, ni pour la profession. En particulier, les services de la navigation possèdent souvent des fonds extraordinaires qui pourraient nous servir à résoudre les questions que nous nous posons ici. Malheureusement, par manque de moyens, des dossiers sont entassés pêle-mêle dans tel ou tel local, d’autres ont subi des dégâts dus aux intempéries, d’autres enfin sont pilonnés faute de place11. Au cours de mes recherches, après avoir déterminé mes diverses problématiques, je n’ai jamais pu me contenter d’un simple passage dans les lieux institutionnels. Mon premier travail a toujours consisté à élaborer moi-même mon propre corpus de sources. D’un point de vue épistémologique, j’ai fait le choix de mobiliser l’ensemble des archives potentielles de l’invention : écrits, dessins et plans, maquettes et modèles réduits, représentations artistiques (gravures, tableaux, sculptures, etc.), mais aussi les ouvrages d’art eux-mêmes, les paysages, les sources orales, etc.12. D’un point de vue pratique, toute recherche a donc débuté par une vaste enquête de terrain pour débusquer les documents utiles et, autant que faire se peut, en permettre une meilleure conservation. Le travail de l’historien commence ici par la visite des caves et des greniers poussiéreux en soulevant des dossiers collés d’humidité ou couverts de fiente d’oiseau.

18De ce fait, la typologie des archives de l’invention que je vais proposer repose sur le contexte de leur conservation et sur le degré de danger auquel elles sont soumises.

Pour une typologie des archives de l’invention fondée sur leur statut social

19Il n’est pas question ici de dresser une liste exhaustive des fonds d’archives, mais d’attirer l’attention sur certaines d’entre elles particulièrement intéressantes pour notre propos.

20Pour les archives papier, il est capital de ne pas se focaliser sur les seules réussites techniques. En fait, les projets ayant échoué et ceux n’ayant pu aboutir totalement sont tout aussi porteurs de sens. Cette démarche est indispensable pour recomposer la longue chaîne de l’invention faite souvent de multiples anneaux dont plusieurs appartiennent au domaine de l’ordinaire. Dans l’étude sur le touage, j’ai exploré toutes les pistes suivies par les ingénieurs du roi comme par les découvreurs privés dont certains apparaissent comme des chercheurs locaux sans aucune envergure. A la fin du XVIII^e siècle encore, tous essaient, tous tâtonnent ; seuls les plus érudits calculent. Et encore… Ainsi Montgolfier ressent-il le besoin d’avoir recours finalement à l’expérience : il aligne deux bateaux toueurs sur la Seine, l’un construit selon les lois mathématiques et l’autre de manière empirique. Et que le meilleur gagne !

21Les modes de production de ce type d’archives sont extrêmement divers et les inventeurs apparaissent plus ou moins bien selon leurs fonctions. Si l’on prend le cas de la construction d’un ouvrage d’art, comme un barrage au début du XIX^e siècle, on trouvera par exemple :

• des documents relatifs à la phase d’élaboration du projet : mémoires en faveur du projet, rapports, plans et dessins décrivant le plus fidèlement possible la construction à venir qui ne peut être encore présentée et justifiée par le calcul, cartes de la situation préalable et cartes diverses d’accompagnement contextualisant l’ouvrage, correspondance entre services… Au minimum, trois niveaux hiérarchiques interviennent : le Conseil supérieur des Ponts et Chaussées, l’ingénieur en chef du secteur et un ou plusieurs ingénieurs ordinaires.
• des archives relevant des demandes d’autorisations nécessaires : dossier administratif (le droit de faire telle ou telle expérience sur le domaine public fluvial avec l’accord des communes concernées), dossier économique (mémoire justifiant la rentabilité des investissements toujours lourds en matière d’aménagement des voies), dossier technique (accord des autorités supérieures, généralement Conseil supérieur des Ponts et Chaussées)…
• des documents traduisant la réalisation concrète du projet : avant-métrés et détail estimatif des travaux, mémoires servant aux appels d’offre, devis des entrepreneurs concessionnaires, cahiers des chantiers et mémoires demandant les habituelles modifications au projet initial…
• les « fonds de vie » de l’ouvrage : rapports accompagnés souvent de croquis, plans, photographies, etc. décrivant les transformations qui apparaissent indispensables lors des premiers années d’exploitation, dossiers relatant le comportement de l’ouvrage et son vieillissement au fil du temps ainsi que la nécessité d’éventuelles « modernisations ».

