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Pouvoirs des familles, familles de pouvoir

 | 
Michel Bertrand

Familles et parentés

Livres de raison, Livres de réseaux ? Parenté spirituelle et hiérarchie urbaine : Toulouse et Rodez aux xvie et xviie siècles

Sylvie Mouysset

Texte intégral

  • 1 On peut lire à ce propos l’ensemble des travaux de Philippe Lejeune, et notamment L’autobi (...)
  • 2 Parmi les travaux les plus récents, on peut citer ceux de Michel Cassan, Robert Sauzet et (...)
  • 3 Des lacunes sont parfois visibles lorsqu’on procède à une analyse comparée des livres de r (...)

1Depuis plusieurs années, les livres de raison attirent l’attention des historiens modernistes qui y voient l’une des manifestations précoces d’une écriture de soi dont on connaît toute la fortune postérieure1. Monographies et éditions critiques se multiplient2. Par leur nature même, ce sont des monuments de la singularité des individus et des familles. Est-il possible d’aller au-delà de cette singularité pour aborder des questions plus larges ? Notre propos se veut avant tout méthodologique, à partir de la question des réseaux que les livres de raison permettent d’esquisser et d’identifier. Les réseaux familiaux retiendront notre attention et plus particulièrement les liens nés du compérage. En effet, comme pour les alliances matrimoniales, les pères de famille s’attachent à mentionner les parrains et marraines de leurs enfants avec plus ou moins de soin et de ponctualité3.

2Deux livres seront analysés ici, celui de Jean de Paucheville, conseiller au sénéchal-présidial de Toulouse pendant la première moitié de XVIIe siècle, et celui de la famille Perrin, dont les membres principaux sont eux-mêmes gens du roi à Rodez en Rouergue aux XVIe et XVIIe siècles. La mise en perspective de ces deux mémoires de famille, enrichie par d’autres témoignages, permettra d’appréhender la question de l’échelle des villes comme variable possible du mode de construction, de la densité et de la qualité des connexions lisiblement établies par l’attribution de la parenté spirituelle.

3Parmi les éléments clés d’un grand nombre de livres de raison, figurent des informations détaillées sur les événements familiaux - naissances, mariages, décès - et le choix des parrains et marraines. L’ensemble des relations de compérage constitue un réseau de personnes partageant des liens de sang, d’alliance, d’amitié et, éventuellement, de patronage. Les deux livres de raison retenus pour cette étude donnent à voir, au premier abord tout au moins, des stratégies différentes qui peuvent évoluer dans le temps, d’une génération à l’autre.

4Le magistrat toulousain, Jean de Paucheville, esquisse un double réseau de parenté spirituelle : d’un côté, un réseau intensif et horizontal qui relie les membres des branches paternelles et maternelles, confortant ainsi les liens familiaux plus ou moins proches ; de l’autre, un réseau extensif et vertical reliant Paucheville, son épouse et certains de ses enfants à d’anciens serviteurs, ou à des employés des propriétés rurales de la famille, aux alentours de la ville.

  • 4 ADHG, 1 J 548. Ce livre de raison a fait l’objet d’un excellent mémoire de maîtrise par Ma (...)

5Le premier auteur de ce beau livre de raison est Jean, qui le commence vers 1619 au moment où il liquide l’héritage de ses parents en Forez. Grâce à un généreux grand-oncle, celui-ci achète une charge de conseiller au siège du présidial-sénéchaussée de Toulouse, office qu’il lègue à l’un de ses fils, Pierre, second auteur du livre. Un membre de la troisième génération, Joseph-Ignace, a également ajouté quelques informations, surtout généalogiques, mais le principal auteur reste son grand-père4.

6Le livre de raison des Paucheville permet donc de suivre les choix de compères pour trois générations d’enfants. Les sept fils et filles de Jean et de Gilette de Roquette, son épouse, sont portés sur les fonts baptismaux par des membres des deux parentèles. Oncles et tantes, grands-oncles et grands-tantes occupent les premiers rangs, loin devant une grand-mère et une cousine par alliance. Nouveau venu à Toulouse, Jean de Paucheville choisit ses compères parmi les parents de sa mère et de son grand-oncle et protecteur, les Advisard, alors en voie d’ascension parlementaire. Chez les quatre enfants de son fils Pierre, les oncles et tantes et deux grands-oncles et tantes font office de compères. Jean est le seul aïeul parmi les parrains. Enfin, à la troisième génération, Joseph-Ignace a très largement recours aux grands-oncles et grands-tantes. Celui-ci est enfant unique, comme sa femme Raymonde semble-t-il, singularité qui pourrait expliquer en partie les choix du couple.

