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Pouvoirs des familles, familles de pouvoir

 | 
Michel Bertrand

Familles et institutions

« Reille, père et fils, société pour l’exploitation du mandat de député » Les barons Reille et le pouvoir (1861-1958)

Rémy Cazals

Full text

1Dans le titre de cette communication, si l’expression « Reille, père et fils, société pour l’exploitation du mandat de député » est mise entre guillemets, c’est qu’elle est contemporaine de l’apogée de la famille et qu’elle émane de ses adversaires, précisément du journal républicain de Mazamet, Le Réveil du Tarn (12 mars 1899). La même feuille, en cette même année, évoquait encore la « famille réactionnaire aux insatiables appétits » (28 janvier) ; la « famille qui rêve de gouverner tout un département » (22 janvier). Républicain aussi, et plus franchement orienté à gauche, l’hebdomadaire L’Emancipation du Tarn comparait les Reille à « l’hydre de Lerne » (15 janvier).

2Entre la première élection et la fin du dernier mandat législatif d’un Reille, de 1869 à 1958, en une période de 90 ans, la famille a tenu pendant 78 ans au moins un siège de député du Tarn ; pendant 20 ans, au moins deux sièges ; et même trois entre 1898 et 1902, soit la moitié de la représentation du département à la Chambre. Sept membres de la famille furent députés du Tarn, le baron père (René), trois fils (André, Xavier, Amédée), un gendre (le marquis Ludovic de Solages) et deux petits-fils (René et François).

3On doit chercher les origines de ce phénomène sous le Premier Empire. Trois militaires de haut rang sont les ancêtres de la famille. André Masséna (1756-1817) et Jean de Dieu Soult (1769-1851) furent des maréchaux de Napoléon Ier. Plus jeune (1775-1860), Charles Reille parvint au maréchalat sous la Monarchie de Juillet. Leurs hautes fonctions militaires leur avaient valu, non seulement le prestige de leurs titres, mais aussi une certaine fortune. Notons l’enrichissement « culturel » de Soult, devenu, entre 1808 et 1814, propriétaire d’une série d’œuvres de peinture espagnole de grande valeur. Charles Reille, maréchal, comte, avait épousé Victoire Masséna, fille du maréchal, duc de Rivoli, prince d’Essling. Leur fils, René Reille, baron, épousa Geneviève Soult, petite-fille du maréchal, duc de Dalmatie.

  • 1 Pour être complet (est-ce possible avec une telle famille ?), il faut ajouter que Napoléon (...)

4Les Soult étaient des Tarnais. Fils d’un notaire de Labastide-Saint-Amans, modeste bourgade située à dix kilomètres à l’est de Mazamet, le maréchal y avait fait construire son château. Quelque temps en disgrâce après les Cent Jours, à cause de son ralliement à Napoléon, il put rentrer en France dès 1819 et retrouver la pairie. Sous la Monarchie de Juillet, il exerça un pouvoir à la fois national et local. Il fut ministre de Louis-Philippe et président du Conseil général du Tarn (conseiller du canton de Mazamet, de 1836 à 1851). Son fils, Napoléon Hector, également conseiller général du Tarn (canton de Saint-Amans, de 1833 à 1848 et de 1852 à sa mort en 1857), siégea à la Chambre des députés de 1834 à 1848. Mais, il s’agissait encore de suffrage censitaire, et ce qui va nous intéresser davantage, c’est l’époque du suffrage universel1. Le maréchal de Labastide-Saint-Amans mourut le 26 novembre 1851, quelques jours avant le coup d’Etat du neveu de l’Empereur. Son village prit le nom de Saint-Amans-Soult en 1852, avant même la proclamation du Second Empire.

  • 2 Voir R. Cazals, Les Révolutions industrielles à Mazamet (1750-1900), Paris, La Découverte, (...)
  • 3 Voir Jean Faury, Cléricalisme et anticléricalisme dans le Tarn (1848-1900), Association de (...)

