Les femmes à l’épreuve de la transmission des patrimoines dans l’agriculture franc-comtoise et andalouse
p. 873-885
Texte intégral
1La transmission familiale du patrimoine agricole1 constitue l’élément central de la reproduction du métier d’exploitant agricole dans l’ensemble des pays européens2. L’agriculture est une profession patrimoniale où famille et travail, malgré les transformations et la modernisation des cinquante dernières années, restent fortement imbriqués.
2L’accès à la profession d’exploitant agricole dépend largement des processus de transmission et des stratégies familiales visant à la désignation d’un ou plusieurs successeurs, héritiers du métier3. Ici, plus que dans toute autre profession, position sociale, position professionnelle et position familiale sont imbriquées et conditionnent fortement les stratégies de reproduction, les pratiques éducatives et les projets d’avenir de la famille envers les enfants.
3Cependant, les modalités de transmission et le choix de (des) héritier(s) successeur(s) du patrimoine et du métier varient d’une région à une autre, d’un pays à un autre4. Les différents membres de la famille jouent un rôle distinct suivant les systèmes de transmission.
4Dans le cadre de cet article, nous proposons d’analyser le rôle que jouent les femmes dans la transmission du patrimoine d’exploitant agricole dans deux régions européennes : l’Andalousie où prédomine historiquement un système de transmission articulant règle d’héritage égalitaire avec partage du patrimoine agricole (non conservation de l’unité de l’exploitation) ; la région de Franche-Comté où prédomine un système articulant règle d’héritage égalitaire avec conservation de l’unité de l’exploitation5.
5Georges Augustins a montré que tout processus de transmission articule type d’héritage (égalitaire ou non) et conservation ou non de l’unité de l’exploitation. Il existe une co-détermination entre égalité et unité. Selon les systèmes, c’est soit la règle d’héritage, soit la règle de succession qui prédomine sur l’autre6. En Andalousie, historiquement, c’est la règle d’héritage égalitaire entre germains (et donc l’installation de nouveaux groupes domestiques) qui prime sur toutes choses. En Franche-Comté, c’est la conservation de l’unité de l’exploitation qui fait la mesure de toutes choses. Cette différence entre ce que Georges Augustins appelle des principes éthiques (ou principes de légitimité) sous-jacents aux systèmes de transmission renvoie à une histoire de l’agriculture locale distincte entre les deux régions observées.
6Au sein de ces deux types de transmission historiquement et culturellement différents, nous verrons le rôle joué par les femmes dans la circulation du patrimoine. Pour se faire, nous nous baserons sur l’étude de deux populations d’éleveurs laitiers dans les deux pays concernés : les cédants, c’est-à-dire ceux qui transmettent le métier et le patrimoine professionnel à la génération suivante, et les héritiers, c’est-à-dire ceux qui héritent du métier et du patrimoine7.
Le rôle des femmes dans la mobilité sociale des familles agricoles andalouses : d’une logique salariale à une logique entrepreneuriale
7Les éleveurs cédants que nous observons en Andalousie ont entre 45 et 65 ans. Ils viennent de ou vont transmettre leur élevage à la génération suivante. Cependant, ces éleveurs cédants ne sont pas héritiers d’éleveur mais de la petite paysannerie agricole andalouse. Ils sont eux-mêmes héritiers de petits agriculteurs - ouvriers agricoles.
Les cédants en Andalousie : des héritiers du salariat agricole
8Historiquement l’agriculture andalouse repose sur l’opposition entre trois groupes sociaux agricoles distincts qui coexistent encore aujourd’hui : les grands propriétaires latifundistes, les petits et moyens propriétaires minifundistes et les salariés agricoles. Les éleveurs cédants que nous observons sont héritiers de la petite paysannerie andalouse, qui travaillait pour le compte de grands propriétaires latifundistes.
