1Dans la première moitié du XX^e siècle, l’entreprise Renault a considérablement agrandi son emprise industrielle sur le site de Boulogne-Billancourt. Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, une légende célèbre la réussite d’un petit mécanicien devenu « patron absolu » et glorifie l’exploit d’un artisan parti d’un simple cabanon pour finir à la tête de la plus grande usine française.

2La grandeur résulte d’un travail obstiné. C’est ce qu’insinue une brochure promotionnelle de 19291: « L’existence dans un pays de petite propriété d’une usine de 100 hectares couvrant cette surface considérable d’un seul bloc et ce aux portes mêmes de Paris est exceptionnelle et prouve bien la ténacité et la volonté d’aboutir qui n’ont cessé d’animer la direction des Usines Renault. »

3Cette réussite est célébrée au moment où l’entreprise a clairement gagné son combat contre les voisins récalcitrants et alors qu’elle inaugure son usine moderne sur l’île Seguin. Mais ce n’est qu’une étape de ce que je propose de considérer comme une « invention ».

4Bien sûr la direction de Renault n’a pas découvert l’usine. D’abord parce que ce type d’établissement existe déjà. Si Renault copie ses prédécesseurs, s’il s’inspire de nombreux modèles, il doit composer avec une situation locale inédite. Comme il le dit lui-même, « Ford est parti d’un sol à défricher très différent»2. Alors que l’expansion territoriale de l’usine à Boulogne-Billancourt est presque terminée, ce terme de « sol à défricher » est étonnant parce qu’il se rapporte à un espace urbain qu’il a d’abord fallu conquérir sur des habitants et non sur de la végétation. Ce sol fait référence à un espace qui n’est pas seulement un site géographique. Il s’inscrit dans une histoire, avec un lieu d’origine devenu mythique et une réussite personnelle qui peut être comparée à celle d’Henry Ford. En définitive, la remarque de Louis Renault se rapporte plus généralement à une situation d’ensemble d’une industrie automobile française qui aurait fortement souffert de la concurrence américaine. Louis Renault veut faire croire que, malgré un contexte nettement moins favorable, l’entreprise Renault pourrait être comparée à Ford qui subit de plein fouet la crise d’octobre 1929.

5La seconde particularité de cette « invention » est qu’elle n’a pas été individuelle, mais collective. L’usine n’est pas l’œuvre spectaculaire d’un grand patron entreprenant – ni le délit d’un seigneur hors la loi –, mais le résultat de l’activité ordinaire et banale de l’entreprise. Toujours au début des années 1930 un livre de commande à la gloire3 de Louis Renault affirme que « […] la méthode de travail moderne n’est pas une invention récente [sortie] armée et casquée du cerveau d’un Jupiter de l’industrie [l’auteur pense ici à Henry Ford !] ; c’est bien au contraire le type de l’œuvre collective qui s’est formée lentement [...] ; son inventeur se cache obstinément à nos yeux […] il a un vilain nom, il s’appelle : nécessité [...]. »

6Jean Boulogne déplace le rôle de l’entrepreneur qui n’est plus l’innovateur schumpeterien mais l’inspirateur weberien : il est l’âme de son affaire, le chef charismatique capable de coordonner une multitude d’actions complexes. Le « cerveau de l’usine » passe du patron aux bureaux. Ainsi l’invention devient le résultat du travail continu d’un réseau de professionnels animés par une même culture technique et qui construisent - qui inventent - au fur et à mesure leurs outils de contrôle sur l’usine.

7Mon investigation s’intéresse à l’un des aspects ordinaires du miracle quotidien de la construction automobile : l’agencement de l’espace usinier grâce auquel un grand nombre de véhicules de qualité sort des chaînes de production. C’est une dimension essentielle de la fabrication, pourtant rarement prise en considération dans les études d’histoire industrielle car difficile à documenter4.