5Le personnage central et de grande envergure de la dynastie est René Reille (1835-1898), fils du maréchal Reille, petit-fils du maréchal Masséna et héritier de Soult par son mariage. A Paris, le baron René Reille était un grand capitaliste, administrateur du canal de Beaucaire et des chemins de fer d’Orléans, président du conseil d’administration des Mines de Carmaux et des Mines et Forges d’Alès, président du Comité des Forges, depuis 1890 jusqu’à sa mort (on comprend l’expression : « société pour l’exploitation… »). Dans le Tarn, où il s’établit en 1861, au château de Soult-Berg, il avait investi des capitaux dans une entreprise textile, devenue ensuite délainage selon l’évolution caractéristique du bassin mazamétain2. Il devint conseiller général du canton de Saint-Amans-Soult dès 1867, puis député en 1869. Lors de cette élection législative, à l’époque de « l’Empire libéral », le pouvoir n’avait pas voulu choisir entre Eugène Pereire, député sortant ayant bénéficié de la candidature officielle en 1863, et le baron Reille, de tendance conservatrice et cléricale, mais de famille liée au bonapartisme, et agréé par le gouvernement lors des précédentes Cantonales. La ville de Castres donna la majorité à Pereire (qui avait apporté le chemin de fer), mais Mazamet et la Montagne votèrent pour le baron, qui l’emporta finalement. Le mardi suivant l’élection, à Castres (25 mai 1869), une manifestation favorable au battu anima les rues de la ville aux cris de « Vive Pereire ! A bas Reille ! A bas la calotte et les curés ! », les acteurs ayant bien identifié les soutiens du nouveau député3.

  • 4 Voir Gérard Barrès, Une figure politique tarnaise du XIXe siècle : le baron René Reille, m (...)
  • 5 Voir Rolande Trempé, « Du royalisme à la République, le “ralliement” du marquis de Solages (...)

6Le changement de régime apporta quelque perturbation. Reille ne se représenta point pendant la période de transition. Il revint en 1876 et, dès lors, fut facilement élu et réélu jusqu’à sa mort. Les couleurs qu’il arborait posent problème. En 1869, bonapartiste, il s’opposait cependant à un autre bonapartiste. En 1876, ce bonapartiste était soutenu par les journaux orléanistes, et lui-même se présentait comme l’allié des légitimistes4. Il fut un actif sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur dans le ministère de Broglie, lors de l’affrontement entre le président Mac Mahon et la nouvelle majorité républicaine de l’Assemblée. En 1887, son journal, Le Conservateur, publiait à la une le manifeste du comte de Paris (12 septembre). Jean Faury le désigne comme le fédérateur de toutes les droites. Lors du « ralliement » d’une certaine droite cléricale à la République, son attitude paraît peu sincère et dictée principalement par son désir de faire barrage aux progrès du socialisme, en général et dans le cas précis du Tarn5.

7De fait, toujours vainqueur sans difficulté dans son fief électoral (la circonscription dite de Castres II, dont la ville principale était Mazamet), le baron considérait que son principal ennemi était Jean Jaurès. Celui-ci, porté à la députation par les mineurs de Carmaux en 1893, représentait une double menace : il contestait la prétention du marquis de Solages, gendre du baron Reille, à occuper le poste de député ; le programme socialiste qu’il défendait allait à l’encontre des intérêts économiques de la puissante famille.

8A la veille de la mort de René Reille (21 novembre 1898), la famille était à son apogée, disposant de trois sièges de députés du Tarn. Aux élections générales de 1898, le baron René avait triomphé facilement dans sa circonscription fidèle ; son fils Xavier conservait Castres I ; le marquis de Solages reprenait Albi II (Carmaux) à Jaurès après une campagne électorale musclée et largement financée. Lorsqu’on aura noté que Xavier succédait à son frère André prématurément décédé, et que dès la mort de René, le plus jeune fils (Amédée) arriva précipitamment pour conserver le siège à la famille, on admettra que, tout en étant perfides, les allusions à l’hydre avaient quelque consistance.

9André, le fils aîné, était entré en politique en 1886 lorsqu’il devint conseiller général d’un canton montagnard (Anglès) proche de Saint-Amans. Deux ans plus tard, il devenait maire de Saint-Amans-Soult. Aux élections législatives générales de 1889, le droite ayant déjà ses candidats dans toutes les circonscriptions du Tarn, André Reille se présenta dans l’Hérault (les adversaires dirent que le baron père et la baronne mère avaient présenté le petit Andrénou). Bien que limitrophe de Castres II, la circonscription de Saint-Pons n’avait pas le même comportement politique. Le baron André fut battu par le candidat républicain, et Le Réveil du Tarn put ironiser en reproduisant les paroles d’une chanson de circonstance, sur l’air du Sire de Fisch Ton Kan :

  • 6 Le Réveil du Tarn, 20 octobre 1899. Le Sire de Fisch Ton Kan, de Paul Burani et Antonin Lo (...)