9Traditionnellement, dans ce groupe des petits et moyens propriétaires, le patrimoine familial agricole est transmis de manière égalitaire entre enfants. La norme d’héritage traditionnelle dominante sur la zone étudiée est l’héritage bilatéral : fils et filles héritent de leurs père et mère de manière égalitaire. Généralement, les fils héritent des terres lorsque les parents sont âgés ou décédés, même s’ils assurent la gestion de ce patrimoine très tôt. Au contraire, les filles reçoivent cet héritage comme dot au moment de leur mariage. La prédominance de la division égalitaire conduit à un morcellement considérable du patrimoine de génération en génération.
10La primauté accordée au principe de partage égalitaire vise à assurer l’installation de nouveaux groupes domestiques au détriment de la conservation du patrimoine familial. Le mariage permet, par la mise en commun des héritages des deux époux, de constituer un nouveau patrimoine8.
11Cependant, le travail de ce patrimoine agricole ne permet pas d’assurer un revenu suffisant à la famille. Les familles de petits propriétaires ont recours au travail extérieur de l’ensemble de leurs membres. Ces familles sont donc pluriactives. Ici, plus qu’ailleurs, la reproduction du petit propriétaire et de sa famille repose sur la diversification des formes et des sources d’activité. S’ils travaillent leurs petits lopins de terres dont ils ont hérité, ils sont avant tout ouvriers agricoles pour le compte de grands propriétaires.
12Les couples de cédants rencontrés sont héritiers de cette petite paysannerie andalouse qui prédomine largement sur la zone étudiée et dont la reproduction sociale repose sur une transmission égalitaire du patrimoine familial entre enfants. Or, si ces cédants sont issus du salariat agricole, ils vont devenir éleveurs laitiers indépendants.
Les cédants créateurs de patrimoine
13Conjointes et conjoints de ces couples de cédants représentent un groupe parfaitement homogène quant à leur trajectoire socioprofessionnelle : de niveau scolaire faible, aucun d’entre eux n’a suivi de formation scolaire ou professionnelle. Tous issus de la petite paysannerie andalouse, ils ont hérité d’un petit patrimoine familial. La faiblesse des patrimoines parentaux dont ils ont hérité ne permet cependant pas aux couples, une fois mariés, de vivre uniquement de l’exploitation de leurs terres. L’absence de perspective liée à la faiblesse de cet héritage conduit les couples à avoir recours au travail salarié. Bien souvent, ces couples de cédants ont migré dans le nord de l’Espagne ou à l’étranger pendant plusieurs années. Ils ont le plus souvent occupé des emplois comme ouvriers et ouvrières en usines. Cette expérience du salariat pendant plusieurs années leur permet de se constituer un pécule important9.
14De retour en Andalousie sur leur lieu d’origine, ils investissent dans un petit élevage laitier grâce à l’argent économisé. Le couple, dans un projet commun, décide de développer une structure de production10. Le désir de devenir indépendants et de rompre avec la sujétion au statut de salarié devient le moteur d’un investissement conjugal particulièrement intense.
15Au départ, cet élevage est de petite taille. Mari et femme continuent d’exercer une activité salariale mais de manière différente : alors que le mari est salarié à temps plein à l’extérieur, sa conjointe s’occupe de l’élevage et exerce une activité salariale de manière plus occasionnelle. Peu à peu, ils investissent et développent leur structure d’élevage pour finir par en tirer un revenu suffisant pour la famille. Au bout de quelques années, ils deviennent des éleveurs laitiers indépendants et ne travaillent plus que sur leur structure d’élevage. Tout recours au travail salarial extérieur cesse, le couple accède à une nouvelle position sociale, celle de propriétaire de ses moyens de production.
16Cette génération des cédants inscrit donc les lignées familiales dans une logique de mobilité sociale au regard des générations précédentes qui faisaient partie du prolétariat agricole, souvent petits propriétaires. L’accès à la propriété de nouveaux moyens de production, par la mobilisation salariale des conjoints dans un premier temps, fait passer la famille du statut de salarié à celui d’indépendant. Les conjointes ont joué un rôle central dans la constitution de cette indépendance et la création d’un nouveau patrimoine de par leur mobilisation en tant que salariées - si le salaire du mari a bien souvent servi à développer l’élevage, celui des femmes fait vivre la famille – et comme aide familiale au sein de l’exploitation.