8Or les archives de l’entreprise Renault ont conservé un fonds de plans réalisés par un service peu connu : le « Service Outillage Entretien » (SOE). Ce bureau d’études était chargé de l’organisation spatiale de l’usine. Entre 1911 et 1939 , le SOE a ainsi produit un fonds de 45000 plans d’implantation et une série de documents graphiques (dessins, tableaux, nomenclatures), qui ont été méticuleusement conservés, alors que les textes de ce service (notes, correspondances, rapports) ont disparu. Je postule que cette conservation sélective des archives d’un tel bureau d’études n’est pas anodine et qu’à défaut des documents écrits, il est possible (grâce au fonds de plans d’implantation) d’écrire l’histoire de l’invention des usines Renault de Boulogne-Billancourt.

L’invention du bureau d’études des implantations : le SOE

9En 1930, parmi les services d’études des constructeurs automobiles, les plus connus sont le « bureau d’Etudes », chargé de la conception du véhicule, et le « bureau des Méthodes » qui s’occupait de la mise en place des outils de production.

Il semble que ce soit là une besogne bien complexe et cependant ce n’est pas fini : il faut encore songer à l’organisation spatiale. De combien de mètres carrés dispose-t-on ? Quel espace faut-il à chaque machine, à chaque ouvrier, d’après la nature de l’effort et du geste accomplis ? Quel va être le meilleur emplacement de chaque équipe pour qu’elle puisse transmettre le travail à l’équipe suivante, avec le minimum de temps perdu et de dépense ? Comment les wagonnets, les ponts transbordeurs, les bennes, les convoyeurs, vont-ils circuler avec le maximum de commodité et de sécurité.5

10C’est le rôle du « Service Outillage Entretien » (SOE), que Jean Boulogne ne nomme pas alors qu’il désigne très précisément les autres bureaux du « cerveau » de l’entreprise. D’ailleurs aucun texte de l’entre-deux-guerres n’explicite les fonctions du SOE. Il faut attendre la période de l’Occupation pour qu’une conférence explique les missions de ce bureau d’études. En 1943, la conférence du chef du « Service des Études Outillage Entretien » évoque l’ambiguïté de la désignation de son service.

11« Le service chargé, d’une part, de la conception de l’usine, c’est-à-dire de l’étude et de la réalisation des bâtiments et installations et, d’autre part, de l’étude des fabrications nouvelles, porte le nom quelque peu impropre de service Outillage-Entretien ou service OE ; j’ai dit impropre, car en réalité le service entretien est placé sous le contrôle d’une direction autonome… »6. Les mots « entretien », « études » et « outillage » prêtent à confusion : les termes ne se rapportent ici ni aux études du bureau d’études ni à la conception des outillages du bureau d’outillage7. Le mot « entretien » met en avant l’une des missions de ce service qui est de gérer dans l’espace, mais aussi dans la durée, les constructions et les mobiliers industriels. Derrière une dénomination ambiguë, il s’agit d’un service autonome qui a produit un fonds spécifique de plans essentiels à la compréhension de la mise en place localisée des chaînes de production. Or, s’il ne reste presque aucun texte permettant de retracer l’histoire du SOE, celui-ci a laissé un fonds considérable de plans classés. L’analyse des indications contenues dans les plans d’implantation permet de retracer l’histoire de ce bureau de dessins.

L’imprécision des premiers temps (1898-1910)

