1Vouloir parler de la causalité chez Durkheim et Weber ne constitue-t-il pas un simple exercice académique ? Les textes principaux concernés appartiennent à ce point au patrimoine de la sociologie que toute nouvelle lecture semble d’emblée superfétatoire. Quant à la causalité elle-même elle ne constitue plus guère, et depuis un temps certain, un thème qui fasse recette. Raymond Boudon résume excellemment son statut dans les sciences sociales à la fin de l’article qu’il lui consacre dans le Dictionnaire critique de la sociologie :

« L’explication d’un état de choses e ne peut en résumé se ramener à des propositions causales de type a,b,... ⇒ e (causalité singulière), et l’explication d’une variable y à des fonctions y = f(x₁,x₂,...,x_n) de type simple (par ex. linéaire) que dans des cas qui, même s’ils sont fréquents, restent particuliers. La notion de cause apparaît ainsi, si on cherche à tirer la leçon épistémologique qui se dégage de la pratique des sciences sociales, comme moins contestable dans son principe que le prétendent parfois les philosophes des sciences, et comme d’applicabilité moins universelle que le supposent parfois les sociologues et les historiens. »

2Et pourtant la place centrale que tient la référence à la causalité dans le discours épistémologique tant de Durkheim que de Weber peut constituer une énigme. Dès la seconde moitié du xix^e siècle la causalité est une notion fortement contesté. Certes John Stuart Mill l’inscrit encore au cœur de sa logique mais avec des affaiblissements que Durkheim condamnera fermement dans Les Règles. Ce sont surtout les fondateurs du positivisme, Auguste Comte en France et Ernst Mach en Allemagne qui instruisent un procès renvoyant la causalité du côté des illusions métaphysiques ou des béquilles de la pensée scientifique. Que ce soit donc du point de vue d’une science unitaire et a fortiori de celui du dualisme – de l’opposition canonique entre Naturwissenschaften et Geisteswissenschaften – la référence à la causalité à l’aube du xx^e siècle apparaît bien désuète !

3Une première ligne de réponse peut s’interroger sur le climat intellectuel de l’époque, les débats qui l’animent, les traditions qui s’y expriment... Il est évident que la querelle allemande des méthodes (der Methodenstreit) et les conflits français quant à la possibilité d’une sociologie scientifique constituent un contexte orientant la réflexion épistémologique. Le discrédit qui frappe la notion de cause n’est d’autre part pas universel : en France, par exemple, des philosophes et logiciens comme Charles Renouvier, Louis Liard, Edmond Goblot manifestent des positions beaucoup plus nuancées. En Allemagne les développements du néokantisme de l’école de Bade ne seront pas sans influence sur la pensée de Weber. Cependant et quoi qu’il en soit, la portée explicative de cette approche contextuelle reste limitée. Elle n’atteint pas la raison interne de cette prééminence de la causalité dans les écrits, par ailleurs si différents, des deux auteurs.

4Posons donc le problème autrement : Durkheim et Weber ont en commun d’inaugurer, en sociologie, un programme d’analyse. Par ce terme repris de Lakatos nous voulons indiquer que, au-delà de leurs positions et de leurs développements théoriques, Durkheim et Weber ont la caractéristique de fonder l’un et l’autre, pratiquement et théoriquement, un mode déterminé d’appréhension scientifique des phénomènes sociaux. La question est alors la suivante : quelle est la nécessité interne de la référence à la causalité dans le programme durkheimien et dans le programme weberien ?

5Cette question ainsi posée a le mérite de révéler une nouvelle énigme : le programme durkheimien peut assez facilement être considéré comme un programme d’analyse causale généralisée. En témoignent les diverses thèses des Règles sur l’objectivité des faits sociaux, la prévalence de l’explication causale sur l’explication fonctionnelle, l’universalité du paradigme des variations concomitantes... La référence à la causalité y paraît donc naturelle. À l’inverse le programme Weberien peut être qualifié, selon les terminologies, d’actionnaliste, ou d’actanciel ou d’individualiste. Dans tous les cas l’objet de l’analyse est le sens subjectivement visé d’un ou d’une série de comportements sociaux. La référence à la causalité pourrait n’y être que secondaire, voire nulle. Or elle est non seulement centrale dans les écrits épistémologiques de Max Weber, mais encore donne lieu à des interrogations et des développements beaucoup plus affûtés que ceux auxquels convie Durkheim. Pourquoi ?