17La transmission de l’exploitation à la génération suivante suppose alors que, dans un premier temps, la conjointe du cédant se retire peu à peu de la sphère de production. Son ou ses fils vont la remplacer. Mais ce processus de permutation suppose la prise en compte d’une variable essentielle du processus de transmission observable dans le cas de l’Andalousie : la transformation même des modalités de transmission.
18En effet, le passage du statut de salarié à celui d’indépendant évoqué plus haut conduit à transformer le rapport au patrimoine familial et sa transmission à la génération suivante : la logique égalitaire de transmission du patrimoine laisse place à une logique de transmission de l’intégralité du patrimoine et du métier en lignée masculine (à un ou plusieurs fils, excluant les filles) à la génération suivante. Cette transformation modifie alors l’organisation même du travail à la génération suivante.
Vers une entreprise salariale
19Dans cette transformation des modalités de transmission des patrimoines, le système traditionnel est peu à peu remplacé par un héritage patrilinéaire différé (à travers les garçons), nouvelle règle qui nuance la règle culturelle traditionnelle et idéale du partage égalitaire entre frère et sœurs. Si les cédants ont hérité dans le cadre d’un système égalitaire, ils vont transmettre préférentiellement à un ou deux fils. Là où la transmission égalitaire chez les petits propriétaires conduisait à une pulvérisation progressive du patrimoine familial et donc à sa dépréciation, signifiant une prolétarisation continue des générations qui se succèdent, le passage au système préférentiel au niveau des créateurs conduit à transformer la valeur du patrimoine familial : au morcellement et à l’éparpillement continus du patrimoine familial succède une logique de concentration et conservation du patrimoine familial pour les fils.
20En effet, les héritiers des cédants ont reçu l’intégralité du patrimoine agricole. De nouvelles stratégies apparaissent quant au partage avec les collatéraux, sous la forme de compensations, généralement en argent. Les collatéraux des héritiers ne reçoivent plus de biens agricoles et sont donc dédommagés en argent.
21Ce passage d’un système où prédomine la règle d’héritage égalitaire à un système où prédomine la conservation de l’unité de l’exploitation pourrait laisser penser à une analogie avec le système franc-comtois. Or, cette transformation des modalités de transmission s’accompagne d’une nouvelle évolution de la structure de production : en effet, les exploitations d’élevage sont devenues ou tendent à devenir des entreprises agricoles salariales (employant des salariés agricoles)11. La situation des fils héritiers se présente en effet sous deux formes :
- Un seul fils a hérité de l’exploitation d’élevage créée par ses parents. Au départ, il travaille avec son épouse qui remplace sa belle-mère (cette dernière se retirant définitivement après avoir déjà laissé en partie sa place à son fils). Bien souvent, le père participe au travail agricole. Le couple continue à moderniser l’exploitation. C’est donc dans le cadre familial que s’organise la gestion du bien. Cependant, si au départ l’épouse s’investit dans le cadre du travail de l’exploitation en tant qu’aide familiale, elle est remplacée, au bout de quelques années, par un ou plusieurs salariés agricoles. Le modèle du travail familial laisse peu à peu place à une logique salariale du travail : le mari devient chef d’une entreprise d’élevage employant des salariés agricoles. Même dans le cas des exploitations ayant toujours recours au travail conjugal, le projet d’avenir est la création d’une entreprise employant des salariés. Les femmes sont amenées à être écartées de la sphère de production ; elles cessent toute activité liée à l’entreprise agricole.
- Deux frères (voire trois) s’installent en commun sur l’exploitation d’élevage héritée de leurs parents. Ils vont continuer à la moderniser. Les femmes peuvent intervenir au début dans le travail de l’exploitation en tant qu’aides familiales. Au bout de quelques années, ces exploitations vont généralement employer des salariés agricoles. Les femmes cessent toute participation à l’activité de production. Aucune d’entre elles n’exerce pour autant une activité extérieure.