12A l’origine, l’entreprise Renault Frères ne disposait que d’un seul bureau de dessins, dirigé par Charles Serre8. Ce bureau a été sorti des ateliers, probablement en novembre 1903, puis il s’est étoffé jusqu’à la Première Guerre mondiale9. L’imprécision des études et la faiblesse des productions justifiaient l’indifférenciation relative des fonctions (entre études et méthodes) au sein d’un même bureau d’études à faibles effectifs10. Après 1905, l’augmentation des séries, la division croissante du travail et l’agrandissement considérable de l’entreprise ont fait évoluer les besoins d’études, nécessitant une séparation entre la conception et les méthodes. Il y a donc eu un même mouvement de développement lié aux pressions exercées sur les bureaux du fait de l’augmentation quantitative de la production et de l’organisation systématique du travail. Mais, par rapport à la prééminence traditionnelle des « Études » et à la dignité nouvelle des « Méthodes », le rôle des autres bureaux paraissait encore subalterne. Le SOE invente l’espace de l’usine à l’ombre de ses prestigieux aînés. Dans la première décennie du XX^e siècle, les plans d’implantation ont été sous-traités à des architectes11 ou à des géomètres extérieurs12. Les plans simples étaient réalisés de façon anonyme par des dessinateurs généralistes. Les rares signatures personnelles de cette époque permettent néanmoins d’identifier deux dessinateurs visiblement spécialisés dans la réalisation des plans d’implantation13.

L’apparition d’un nouveau bureau (1911-1917)

13L’année 1911 marque un premier tournant dans l’organisation administrative de l’entreprise. De fait, on constate que la numérotation des plans d’implantation les plus anciens (du n° 1 au n° 389) n’est pas chronologique14. Par contre, à partir du plan n° 500 de juillet 1911, les calques commencent à être numérotés dans l’ordre de leur réalisation. Depuis la création du « Service Outillage Entretien », les documents préexistants ont été classés au fur et à mesure de leur intégration rétrospective dans le fonds du nouveau bureau. De retour d’Amérique, Louis Renault entreprend une réorganisation importante de son affaire, dont le « Service Outillage Entretien » est l’un des éléments. Dans la lignée des préconisations de Taylor et de l’enthousiasme des industriels de la mécanique pour le chronométrage, Renault élabore un « embryon de bureau des méthodes»15. La précision d’usinage nécessaire à l’élaboration de pièces interchangeables, mais aussi la complexité croissante d’une usine en expansion, l’ont amené à créer une demi-douzaine de bureaux de dessin interdépendants et hiérarchisés prenant en charge des aspects distincts d’une production qu’ils tentent de contrôler.

14Le début de la période de guerre correspond à une nouvelle confusion dans la numérotation des plans, significative du bouleversement organisationnel causé par la réorientation des productions. L’activité du SOE a explosé avec la réorientation totale de l’usine au moment de l’effort de guerre. Le passage de l’usine automobile à l’usine de guerre a demandé un travail d’aménagement visiblement considérable. Mais, à partir de mai 1917, on constate un réalignement de la numérotation des plans sur la date de leur réalisation, ce qui suppose une reprise en main de l’administration du service. À l’urgence de la production succède la clarté méthodique de l’organisation.

15L’impératif d’un entretien régulier a été rappelé par l’effondrement dramatique du bâtiment Pantz (du nom de son constructeur) en 191716. Cet écroulement a souligné qu’un développement mal contrôlé pouvait avoir des conséquences tragiques17. La catastrophe a suscité une vive émotion dans l’opinion publique et une discussion à la Chambre des députés afin d’en déterminer les responsabilités18. Malgré les impératifs de l’effort de guerre, force est de constater que les exigences immobilières ne peuvent être occultées. Elles concernent aussi bien les fondations du bâtiment, son élévation en plusieurs étages, la répartition de machines plus ou moins lourdes, que le travail lui-même qui suscite des vibrations susceptibles d’affecter la structure d’un atelier.

Le passage au trust et le lancement de l’île Seguin (1918-1928)

16La notoriété de la question de l’adaptation du bâti au travail usinier explique qu’en 1918, Paul Hugé ait placé le service bâtiment au sein de la direction générale19. Mais le directeur commercial pense également à la préparation de la transformation de l’usine en société anonyme, pour laquelle le SOE a joué un rôle déterminant. A double titre, l’année 1918 a été le second tournant dans l’organisation administrative de l’entreprise.