1. UNE LIGNE DE DÉMARCATION TRANCHÉE

6Durkheim, tout au long de sa vie, a avancé l’idée de l’universalité du principe de causalité. Que celle-ci soit présentée comme un « postulat empirique1 » ou comme une expression de « la nature des choses2 » ne change pas grand-chose à une alternative introduite dès la leçon d’ouverture du cours de Bordeaux et reprise dans plusieurs textes ultérieurs :

« Il faut choisir entre ces deux termes, ou reconnaître que les phénomènes sociaux sont accessibles à l’investigation scientifique, ou bien admettre sans raison et contrairement à toutes les inductions de la science qu’il y a deux mondes dans le monde : l’un où règne la loi de la causalité, l’autre où régnent l’arbitraire et la contingence. »3

7Universel le principe de causalité est également déterminé. Il ne peut se satisfaire du « prétendu axiome de la pluralité des causes » avancé par Stuart Mill : « Cette conception du lien causal, en lui enlevant toute détermination, le rend à peu près inaccessible à l’analyse scientifique »4. À l’inverse il doit s’exprimer dans la proposition suivante : « À un même effet correspond toujours une même cause »5, qui donne à la causalité la structure logique de l’implication réciproque. Celle-ci constitue le cas limite, l’idéal-type rationnel, des diverses « variations concomitantes » dont la mise en évidence est l’objectif méthodologique de l’investigation sociologique et dont l’alinéa 3 du chapitre VI des Règles fournit l’inventaire systématique : la sociologie ne peut se contenter de faits dispersés et illustratifs ; elle doit constituer des « séries de variations » portant soit sur les diverses mesures prises par un même phénomène au sein d’une société donnée en fonction de ses caractéristiques morphologiques et institutionnelles, soit sur les diverses formes prises par une même institution dans des sociétés différentes appartenant à une même espèce, soit enfin sur les divers états historiques successifs d’un fait social complexe. Dans tous les cas la causalité est de type nomologique : elle définit la loi selon laquelle les variations d’un phénomène B donné peuvent être expliquées à partir des variations d’un phénomène A déterminé.

8Le discours weberien affirme l’universalité et l’infinité des « connexions causales concrètes » (konkrete kausale Zusammenhànge) et pose, de façon répétée, le problème critique de la connaissance du singulier :

« Comment une explication causale d’un fait singulier est-elle possible en général ?6 »
« Comment l’imputation d’un effet concret à une cause singulière est-elle en principe possible et réalisable, vu qu’il existe toujours une infinité d’éléments causatifs qui ont déterminé l’apparition d’un événement singulier et qu’en fait la totalité des éléments causatifs singuliers était nécessaire pour que l’événement se produise sous sa forme concrète ?7 »

9Cette question est, à l’époque, partagée par d’autres, en particulier par Rickert et Simmel. Elle s’inscrit dans une réflexion sur la connaissance historique notamment et très directement dans les Kritische Studien consacrées à l’ouvrage d’Edouard Meyer, Zur Théorie und Methodik der Geschichte. Cependant elle concerne tout autant la sociologie en tant que cette dernière et, plus généralement la science sociale (Sozialwissenschaft), appartient aux sciences de la culture (Kulturwissenschafteri)8.

10La prévalence de la causalité singulière – dont le modèle est la causalité historique – sur la causalité nomologique – dont le modèle est la causalité des sciences physiques – s’accompagne d’un second trait : la recherche de la signification culturelle du phénomène à expliquer. L’articulation de la compréhension et de l’explication causale est nettement soulignée dans la célèbre définition du chapitre I d’Économie et société : « Comprendre par interprétation l’activité sociale et par là expliquer causalement son déroulement et ses effets ». Elle donne surtout lieu à une redéfinition du fait ou de la « règle » sociologiques, selon le double critère de « l’adéquation significative » et de « l’adéquation causale » : une régularité ou un enchaînement causal ne constituent des faits sociologiques qu’en tant que les éléments qu’ils associent se rapportent l’un à l’autre de façon compréhensible. Dans le cas contraire