22L’analyse sur trois générations montre ainsi que la transformation des modalités de transmission du patrimoine d’une génération à une autre se conjugue avec la transformation de la position sociale des familles observées : au statut de salariés agricoles de la première génération succède un statut d’indépendant, propriétaire de ses moyens de production, organisant le travail de production dans un cadre familial. Lui succède à la troisième génération un entrepreneur employant des salariés et rompant avec la logique familiale de production.
23Cette double transformation implique finalement le passage d’une famille dont l’activité est avant tout salariale (même si elle détient un petit patrimoine) à une famille d’entrepreneur salarial. Or, ce passage ne se réalise pas sans le rôle central que jouent les femmes.
Du salariat à l’entreprise salariale : les femmes à l’épreuve des générations
24Cette double transformation (à la fois des modalités de transmission et du type de structure) n’a pu se réaliser sans l’investissement des femmes sur les deux générations observées. Il est vrai que le passage du système égalitaire au système préférentiel en lignée masculine tend à écarter les femmes de toute activité agricole, d’autant plus lorsque l’exploitation agricole est importante. La conjointe devient alors, à la génération des héritiers, femme au foyer. L’absence de diplôme pour la grande majorité d’entre elles ne remet pas en cause ce rôle traditionnel assigné aux femmes. L’accessibilité à la propriété et à une conception entrepreneuriale de la production (recours au salariat agricole) pour la majorité des héritiers jouent comme un frein au travail des femmes sur l’exploitation.
25Pourtant, le projet de création de l’indépendance économique et professionnelle (qui se concrétise par la création de l’exploitation autonome à la génération des cédants puis par le développement de l’entreprise salariale à la génération des héritiers) n’a pu se réaliser sans la mobilisation intense de la famille et tout particulièrement des femmes.
26A la génération des cédants, les femmes tiennent une place essentielle dans la constitution d’un nouveau capital de production pour la génération des cédants : d’une part, en tant qu’héritières d’un patrimoine mobilisé pour l’exploitation naissante ; d’autre part, par l’utilisation et la mobilisation de leur activité salariale extérieure. Enfin, par leur participation permanente à l’activité de production jusqu’à ce qu’un ou deux fils viennent progressivement prendre la relève. Elles assurent ainsi la transmission de ce nouveau patrimoine à la création duquel elles ont largement contribué.
27Cette situation s’observe à la génération suivante, les conjointes des héritiers étant largement investies dans la sphère de production et dans la continuité de la modernisation de l’exploitation jusqu’à ce qu’elles soient remplacées par des salariés. L’investissement de leur force de travail permet le développement d’une entreprise salariale. En d’autres termes, si le processus de création puis de modernisation de ces élevages laitiers conduit inévitablement à l’exclusion des femmes de la sphère de production et de l’héritage, ce processus ne s’est pas réalisé sans elles.
28De par leur rôle au sein de ce processus sur trois générations, il apparaît que les femmes assurent tout d’abord un lien essentiel entre les hommes, c’est-à-dire entre père et fils héritiers du métier. La permutation des places entre elles et leurs fils leur confère ce rôle de lien entre les générations d’hommes. Mais elles jouent également un rôle essentiel du point de vue de la mobilité sociale de ces familles observées sur trois générations : de par leur activité salariale et leur travail sur l’exploitation, elles assurent le passage d’une situation sociale de petits propriétaires ouvriers agricoles, travaillant pour le compte de grands propriétaires latifundistes à celle de chef d’entreprise, indépendant et détenteur de ses moyens de production.
Le rôle des femmes dans l’agriculture franc-comtoise : transmission et continuité patrimoniale
29Les éleveurs cédants que nous observons en Franche-Comté ont également entre 45 et 65 ans. Ils viennent de ou vont transmettre leur patrimoine à la génération suivante. A la différence des éleveurs observés en Andalousie, les éleveurs franc-comtois sont héritiers de plusieurs générations d’éleveurs.