17Il a d’abord fallu assurer la reconversion de l’économie de guerre à l’économie de paix. Beaucoup de plans portent sur la réorganisation des productions civiles à l’image de la reconversion de « l’Artillerie » en plusieurs ateliers de gros usinage. La période d’après-guerre a également été celle du passage de la société en nom propre (Automobiles L. Renault) à la société anonyme (SAUR). Le SOE a alors réalisé la série des plans des îlots et a préparé la mutation juridique de l’entreprise.

18Tout ce travail étant fait, le début des années 1920 marque un ralentissement de l’activité de ce bureau dans le contexte de la crise de reconversion. On constate une baisse importante des effectifs du bureau du SOE. C’est l’époque de la mise en place des premières lignes d’assemblage, qui ne suscite aucune restructuration profonde des installations productives. L’activité du SOE reprend à partir de 1924-1925, c’est-à-dire au moment de la généralisation des chaînes à l’usinage, puis à la carrosserie avec le recrutement de nombreux dessinateurs20.

19Il y a également eu une réorganisation en 1927-1928 marquée par une centralisation des bureaux de dessins d’implantation - ceux du « Service Verdure » localisés jusque-là dans l’Usine O. Or c’est précisément le moment où Louis Renault effectue un second voyage en Amérique, juste avant le lancement de la nouvelle usine sur l’île Seguin et à l’époque où il réorganise les services de l’administration centrale autour du bâtiment A.

20L’année 1928 marque un troisième tournant dans l’organisation de l’entreprise. Elle correspond à une restructuration de l’administration (perceptible à travers les multiples projets de réaménagement des bureaux du bâtiment A), et à la refonte complète de l’appareil productif autour de l’île Seguin21. Le bureau du SOE déménage au moment de la centralisation de l’ensemble des services administratifs de l’entreprise22. Comme en 1911, cette centralisation a été inspirée par le modèle fordien23. Deux plans datés de 1928 et de 1930 indiquent la localisation des archives du SOE24. La taille et la forme des meubles de rangement indiquent que les plans sont maintenant classés après avoir été pliés (et non plus conservés en rouleaux comme initialement). C’est cette contrainte pratique d’archivage qui explique l’uniformisation progressive des plans, grâce à laquelle le titre apparaît sur le haut du pliage après avoir été au bas de la dernière courbe du rouleau. La logique opérationnelle et la logique d’archivage se retrouvent dans ce détail concret, mais palpable, rapidement adopté par tout le service.

La crise et la réorganisation du SOE (1929-1939)

21La diminution du nombre de plans réalisés à partir de 1930 suit la baisse de la production consécutive à la crise économique mondiale. L’activité relativement soutenue de 1932 étant liée au lancement d’une nouvelle voiture de série (la Monaquatre de 7CV puis de 8CV). Une dernière reprise de 1934 correspond au regain de vitalité du marché automobile jusqu’en 1936. La production des plans d’implantation se maintient par la suite à un niveau relativement faible correspondant aussi bien à la morosité du marché français qu’à la stabilité de l’entreprise sur le plan foncier25.

22Pourtant, un quatrième bouleversement administratif survient en 1934- 1935. Il est moins spectaculaire que le précédent, mais marqué par une sorte de révolution archivistique avec le dépôt concomitant des albums photographiques justificatifs et des plans calques des « Études Installations Bâtiments ». Cette concordance dans le versement des photographies anciennes et des plans obsolètes souligne que la structure des archives d’une entreprise ne relève pas du hasard des versements et destructions, mais qu’elle reflète l’organisation administrative que celle-ci choisit à différentes époques.

23En effet, à la fin de l’année 1935, une grande partie des plans conservés jusque-là dans les archives du SOE ont été déclassés et versés au service des archives centrales de l’entreprise.