Schéma 1a : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 7 enfants de Jean de Paucheville et de Gilette de Roquette

Schéma 1a : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 7 enfants de Jean de Paucheville et de Gilette de Roquette

Schéma 1b : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 4 enfants de Pierre de Paucheville et de ses deux femmes, Jeanne-Paule Duclos et Catherine de Besson

Schéma 1b : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 4 enfants de Pierre de Paucheville et de ses deux femmes, Jeanne-Paule Duclos et Catherine de Besson

Schéma 1c : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 3 enfants de Jean-Noël de Paucheville-Duclos et de Raymonde de Tière

Schéma 1c : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 3 enfants de Jean-Noël de Paucheville-Duclos et de Raymonde de Tière

7Au total, dans ce milieu d’officiers moyens toulousains, parrains et marraines sont issus de la parentèle assez proche, avec une préférence marquée pour les frères et sœurs et les oncles et tantes des parents. Ce compérage intensif souligne donc les liens de sang et d’alliance déjà fortifiés par des stratégies matrimoniales appropriées.

8À Rodez, les Perrin sont avocats, ou officiers du roi – juges, officiers de la sénéchaussée comtale, puis conseillers d’élection et du présidial – et participent très régulièrement à l’exercice du pouvoir municipal, comme consuls ou conseillers politiques. Les auteurs du livre se transmettent également l’honneur de représenter la ville comme syndic. Le choix des parrains et marraines évolue ici au fil des générations présentes dans le livre de raison familial. Étienne, premier auteur, favorise nettement la famille de sa femme en attribuant à ses demi-frères Corneillan la part belle du compérage.

2 - Parrains et marraines des enfants d’Étienne Perrin et Antoinette Coquelet (1579-1594)

2 - Parrains et marraines des enfants d’Étienne Perrin et Antoinette Coquelet (1579-1594)
  • 5 Jeanne de La Panouse fut mariée deux fois, tout d’abord avec Charles de Corneillan, puis a (...)
  • 6 JOUANNA (A.) “La genèse des élites modernes“, in CHAUSSINAND-NOGARET G. (dir.), Histoire d (...)

9C’est ainsi que Charles de Corneillan apparaît comme « mon frère » alors qu’il n’est en fait que demi beau-frère d’Etienne car issu d’un premier mariage de sa belle-mère5. La famille Corneillan, qui donnera trois évêques à la ville de Rodez, est des plus influentes et constitue un appui solide et constant pour les Perrin qui étaient, il y a peu encore, marchands de Bertholène, petit bourg du Causse Comtal. “Un individu n’arrive pas à grand-chose s’il n’est pas enraciné dans une parentèle solidaire“, note Arlette Jouanna, “dont les membres s’entraident et conjuguent leurs efforts pour pousser le mieux placé et le plus doué d’entre eux...“6.

  • 7 FINE (A.), Parrains, marraines, la parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994, p.  (...)

10Le compérage est ici un instrument essentiel de mise en valeur d’une branche qui pourrait, sans cela, apparaître comme une simple greffe périphérique. Simultanément, il est signe de réconciliation entre deux lignages qui n’ont pas toujours été en bons termes. À ce propos, Agnès Fine considère que compérage et mariage sont deux institutions créatrices de “relations de solidarité, de paix et d’échanges économiques entre groupes. Dans les sociétés à vendetta, par exemple, l’une et l’autre constituent un des moyens pour arrêter le cycle des vengeances de sang entre deux familles“7. Effacer et souligner sont deux gestes qui redessinent l’arbre de la famille à sa convenance : il s’agit ici de gommer les aspérités d’un passé fratricide et de cultiver des liens de pouvoir issus d’une branche qui n’est secondaire qu’en apparence.

11Dès la deuxième génération, l’attribution du compérage aux alliés permet une extension aussi bien géographique que sociale du réseau. L’espace rouergat fournit des marchands, des officiers, des seigneurs comme parrains et marraines, donnant ainsi aux Perrin une assise plus solide au sein de la notabilité locale.