Les publications

22S’il faut citer les incontournables Annales des Ponts et Chaussées et les cours de navigation intérieure de l’Ecole des Ponts13, nous attirerons l’attention sur les comptes-rendus des congrès nationaux et internationaux de navigation14. Dans le cadre de notre problématique actuelle, ceux-ci nous permettent de saisir les réseaux qui se développent à la fin du XIX^e siècle, en Europe d’abord, à l’échelle mondiale par la suite. Ces congrès ne tardent pas à constituer la véritable pierre angulaire de cette « internationale des ingénieurs » qui se structure en 190² lors de la création de l’Association permanente des congrès de navigation intérieure. Ces réunions régulières débutent avec trois séries d’objectifs principaux :

• faire face à la situation nouvelle créée par le développement de nouvelles techniques d’aménagement des cours d’eau et l’impossibilité maintenant de raisonner à l’échelle d’un seul pays. L’élément déclencheur est la délicate question de la jonction des grandes villes industrielles de l’Europe du nord-ouest à la mer. Le premier congrès qui se tient à Bruxelles en 1895 consacre l’essentiel de ses travaux à cette question.
• promouvoir la voie d’eau auprès des pouvoirs publics européens et redonner un nouvel élan à la batellerie après des années de priorité accordée aux chemins de fer.
• assurer le développement des inventions et la meilleure diffusion des plus récentes par une permanente confrontation entre les acteurs du transport fluvial.

23Une trentaine de congrès seront ainsi organisés entre 1885 et 2002. Avant la Première Guerre mondiale, plus de 2 000 participants y représentent une trentaine de pays ; aujourd’hui encore 500 à 1 000 personnes représentent une cinquantaine de nations.

24Ce réseau scientifique international se trouve renforcé dès sa naissance par les voyages d’études à l’étranger des élèves ingénieurs français et l’accueil à l’école des Ponts d’étudiants venus d’autres pays. De plus, de nombreux ingénieurs en poste correspondent régulièrement entre eux, échangent les résultats scientifiques de leurs travaux et se prêtent des modèles réduits d’étude.

Les objets décontextualisés et muséographiés

25Pour repérer et comprendre les inventions exceptionnelles ou/et ordinaires, les grandes collections de modèles réduits sont un atout majeur. Les plus importantes concernent les ouvrages d’art. Les maquettes de l’ancien musée des Travaux publics en constituent le fleuron. Les nouvelles de ce côté-là sont encourageantes. Si le projet de les exposer dans le cadre d’une section nouvelle du musée de Conflans semble abandonné pour des raisons financières, ces maquettes ont été sécurisées et une grande exposition est envisagée au musée de la Marine dans les prochaines années.

26De très nombreuses maquettes sensibles, souvent réalisées par les acteurs mêmes du transport fluvial, permettent de débusquer aisément les inventions de l’ordinaire et les pratiques de navigation qui les accompagnent. Toutes deux traduisent cette culture de l’ingéniosité qui trône si souvent au cœur de l’invention.

Les sources existantes à sauvegarder

Les paysages et les sites

27L’analyse de terrain apparaît comme une source capitale pour l’histoire des techniques fluviales à la recherche des ruptures de l’invention. De nombreux sites témoignent d’une étape clé de l’aménagement du territoire et de la maîtrise des cours d’eau naturels ou artificiels. Ils s’inscrivent dans quatre ensembles principaux de patrimoine vif qui regardent :

• la canalisation des rivières et leur transformation en techno-rivières au XIX^e siècle par le biais des familles techniques adaptées aux conditions nautiques locales et dans lequel le barrage mobile joue un rôle majeur ;
• le franchissement des dénivellations depuis la porte marinière jusqu’à l’ascenseur hydraulique ou le plan incliné en passant par toutes les déclinaisons de l’écluse à sas ;
• la construction et le fonctionnement de lignes d’eau artificielles du canal à simple pente jusqu’au canal à bief de partage multiples.
• le croisement des voies de circulation, ponts, aqueducs, ponts-canaux et ponts-rivières, etc.

