1La faïencerie fine symbolise l’industrialisation de l’activité faïencière. Cependant, dans le cas français, cette évolution s’effectue en douceur dans des établissements de taille moyenne à l’image de l’exemple salinois.

2Salins est une petite ville située sur les premiers plateaux jurassiens. C’est un site de reculée drainé par un modeste cours d’eau appelé la Furieuse. Le relief karstique, avec ses galeries souterraines, a fait la fortune de Salins pendant le Moyen Âge, en facilitant le pompage des eaux salées. Cependant, à la fin du XVIII^e siècle, l’âge de l’or blanc (le sel) s’achève, car le site de Salins est délaissé au profit de celui de la saline royale d’Arc-et-Senans située près de la forêt de chaux. En effet, le chauffage de l’eau salée nécessite de grandes quantités de bois. À ceci s’ajoute la concurrence grandissante du sel de mer.

3Toutefois, Salins demeure un bourg actif pendant le XIX^e siècle grâce à de nouveaux « ors blancs » : le plâtre1 et surtout la faïencerie fine. La réussite de cette dernière activité s’inscrit dans un contexte local et régional bien spécifique. L’arc jurassien apparaît comme l’espace privilégié d’une industrialisation douce fondée sur l’énergie hydraulique, le charbon de bois, des petits ateliers et de multiples formes de pluri-activité (paysans-cloutiers, horlogers, lunetiers, rouliers etc.) qui entretiennent et perpétuent les équilibres de la société rurale. Le versant suisse de la chaîne jurassienne présente souvent les mêmes caractéristiques.

4La naissance de cette faïencerie ne doit rien au hasard, elle émerge d’une nébuleuse de petites entreprises dynamiques capables de se renouveler. Ainsi, l’établissement de Salins surmonte des difficultés géographiques et techniques avant de donner sa pleine mesure à l’extrême fin du XIX^e siècle. La description des grandes phases chronologiques de cet essor s’insère donc dans le contexte franc-comtois2.

L’attractivité du faubourg industrieux de Salins

Le résistible déclin salinois après l’effondrement de l’exploitation du sel

5L’ancienne saline occupait encore, directement ou indirectement, plus de 800 personnes au début du XIX^e siècle3 et la ville comptait 8 500 habitants4. Après l’incendie de 1825, l’activité se réduit considérablement, la saline n’emploie plus qu’une cinquantaine de personnes et la population tombe à 5 000 habitants en 1826. Puis elle remonte rapidement à 7 000 habitants, suggérant l’amorce d’une nouvelle phase industrielle.

6Salins n’est qu’un modeste chef-lieu de canton, mais sa population cantonale se maintient autour de 14000 habitants pendant toute la première moitié du XIX^e siècle, avant de décliner régulièrement pour descendre en dessous de 10 000 habitants en 1901. L’espace salinois résiste donc bien à l’écroulement de son activité salicole longtemps prédominante. Ceci s’explique par le développement de multiples établissements de taille modeste, symboles d’un dynamisme entrepreneurial local.

Une nébuleuse d’ateliers et de petites usines

7Il existe le long de la Furieuse un grand nombre de roues hydrauliques qui ont quitté la vieille ville trop étroite pour aller s’installer en aval, dans le faubourg Saint-Pierre. Au total, six usines se succèdent sur 1 500 mètres : un moulin, une tannerie, une scierie, une gypserie, un four à plâtre et une filature5.

8Entre 1810 et 1842, sept nouveaux fours à plâtre ont été autorisés, dont un transformé en fonderie de fer6. Le faubourg Saint-Pierre est donc un espace proto-industriel dynamique. Chaque unité emploie quelques ouvriers internes et souvent autant d’ouvriers externes ; ces derniers sont des paysans pluri-actifs qui deviennent manœuvres pendant la morte-saison ou effectuent des transports divers (charbon de bois, matières premières, produits finis).

9Installé le long de la route impériale n° 72 et bénéficiant d’une gare à partir de 1857, ce faubourg est particulièrement bien desservi. Il présente également des espaces libres, offrant de nouvelles possibilités d’aménagements hydrauliques. Enfin, le vaste bâtiment du couvent des Capucins, racheté par un aubergiste comme bien national, représente une opportunité immédiate de développer un établissement industriel neuf7. L’installation de nouveaux faïenciers à Salins s’explique aussi par l’existence de certaines compétences sur place.