Les cédants en Franche-Comté : des héritiers continuateurs du patrimoine
30Traditionnellement, l’activité agricole franc-comtoise est centrée sur l’élevage, en vue de la production fromagère. Dans ce groupe d’éleveurs prédomine la règle coutumière de transmission égalitaire du patrimoine, avec conservation de l’unité de production : le patrimoine est transmis préférentiellement à un seul fils héritier du patrimoine professionnel et successeur du métier. Cette règle implique l’existence de compensations soit en argent, soit en mobilier et immobilier non agricole aux autres membres de la fratrie de l’héritier. Les terres sont ainsi généralement réservées au successeur. Tout un ensemble de dispositions visent à maintenir l’exploitation viable au seul successeur, malgré la règle égalitaire. Le respect du principe de l’unité et du principe de partage égalitaire contraint le successeur à racheter en partie ou en totalité le patrimoine lié à l’exploitation12.
31Cette prédominance de la transmission préférentielle permet ainsi de conserver l’intégralité du patrimoine familial entre les mains d’un seul successeur. Dans le même temps, elle conduit à écarter les collatéraux de toute prétention à l’héritage du bien familial, en particulier les filles. L’émigration des collatéraux est forte, tout particulièrement celle des filles qui va s’accentuer à partir des années 60.
32Les couples de cédants que nous avons rencontrés ont entre 45 et 60 ans. Ils sont soit héritiers d’un éleveur ayant lui-même hérité de l’exploitation familiale, soit d’un fils exclu de l’héritage familial (c’est un de ses frères qui a hérité) et ayant migré hors de son village d’origine pour venir s’installer soit en fermage, soit par rachat d’une exploitation laitière. Qu’ils soient héritiers d’héritiers ou héritiers d’exclus, ces couples de cédants se sont installés sur une petite exploitation qui va être modernisée au fil des années. Au moment de l’entretien, ils sont soit en phase objective de transmission (un fils ou un gendre est installé en GAEC, c’est-à-dire un Groupement d’exploitations agricoles en commun), soit en phase de transmission à venir (le fils est en formation agricole).
Modernisation et continuité patrimoniale
33Les couples de cédants ont connu la grande modernisation de l’agriculture des années soixante. Après avoir exercé une activité salariale avant de se marier, les femmes s’installent sur l’exploitation dont leur mari a hérité et deviennent aide familiale. Le couple s’investit dans la modernisation de l’exploitation parentale.
34Il est du reste intéressant de souligner combien, dans l’imaginaire des filles et des belles-filles de cette génération, ces dernières apparaissent comme les « femmes de la modernisation », celles qui « ont travaillé plus que leur propre mère parce qu’il fallait moderniser et être partout à la fois, un boulot de dingue (…) c’était une génération de femmes qui a travaillé dur (…). Ces générations, ce qui a primé, c’était d’équiper la ferme, elles ont plus peiné que leur mère13 ».
35L’exploitation agricole est une exploitation familiale de couple où mari et femme sont investis dans le travail agricole. Si certaines femmes ont pu avoir recours au salariat extérieur au début de leur trajectoire, c’est en particulier pour augmenter le budget familial.
36La transmission de l’exploitation à la génération suivante suppose alors que la conjointe du cédant va peu à peu se retirer de la sphère de production et laisser sa place à un, voire deux fils successeur(s). Mais ce processus de permutation suppose de comprendre comment la conjointe, bien qu’elle tende à ne plus s’investir à la ferme, participe à la transmission objective de l’exploitation.
37En fait, dans la majorité des cas observés, les exploitations se transmettent sous la forme juridique du GAEC associant père et fils. En s’associant en GAEC, ceux-ci s’engagent dans une association capital-travail importante. Lorsque le père prend sa retraite, c’est son épouse qui le remplace dans le GAEC, évitant ainsi sa dissolution14 en attendant l’installation de la conjointe du fils ou d’un associé15.
