La machine à battre inaugure la mécanisation de l’agriculture, qui aboutit en moins de deux siècles à multiplier la productivité du travail agricole par un facteur compris entre 500 et 1 000. La théorie minérale des engrais inaugure l’agronomie scientifique, grâce à laquelle les rendements physiques vont s’accroître entre cinq et dix fois jusqu’à nos jours1.

1Travaillant sur l’outillage agricole du XIX^e siècle, je voudrais aborder le problème de l’identification de l’invention et sa diffusion dans le domaine de l’agriculture. Mes propos porteront essentiellement sur la France du XIX^e siècle et de la première moitié du XX^e siècle. Je prendrai mes exemples parmi les outils et les procédés d’égrenage, auxquels je consacre une thèse de doctorat2. Cette présentation, je l’espère, constituera une petite aide à la recherche pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’agriculture de cette période.

2Suite à la Révolution de 1789, profitant de la redistribution des biens nationaux et de l’affranchissement du pouvoir central, ainsi que d’une certaine démocratisation du savoir agronomique, la courbe des progrès techniques agricoles devient exponentielle. Ces progrès et ces inventions ne se résument pas exclusivement à l’outillage que nous évoquerons essentiellement ici. Des recherches sont conduites, notamment sur de nouvelles variétés de plantes, l’amélioration des espèces animales et une utilisation plus adaptée des engrais chimiques et organiques.

3La persistance de certains procédés et d’un outillage pré-machiniste, jusque dans les années 1950, n’a pas permis de combler les lacunes historiques, à l’égard de cet héritage technique pourtant si proche de nous. Pourquoi ? L’historiographie s’est davantage intéressée au processus de mécanisation de l’agriculture et l’archéologie à l’outillage pré-machiniste de la Préhistoire et du Moyen Âge, laissant dans l’ombre tout un pan de cette discipline. Depuis quelques années, un petit nombre de travaux à approche géographique et archéologique3 a été consacré aux outils du XIX^e et du XX^e siècle. Ces travaux demeurent malgré tout fort rares. Les études ponctuelles comme les monographies locales, bien que nombreuses et intéressantes, souffrent d’une mauvaise diffusion et de l’étendue de la discipline. C’est ainsi que des procédés agricoles, encore utilisés il y a à peine soixante ans, sont aujourd’hui, toujours, insuffisamment connus des chercheurs et du grand public. Pourtant les sources existent et des programmes de recherches interdisciplinaires aussi4.

4Seules des recherches croisées sur les sources écrites – publiées ou non –, les sources iconographiques, historiques, archéologiques, ethnographiques et muséographiques, par exemple, sont en mesure d’alimenter nos connaissances dans ce domaine. Au-delà de la rédaction et de la publication d’articles, seule une mise en commun des informations, au jour le jour, par l’intermédiaire d’une base de données peut fédérer les chercheurs et les passionnés d’agriculture et faire avancer nos connaissances dans ce domaine. Un des objectifs de ma thèse est aussi de concevoir un outil de travail sur les techniques agricoles. Une base de données interdisciplinaire, dont le nom est Columella, sera opérationnelle prochainement et consultable sur Internet5.

Objets de la recherche

5Charrues métalliques, charrues brabant, composées de deux charrues complètes symétriques et pivotant sur un axe central, semoirs, herses rouleaux, bineuses et buteuses, ne sont que quelques exemples d’instruments inventés ou améliorés à partir du début du XIX^e siècle pour le travail du sol. Faux et faux armées, faucheuses à barre de coupe latérale, faneuses et râteaux, moissonneuses et javeleuses, moissonneuses-lieuses, batteuses à manivelle, à manège ou à vapeur, donnent un petit aperçu du nouveau matériel adopté progressivement pour les opérations de fenaison, de moisson et de battage.

6Le développement des modes de transport au cours du XIX^e siècle désenclave les campagnes et conduit tout au long du siècle à une spécialisation régionale progressive. La montée des prix agricoles qui en résulte permet de dégager des bénéfices. Ces bénéfices sont à leur tour investis dans des nouvelles techniques plus ou moins révolutionnaires.