Une tradition céramique

10Plusieurs artisans potiers sont signalés dès le début du XVIII^e siècle dans le canton et une petite production de « porcelaine » (opaque ?) est attestée entre 1754 et 1772 dans la ville de Salins8. Trois faïenceries apparaissent aussi, mais elles demeurent artisanales avec seulement trois maîtres faïenciers entre 1710 et 17909.

11À Bracon, village voisin de Salins, une faïencerie fonctionne entre 1814 et 1838 en occupant quatre ouvriers10. Toutefois, sa fabrication est qualifiée de médiocre et se compose pour l’essentiel de poêles de grandeurs variées11.

12Enfin, dans l’arrondissement de Poligny qui englobe le canton de Salins, une faïencerie plus importante est indiquée par l’enquête de 1812. Elle est installée dans la ville sous-préfecture, emploie huit ouvriers internes payés 1,50 franc par jour et la valeur de sa production de faïence fine est estimée à 12 500 francs12. Créée en 1802, cette faïencerie disparaît en 184413.

13Au total, c’est donc un faisceau de causes convergentes qui suscite l’arrivée de nouveaux entrepreneurs faïenciers à Salins : énergie hydraulique, moyens de transport variés, main-d’œuvre abondante et bâtiments libres. Or, la Franche-Comté possède une trentaine de centres faïenciers aptes à proposer des candidats pour une installation à Salins où l’aventure industrielle semble possible.

La faïencerie des capucins : grands projets et déceptions (1857 – 1885)

L’arrivée de deux faïenciers expérimentés de Nans-sous-Sainte-Anne (Doubs) : Granger et Monniotte

14Ces deux hommes exploitaient dans le Doubs un établissement déjà important selon l’Annuaire de ce département. En 1847, ils occupaient 35 ouvriers et disposaient de deux fours et d’une machine hydraulique. La production annuelle était estimée à 51 350 francs et elle se composait pour moitié de cailloutage et pour l’autre moitié de porcelaine (plus probablement de porcelaine opaque, c’est-à-dire de faïence fine dure) à base de terre de Cologne, silex etc.14

15La société Granger et C^ie, créée en 183915, s’était spécialisée dans la vaisselle en blanc et elle expédiait ses réalisations dans toute la Franche-Comté, le Midi de la France et la Suisse (Granger est d’origine helvétique). Les deux associés, après avoir vendu leur établissement de Nans-sous-Sainte-Anne, s’installent avec leur savoir-faire et leurs capitaux à Salins16. La filiation est évidente, elle peut être mise en évidence par la très grande proximité des marques de fabrique où seule la bande oblique de l’écusson change ainsi que la mention du lieu de production.

16L’abandon du site de Nans-sous-Sainte-Anne s’expliquer probablement par les insuffisances de l’énergie hydraulique, confrontées aux ambitions de Granger et Monniotte, et par l’enclavement prononcé du village de Nans. De plus, d’autres activités proto-industrielles locales disputaient la maîtrise de l’eau et de la main-d’œuvre à la faïencerie17.

Le grand projet initial

17Tout débute par l’acquisition du couvent des Capucins, acheté en 1857 pour 20 000 francs18. D’importants travaux pour utiliser la force hydraulique de la Furieuse sont ensuite réalisés dans l’espace champêtre disponible19. Un canal d’amenée de 120 mètres est creusé afin d’alimenter une roue de côté de cinq mètres de diamètre, l’arrivée d’eau est savamment calculée20. Une usine moderne est édifiée entre 1859 et 1862, car les bâtiments du couvent sont jugés insuffisants et difficiles à reconvertir21. Enfin, un chimiste apparaît parmi les employés, il se nomme François Auguste Bourgeois22. Il effectue des recherches sur la fabrication des pâtes dures (faïencerie fine).

18Mais Granger et Monniotte sont très vite attaqués par les industriels voisins qui leur reprochent la hauteur excessive de leur barrage, même si celui-ci est en partie mobile23. Dès 1862, l’ingénieur des ponts et chaussées se range du côté des protestataires et menace les possesseurs de la faïencerie des Capucins de fermer leur usine s’ils ne font pas des travaux pour réduire leur prise d’eau24.