« ils entrent dans une autre problématique que celle de l’activité compréhensible : celle des “conditions”, “occasions”, “entraves” et “facteurs” qui favorisent cette activité. »9

11Telles qu’elles les différences des positions épistémologiques affirmées sont assez claires. Le point de vue de Durkheim est très précisément celui que Weber critique dans L’Objectivité de la connaisance sous le nom de « monisme naturaliste » (das naturalistische Monismus)10. Il consiste dans la généralisation aux diverses disciplines de l’idée de connaissance rationnelle propre aux sciences de la nature,

« ce qui veut dire une connaissance moniste de toute la réalité et débarrassée de toute “contingence” singulière, sous l’aspect d’un système de concepts ayant une validité métaphysique et une forme mathématique. »11

12Ce point de vue ne résulte pas, chez Durkheim, d’un mimétisme contingent. Il ne s’agit pas, pour lui, à l’envers de nombre de ses contemporains, d’adopter les formes extérieures de la scientificité. Il procède au contraire de l’analyse minutieuse par laquelle Les Règles de la méthode sociologique entreprennent de fonder la légitimité de la sociologie comme science : la dissociation, dans tous les comportements observables, de l’individuel et du social, le rejet de « l’analyse idéologique » attribuée à Comte et Spencer, la constitution de la psychologie expérimentale comme modèle de rupture épistémologique, autant d’étapes successives dans la détermination du mode d’application aux faits sociaux des règles de scientificité des sciences de la nature : non-transparence, objectivation, mesure, contrôle expérimental12. Le chapitre VI parachève l’entreprise en nouant définitivement rationalisme expérimental et paradigme nomologique sous les auspices d’un réalisme naturaliste qu’exprime la référence forte à la « nature des choses ».

13Le point de vue weberien nous semble s’exprimer le plus clairement dans L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales. La spécificité des sciences de la culture réside dans ce que l’on pourrait appeler la double détermination du singulier qu’exprime très bien la référence critique au paradigme astronomique :

« Quel est l’effet singulier que l’action de ces lois produit sur une constellation singulière, du fait que ce sont ces action singulières qui ont de l’importance pour nous ? »13

14La première détermination tient à l’historicité des phénomènes, empêchant, à la différence des faits physiques, que le même se reproduise selon une loi qui réduise le singulier au statut d’exemplaire du général et rende possible sa connaissance par déduction. La seconde renvoie à la nature même du phénoménal comme tel, à sa présentation immédiate, en nous et hors de nous, comme « une diversité absolument infinie de coexistences et de successions d’événements qui apparaissent et disparaissent »14 imposant toujours à la connaissance la « sélection » de fragments.

15De cette seconde détermination résulte un principe d’unilatéralité, d’incomplétude et de nécessaire référence à des idées de valeurs qui veut que nous n’étudiions jamais que ce qui a de l’importance pour nous, que nous ne sélectionnions que ce qui, dans l’infinité des connexions causales concrètes, « vaut la peine d’être connu dans sa singularité »15. La première détermination pose la question critique des conditions de possibilité d’une connaissance du singulier et engage une réflexion sur le statut du modèle nomologique dans la connaissance du social. L’établissement de lois de régularité causales ne peut jamais y être « le but » mais simplement le « moyen » de la connaissance (p. 165) : de ces dernières le phénomène singulier décrit ne peut jamais se laisser déduire ; par contre, en tant qu’elles expriment « une possibilité objective » (objektive Möglichkeit) ces lois permettent d’orienter l’investigation vers des connexions singulières causalement adéquates. Celles-ci cependant ne tirent leur pertinence pour l’investigation que de leur significativité culturelle, c’est à dire, que du sens des actions qu’elles impliquent.

16La forme mathématique de la légalité (y = f(x)) dessinerait ainsi la frontière entre un territoire dont elle constitue le modèle et l’état achevé de la connaissance scientifique et un autre où elle n’est que l’outil d’expériences de pensée usant de « la possibilité objective » recelée par diverses lois de ce type comme d’indications de connexions causales concrètes possibles. Comme la ligne de crête dont l’idée de frontière suggère l’image, la forme y = f(x) inviterait à un partage décisif et définitif des eaux entre chaque territoire, à une claire distinction entre un programme nomologique d’un côté et compréhensif de l’autre.