7Malgré ces progrès, la facture artisanale continue de caractériser une partie importante du matériel présent aujourd’hui dans plus d’un millier de collections et de musées d’agriculture et de sociétés en France. Le bois et le cuir, matériaux utilisés par excellence, offrent beaucoup de liberté dans le choix des formes et des modes d’utilisation. A partir du XIX^e siècle, l’utilisation massive de l’acier permet une production davantage industrialisée.

8Parmi les inventeurs, seuls quelques ingénieurs sont relativement bien connus, surtout lorsque leur invention se rapporte aux machines agricoles, comme par exemple les machines à moissonner ou à battre. Les outils sont généralement fabriqués localement au gré des besoins. Le maréchal-ferrant, le bourrelier, l’agriculteur lui-même ou l’ouvrier agricole participent à leur élaboration et à leur entretien. A chaque outil ou instrument correspond un savoir-faire qui se transmet oralement et par l’expérience de génération en génération. Le travail du chercheur est rendu d’autant plus difficile que chaque source, aussi précise soit-elle sur le sujet, s’avère toujours incomplète. En revanche, le foisonnement des informations illustre la richesse et la vitalité de cette discipline et permet de combler certaines lacunes au fur et à mesure des recherches.

9Au-delà du clivage entre matériel machiniste et matériel pré-machiniste, mentionnons aussi l’existence d’une distinction fonctionnelle à laquelle on prête peu attention, entre ce que nous appellerons des outils « principaux » et des outils « complémentaires ». Trop souvent les recherches sont focalisées sur les outils « principaux », ceux que nous voyons en action au premier abord. Pour la bonne compréhension du déroulement d’un procédé technique, il est nécessaire de s’intéresser de même aux outils qu’on appellera « complémentaires » et aux gestes associés. Nous disposons d’encore moins d’informations sur les inventeurs de ces outils dont la fabrication relève le plus souvent d’un concours de circonstances. Devant un procédé non machiniste qui semble a priori « faussement » simple, nous devons au contraire redoubler notre attention et accroître d’autant plus nos observations et nos interrogations.

Outils et instruments « principaux », actifs ou passifs

10Lorsque l’on évoque les instruments de battage, utilisés pour séparer le grain de l’épi après la moisson, les premiers mots qui viennent à l’esprit sont la « batteuse » et le « fléau ». Pourtant, en fonction de la région habitée et des cultures pratiquées, certains parlent plutôt de rouleaux, de traîneaux et même d’égrugeoirs et de racloirs. Ces instruments, moins bien connus du grand public, participent pourtant à la même opération. Seulement, ils sont cantonnés à une région donnée pour diverses raisons souvent climatiques et physiques, pour ne citer que les principales. Ils sont souvent conçus pour s’adapter à une plante en particulier. Les racloirs, outils actifs, servent par exemple à égrener le maïs. Les égrugeoirs, outils passifs, sont utilisés pour le millet.

11Si nous poussons notre curiosité plus loin, on découvre alors l’existence de différentes formes de rouleaux, des rouleaux en bois, en pierre, pleins ou creux, nécessitant une énergie animale particulière comme celle d’un cheval ou plus couramment celle d’un bovin. Si nous nous intéressons à nouveau au racloir à maïs, on réalise qu’il apparaît comme une invention relativement récente. En effet, les récits consultés évoquent surtout l’utilisation de la queue d’une poêle, le tranchant d’une bêche, ou encore une lame fixée à l’extrémité d’un petit banc.

Outils et instruments « complémentaires »

12Les outils complémentaires participent avec la même importance au déroulement des opérations. Les exemples seraient quasi infinis. Dans la plupart des cas, ils sont non mécanisés et de facture très simple. « L’introduction d’une technique nouvelle en secteur de battage exclusif au fléau n’entraîne pas ipso facto l’éviction du fléau, lequel peut en l’occurrence faire fonction d’outil complémentaire»6.