19Désormais, après avoir abaissé le niveau de leur retenue, Granger et Monniotte constatent que le moulin à pâte ne peut pas fonctionner en période de basses eaux, ce qui engendre des périodes de chômage technique. Ils revendent aussitôt, en 1862, leur établissement à leur chimiste, François Auguste Bourgeois, qui s’associe à un autre faïencier : Joseph Auguste Alexandre Page25. Ces derniers réussissent à relancer l’activité.

Une petite usine (1862-1885)

20La faïencerie dépasse donc le stade artisanal à Salins-les-Bains. Les productions sont assez simples, blanches, reprenant des formes réalisées à Nans-sous-Sainte-Anne. En 1883, la fabrique occupe 37 ouvriers internes dont les salaires quotidiens varient de 3 à 3,5 francs pour les hommes et de 1,25 à 2,5 francs pour les femmes ; les enfants ne reçoivent qu’un franc26.

21Les réalisations sont jugées « bonnes » en 1883 et « satisfaisantes » en 188427. À la même époque, la saline n’occupe plus que 30 ouvriers, la faïencerie des Capucins est donc devenue le premier établissement industriel salinois. Toutefois, ses effectifs et sa production semblent stagner entre 1862 et 1885, date à laquelle de nouveaux propriétaires la prennent en charge.

L’expansion (1885 – Entre-deux-guerres)

Nouveaux apports financiers et techniques (1885-1911)

22Claude François Rigal (dit Émile) arrive de la faïencerie de Clairefontaine en Haute-Saône. Il crée une société en nom collectif avec Joseph Auguste Alexandre Page en 1885. Le fonds social est fixé à 220 000 francs28. Cette somme correspond à l’usine apportée par Page et à 70 000 francs en espèces fournis par Rigal. Ce dernier montant provient probablement des bénéfices réalisés par la faïencerie de Clairefontaine, ou de la vente de sa part dans cette entreprise par Claude François Rigal29.

23Celui-ci diffuse le secret des émaux ombrants qui permettent l’introduction de la couleur dans la faïencerie salinoise. Cette technique consiste à empreindre un motif dans la pâte afin de créer des creux et des reliefs dont la présence est amplifiée par un effet d’optique dû à la glaçure. La faïencerie de Clairefontaine avait ainsi obtenu une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 187830. Cette production d’émaux ombrants – ou majoliques polychromes – s’épanouit à Salins sur des assiettes à parure viticole : fond crème, feuilles vertes, sarments bruns et grappes rougeâtres31.

24Rigal fait également venir des ouvriers qualifiés de l’extérieur et leur nombre l’emporte progressivement sur les Salinois32. Les décors imprimés se multiplient, même s’ils ne sont pas très soignés. La pâte de la faïence fine est améliorée en introduisant dans sa composition le feldspath du gisement proche de Moissey (Jura). Cette faïence fine dure, dite granite, se rapproche davantage de la porcelaine33.

25L’usine est agrandie en annexant un établissement voisin (l’usine Cornu), elle est également modernisée avec l’installation de turbines dans le nouveau bâtiment pour l’éclairage électrique de la faïencerie34. Les effectifs progressent pour atteindre une centaine d’employés en 189335, répartis de la manière suivante : deux contremaîtres, un surveillant, 19 ouvriers, 46 manœuvres ou charretiers (probablement des ouvriers en partie externes), 11 femmes et 14 enfants. Désormais les salaires varient de 1,25 franc à 9 francs36.

26L’entreprise est qualifiée de « prospère »37 en 1893 et l’enquête de l’année suivante précise qu’il y a eu « des perfectionnements »38. D’ailleurs, ces progrès sont confirmés par une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris en 188939. Maurice Rigal, le fils de Claude François, est le principal instigateur de toutes ces avancées. Il se comporte comme un véritable espion industriel et visite entre 1860 et 1893 de très nombreuses usines céramiques françaises (Longchamp, Sarreguemines, Gien, Montereau, Choisy-le-Roi, Lunéville, Bordeaux, Sèvres) et des établissements anglais40. Lors de l’un de ces périples, il ramène avec lui un décorateur particulièrement habile, Victor Ameline, qui devient par la suite son beau-frère. Ce dernier améliore des techniques de décoration comme le pochoir ou le report de gravures41. À la veille de la Première Guerre mondiale, un ultime palier est franchi avec la constitution d’une nouvelle société.