24Lorsqu’un plan ancien ne correspondait plus à une installation encore en activité, il était qualifié de « nul » (au crayon rouge) et déposé – par paquets de cent plans – au sous-sol du bâtiment X. Les plans encore « actifs » ont été conservés par le SOE. Le fonds des plans du SOE est alors divisé en deux sections. La partie la plus ancienne, devenue obsolescente en 1934, a été conservée au service des archives centrales sous leur forme initiale de calques. La partie la plus récente - d’un côté les plans anciens portant sur des bâtiments encore en activité en 1934, de l’autre tous les plans réalisés après 1934 - a été récupérée par le service qui a succédé au SOE, à savoir la « direction des Travaux neufs et entretiens » (DTNE, service 0920).

25J’ai retrouvé ces derniers plans sous forme de microfiches indexées dans un ensemble de cahiers répertoires. Le dépôt de 1934 a donc provoqué la dispersion du fonds dans deux collections différentes. Ces deux collections ont resurgi après 1992, c’est-à-dire après l’annonce de l’arrêt de la production sur le site originel de l’entreprise Renault, à une époque où la DTNE avait pour mission de préparer le reclassement du site de Billancourt et d’organiser la dépollution des terrains industriels.

La découverte d’une archive

26La découverte des archives du SOE s’apparente à la recomposition des morceaux d’un puzzle. Après m’être inquiété de leur disparition, j’ai eu à faire face à une masse de 50000 plans et documents dispersés dont l’utilité n’était plus directement compréhensible26. Tout en entreprenant leur dépouillement, j’ai cherché à comprendre les raisons de leur production et les usages qui en ont été faits. Pour cela j’ai commencé par étudier l’organisation de leur archivage. Le souci d’inventorier les éléments apparemment incohérents d’un fonds documentaire n’a rien d’une recherche fastidieuse d’érudition. Le décryptage méthodique d’une archive héritée part d’une série de postulats inspirés par l’étude de Jack Goody27. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle, si ces documents ont subsisté jusqu’à aujourd’hui, c’est avant tout parce qu’ils ont été volontairement conservés. L’immense majorité des archives d’entreprises sont en effet détruites, soit du fait d’une procédure légale (fin d’une période de conservation obligatoire, obsolescence, etc.), soit par accident (faillite, déménagement, ignorance). Les plans du SOE ont visiblement bénéficié de la pérennité du bâti et des installations, à la différence des plans des bureaux d’études (véhicules), des bureaux des méthodes (chronométrages) qui devenaient obsolètes (donc inutiles) bien plus rapidement. Dans un souci utilitaire, ces plans ont été rangés logiquement. Le problème pour le SOE n’était pas tant de gérer une production importante de documents (une moyenne de sept plans par jour pendant vingt-huit ans) que de faire face à leur accumulation. Le SOE a eu le souci de dater, de classer, de déclasser et de déposer ou de reproduire ses plans, afin de les garder accessibles. Le rangement permet de retrouver rapidement un document dans une masse. Or les logiques de classement se sont modifiées au cours de l’entre-deux-guerres au point de perdre leur évidence.

27Avant de devenir une archive pour l’historien, le document est archivé par l’entreprise. L’archive du SOE est initialement un instrument actif de l’entreprise. Elle est dès le départ un lieu physique, spatial et social qui abrite la trace documentaire. En partant de l’archive « morte »- telle que l’historien en hérite – il est possible de remonter à l’archive « vivante » dans la cohérence de sa réalisation et de son utilisation. Il apparaît ainsi que le SOE a inventé l’usine dans trois domaines.