13Je me cantonnerai ici à l’exemple du tourniquet qui permet de faire circuler de façon régulière le rouleau autour de l’aire de battage, et surtout de suppléer au travail d’une personne. Celui-ci a connu plusieurs phases avant d’atteindre sa forme finale, celle la plus répandue. Les seules informations que nous connaissons à l’heure actuelle sur sa forme primitive consistent en un simple poteau que l’on fichait dans le sol7. La corde s’enroulait sur le poteau même, à mi-hauteur du sol. Lorsque l’animal chargé de tirer le rouleau ou le traîneau avait atteint le centre de l’aire et que la corde s’était complètement enroulée autour du poteau, pour dérouler celle-ci et faire repartir l’animal vers l’extérieur de l’aire, le poteau entier était retourné. Cet outil imaginé au début du XIX^e siècle devient cinquante ans plus tard le tourniquet que seul on retourne et que l’on place au sommet d’un poteau central fixe (fig. 1). Malgré une utilisation intense jusque dans les années 1940, nous n’avons pas trouvé d’informations sur l’inventeur de cet outil fort utile.

Procédés techniques

14Pour donner une idée de la richesse des procédés techniques, prenons pour exemple le fléau. Cet instrument, composé essentiellement de deux morceaux de bois reliés entre eux par une courroie, a donné lieu non seulement à quelques dizaines de formes différentes, mais encore à des utilisations très variées. La manipulation du fléau et sa forme sont influencées par plusieurs facteurs : les plantes à égrener, la stature ou encore la force musculaire du batteur. Battre seul ou à plusieurs suppose le respect de certaines règles. En prenant pour exemple le battage en plein air, on réalise que battre à plusieurs sur une double ou une triple ligne ou en rond, impose une certaine cadence, un déplacement sur l’aire et une manipulation du fléau qui ne doivent rien au hasard. Un faux mouvement met en danger la vie des autres ouvriers, endommage souvent le matériel et risque d’interrompre le rythme et la cadence du battage. Dans certaines régions, ce genre d’incident, par la trop longue pause qu’il entraîne, met souvent en péril la récolte en cas de pluie soudaine. En prenant cet exemple, je souhaite montrer combien le savoir lié à ce procédé, et plus généralement aux procédés agricoles pré-machinistes, dépend du savoir-faire manuel local, transmis moins par la littérature agronomique que par l’expérience acquise dès le plus jeune âge. Dès lors peut-on identifier l’inventeur d’un procédé technique à l’exemple de celui-ci, qui tient plus du bon sens et du savoir-faire technique, transmis oralement et par mimétisme, que de la littérature écrite ? La réponse à première vue serait non. Cependant, à défaut de pouvoir mettre un nom d’inventeur derrière un procédé technique comme celui-ci, on devrait pouvoir dresser des cartes de diffusion de la technique, en relevant systématiquement pour chaque procédé la période historique et le lieu concerné. Seule cette méthode peut apporter quelques premiers éléments de réponse.

Modes de diffusion

15L’invention agricole est diffusée dans le courant du XIX^e siècle selon diverses méthodes et principalement en trois temps. Une quatrième phase, marquée par les deux guerres mondiales, se distingue par un léger recul dans cette course au progrès.

1789-1840 : diffusion par l’expérience d’instruments pré-machinistes

16La période 1789-1840 se caractérise par la redistribution des terres saisies à la Révolution et la diffusion de techniques en majorité non machinistes que l’on peut appeler « traditionnelles ». On observe également un changement d’attitude intellectuelle vis-à-vis du développement de l’agriculture, notamment par un engouement pour l’expérimentation technique (Réaumur, Duhamel du Monceau, Tillet, Tessier, Daubenton).

17Jusque dans les années 1840, les nouveaux propriétaires ou exploitants, ingénieurs civils ou militaires, à la tête en majorité de grandes exploitations, investissent dans des instruments qui, fait nouveau, sont largement sponsorisés par la Société royale et centrale d’agriculture et diffusées par une nouvelle presse spécialisée locale, celle des sociétés savantes départementales. Malgré un matériel nouveau, pourtant en majorité non mécanisé, les petits propriétaires et métayers attendent des preuves de son bon fonctionnement et de sa rentabilité et ne l’adoptent qu’après une longue période d’observation. Ce nouveau matériel ou procédé gagne les petites et moyennes exploitations lors d’une seconde évolution plus large et non contrôlée, véhiculée non plus par la presse, mais oralement et par l’expérience par les travailleurs saisonniers itinérants.