3 - Parrains et marraines des enfants de Jacques Perrin et Catherine Arvol (1610-1620 environ)

3 - Parrains et marraines des enfants de Jacques Perrin et Catherine Arvol (1610-1620 environ)
  • 8 Dalmas Perrin a cependant beaucoup de mal à abandonner le prénom totémique de la famille, (...)
  • 9 KLAPISCH-ZUBER (C.), “Compérage et clientélisme à Florence (1360-1520)“, Ricerche Storiche(...)
  • 10 BAKIS (H.), Les réseaux et leurs enjeux sociaux, Paris, P.U.F, 1993, p. 10.
  • 11 FINE (A.), “Compères et commères...”, op. cit., p. 262 : Donner aux enfants le nom des déf (...)

12Marié en secondes noces à Catherine d’Arvol, fille d’un opulent bourgeois de Sauveterre, Jacques choisit plus souvent parrains et marraines hors du lignage et élargit ainsi l’horizon familial au-delà des limites auparavant fixées par son père. Parents et frères ou sœurs sont traditionnellement sollicités, chez les Perrin comme chez les Arvol. Fait nouveau, les alliés entrent vraiment en scène : des liens isotropes sont noués avec les parents charnels, configurant ainsi un harmonieux compérage horizontal, qui n’est plus hiérarchisé ni déséquilibré comme précédemment. L’extension est géographique, vers Sauveterre (Arvol, Vergnes), Saint-Rome de Tarn (Fulchrand), ou encore Toulouse (Ricardy). Elle est aussi sociale : les marchands restent présents et prospères (Ricardy, Foucras, Arvol), mais les liens les plus précieux sont les marcottages réussis dans les vieilles familles féodales (Fulchrand, seigneur de la Bessière), ou encore les branches palissées nécessaires à l’ambition officière (Guillermi). Ces familles convoitées apportent en dot et en parrainage leur propre toile tissée de précieux fils noués avec d’autres lignages notables du « pays ». Leurs noms n’ayant pas besoin d’être dits, ils ne sont pas écrits : chacun sait, par exemple, que Jeanne Martin (1519-1583), épouse de Jean Perrin et mère d’Étienne, est dite “la Bouyssoune“, car la famille Bouyssou, branche maternelle alliée aux plus grandes familles du Rouergue, est plus honorable que celle des Martin ou même des Perrin. Ces alliances en forme de “famille de ma famille“sont fort appréciables et reconnues à leur juste valeur. Elles sont repérables entre les lignes du livre de raison, si l’on prête attention au choix des prénoms. Une nièce d’Étienne porte le beau prénom d’Hélips, qui est certes celui de sa marraine, mais aussi et sans doute surtout celui de son arrière grand-mère maternelle, la puissante Hélips Bouyssou, mère de Jeanne et héritière des Montferrier et des Vigouroux. Le prénom est la trace d’une influence qui mérite de ne pas être enfouie dans les oubliettes de la mémoire familiale. Comme Hélips, Dalmas Perrin porte le nom d’une famille notable, même s’il n’y est pas directement lié : ce prénom lui a été transmis par la famille de sa mère, Catherine Arvol, qui le tenait de l’honorable lignage Dalmas de Sauveterre. Les Perrin affichent ainsi une alliance graduée avec les Dalmas, par le truchement des Arvol8. À l’instar des marchands florentins du Quattrocento, ils pratiquent un compérage que l’on peut qualifier de “multiplicateur d’alliances“9. Le réseau du compérage recouvre encore celui des alliances, en soulignant ses liens essentiels. Réseau complexe ou hyper réseau, les liens tissés vont au-delà des nœuds de compérage formés par Jacques Perrin et sa femme ; ils absorbent les réseaux des familles alliées10. Ainsi le cercle de famille s’agrandit-il en incluant d’autres cercles. Or cette agrégation est limitée aux familles alliées. Si on ne peut donc raisonnablement parler de “réseau ouvert“, elle est formalisée par des signes discrets mais durables, comme l’attribution des prénoms qui permet, en outre, d’associer les morts au réseau des vivants - la réapparition d’Hélips Bouyssou est exemplaire à ce titre - et de renforcer le clan en le pérennisant11.

13La troisième génération du livre de raison, celle de Jean, époux de Catherine Ladous, confirme les choix précédents et mise tout sur les rameaux alliés qui peuvent faciliter l’intégration au monde prestigieux de l’office.

4 - Parrains et marraines des enfants de Jean Perrin et Catherine Ladous (1647-1658)

4 - Parrains et marraines des enfants de Jean Perrin et Catherine Ladous (1647-1658)

14On ne peut, par exemple, comprendre la présence de Marie Labro, cousine de Catherine Ladous et marraine d’Anne, que par ses liens étroits avec la famille Bonal, grande famille ruthénoise, fort présente au consulat et peuplée de gens du roi, éminents officiers des élections et présidial de Rodez.