La série dispersée des plans opératoires

28Le registre de versement du fonds historique indique qu’une série importante de plans a été versée au service des Archives (service 660) le 23 septembre 1935 par le « service OE926 de M. Peltier ». Ils sont conservés sous la forme de calques pliés dans quatre-vingt dix-neuf paquets de plans, enveloppés de papier kraft et portent le numéro du dossier et l’indication « Etudes Installations Bâtiments ». Les plans sont numérotés jusqu’au numéro 34453 et vont de la création de l’entreprise à l’année 1934. Ces « dossiers plaqués » sont de moins en moins complets et contiennent un total de 7500 plans, soit le quart des plans numérotés de ce fonds (jusqu’en 1934 puisque la numérotation se poursuit après la date du dépôt). Il apparaît ainsi qu’en 1935, un tri a été effectué entre les plans périmés qui ont été déclassés aux archives centrales et sont restés sous leur support calque initial, et les plans encore « actifs » qui ont été conservés par le SOE.

29Les calques anciens des « Études Installations Bâtiments » constituent donc une collection, c’est-à-dire un sous-ensemble d’une série plus vaste.

30Après la Seconde Guerre mondiale, les plans encore actuels et ceux postérieurs à 1935 ont été répertoriés puis microfichés et conservé par les archives de la DTNE, jusqu’à l’abandon de la production à Billancourt. Ce sont les « plans manquants » des « Etudes Installations Bâtiments » qui composent donc la seconde partie de ce fonds28. Ils sont conservés dans une armoire métallique brune comportant cinquante-sept tiroirs contenant chacun quelque deux cents pochettes en papier kraft dans lesquelles sont placées une ou plusieurs microfiches d’un même plan (soit au total 11000 plans). Leur classement numérique est le même que celui des plans liés aux « Etudes Installations Bâtiments ».

31À partir de 1992, le fonds de plans s’est révélé particulièrement utile au service Environnement chargé de la destruction des bâtiments et de la reconversion du site. Maintenant que le site est démoli, l’archive devient purement historique (et sa conservation d’autant plus aléatoire).

L’entretien d’un parc mobilier et immobilier

32La DTNE disposait d’un registre permettant de trouver rapidement ces plans. Ces répertoires des plans du « Service Outillage et Entretien»29 ont la forme de listes manuscrites, tenues par au moins deux personnes différentes, jusqu’en 193930. Ces classeurs proposent plusieurs classements. Le répertoire des « Plans généraux, estacades, rues » présente un classement par thèmes et un classement par rues. D’autres classeurs concernent les différentes usines et donnent un classement par îlots31. Ainsi, pour chaque îlot, la liste distingue les plans des bâtiments de ceux qui concernent les installations. Elle commence avec la référence (à l’encre rouge) des dossiers des sous-traitants intervenus dans le bâtiment.

33Pour chaque îlot, il importe de savoir qui a été le constructeur du bâtiment et qui a été le fournisseur des installations. Cette identification renvoie à un ensemble de quelque mille dossiers dont la taille dépend de l’importance et de la durée des relations (les marchés) entre les deux entreprises. Le dépouillement des trente premiers dossiers montre qu’ils contiennent principalement des plans sur papier32 issus des dessins du « Service Outillage Entretien » (référence du numéro du plan). Ils sont classés par chemises correspondant aux différents marchés. La numérotation des dossiers suit d’abord un ordre alphabétique (pour les trente premiers) puis une logique différente (probablement l’ordre des marchés de sous-traitance). Tous ces sous-traitants sont répertoriés dans un fichier en bois qui restitue l’ordre alphabétique des entreprises. Au-delà de sa mission d’aménagement, le SOE avait donc une fonction de suivi du parc industriel qu’il s’agissait de maintenir en état et de renouveler à échéances régulières soit en interne (par un service de l’entreprise), soit en passant un marché avec un constructeur ou un fournisseur liés par contrat à l’entreprise automobile. L’invention de l’usine passe par la pérennisation de son espace.