2. UN ESPACE ÉPISTÉMIQUE COMMUN

17Si les différences dans les positions exprimées sont particulièrement nettes – sans pour autant que ne soient encore envisagées leurs conséquences pour la résolution des deux énigmes commandant ce travail – la mise en œuvre des programmes d’analyse révèle une situation plus compliquée.

18La démarche de l’Éthique, allant d’un ensemble de régularités statistiques à la mise en évidence de la signification culturelle du phénomène étudié, à celle des transformations dans la rationalité du comportement des acteurs et enfin des connexions historiques concrètes illustre bien le programme qui peut, en sociologie, mettre en œuvre les positions exprimées sur le plan épistémologique.

19La démarche durkheimienne est, elle aussi, clairement rattachable au modèle épistémologique promu. On peut montrer que l’ensemble des investigations de Durkheim s’organise selon un programme méthodologique systématique dont les éléments sont fournis dans le dernier chapitre des Règles et dont la norme commune est le fonctionnement paradigmatique de la forme y = f(x), qu’il s’agisse des analyses « quantitatives » du Suicide ou des développements « qualitatifs » de L’Évolution pédagogique en France ou des Formes élémentaires de la vie religieuse16. Cependant la mise en œuvre pratique du modèle, et par conséquent sa manifestation comme programme, exhibe perpétuellement bien que de façon implicite, un critère d’intelligibilité, dont Les Règles avaient, par avance, neutralisé la dimension implicitement contradictoire.

20Qu’il s’agisse de saisir dans la prédication chrétienne du Haut Moyen Âge l’origine de l’idéal pédagogique de l’institution scolaire française ou dans le totémisme australien la première mise en forme de l’idée de sacré, il est clair qu’intervient dans la sélection, au titre de « cause », de l’élément culturel A plutôt que de l’élément culturel C un principe non réductible à la simple connexion empirique. Ce principe d’interprétation, rendant compte de la nature interne de la liaison (la spécificité de la prédication chrétienne dans sa visée de saisie par la conversion de l’homme au plus profond de lui-même, l’hypostase de la notion de contrainte sociale dans la détermination du sacré) met en œuvre pratiquement à travers la détermination de la signification culturelle des entités étudiées ce que Weber appelle remarquablement « la présupposition transcendantale de toute science de la culture »17. Par contre c’est très précisément ce caractère fondateur (transcendental) qui est gommé dans la conception durkheimienne.

21Le seul texte, à notre connaissance, où Durkheim aborde ce point est, à nouveau, celui du chapitre VI des Règles. Or on assiste là à un très remarquable jeu de symétrie inverse avec la position Weberienne. De même que Weber donne comme statut aux régularités causales celui de la potentialité objeclive, Durkheim donne en quelque sorte aux significations celui de la potentialité interprétative. En effet après avoir indiqué que le lien causal ne pouvait avoir de signification épistémologique que s’il était interne, et par conséquent non artificiel, et en avoir conclu à la validité comme loi de toute concomitance constance clairement établie, Durkheim en vient aux cas où la cause peut être empêchée, ou voilée, bref où

« les résultats auxquels conduit cette méthode ont besoin d’être interprétés. Mais quelle est la méthode expérimentale qui permet d’obtenir mécaniquement un rapport de causalité sans que les faits qu’elle établit aient besoin d’être élaborés par l’esprit ? »18

22Celle universalité de l’interprétation en neutralise la spécificité. Comment se manifeste-t-elle ? La suite du développement – qu’il faudrait reprendre tout entier – le montre clairement : le procédé commun a toute recherche expérimentale est celui de la déduction et de la vérification. La déduction implique que la connexion entre A et B soit pensée selon une loi d’intelligibilité interne ; la vérification confronte le possible au réel. S’il apparaît qu’une connexion réelle comme celle entre la tendance au suicide et la tendance à l’instruction n’a pas de sens interne, c’est qu’elle masque la véritable connexion causale. Mais selon quel critère, dans l’exemple même choisi, Durkheim réfute-t-il la pertinence d’une liaison causale entre instruction et suicide ? « Il est impossible de comprendre comment l’instruction peut conduire au suicide. Une telle explication est en contradiction avec les lois de la psychologie. »19