  • 12 WOLF (E.), “Friendship and Patron-Client Relations in Complex Societies“, in M. Banton ed. (...)

15Ce sont des connexions utiles à l’ascension familiale, véritable tremplin qui facilite le passage de la marchandise à l’office. Ce réseau durable de relations mutuelles constitue en soi un capital social mobilisable pour atteindre ses objectifs. Le compérage vertical envisagé ici, qui favorise discrètement un lignage honorable et influent, est une forme d’investissement professionnel et patrimonial à long terme. On peut alors penser dans le cas présent à une forme d’“amitié instrumentale“, au service de l’ascension du clan12.

16C’est seulement à la fin du XVIIe siècle que François, fils de Jean et de Catherine, inaugure une nouvelle construction de réseau. Cette innovation est sensible à travers le choix des parrains et marraines : les amis, dépourvus de tout lien de parenté, entrent dans le clan Perrin. Amis de la famille, ou relations professionnelles enviables ? Les deux propositions sont envisageables simultanément.

5 - Parrains et marraines des enfants de François Perrin et Catherine Martin (1686-1697)

5 - Parrains et marraines des enfants de François Perrin et Catherine Martin (1686-1697)
  • 13 Archives départementales de l’Aveyron, E 2025, f. 75-76, 9 janvier 1685.
  • 14 DELMAS (J.), “Amis et amis charnels“, Bulletin du Cercle Généalogique du Rouergue, 1997, n (...)

Charles-François de Nogaret est le plus “notable“d’entre eux ; parrain de Catherine, premier enfant du couple, il est identifié par sa fonction : “fust tenue a baptesme par Mr Nogaret, président du présidial de Rodès“. C’est dans sa maison que François et sa future épouse, Catherine de Martin, ont signé leur contrat de mariage, un an plus tôt ; c’est également lui qui reçut du père de Catherine la procuration pour constituer la dot de sa fille13. Ami intime de la famille, il est ainsi “apparenté“aux Perrin et figure parmi les “amis charnels“du clan14.

17D’Étienne à François, ces officiers du roi ont tenu, de père en fils, le livre de raison en forme de registre de la mémoire familiale. L’évolution de leur toile pourrait tenir en deux mots, deux verbes d’action : conserver et grandir. Il s’agit, en effet, de conserver les fondements qui ont fait la fortune et construit l’histoire du clan. En d’autres termes : conserver l’idéal commerçant dans le berceau familial de Bertholène, ainsi que dans la ville qui a accueilli leur réussite, Rodez, et étendre leurs activités jusqu’à Toulouse. En même temps, demeure le souci de conserver une forte assise foncière et seigneuriale, souci lisible dans le livre par les attributions de parenté spirituelle à de vieilles familles rouergates, et plus lisible encore dans les actes notariés par le nombre des rentes féodales perçues. L’étude des compoix autour de Rodez confirme les premières impressions : ces officiers, comme ceux de Beauvais, sont d’abord des propriétaires qui investissent traditionnellement leur fortune dans la terre.

  • 15 Voir, à ce propos, la très belle conclusion de Maurice Agulhon au colloque qui s’est tenu (...)

18Quant à grandir : la terre ne suffit pas, pour cela, même si elle autorise le port d’un nom plus honorable ; certains Perrin se disent volontiers “sieur de la Campie“. L’honneur, dans cette ville devenue tardivement ville royale, consiste à se hisser parmi les gens du roi et pouvoir ainsi pénétrer au moins dans l’une des deux élections ruthénoises, ou mieux, passer la porte du présidial. La famille cède alors le pas : le président du présidial prend la place du grand-père au premier rang du compérage des enfants Perrin. L’État, en quelque sorte, se substitue à la famille : les formes de sociabilité évoluent et les réseaux apparaissent à géométrie variable15. La toile des Perrin se dessine désormais hors de l’arbre généalogique du clan ; elle a ses règles propres de fonctionnement qui échappent à la coutume et déborde des cadres traditionnels de la famille. Et même si elle ne franchit que rarement les murailles de la ville, elle choisit tout de même la voie royale.