La défense d’une propriété

34Par ailleurs, le fonds contient une intéressante série récapitulative de plans des îlots. Il s’agit d’une série uniforme de calques33 en très bon état, produite par le même « Service Outillage Entretien », mais qui comportent un système spécifique de numérotation. Ces plans, datés de mars 1918 à juin 1939, concernent les différents îlots de l’usine continentale (de A à Z et l’île Seguin). Chaque îlot (correspondant approximativement à l’ordre d’acquisition des différentes usines) est subdivisé en bâtiments (dont l’identification devient alphanumérique : A1, A2, etc.). Au moment du versement de la DTNE, ces calques étaient placés en vrac dans des pochettes. Ils ont été reclassés par lieu et par année. Le SOE a reconstitué pour son usage une série photocopiée qui permet de voir l’évolution des îlots de 1904 jusqu’à 1939. Pour chaque bâtiment, on dispose d’un plan du tramage (implantation des poteaux, grosses installations), de son élévation et d’un tableau de son prix de revient (total, puis au mètre carré). Presque systématiquement des indications sont fournies sur la date de construction et la nature du bâti. C’est un ensemble qui permet de suivre les transformations de l’espace usinier, de localiser l’ensemble des lieux de production et de visualiser les conditions spatiales de leur réalisation. C’est un état des terrains et des bâtiments de l’entreprise.

35Le SOE a finalement supervisé la réalisation d’inventaires immobiliers et de listes d’acquisitions foncières. Par exemple, le rapport Plousey (1921) a préparé un état des lieux exhaustif de la valeur des usines Renault au moment du passage de l’entreprise personnelle à la société anonyme34. Le suivi des implantations se préoccupait donc aussi de délimiter (et de défendre) les frontières de l’usine vis-à-vis de l’extérieur. C’est l’exploit d’un agrandissement industriel dans le cadre d’un voisinage déjà urbanisé.

36Cette masse documentaire du SOE rend compte de la façon dont l’entreprise Renault a organisé et ordonné son espace industriel. Derrière la diversité de la forme et de la conservation des plans du SOE, apparaissent les logiques de gestion du territoire usinier à la fois dans sa routine quotidienne et dans l’évolution de ses pratiques. Il y avait bien un travail de planification qui ne se contentait pas de subir les contraintes d’une usine étriquée.

37Les regrets récurrents du manque de cohérence de l’implantation de Renault à Billancourt s’acharnent à pointer les lacunes ou les faiblesses de son essor territorial. Le fonds du SOE montre au contraire que l’entreprise a construit un instrument d’aménagement et de contrôle d’un espace qu’elle ne s’est pas contentée de subir. Ces plans prouvent qu’une pensée technique organise (rationnellement) les pratiques de production en même temps qu’elle s’adapte aux contraintes techniques de l’action industrielle. Ils sont un bon indicateur de la structure du système de production35.

38Le SOE a d’abord eu le souci de l’aménagement d’un espace de production. La plupart des dessins qu’il a produits étaient des plans opératoires, réalisés au fur et à mesure de la demande afin de suivre l’évolution de la demande d’aménagement. Dans cette perspective, le fonds nous donne des indications sur les types d’ateliers à l’étude à différentes périodes. Mais le SOE a également eu la responsabilité de l’entretien et de la pérennisation d’un domaine économique. Ses plans ont aussi été des commandes définissant des marchés à l’extérieur. La troisième mission du SOE a été la défense d’une propriété foncière.

39Ceci confirme notre hypothèse qui consiste à attribuer un sens à l’état actuel d’une archive et à y chercher une part de la signification des documents visuels retrouvés. Il y a du sens non verbalisé dans la façon dont les plans sont classés et dans l’ordre dans lequel ils ont été produits. C’est à partir de ces classements et déclassements qu’on peut suivre les méandres de l’invention du territoire de l’usine moderne. Ainsi le graphisme technique – non pas individuellement mais comme système de représentation – permet de comprendre le rôle multiple et les finalités non explicitées d’un service d’études chargé d’inventer au quotidien une usine.

40L’historien doit lui aussi « inventer » son archive pour faire parler les documents qu’il trouve et qui peuvent l’informer.