23La pertinence interprétative est reinsérée dans le modèle nomologique en tant que conformité ou désaccord avec les lois d’un domaine sécant : le « langage » nomologique permet donc d’exprimer dans un modèle moniste la dualité de critères exhibée par le langage critique. Serions-nous dans les faits face à deux programmes d’analyse finalement fort proches dont la construction en symétrie inverse des critères d’adéquation causale et d’adéquation significative ne s’opposerait que dans leur langage de transcription dans le métadiscours épistémologique ?

24La tentation à laquelle nous conduit ce développement d’un passage pendulaire de la différence à la similitude pose exemplairement le problème de l’unité et de la pluralité en sociologie. Où faire passer les lignes de démarcation entre programmes ? S’en tenir au métadiscours implique le risque d’un durcissement des différences tenant davantage à leur champ d’énonciation qu’à leur fondement logico-cognitif ; ne retenir que la connaissance en acte peut amener à privilégier une sorte d’unité molle de procédures multiples.

25Or un programme scientifique se définit précisément par ce double niveau. Il ne peut se contenter d’être un ensemble de procédés de tâtonnements et de solutions empiriques concrètes ; il doit simultanément définir des orientations dotées d’une cohérence épistémologique suffisamment forte pour résister à cet affaiblissement que le passage par l’empirie provoque d’autant plus qu’il est moins garanti par l’inertie de protocoles instrumentaux lourds. La sociologie naissante est très clairement dans une situation épistémologique caractérisée par un double écueil : celui de l’imposition idéologique d’un côté, celui du confusionnisme empirique de l’autre. À l’imposition idéologique ressortissent moins des idéologies politiques – au sens marxien – que des idéologies philosophiques et scientifiques comme le spiritualisme ou le scientisme ; du confusionnisme empirique la tendance à l’accumulation des faits chez Spencer ou les positivistes italiens sont des illustrations assez claires.

26La double énigme concernant le statut de la causalité dans le discours de Durkheim et de Weber nous semble précisément pouvoir être résolue en ce point : elle tient, dans cette situation évoquée, à l’entreprise même de formulation d’un programme scientifique de connaissance du social et à la capacité du langage causal d’éviter les écueils mentionnés en rendant possible l’articulation interne de trois niveaux épistémiques fondamentaux : celui du principe de scientificité, celui du schème d’analyse, celui de la forme probatoire.

27La référence à la causalité se déploie, tout au long des textes épistémologiques de Durkheim et de Weber, à deux niveaux explicites : à celui du principe de raison suffisante d’une part, à celui du schème d’analyse causale de l’autre.

28Présent directement chez Durkheim, à travers les diverses références que nous avons indiquées au principe de causalité, indirectement, mais de façon peut-être plus fréquente chez Weber, à travers l’expression de « connexions causales concrètes », le principe de raison suffisante est un principe recteur de scientificité. En posant qu’il y a un sens rationnel à rechercher de l’ordre dans la complexité (Durkheim) ou l’infinie diversité (Weber) du réel, il fonde la pertinence aussi bien du modèle nomologique que de l’interrogation sur la causalité du singulier. Que cette opération fondatrice se fasse sous les auspices du réalisme d’un côté, du criticisme de l’autre, ne change rien à sa signification.

29La divergence réelle entre Durkeim et Weber concerne le schème d’analyse : pour reprendre le formalisme utilisé par Raymond Boudon dans le texte cité en introduction, Durkheim privilégie un schème nomologique de type y = f(x), tandis que Weber met en avant un schème de causalité historique, du type a,b,...⇒ e. Mais ces deux références ont d’abord une signification rectrice : elles commandent et stabilisent des opérations de recherche qui, nous l’avons vu, impliquent également d’autres procédures. Dans le cas de Durkheim il s’agit de procédures interprétatives établissant la pertinence de régularités postulées ou constatées. Dans le cas de Weber l’écart est bien plus grand. La sociologie n’a pas véritablement affaire à la causalité historique au sens où l’entend l’historien s’interrogeant sur les effets de la bataille de Marathon. Elle travaille bien plutôt sur des idéaux-types qui associent, dans leur construction, la généralité de régularités susceptibles de se reproduire à la singularité de toute réalité historique. Le schème d’analyse décisif est ici celui de la saisie du sens des actions. Mais pourquoi alors cette référence dominante à la causalité, même singulière ?