18Trois types d’institutions contribuent à l’amélioration des outils et instruments existants durant cette période : le ministère en charge de l’agriculture, la Société royale et centrale d’agriculture et les sociétés savantes locales.

19Le 30 novembre 1790, un « Ministère de l’Intérieur en charge de l’Agriculture » est créé. Celui-ci comprend deux agences : « l’agence végétale » dirigée entre autres par Vilmorin et Parmentier, « l’agence animale » dirigée entre autres par Huzard et Gilbert. Ce nouveau ministère lance des enquêtes sur l’état de l’agriculture en France. Des inspecteurs parcourent le pays et publient des comptes rendus sur les coutumes agricoles de chaque département.

Dès 1789, on remarquoit dans l’état de l’agriculture des améliorations qui sont encore plus sensibles après douze ans de révolution. Le remboursement des rentes, la dépréciation progressive du papier-monnoie, ont fait attacher un plus grand prix aux immeubles. La vente des domaines nationaux a favorisé les spéculations de ce genre ; plusieurs propriétaires cultivent eux-mêmes des domaines qu’ils se contentent d’affermer, ou en surveillent l’exploitation.
Cependant, dans un département où le blé est la principale production, la division des terres peut paroître nuisible au succès de l’agriculture, parce qu’elle ajoute aux frais de labour, augmente la consommation et diminue les produits. Il est reconnu que les améliorations ne peuvent s’opérer que dans des exploitations d’une certaine étendue, et que l’exemple de succès constans obtenus par le propriétaire qui a le courage de se livrer à des essais méthodiques, peut seul déterminer au changement l’homme des champs, toujours asservi par la routine et l’habitude.8

20Les premiers instituts d’enseignement agricole privé voient le jour :

• 1822 : création du premier institut d’enseignement agricole à Roville par Mathieu Dombasle,

• 1828-1831 : création de l’Ecole de Grignon (actuel INA, Institut national d’agronomie) par Auguste Bella.

• 1833, création de l’Institut de Grand-Jouan par Jules Rieffel.

21Ces établissements forment des jeunes gens à partir de 15 ans. La formation théorique et pratique qu’ils y reçoivent, les prépare à diriger des moyennes et grandes exploitations du pays.

22L’actuelle Académie d’agriculture de France est issue de la Société royale d’agriculture de la Généralité de Paris, fondée en 1761. Reconnue comme société nationale, celle-ci devient, en 1814, la Société d’agriculture du département de la Seine. La nouvelle Société d’agriculture soucieuse de l’état de l’agriculture en France mène ses propres enquêtes. Celle concernant le battage comprend pas moins de quarante questions. Les réponses de quatre départements sont connues à l’heure actuelle, notamment grâce à la publication, du bilan de l’enquête9 en 1827. Parmi les réponses non publiées, seules celles d’un département ont été retrouvées.

23Cette société a joué un rôle phare dans la diffusion de nouveaux instruments et procédés durant cette période. Malheureusement, une grande partie des ses archives a disparu, détruite par la crue de la Seine en 1910. Les articles publiés par les membres de cette académie sont relayés par les sociétés savantes dont les publications agricoles fleurissent en cette première moitié du XIX^e siècle. Pour ne donner qu’un exemple, l’article intitulé « Nouvelle machine à battre le blé », paru dans Le Cultivateur, Journal des progrès agricoles10 en 1843, est repris sous le même titre par les Annales agricoles et littéraires de la Dordogne, journal de la ferme-modèle et des comices agricoles du département 11 cinq années plus tard, en 1848.

24Les enquêtes de cette période sont particulièrement précieuses dans la mesure où elles relatent les coutumes locales, ce qui sera peu le cas par la suite. De même les Rapports du Jury central sur les expositions des produits de l’industrie française, à l’occasion des expositions régionales et nationales pour les années 1806, 1819, 1823, 1827, 1834, 1839, fourmillent d’informations précieuses sur les nouveaux outils, techniques et procédés agricoles. L’organisation de concours officiels, notamment à l’occasion de réunions de comices agricoles, avec attribution de prix, s’inspire des initiatives privées du XVIII^e siècle. C’est à la demande de Napoléon 1^er, en 1805, que se multiplient des concours de ce type.