19Dans la première modernité au moins, les deux familles étudiées choisissent en priorité des formes de compérage intensif qui renforcent les lignages respectifs et en soulignent les liens principaux. Les relations ainsi entretenues se fondent sur une relative égalité des statuts : l’endogamie des alliances matrimoniales se reflète également dans les liens spirituels. Chez les Paucheville, plus encore que chez les Perrin, ces connexions forment un réseau à dominante horizontale, égalitaire et réciproque. Les parents sollicitent les membres de leur parenté pour parrainer leurs enfants et sont, en retour, conviés à devenir parrain et marraine.

6 - Les conjoints Paucheville-Roquette et leurs enfants comme parrains et marraines

6 - Les conjoints Paucheville-Roquette et leurs enfants comme parrains et marraines

20Le cas de Jean de Paucheville et de Gilette de Roquette en fournit une illustration significative. Parmi leurs sept enfants, quatre ont été portés sur les fonts baptismaux par des frères de Gilette. La progéniture des Roquette, elle, a pour parrains Jean et Gilette (deux fois pour Jean, quatre fois pour Gilette). L’ouverture par-delà la famille et les clivages sociaux semble rare. À la fin du XVIIe siècle, les Perrin s’éloignent pourtant de ce modèle en faisant du compérage un levier d’ascension sociale et politique externe à la parentèle.

21Étudier les seuls baptêmes des enfants de ces familles donne cependant une vision partielle de la réalité des réseaux ainsi construits et entretenus. Ici encore, le livre de raison des Paucheville permet, grâce aux notations de Jean, de découvrir un autre réseau qui obéit à d’autres critères. Ainsi Jean a noté quatorze naissances et baptêmes où lui-même, son épouse, ou l’un de leurs enfants ont été sollicités pour parrainer un nouveau-né étranger à la famille. Étranger, c’est beaucoup dire. Tous ces filleuls appartiennent en fait à des couples étroitement liés aux Paucheville, par des liens de travail et de dépendance. Il s’agit surtout d’anciennes domestiques (chambrières et nourrices) et d’anciens valets ou laquais ayant passé une partie de leur jeunesse à travailler dans la maison des Paucheville, avant d’être retournés se marier dans leur village. De plus, s’ajoutent également à cette domesticité de maison, deux hommes qui ont effectué ou continuent d’effectuer des travaux agricoles dans les propriétés rurales des Paucheville (à savoir un métayer et un gardien de bétail). Il est à noter que certaines de ces relations perdurent à travers les générations : en 1636, Gilette est marraine de la fille de son ancienne chambrière, Blanquette Lamarche, épouse de Jean Durand, travailleur de terre. Deux décennies plus tard, Jean et Gilette sont les témoins du pacte de mariage de Gilette Durand, la filleule en question, elle aussi employée de la famille. Enfin, en 1661, Jean devient le parrain du fils de cette femme de chambre. Les Paucheville, employeurs à la ville comme à la campagne, jouent ainsi un rôle important dans les moments clés de l’existence de trois générations de paysans/domestiques.

22Ce système de relations humaines, dont la parenté spirituelle n’est qu’un élément parmi d’autres, se distingue clairement de celui mis à jour plus haut au sein de la parentèle. Là où l’on constatait une majorité de liens horizontaux, égalitaires et réciproques, ici on les voit verticaux, inégalitaires et asymétriques. Verticaux parce qu’ils relient des familles occupant des rangs clairement distincts dans la hiérarchie sociale. Les uns, officiers moyens dans une grande capitale judiciaire, participent au pouvoir régalien en jugeant leurs semblables, vivent de leurs rentes, emploient des domestiques à la ville et des métayers et autres travailleurs agricoles à la campagne, scolarisent leurs garçons dans les collèges de la cité, avant de leur transmettre office et patrimoine immobilier ; les autres, paysans et domestiques, illettrés, vivent de leur travail, sont plutôt jugés que juges. Inégalitaires, parce que la distance sociale qui sépare les uns des autres aboutit à des genres de vie très différents, aussi bien par ses aspects matériels que culturels et intellectuels. Il suffirait, par exemple, de comparer quelques contrats de mariage des Paucheville à ceux des paysans et domestiques qui gravitent dans leur orbite. Asymétriques, enfin, parce que les liens sociaux qui existent réellement entre ces familles ne permettent pas des échanges égaux. Si Jean et Gilette, et même leurs enfants, peuvent parrainer les enfants de leurs serviteurs, la réciproque n’est pas vraie. De même, si les Paucheville apparaissent comme témoins de mariage d’une ancienne servante, le contraire n’est pas envisageable. Enfin, les règles de l’alliance décourageraient toute tentative de mariage entre enfants des deux milieux, même si, on le sait, des amours ancillaires ont bien existé, comme en témoignent les plaintes en gravidation.