Le décollage industriel

27En 1911, Édouard Charbonnier s’associe à Maurice Rigal et Victor Ameline. Il est le fils du directeur de la faïencerie de Longchamp (Côte-d’Or) et dès 1912 il prend la direction de l’usine de Salins dont il est devenu le propriétaire42. Il apporte de nouveaux capitaux qui facilitent un changement d’échelle de la production dont la qualité est désormais reconnue. Les procédés de décoration s’industrialisent, les tampons de caoutchouc autorisent la réalisation, en grandes séries, de polychromes simples et très économiques43.

28L’insuffisance de l’énergie hydraulique est compensée par l’installation d’une machine à vapeur dès 191244. Les fours ronds sont remplacés par des fours tunnels. L’automatisation des modelages est amorcée. La pâte de la faïence fine, plus facile à façonner et à décorer que celle de la faïence stannifère commune, offre ainsi la pleine mesure de ses possibilités de fabrication selon des procédés industriels45.

29Enfin, l’extension des constructions s’accélère et s’accompagne d’un effort de rationalisation, chaque bâtiment se spécialise : ateliers des pâtes, des moules, des fours, des décors… La Première Guerre mondiale et l’incendie de 1920 n’arrêtent pas cet élan. Au total, la superficie utilisable est multipliée par dix depuis les origines. À partir de 1933, des cités ouvrières sont réalisées le long de la route nationale. En 1936, l’usine occupe 230 personnes46 dont plusieurs fils de paysans car certaines opérations requièrent une faible qualification. Cette expansion repose sur une politique commerciale agressive.

Les succès commerciaux

30La faïence fine démocratise l’usage de la vaisselle décorée par impression, imitant la porcelaine. Ses coûts de production ne cessent de s’abaisser au fil du XIX^e siècle, offrant des perspectives de vente de plus en plus larges. Les Salinois suivent les itinéraires séculaires du commerce jurassien. Ils se dirigent vers Lyon et les foires de Beaucaire comme l’avaient fait avant eux les marchands de bois, de fromages, d’horloges et de lunettes. Les faïences de Salins, comme celles de Clairefontaine, se répandent dans la vallée du Rhône et à Paris47 après avoir conquis la Franche-Comté et la Suisse. Dès les années 1880, l’Algérie et l’Egypte viennent s’ajouter à ces espaces traditionnels d’exportation48.

31Au cours des décennies 1900 – 1920, ce sont les grands magasins et leurs catalogues de vente par correspondance qui sont utilisés. Ainsi, Le Grand Bazar de Lyon propose un service de table de Salins-les-Bains dans sa collection hiver 1913 – 191449. Les catalogues de la Manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne, du Casino de la même ville ou des Docks rémois, présentent également diverses réalisations salinoises50.

32Cette réussite attire des convoitises. Devenue une SARL puis une société anonyme en 1956, l’usine des Capucins perd la maîtrise de son destin quand les actionnaires de la faïencerie de Sarreguemines, Digoin et Vitry-le-François entrent dans son capital à partir de 1969. La production de vaisselle se maintient jusqu’en 1990, puis une tentative de diversification vers le sanitaire de luxe échoue, aboutissant à la fermeture de l’établissement à la fin des années 199051.

33Toutefois, cette aventure industrielle indépendante qui a duré plus d’un siècle est tout à fait révélatrice du dynamisme des petites entreprises jurassiennes. La faïencerie des Capucins appartient à une nébuleuse des métiers de la terre cuite qui ont connu une grande prospérité pendant le XIX^e siècle en fonctionnant en symbiose avec le monde rural qui les entourait.

34L’histoire de la faïencerie de Salins-les-Bains illustre donc un processus d’industrialisation douce qui ne bouleverse pas les paysages ni la société traditionnelle. Beaucoup de jeunes paysans ont obtenu un salaire complémentaire en travaillant temporairement dans cet établissement. Actuellement, la faïencerie reste présente à Salins, essentiellement sous une forme commerciale et artisanale, le renom de la ville et de sa marque ayant attiré différents potiers.