25Enfin cette période est marquée par la naissance d’une véritable édition agricole en France, dans un premier temps avec la librairie et les éditions Huzard12, puis par la Librairie agricole de Bixio qui prend progressivement la place de l’édition Huzard et qui publie La Maison rustique du XIX^e siècle, entre 1830 et 1844.

1840-1880 : vers une diffusion institutionnalisée d’instruments à majorité machinistes

26Profitant des progrès de l’industrie, stimulés par la succession des expositions internationales et universelles, puis sponsorisés par la mise en place d’un enseignement agricole à plusieurs degrés dans la seconde moitié du XIX^e siècle, les efforts conduisant à une amélioration de l’agriculture se poursuivent.

En 1862, il existe, dans les Deux-Sèvres, 1 427 machines à battre, dont 87 à vapeur et 1 340 mues par des animaux. Ces dernières comprennent des rouleaux de pierre, les plus nombreux, et quelques machines, avec manège. Le nombre des exploitations agricoles étant de 30 249 (14), il est à penser que le fléau reste en usage dans beaucoup de petites exploitations. Il le restera encore, d’une manière de plus en plus sporadique.13

27Le plus célèbre des concours, l’actuel Salon international de l’agriculture, qui se tient chaque année à Paris, est né de l’initiative de l’inspecteur Yvart. Celui-ci pour rivaliser avec les progrès réalisés par les éleveurs anglais dans l’amélioration des races animales, crée par un arrêté ministériel du 31 mars 1843 le premier concours officiel d’animaux de boucherie.

28Progressivement les paysans sortent de leur isolement, se nourrissent mieux, commencent à savoir lire et rachètent les propriétés rurales de la grande bourgeoisie qui se tourne vers un secteur plus rentable : l’industrie.

Th. De Pompery reçut du Ministère de l’Agriculture, en récompense de ses éminents services, la médaille d’or, la plus haute récompense accordée aux agriculteurs.
Ajoutons que, dans le but de répandre les bonnes méthodes et de donner des indications pratiques aux laboureurs, il publia un Cours élémentaire d’agriculture rédigé en breton avec, en regard, un texte français. Ce traité était remarquable par son cachet local et les observations personnelles de l’auteur.
Un autre agriculteur dont le nom mérite d’être retenu, est Hugues Querret, propriétaire-exploitant au Cosquérou, en Ploujean. […] Dans les congrès agricoles et les comices, dans les brochures qu’il écrivit pour répandre les bonnes méthodes de culture, il fit une utile propagande qui porta ses fruits. Mentionnons seulement quelques titres des mémoires qu’il publia ou qu’il présenta à la Société d’agriculture de Morlaix ou aux Congrès de l’Association bretonne : « Le catéchisme agricole » par demandes et réponses ; « La fermière bretonne » ; « De l’instruction agricole primaire » ; « De l’amélioration de la race bovine et des laiteries en Basse Bretagne » ; « Les moyens d’améliorer les races chevalines dans le Finistère » ; « Des prairies naturelles en Basse-Bretagne », etc. […] Doyen des inspecteurs agricoles de l’Association bretonne, vice-président, puis président de la Société d’agriculture de Morlaix, il fit sur sa terre de Cosquérou de nombreux essais dont il fit bénéficier les cultivateurs. Il sélectionna des variétés de pommes de terre réfractaires à la maladie ; il propagea la culture de l’orge d’Ibraila, très précoce et qui produit beaucoup ; il fit faire des progrès à la culture du lin en préconisant les méthodes flamandes ; il introduisit dans le pays des variétés de froment exotique, etc. Son zèle ne se ralentit jamais, soit qu’il faille appliquer le progrès ou l’enseigner.14

29On assiste à une diffusion de plus en plus institutionnalisée. Les comptes rendus des expositions universelles fourmillent de précieuses informations15 sur les plus récentes inventions et innovations, pour la plupart machinistes. Le Journal d’agriculture pratique et les Annales de l’agriculture française sont les revues de référence. La presse agricole se spécialise et se diversifie.