  • 16 Au XVIIe siècle, à Toulouse, de tels liens verticaux ne semblent pas rares selon Robert A. (...)

23L’analyse des réseaux de parenté spirituelle, à travers le prisme de deux familles d’officiers moyens, dessine un système de construction plutôt intensif à usage interne et, éventuellement, un autre plutôt extensif à usage externe. Dans le premier cas, les liens de compérage recoupent très largement des liens de sang et d’alliance déjà existants, et ce afin de mieux les renforcer et d’en souligner les éléments principaux ; dans le deuxième cas, ils coulent de patron à client, recouvrant non pas des liens de parenté mais des relations de domination et de dépendance. Serait-ce une forme de paternalisme telle que peut en receler l’histoire à différentes époques et en différents lieux16 ?

  • 17 Le livre de raison de Guillaume Palarin se trouve aux Archives départementales de la Haute (...)

24La question posée au départ, à savoir celle de la différence d’échelle, mérite quelques éléments de réponse, même si la situation offerte dans les deux cas envisagés ne semble pas, au premier coup d’œil, véritablement contrastée. être officier moyen à Toulouse au XVIIe siècle incite à rester presque nécessairement dans l’ombre tutélaire des grandes familles parlementaires et ne se mêler presque jamais des affaires de la ville. C’est d’autant plus vrai que la nature du capitoulat n’encourage pas un investissement familial durable pour ces Toulousains, comme peut l’être, à l’inverse, le consulat ruthénois pour les “notables marchands“et les officiers des deux élections ou du présidial. L’exemple des Palarin, d’origine rouergate et récemment établis dans la capitale du Languedoc, est peut-être significatif. Modestes gens de justice à la fin du XVIe siècle, ils visent clairement une ascension sociale par la voie du droit et de l’hôtel de ville. Guillaume Palarin, praticien ou procureur dans les années 1570, se lie avec Jean-Etienne Duranti, avocat général, puis premier président du parlement. Duranti lui sert de témoin lors de son mariage en 1574, puis de parrain pour son premier né en 1576. Ce même fils, devenu avocat au parlement, réussira, par son passage au capitoulat en 1602, à entrer dans la noblesse, donnant une assise durable aux prétentions sociales de la famille. À la fin du XVIIe siècle, les Palarin intègrent enfin le monde semi fermé des parlementaires toulousains. À l’instar des Perrin, les Palarin utilisent ainsi la parenté spirituelle comme marqueur social indiquant lisiblement l’attachement de la famille à un lignage prestigieux, susceptible de l’aider à franchir sans encombre les étapes de l’intégration du clan et de son ascension. Cette alliance est d’autant plus nécessaire qu’elle est nouée en un lieu où la famille manque encore de racines17.

  • 18 DEBAT (A.), Livre de raison de Raymond d’Austry, bourgeois et marchand de Rodez (1576-1624 (...)
  • 19 MOUYSSET (S.), Le pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, (...)
  • 20 Ibid. p. 396.
  • 21 Ibid. p. 398.

25De fait, l’échelle de la ville importe assez peu dans les modes de construction et les stratégies de réseau de parenté spirituelle. En revanche, l’ancienneté notabiliaire de la famille dans la cité commande les choix de compères : les Paucheville, une fois bien installés à Toulouse, n’ont besoin de personne pour démontrer leur notabilité et trouvent, au sein de leur famille élargie aux alliés, et dans un cadre géographique relativement restreint, assez de membres disponibles pour exercer cette mission spirituelle. On pourrait sans aucun doute les comparer aux d’Austry, ces opulents marchands de Rodez dont l’un d’eux, Raymond (1549-1624), a laissé un très beau livre de raison18. Les d’Austry choisissent compères et commères parmi les leurs ; il faut dire qu’ils sont alliés aux lignages les plus puissants de Rodez – les Jouéry, les Cat, les Maynard, les Masnau...- et n’ont ainsi que l’embarras du choix. De temps à autre, ils dérogent même à l’ordre d’attribution traditionnel pour régler quelque conflit familial19. Raymond privilégie également les liens d’amitié, en donnant sa fille en parrainage à son ami Laurent Macte20. D’Austry utilise enfin la parenté spirituelle pour “réparer“- au sens anthropologique du terme - la mort d’un fiancé qui a contrarié l’alliance avec une famille illustre21.