38Dans certaines situations, il y a création d’activité parallèle (ferme auberge, camping, production de petits fruits, etc.). Pourtant, bien que ces entreprises soient juridiquement inscrites au nom des conjointes, leur création sert à faire le lien entre père et fils, ce dernier étant trop jeune pour reprendre l’entreprise familiale. Ce type d’activité est donc temporaire et vise à garantir l’installation du fils successeur. « Dans l’agriculture, l’artisanat et le commerce, les créations d’entreprises féminines sont en fait des créations intérimaires, dans le sens où elles ne correspondent pas réellement à des installations de professionnelles à la campagne, mais que les femmes sont là pour faire le lien entre deux hommes16 ».
39La transmission et la conservation du patrimoine s’inscrit dans des stratégies au sein desquelles les femmes tiennent une place essentielle : elles participent à la conservation de ce patrimoine. Dans ce processus de permutation des places entre mère et fils successeur(s), les femmes assurent le lien essentiel entre deux hommes, le père et le(s) fils) successeurs. Or, si les femmes assurent la continuité de l’exploitation pour la génération des cédants, il faut tenir compte de la place qu’occupent les femmes à la génération suivante, celles des héritiers-successeurs.
Succession et continuité patrimoniale
40La prédominance de la règle de conservation de l’unité de l’exploitation dans le cas de la Franche-Comté signifie qu’un fils (voire deux) va hériter de l’exploitation parentale. Il y a donc continuité de la transmission patrimoniale. Mais ce processus implique de rendre compte de la place qu’y occupent les femmes. Objectivement, on observe plusieurs situations :
- Les EARL17 ou association entre mari et femme. Cette situation concerne les exploitations qui viennent d’être transmises. Dans ce cas, la conjointe travaille à l’exploitation agricole comme agricultrice au même titre que son mari. Cependant, les trajectoires de ces femmes ne sont pas identiques. Deux situations sont observables :
- Des trajectoires continues : les conjointes travaillaient déjà comme aide familiale dans l’exploitation, avant que cette dernière soit transmise définitivement. Le mariage et la naissance des enfants les conduisent à cesser leur activité salariale. Elles deviennent femmes au foyer, tout en aidant leur mari. Celui-ci était en GAEC avec ses parents. Au moment de la retraite de ces derniers, c’est-à-dire au moment de la transmission définitive de l’exploitation, la conjointe s’installe définitivement au sein de l’exploitation, en tant que conjointe d’exploitant ou associée dans le cas d’EARL.
- Des trajectoires détournées : les conjointes continuent d’exercer une activité salariale après leur mariage (infirmière, institutrice, etc.). Leur mari est en GAEC avec ses parents. Cependant, la transmission définitive de l’exploitation à leur mari conduit à leur installation. Il s’agit de situations pour lesquelles le mari n’a pas trouvé d’associé. Après discussions et négociations, la conjointe s’installe. Dans ces situations, l’installation et la trajectoire des femmes sont donc surdéterminées par les conditions objectives de l’exploitation liées à la transmission. De par leur installation, elles assurent la continuité patrimoniale.
- Des trajectoires continues : les conjointes travaillaient déjà comme aide familiale dans l’exploitation, avant que cette dernière soit transmise définitivement. Le mariage et la naissance des enfants les conduisent à cesser leur activité salariale. Elles deviennent femmes au foyer, tout en aidant leur mari. Celui-ci était en GAEC avec ses parents. Au moment de la retraite de ces derniers, c’est-à-dire au moment de la transmission définitive de l’exploitation, la conjointe s’installe définitivement au sein de l’exploitation, en tant que conjointe d’exploitant ou associée dans le cas d’EARL.
- Les GAEC entre deux frères ou entre associés (situation minoritaire). Dans cette situation, la transmission a été réalisée. Les conjointes travaillent à l’extérieur ou à la ferme, comme aide familiale de manière irrégulière. Elles s’occupent davantage des activités annexes (vente de lait ou de petits fromages, gestion de l’exploitation, etc.) mais s’investissent peu dans l’activité laitière elle-même. Pour celles exerçant une activité extérieure, il y a distinction entre leur activité professionnelle et celle de leur mari. Chacun occupe une activité particulière, différente l’une de l’autre.