30Autour de 1840, le professionnalisme de l’agriculture se poursuit avec l’organisation d’une administration nationale pour gérer les intérêts et subventionner sa modernisation. Une direction de l’Agriculture est installée rue de Varenne en 1839. En 1841, un corps d’inspecteurs d’agriculture est créé. Chargés de parcourir la France, les futurs inspecteurs vont progressivement se substituer aux sociétés savantes locales.

31Le premier texte législatif qui organise la mise en place d’un enseignement professionnel agricole en trois niveaux date du 3 octobre 1848. Face à ceux qui déclarent qu’il n’y a pas lieu d’enseigner les pratiques agricoles, le décret fondateur déclare que la transmission orale ne suffit pas, que des progrès sont concevables et des innovation possibles et envisageables.

32Dans la lignée des premiers instituts d’enseignement agricole de Roville, de Grignon, ou Grand-Jouan, les écoles d’enseignement agricole sont créées un peu partout sur l’ensemble du territoire, mais souffrent au même moment de contraintes budgétaires les conduisant rapidement à la suppression de bon nombre d’entre elles. Les fermes-écoles distribuent une instruction élémentaire pratique. Une circulaire de 1869 réduit la durée de l’apprentissage à 2 ans au lieu de 4 ans et fixe l’âge d’admission à 17 ans au lieu de 15 ans. Les écoles régionales administrent une instruction théorique et pratique adaptée au climat, aux sols et aux productions locales. L’Institut national d’agronomie (actuel INA), dont le siège sera fixé à Versailles, forme les futurs ingénieurs agronomes.

33Les revues internes de ces écoles sont autant de documents de référence. En 1852, les trois plus importantes écoles régionales d’agriculture, celles de Grignon, de Grand-Jouan et de La Saulsaie, deviennent « Écoles impériales d’agriculture ».

34Le transfert de l’école de La Saulsaie à Montpellier en 1870 marque un tournant dans le système d’enseignement de l’agriculture : « On abandonne l’application de l’agriculture officielle à l’exploitation d’un grand domaine, pour aller étudier sur les lieux où elle réussit le mieux, l’agriculture pratique et positive, après avoir posé dans des cours spéciaux et avec le concours de la science la plus autorisée les principes sur lesquels reposent la mise en valeur du sol et de l’industrie agricole»16. Cette école se spécialisera dans la viticulture et dans la lutte contre le phylloxera.

35Parallèlement à partir des années 1856-1857, les futurs instituteurs reçoivent au cours de leur formation un enseignement agricole qu’ils enseigneront à leur tour.

1880-1914 : démocratisation progressive des procédés machinistes

36Le matériel mécanique devenu bon marché, il est adopté par les plus grandes exploitations mais aussi par les plus petites. Même si l’essentiel des efforts est tourné vers l’amélioration du matériel machiniste existant, en terme de coût et d’efficacité, toutes les opérations agricoles ne sont pas mécanisées ou améliorées pour autant.

37Cette période est marquée aussi par une instruction croissante des agriculteurs et éleveurs à la tête des petites et moyennes exploitations. Suite à une enquête de 1866 sur l’état de l’enseignement agricole, il était apparu nécessaire d’administrer deux types d’enseignement : un « enseignement classique » et un « enseignement professionnel ». Le premier sera destiné aux classes du primaire et du secondaire. Le deuxième, « l’enseignement professionnel », un enseignement à la fois théorique et pratique, concernera les instituts agricoles.