28Dans ce groupe de sources, de nombreux ouvrages sont actuellement en danger, soit parce que leur vétusté menace les populations riveraines, soit parce qu’ils ne correspondent plus à l’attente économique et sociale du moment, voire y constituent un obstacle. Au cours de la dernière décennie, on a assisté ainsi à la destruction progressive et à l’unité d’écluses, de barrages, de ponts… A côté de cette politique au coup par coup, des disparitions globales ont pu également toucher ces infrastructures. Certains canaux ont purement et simplement disparu du paysage. Ainsi, dans les années 1960, le canal de Berry a-t-il été rayé de la carte fluviale ; certains de ses secteurs ont été asséchés, remblayés, transformés en terre-plein industriel ou commercial. Sur l’Oise aujourd’hui, les jours de la génération des barrages à ponts supérieurs construits au début du siècle par l’ingénieur Derômes sont comptés !

29Dès lors, la préservation des traces de l’invention et le souci d’en conserver une mémoire vive se transforme en un combat patrimonial mené souvent avec une efficacité certaine par des associations riveraines.

Les objets de batellerie

30Les historiens de l’invention ont tout intérêt à se pencher sur des objets de batellerie et des bateaux fluviaux, source incontournable qu’il est encore possible parfois de sauvegarder. Ces objets permettent une identification claire.

31En fonction de notre problématique, ils se divisent en deux grands ensembles pour lesquels la mise en évidence de telle ou telle nouveauté est plus aisée que celle des processus mobilisés.

32Le premier ensemble concerne des éléments qui sont utilisés dans d’autres métiers, comme les outils du charpentier fluvial ou ceux de l’ouvrier métallurgiste du chantier de construction. Là, on recherchera les adaptations qui ont pu être opérées en fonction de tâches spécifiques à accomplir. Ainsi, l’herminette est bien connue de tous les travailleurs du bois en général et des charpentiers en particulier. Elle se définit comme un outil à tranchant recourbé dont la lame est perpendiculaire à la direction du manche. Or les baqueteux du Nord se serviront d’une herminette particulière, dite herminette à gode, pour façonner cette pièce de bois amovible, cintrée et creuse par le dessous, qui sert de gouttière entre deux écoutilles de la péniche de bois tractée.

33Le second groupe rassemble des objets spécifiques au monde fluvial liés aussi bien aux infrastructures qu’aux engins de navigation. En conservant l’exemple de la péniche, on citera pêle-mêle les gabarits de construction, les ancriaux, les poulies, les boulards et galoches. Au travers de leurs mille et une petites différences pratiques, les collections rassemblées montrent la richesse d’invention de ces hommes de l’art15.

34Quant au bateau proprement dit, son intérêt n’est plus à démontrer. Malheureusement la tentative que j’avais faite dans les années 1980 pour conserver des péniches de bois a échoué. Ces deux unités sont néanmoins toujours visibles, l’une au musée d’Anvers et l’autre sur le canal du Centre belge16. Soulignons dans ce domaine le travail de quelques associations de défense du patrimoine qui œuvrent avec foi et ténacité, soit pour sauver, soit pour reconstruire à l’identique. De plus, on classe maintenant des bateaux fluviaux au titre des monuments historiques avec un projet de mise en valeur et des perspectives économiques viables.

35Plusieurs musées présentent ainsi le fruit des découvertes actuelles qu’il est passionnant de faire revivre grâce au témoignage des acteurs du transport fluvial. Hier, la création du musée d’Offendorf et, tout récemment, l’ouverture d’un espace fluvial au musée maritime de Dunkerque témoignent du dynamisme des équipes locales qui s’appuient sur les populations batelières riveraines. Ces deux dernières initiatives ont pris un bateau lui-même comme espace muséographique.

Le gisement des écrits et des images

36Un travail considérable est encore à faire pour inventorier, impulser la collecte et mettre à l’abri de nombreux fonds d’archives liés à la culture fluviale. Récemment plusieurs dépôts importants ont été faits au sein de services d’archives départementaux aussi bien en région parisienne que dans l’Est. En 1999, une enquête a été réalisée pour repérer les fonds les plus importants17. Certains services de la navigation ont pu également classer leurs archives. Pour le canal du Midi, on sait l’énormité du travail à accomplir. Un projet européen est en cours. Mais il est loin le temps où du personnel qualifié était partout chargé de tenir à jour « la mémoire du service ». En 1873, la République naissante avait donné des consignes précises et quelques rares bureaux possèdent encore cet « inventaire » complet dressé par l’ingénieur ordinaire. Aujourd’hui, une profonde réorganisation de Voies navigables de France a entraîné récemment dans certaines régions de regrettables éparpillements. Entre conservation et utilité pratique, un compromis devrait facilement être trouvé. Les fonds privés et tout spécialement ceux conservés au sein des familles batelières mériteraient un inventaire plus systématique et une copie numérisée.