30Elle nous semble tenir dans l’argument suivant : la causalité du singulier est ce qui permet d’inscrire dans un schéma causal un fonctionnement en finalité : bien loin d’inciter à une vision téléologique, le caractère fondamental de l’action humaine d’être orienté vers des fins nécessite d’être d’une part compris comme tel (adéquation significative) d’autre part saisi dans son efficacité causale (adéquation causale) :

« Celui à qui le travail modeste de la compréhension causale de la réalité historique apparaît comme subalterne, n’a qu’à s’en passer, mais il est impossible de lui substituer aucune espèce de “téléologie”. Quant à nous, nous appelons “fin” la représentation d’un résultat qui devient cause d’une action. Et nous la prenons en considération au même titre que n’importe quelle cause qui contribue ou peut contribuer à un résultat significatif. Sa signification spécifique se fonde uniquement sur le fait que nous pouvons et voulons non seulement constater l’activité humaine, mais aussi la comprendre. »20

31Permettant la traduction en langage causal d’analyses de significations et de motifs, la causalité singulière peut enfin assurer une troisième fonction épistémique : celle de la preuve.

32Le modèle nomologique s’associe intimement à la méthode expérimentale en ce que celle-ci fonde la validation – ou la non réfutation – sur l’observation des conséquences déductibles de la loi et permet ainsi une mise en ordre réglée des phénomènes. La causalité est de fait aux deux pôles d’une connaissance scientifique dont elle balise le champ : principe de raison suffisante d’un côté, logique de la preuve de l’autre.

33Si ce deuxième pôle et ce troisième niveau vont de soi chez Durkheim où ils ne constituent que la conséquence logique de l’application du rationalisme expérimental à la sociologie, il en va différemment chez Weber où le principe de la pertinence et de la cohérence compréhensive pourrait – comme chez nombre de ses épigones – recouvrir au point de l’occulter totalement celui de la preuve et permettre toutes les fantaisies interprétatives. À l’inverse en rappelant constamment le critère de l’adéquation causale Weber pose explicitement le principe de nécessité de la preuve :

« Toute interprétation tend certes, vers l’évidence. Mais une interprétation significative, si évidente soit-elle, ne peut pas encore comme telle et en vertu de ce caractère d’évidence prétendre être une interprétation valable du point de vue causal. Elle n’est jamais qu’une hypothèse causale particulièrement évidente (...). Tout comme pour toute autre hypothèse, il est indispensable de contrôler l’interprétation significative compréhensible par le résultat, c’est à dire la tournure prise par le déroulement réel. »21

3. CONCLUSION

34Concluons. S’il est vrai que, philosophiquement, la notion de causalité peut être critiquée, qu’en tant que schème réel d’analyse sa portée est, en sciences sociales, relativement limitée, elle permet à l’inverse, et surtout dans la conjoncture de fondation de la sociologie, une inscription nette dans le territoire de la scientificité. Aux deux niveaux du principe de raison suffisante et de l’exigence de la preuve elle inscrit le programme Weberien et le programme durkheimien dans le même espace épistémique. Cet espace par contre peut être conçu comme une extension aux sciences sociales de l’espace défini par les sciences de la nature et ne pas susciter de plus nombreux développements que le rappel de l’exigence nomologique et la mise en évidence de ses modalités pratiques. Il peut par contre être soumis au présupposé transcendantal de la significativité propre à l’action humaine et nécessiter un principe de passage d’un domaine relevant du sens, des valeurs et de la finalité, à un domaine régi par le principe de raison suffisante et l’exigence de la preuve. La référence insistante à la causalité singulière et au rôle simplement intermédiaire des « lois » nous semble constituer la manifestation, l’effet et le mode de résolution propre au programme weberien de cette difficulté particulière.