38Par ailleurs, les écoles impériales se spécialisent et deviennent des écoles nationales. L’École nationale d’horticulture de Versailles est créée sur l’emplacement du Potager du roi en 1874. Une école nationale des industries agricoles est créée à Douai en 1893 également par un arrêté du ministère de l’Agriculture ; elle est chargée de former des hommes capables de diriger la conduite des sucreries, des distilleries, des brasseries et des autres industries annexes à la ferme. En 1900, l’enseignement professionnel agricole se compose de douze établissements. À ceux déjà cités plus haut s’ajoutent l’École nationale de l’industrie laitière de Mamirolle, l’École des eaux et forêts de Nancy, l’École des haras du Pin et les écoles vétérinaires de Lyon, Alfort et Toulouse. Des chaires de chimie, de zoologie, de botanique agricole sont créées dans un certain nombre de facultés de science de province.

39L’enseignement agricole met l’accent sur la pratique. Les fermes-écoles au nombre de trente-trois en 1875 ne sont plus que quatorze en 1900. En revanche, on compte quarante-cinq écoles pratiques en 190017. La première école d’enseignement agricole professionnel destinée aux filles est créée en 1886. Mais cet enseignement ne touche qu’une faible partie des enfants de la classe paysanne. Un système saisonnier et ambulant est mis en place à leur intention au début des années 1900. C’est le cas des écoles d’agriculture d’hiver pour les garçons et des écoles ménagères agricoles pour les filles. Ces écoles sont sous la responsabilité du professeur départemental d’agriculture. De nombreux orphelinats deviendront des écoles ménagères et agricoles.

40La création de l’ordre du Mérite agricole et du grade de chevalier par un décret du 7 juillet 1883 à l’initiative du nouveau ministre de l’Agriculture, Jules Méline, encourage et récompense les efforts de tous ceux qui contribuent à l’amélioration de l’activité agricole en France. Cette récompense, aujourd’hui encore est recherchée, et objet de fierté.

41À partir de 1885, le professeur départemental d’agriculture, mis en place par une loi de 1879, est également chargé de fonctions de recherche et d’expérimentation visant à accroître son rôle de conseiller. En 1912, il prend le titre de directeur des services agricoles, en même temps que sa chaire départementale devient direction des services agricoles et principal relais administratif du ministère de l’Agriculture.

1914-1950 : retour forcé aux techniques pré-machinistes

42Les outils non machinistes encore utilisés sont pendant cette période fabriqués de façon quasi industrielle.

43Les deux guerres mondiales, par la pénurie de carburant qu’elles entraînent, contraignent les agriculteurs à utiliser à nouveau ou à conserver les techniques agricoles pré-machinistes. Des ouvriers agricoles ou agriculteurs exploitants, enrôlés pendant la Seconde Guerre mondiale dans des camps de travaux forcés, importent, à leur retour en France, des procédés tombés en désuétude dans leurs exploitations ou leur région. C’est souvent le cas pour la réutilisation du battage au fléau ou la persistance de l’utilisation du rouleau à dépiquer.

Sources

44François Sigaut ne cesse d’attirer l’attention des chercheurs et du grand public sur la richesse de cette discipline que constitue l’histoire des techniques agricoles. En effet, l’histoire d’un outil, d’un instrument ou d’une machine agricole se dévoile au fur à mesure des lectures, des visites de musées (d’agriculture, de société et de beaux-arts), des interviews et des échanges entre collègues et disciplines diverses. L’interdisciplinarité encouragée depuis toujours est un obstacle fort souvent difficile à surmonter par manque de communication.

45Je n’ai pas la prétention de donner ici toutes les références concernant cette période de l’histoire agricole, mais seulement quelques pistes.

46Il existe un Guide d’histoire agraire pour la France et la Grande-Bretagne du XVII^e et XVIII^e siècle et des Statistiques des publications agronomiques aux XVII^e et XVIII^e siècles18, mais aucun guide à ma connaissance n’a encore fait état de publications concernant l’agriculture du XIX^e siècle et de la première moitié du XX^e siècle en France.

47Nous disposons d’une Histoire de la France rurale 19, d’une Histoire de l’agronomie en France par Jean Boulaine, et des revues spécialisées comme Histoire & sociétés rurales et Etudes rurales. Mais ces ouvrages sont plus ou moins axés sur les techniques et l’outillage agricole en particulier, par manque de recherches sur le sujet. Seuls les Atlas linguistiques et ethnographiques de la France par régions, publiés par le CNRS, apportent quelques informations géographiques concernant la localisation de certains outils ou procédés à l’échelle de du pays. Ces informations n’ont été que fort peu exploitées jusqu’à présent pour des raisons pratiques, à cause de la taille des atlas, difficiles à manipuler.