26Ici, comme chez les Paucheville, point de levier d’ascension sociale visible. Fortune et notabilité sont déjà faites, l’instrument du compérage s’avère inutile. La parenté spirituelle se révèle n’être alors qu’un moyen de consolider un réseau lignager ouvert aux alliés et aux amis alors considérés comme des “frères“.

27Si les réseaux de parenté spirituelle ne peuvent vraiment être distingués à l’aune de la taille ni des fonctions urbaines, il faudra alors sonder d’autres types de réseau, et poser la même question à partir des liens économiques et politiques noués par les chefs de famille. On pourrait, comme on vient de le faire pour la parenté spirituelle, essayer de retrouver ces différentes connexions dans ces pages dédiées à la vie quotidienne. Chez Jean de Paucheville, par exemple, le livre de raison est aussi un registre de prêts consentis à des centaines de personnes au cours de plusieurs décennies. Une analyse rapide de son réseau de débiteurs révèle l’importance de quatre pôles de relations identifiables : la famille au sens large (sang, alliance, parenté spirituelle) ; le milieu professionnel (gens de justice de la sénéchaussée et du parlement) ; un ensemble de bourgeois, de marchands et d’artisans toulousains ; enfin, un groupe de ruraux liés aux villages où les Paucheville possèdent des biens. De nombreux livres de raison contiennent des matériaux similaires exploitables pour dessiner les complexes ramifications des relations nouées et entretenues par une personne au cours de sa vie. Les renseignements issus de cette source domestique complètent alors utilement les archives communales – délibérations, compoix et autres documents fiscaux - ainsi que les précieux registres de notaires. Plus que toute autre source, les livres de raison constituent donc de véritables livres de réseaux. Pour les découvrir, le chercheur doit ainsi regrouper des centaines de noms : parents, débiteurs, acteurs de la vie locale et régionale, et dépasser de la sorte la singularité de ces simples registres domestiques. À la recherche du temps de la famille, voire même de l’esprit de famille, l’historien se réjouira de trouver de tout dans un livre de raison, un peu comme dans un grenier de grand-mère, objets et souvenirs pêle-mêle entassés. Il découvrira alors, au fil de pages souvent griffonnées plutôt qu’écrites, un univers entrelacé de liens sociaux, tissé de relations plus ou moins bien organisées en fonction des aléas des rencontres, des ambitions et des déconvenues, des plaisirs et des jours, qui font tout simplement la vie.

Notes

1 On peut lire à ce propos l’ensemble des travaux de Philippe Lejeune, et notamment L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971 ; Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ; Les brouillons de soi, Paris, Seuil, 1998.

2 Parmi les travaux les plus récents, on peut citer ceux de Michel Cassan, Robert Sauzet et Nicole Lemaitre. CASSAN (M.), Une famille briviste au XVIe siècle : le livre des Malliard, Brive, éd. Les Monedières, 1996. SAUZET (R.), Le notaire et son roi : Étienne Borelly (1663-1718), un Nîmois sous Louis XIV, Paris, Plon, 1998. LEMAITRE (N.), Le Scribe et le Mage. Notaires et société rurale en Bas-Limousin aux XVIe et XVIIe siècles, Ussel, Musée du Pays d’Ussel, Paris, diffusion de Boccard, 2000.

3 Des lacunes sont parfois visibles lorsqu’on procède à une analyse comparée des livres de raison et des registres paroissiaux. Silence et oubli peuvent devenir objet d’histoire, de même que le secret, et une lecture entre les lignes permet, de temps à autre, de comprendre certains “trous de mémoire“du chef de famille.

4 ADHG, 1 J 548. Ce livre de raison a fait l’objet d’un excellent mémoire de maîtrise par Marion Alart, Portrait d’un conseiller au présidial de Toulouse. Jean de Paucheville d’après ses écrits (1593- 1672), Université de Toulouse-Le Mirail, 1998 (sous la direction de J. Thomas). Nous la remercions vivement pour tous les éléments de son travail qu’elle a mis à notre disposition. Nous prenons cependant toute la responsabilité des interprétations que nous avançons.

5 Jeanne de La Panouse fut mariée deux fois, tout d’abord avec Charles de Corneillan, puis avec Bertrand de Coquelet.

6 JOUANNA (A.) “La genèse des élites modernes“, in CHAUSSINAND-NOGARET G. (dir.), Histoire des élites en France du XVIe au XXe siècle, Paris, Tallandier, 1991, p. 53.