41Cependant, nous avons pu observer des situations de rupture de GAEC, lorsque deux frères décident de se séparer (ou lors d’un décès de l’un deux). Dans ces situations, les conjointes ont cessé également leur activité et se sont installées en EARL avec leur mari. Ici aussi, leur trajectoire est surdéterminée par les conditions objectives de l’exploitation.
42Ces situations n’échappent bien évidemment pas à de nombreuses négociations impliquant bien souvent le couple et les parents du (des) fils successeur(s).
43A la génération des héritiers, la reproduction du métier s’organise donc autour de deux modèles distincts : le métier de couple ou l’association entre frères ou associés. Statistiquement, l’exploitation mobilisant un couple reste dominante, les situations de GAEC entre frères ou associés restant moins nombreuses.
44Dès lors, quelles que soient les situations, la femme joue un rôle essentiel, à savoir celui d’assurer le lien entre deux générations d’hommes, le père et le fils. Elle sont un maillon indispensable de la transmission pour ensuite disparaître et laisser la place.
Transmission et continuité patrimoniale : les femmes à l’épreuve des générations
45L’observation des modalités de transmission sur trois générations montre que c’est le modèle de l’entreprise familiale qui prédomine en Franche-Comté. Ce processus de transmission se caractérise par la conservation et la continuité du bien patrimonial. Il assure la continuité et la reproduction du métier d’éleveur d’une génération à une autre.
46Or, l’analyse de l’implication des femmes dans le processus de transmission sur trois générations montre que ces dernières, au delà des transformations et de la modernisation de l’agriculture, assurent un rôle essentiel, celui de lien entre les générations d’hommes qui se succèdent à la direction de l’élevage et donc dans la transmission du patrimoine.
47A la génération des cédants, les femmes tiennent une place dans la modernisation des exploitations par la mobilisation de leur force de travail. Mais c’est dans la permutation des places entre elles et leur(s) fils héritier(s) du métier qu’elles assurent et garantissent la transmission d’une génération à une autre.
48Cette situation se reproduit à la génération des héritiers dans la mesure où, dans la majorité des cas observés, les conjointes d’héritiers bouclent en quelque sorte ce processus de transmission objective en s’installant dans l’exploitation.
49La prise en compte d’une temporalité longue dans la transmission du patrimoine montre que les femmes permettent la conservation de l’intégralité du patrimoine et sa transmission d’une génération à une autre. En assurant ce lien entre les générations d’hommes, elles pérennisent la reproduction du métier d’éleveur dans une logique patrimoniale.
50En Andalousie, la comparaison du rôle et de la place des femmes sur deux générations au regard de la transmission du patrimoine nous a montré que les femmes ont permis la mobilité sociale de leur famille (passage du salariat à l’entreprise salariale) par leur double investissement en tant que salariées extérieures et aides familiales dans l’exploitation nouvellement créée. C’est par la permutation de leur place, en particulier au sein de la sphère de production, qu’elles ont fait le lien entre les générations d’hommes et permis ainsi la transformation des modalités de transmission du patrimoine (passage d’un système où prédominait le partage égalitaire à un système où prédomine la conservation et la concentration du patrimoine à un seul ou deux héritiers masculins).
51En Franche-Comté, la prédominance et la permanence d’une transmission visant en priorité la conservation et la concentration du patrimoine agricole à un ou deux héritiers conditionnent fortement les logiques de reproduction sociale et la place que les femmes occupent dans ces processus. L’analyse montre que les femmes y assurent un rôle essentiel, celui de la conservation de l’intégralité du patrimoine à chaque génération et d’une génération à une autre par les stratégies mises en place.
52Au-delà des particularités locales et des transformations ou des conservations propres aux deux populations d’éleveurs observées, c’est bien le rôle de lien qu’assurent les femmes entre les générations d’hommes qui est essentiel. « Médiatrices qui traversent les générations18 », les femmes sont actrices des processus de transmission des patrimoines et du métier en lignée masculine. C’est par elles que transite ce qui est transmis à la génération suivante. Cependant, elles sont actrices de la transmission d’un bien qui, en quelque sorte, leur échappe à chaque génération. Ce constat interroge et renvoie à une interrogation anthropologique plus générale sur la place des femmes dans la division sexuelle du travail et dans les transmissions entre générations, en particulier sur cette fonction de médiation, de lien entre générations.