48Pour se familiariser avec les techniques agricoles en général, les publications de François Sigaut constituent un point de départ incontournable pour la période qui nous intéresse. D’autre part, la consultation d’ouvrages comme ceux de Marcel Mazoyer20 ou de Georges Comet21 permettent de recadrer dans le temps les inventions et innovations techniques.

49Les ouvrages du XVIII^e siècle comme L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert22 ou encore les échanges de Duhamel Du Monceau et les ouvrages du début du XIX^e siècle comme L’Encyclopédie méthodique23 ou le Dictionnaire de l’abbé Rozier24 sont des ouvrages de référence. Henri Louis Duhamel du Monceau (1700-1782), chargé à l’origine de la traduction du traité d’agriculture de l’anglais Jethro Tull (1733), décide d’appliquer les théories de Tull sur ses propres terres et en publie les résultats, ainsi que les remarques des correspondants des autres régions. Une synthèse paraîtra en 176225. Bien que sortant de la période étudiée, l’œuvre de Duhamel du Monceau est décrite par Jean Boulaine comme « un ouvrage de référence sur ce que sera l’agriculture en France au XIX^e siècle et pratiquement jusqu’en 1914»26, en totale rupture avec le bouillonnement d’idées agronomiques des sociétés savantes du XVIII^e siècle en total décalage avec le monde rural.

50Les œuvres d’artistes célèbres ou de simples agriculteurs sont accessibles à la fois dans des institutions et chez des particuliers. Les sources iconographiques constituent des documents fort précieux, dans la mesure où un dessin d’un outil ou la peinture décrivant une scène de battage permettent de mieux comprendre un récit écrit ou oral. Cependant, il faut se méfier des interprétations de l’auteur, et par conséquent se documenter sur sa vie et sa méthode de travail. Des moteurs de recherche comme la base de données Joconde27, des sites Internet comme celui de Images d’autrefois28 permettent de démarrer une recherche à distance sur l’iconographie. Il est nécessaire ensuite de la poursuivre sur place, auprès des collections de musées ou autres institutions. Toutes les œuvres ne sont pas encore entièrement numérisées ou cataloguées en ligne.

51Concernant les enquêtes ethnographiques, les principales dont nous disposons concernent surtout la première moitié du XX^e siècle. Nous avons évoqué les Atlas linguistiques et ethnographiques de la France par régions. Il existe cependant d’autres enquêtes moins bien connues réalisées par correspondance. Il s’agit de l’Enquête sur l’ancienne agriculture29 et de l’Atlas folklorique de France30, qui se compose d’un questionnaire comportant soixante-et-onze questions dont une dizaine se réfèrent à l’agriculture. Les réponses à ces questionnaires conservées au Musée national des arts et traditions populaires, qui a dirigé les enquêtes, n’ont été que fort peu exploitées jusqu’à présent.

52Le tableau de la page suivante présente une liste succincte des lieux et des sources susceptibles de répondre aux diverses questions concernant l’outillage et les procédés agricoles de la France du XIX^e et de la première moitié du XX^e siècle.

Quelques sources et principales institutions renseignant les procédés et outils agricoles utilisés en France au cours du XIX^e et de la première moitié du XX^e siècle.

53La création d’une base de données multidisciplinaire, comme celle dédiée à l’agriculture Columella, ou celle en cours et visant à constituer un Dictionnaire des inventeurs31, aideront sûrement au développement de cette discipline. À l’heure actuelle, seule la base de données du musée des Techniques anciennes32 (Museum voor de Oudere Technieken – MOT) de Grimbergen (Belgique), interrogeable à distance, est active.

54Ce survol rapide des questions qui se posent au sujet des inventions et innovations dans le domaine de l’agriculture du XIX^e et de la première moitié du XX^e siècle permettra, je l’espère, d’attirer l’attention sur la richesse de cette discipline qui est en France encore à sa genèse.