Les sources à constituer

37Plusieurs problématiques et particulièrement celles liées aux inventions de l’ordinaire ne peuvent se satisfaire des corpus précédents. Elles imposent donc aux historiens une démarche active pour rassembler d’autres traces. Nous voudrions évoquer ici les deux pistes les plus prometteuses.

38L’archéologie fluviale a le vent en poupe aujourd’hui, tant au travers de recherches institutionnelles que par le biais des travaux d’associations de bénévoles. Elle constitue sans aucun doute la recherche à développer en priorité et ses résultats récents sont des plus prometteurs. Prenons deux exemples significatifs. La sécheresse de l’été 2003 a permis de très nombreuses découvertes, des traces abondantes se dévoilant à l’étiage. La Loire a ainsi livré des sites étonnants, comme celui de Saint-Thibault où Annie Dumont a étudié les vestiges de deux ponts gallo-romains qui semblaient avoir la particularité de se croiser. Des chantiers spécifiques et ouverts souvent dans l’urgence livrent eux aussi des traces du passé remarquables. La construction d’un parking en bord de Saône dans le Vieux Lyon a permis la découverte, en avril 2003, d’une couzonnaise du XVII^e siècle et, à l’automne, celle d’un ensemble exceptionnel de trois embarcations gallo-romaines du I^er ou du II^e siècle de notre ère. Faite de bois de chêne et de sapin, l’une d’elles devait être un bateau d’une bonne trentaine de mètres. Nous n’avions jusqu’alors que des représentations figurées des bateaux de cette époque ; l’iconographie fluviale de la Gaule se compose de quelques monnaies, mosaïques et bas-reliefs. Le pilier des Nautes de Lutèce et la scène de halage de Cabrières d’Aigues conservée au musée d’Avignon sont les plus connus18. A côté de ce premier ensemble documentaire, nous possédons également quatre maquettes de bateaux gallo-romains différents dont celle d’une barque votive découverte au début du siècle sur la colline de Fourvière, tout proche du quartier Saint-Georges19.

39Les sources orales et gestuelles restent un excellent moyen de débusquer les pratiques de l’invention de l’ordinaire, leur diffusion et les représentations qu’elles engendrent au sein des communautés des gens de l’eau. Les pistes dégagées par la transmission orale se trouvent très souvent confirmées par la suite par des documents d’archives classiques, découverts ou « revisités » en fonction d’une nouvelle problématique. J’ai effectué une première enquête générale dans les années 1980 auprès des derniers pénichiens, bateliers ayant navigué sur des bateaux de bois tractés20. Depuis, et en dépit de la reconnaissance scientifique de cette approche, aucune étude historique systématique n’a été entreprise auprès de la génération batelière suivante, celle des transporteurs fluviaux travaillant sur des bateaux motorisés, automoteurs et pousseurs. Pour ma part, et en fonction de problématiques nouvelles, j’ai tout juste mené des enquêtes ponctuelles en élargissant le champ à d’autres métiers comme les éclusiers et les barragistes. L’invention a été considérée ici comme une activité créative qui permet aux hommes d’étendre leurs capacités d’action dans le domaine de l’aménagement et du transport. Son identification a pour objectif de la rendre visible, lisible et compréhensible, ce qui nous oblige pour lui donner tout son sens, à la replacer dans une double logique : celle d’une cohérence longitudinale et diachronique dans l’enchevêtrement des créations techniques, de l’amont avec la capitalisation des savoirs et des pratiques vers l’aval avec parfois l’ouverture vers des horizons nouveaux de pensée ; celle d’une cohérence transversale et synchronique qui contextualise l’invention en fonction des besoins politiques, économiques, militaires, etc. d’un lieu social identifié par son couple espace-temps.

40La saisie de l’invention permet le passage à une seconde étape au cours de laquelle on va s’attacher à l’étude des processus et des mécanismes. Ceux-ci mettent en jeu une pensée technique et une pratique dans laquelle on ne retrouve pas toujours dans le domaine fluvial la trilogie complète inventeur-concepteur-utilisateur. C’est parfois le professionnel qui a l’idée, la réalise et l’applique pour lui-même. Les présentations éventuelles et les représentations de l’invention, ses controverses, ses significations, sa mémoire, apparaissent aujourd’hui comme autant d’éléments incontournables pour la recherche.