Bibliographie
Bibliographie
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Salitot (Michèle), Héritage et parenté en Franche-Comté du XIIIe siècle à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1988, 239 p.
Notes de bas de page
1 Le patrimoine agricole étant à la fois matériel – foncier, élevage – mais également immatériel, c’est-à-dire culturel et symbolique. Voir Jacques-Jouvenot (Dominique), Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L’Harmattan, Coll. Logiques Sociales, 1997, 239 p.
2 Blanc (Michel) et Perrier-Cornet (Philippe), Transmission des exploitations agricoles et installation des agriculteurs dans la CEE, Actes et Communications, INRA, Dijon, n° 11, 1993.
3 Jacques-Jouvenot (Dominique), Choix du successeur…, op.cit.
4 Blanc (Michel) et Perrier-Cornet (Philippe), Transmission des exploitations, op.cit.
5 Pour les différents modes de transmission des patrimoines en Europe, nous renvoyons à l’analyse ethnohistorique de Augustins (Georges), Comment se perpétuer ? devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Société d’Ethnologie, Nanterre, Paris, 1989, 434 p.) et aux travaux de Blanc (Michel) et Perrier-Cornet (Philippe), Transmission des…, op.cit.
6 Augustins (Georges), Comment se perpétuer… ., op.cit.
7 L’enquête a été réalisée auprès de 30 exploitations laitières de la région de Grenade (la zone s’étendant entre Granada à l’est, Loja à l’ouest, Íllora au nord et Alhama de Granada au sud) en Espagne (Andalousie) et 30 exploitations laitières des premier et deuxième plateaux en Franche-Comté.
8 Pour une analyse des stratégies matrimoniales de la petite paysannerie andalouse, voir Combessie (Jean-Claude), Au sud de Despeñaperros, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1989, 278 p.
9 Sur le rôle de l’émigration dans le milieu agricole andalou, lire en particulier Gregory (David D.), La odisea andaluza : una emigración hacia europa, Madrid, Tecnos, 1978, 270 p. et Kade (G.), Estudio socioeconómico de Andalucía. Factores humanos, Madrid, Instituto Desarrollo Económico, 1970.
10 La majorité d’entre eux ont profité de primes à l’achat d’animaux d’élevage mises en place dans les années 60-70 par la Junta de Andalucia (gouvernement andalou).
11 Cette situation constitue une des différences essentielles avec la Franche-Comté où, nous le verrons, c’est davantage une dimension familiale de l’exploitation qui perdure.
12 Salitot (Michèle), Héritage et parenté en Franche-Comté du XIIIe siècle à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1988, 239 p.
13 Extraits d’entretiens.
14 Un GAEC implique au minimum deux associés.
15 Nous avons repéré d’autres formes de stratégies pour lesquelles les femmes jouent un rôle important. Citons le cas des GAEC d’un père et deux fils. L’installation fictive de la mère (puis de la conjointe) permet de soumettre l’exploitation à l’imposition forfaitaire et au réel, ce qui est plus avantageux dans le cas de grosses structures.
16 Jacques-Jouvenot (Dominique), Choix du successeur…, op.cit., p 112. Voir également Capt (Danièle), Diversification de l’activité des exploitations agricoles, INRA, Dijon, 1994 et Les fermes-auberges dans le massif vosgien. Logiques économiques et processus de succession-installation, INRA, Dijon, 1995.
17 EARL : Entreprise agricole à responsabilité limitée.
18 Rieu (Anne), « Héritières pyrénéennes, rites d’hier et transgression de sexes », Paris, 19ème colloque ARF, Le monde rural : omission ou fascination ?, 24-25 nov. 1994, p. 10.
Auteur
Docteur en Sociologie, Membre du LA.S.A., Laboratoire de sociologie et anthropologie, Université de Franche-Comté.
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