7 FINE (A.), Parrains, marraines, la parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994, p. 128.

8 Dalmas Perrin a cependant beaucoup de mal à abandonner le prénom totémique de la famille, Valentin, puisqu’il est nommé “Dalmas dit Valentin“dans le livre de raison.

9 KLAPISCH-ZUBER (C.), “Compérage et clientélisme à Florence (1360-1520)“, Ricerche Storiche, anno XV, 1985, n° 1, pp. 61-76. “Parrains et filleuls. Étude comparative“, in La maison et le nom, stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, E.H.E.S.S., 1990, pp. 109-122. “Compérage et clientélisme“, in La maison et le nom, op. cit., pp. 123-133. FINE (A.), “Compères et commères : l’amitié rituelle dans l’Europe chrétienne“, in Amitiés, Anthropologie et Histoire, Aix en Provence, P.U.P., 1999, pp. 257-272.

10 BAKIS (H.), Les réseaux et leurs enjeux sociaux, Paris, P.U.F, 1993, p. 10.

11 FINE (A.), “Compères et commères...”, op. cit., p. 262 : Donner aux enfants le nom des défunts, refaire le nom, permet “de se prémunir de la malveillance des morts, surtout des morts proches” et constitue “une bonne manière de les honorer et de les « contenter »”.

12 WOLF (E.), “Friendship and Patron-Client Relations in Complex Societies“, in M. Banton ed., The Social Anthropology of complex Societies, Tavistock Publications, pp. 1-22.

13 Archives départementales de l’Aveyron, E 2025, f. 75-76, 9 janvier 1685.

14 DELMAS (J.), “Amis et amis charnels“, Bulletin du Cercle Généalogique du Rouergue, 1997, n° 19, p. 6-8. Dans son article, l’auteur définit l’“ami charnel“, termes relevés dès 1143 dans les archives rouergates, comme “un parent lié par des sentiments d’affection ou plus prosaïquement de solidarité“. Sans doute, un ami très proche peut-il aussi appartenir à cette catégorie, dans la mesure ou le terme “charnel“renvoie plus à la prohibition de l’inceste qu’à l’existence réelle d’un lien de parenté.

15 Voir, à ce propos, la très belle conclusion de Maurice Agulhon au colloque qui s’est tenu à Rouen en 1983, Sociabilité, pouvoirs et société, Actes du colloque de Rouen, Rouen, Pub. de l’Université de Rouen, 1987, n° 110.

16 Au XVIIe siècle, à Toulouse, de tels liens verticaux ne semblent pas rares selon Robert A. Schneider. Voir la présentation qu’il en fait dans Public Life in Toulouse, 1463-1789. From Municipal Republic to Cosmopolitan City, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1989, p. 240-252.

17 Le livre de raison de Guillaume Palarin se trouve aux Archives départementales de la Haute-Garonne, 12 J 30. Une étudiante toulousaine, Shirley Alvarado, travaille actuellement sur ce livre, sous la direction de Jack Thomas. Nous la remercions vivement pour les informations qu’elle a eu la gentillesse de nous communiquer.

18 DEBAT (A.), Livre de raison de Raymond d’Austry, bourgeois et marchand de Rodez (1576-1624), Rodez, Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, 1992.

19 MOUYSSET (S.), Le pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, Rodez-Toulouse, Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron et C.N.R.S., 2000, p. 396-397.

20 Ibid. p. 396.

21 Ibid. p. 398.

Table des illustrations

Titre Schéma 1a : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 7 enfants de Jean de Paucheville et de Gilette de Roquette
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Titre Schéma 1b : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 4 enfants de Pierre de Paucheville et de ses deux femmes, Jeanne-Paule Duclos et Catherine de Besson
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Titre Schéma 1c : Réseau de parrains et de marraines choisis pour les 3 enfants de Jean-Noël de Paucheville-Duclos et de Raymonde de Tière
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Titre 2 - Parrains et marraines des enfants d’Étienne Perrin et Antoinette Coquelet (1579-1594)
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Titre 3 - Parrains et marraines des enfants de Jacques Perrin et Catherine Arvol (1610-1620 environ)
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Titre 4 - Parrains et marraines des enfants de Jean Perrin et Catherine Ladous (1647-1658)
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Titre 5 - Parrains et marraines des enfants de François Perrin et Catherine Martin (1686-1697)
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Titre 6 - Les conjoints Paucheville-Roquette et leurs enfants comme parrains et marraines
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