« L’père, la mère baronne
A deux sous le paquet,
L’père, la mère baronne
Et l’petit baronnet6. »

  • 7 Almanach annuaire de L’Union libérale du Tarn, 1910, p. 22.

10Le député de droite de Castres I, Abrial, mourut en 1894, libérant la place pour André Reille qui fut élu. Pendant ce temps, les deux autres garçons de la famille entreprenaient une carrière d’officiers d’artillerie (Xavier) et de marine (Amédée). A la mort d’André, en janvier 1898, ses fils étant encore beaucoup trop jeunes, Xavier vint aussitôt recueillir la succession politique. « La mort imprévue de son frère aîné lui imposa le devoir de quitter l’armée pour le Parlement », dit la notice biographique et hagiographique que lui consacre l’Almanach annuaire 1910 du journal de la famille, L’Union libérale du Tarn, qui avait succédé au Conservateur. A son tour, Xavier cumula à partir de 1898 les fonctions de maire de Saint-Amans-Soult, conseiller général, député du Tarn. Le décès du baron père, après les élections législatives générales de 1898, imposa une partielle. Amédée se trouvait alors sur son navire de guerre à Constantinople : « un télégramme lui apprit la mort de son père ; il dut donner sa démission d’officier et rentrer en France pour se présenter aux élections législatives dans la 2e circonscription de Castres7 ».

11Il l’emporta malgré la forte cohésion de toutes les nuances des républicains, et triompha encore en 1902, 1906 et 1910. Castres II (Mazamet), centre de l’Empire des Reille, leur restait ainsi fidèle. A la périphérie toutefois, l’évolution était moins favorable. Jaurès reprenait Albi II (Carmaux) dès 1902 et, grâce au poids des mineurs, la conservait jusqu’à son assassinat, le 31 juillet 1914. Dans la première circonscription de Castres, les comportements électoraux populaires ressemblaient à ceux des Mazamétains, mais la population était socialement plus diversifiée, plus urbaine. Les Reille gagnaient (1894, 1898, 1902, 1906) sans triompher nettement, et Xavier fut battu en 1910. Il se consacra désormais à la gestion des sociétés dont il était actionnaire. Sur le célèbre tableau d’Alphonse Déchenaud représentant le Comité des Forges en 1914, Xavier Reille est debout, au centre, derrière Eugène Schneider assis, et en compagnie de Mercier, de Wendel, Cavalier et les autres.

  • 8 A. Lévy, dans Histoire de Castres, Mazamet, la Montagne, R. Cazals dir., Toulouse, Privat, (...)

12À partir de 1910, la famille ne tenait plus que Castres II. Aux élections de 1914, Amédée céda la place à son neveu René, fils aîné d’André. Pour les électeurs, c’était toujours le Baron ! Amédée, comme Xavier, se consacra dès lors à ses affaires. Le fief était revenu entre les mains de la branche aînée qui avait obtenu, en 1910, le droit d’ajouter à son nom celui de Soult-Dalmatie. Mais la guerre éclata peu après les Législatives de 1914, et le jeune député y trouva la mort. Aux élections de 1919, le frère de René, François Reille-Soult-Dalmatie fut candidat et élu. En 1924, au scrutin de liste, la majorité départementale allant à la gauche, François perdit son siège, mais il le retrouva en 1928 avec le retour au scrutin de circonscription, et le conserva en 1932 et 1936. Démocrate chrétien, il eut, pour la première fois dans l’histoire électorale de la famille, des adversaires sur sa droite. En juillet 1940, il vota en faveur de la délégation des pouvoirs constituants à Pétain, mais évolua ensuite vers la Résistance dont il devint un des leaders départementaux. A partir de 1945, MRP, il fut toujours élu jusqu’à sa défaite de 1958, à l’âge de 67 ans, dans une circonscription aux limites remaniées, face à un gaulliste parachuté, « se réclamant avec outrecuidance du renouveau », selon l’expression d’Alain Lévy, qui ajoute : « Mais, jusqu’au bout, les cantons de Mazamet, Brassac, Montredon, Vabre seront restés fidèles à celui qu’on appelle toujours lou Barou8. »

13Ne pouvant, dans les dimensions réduites de ce texte, apporter des éléments de réflexion sur la totalité des aspects politiques, économiques et sociaux de la pérennité de la famille Reille, je me contenterai d’une simple question : comment expliquer qu’en période de suffrage universel, et lorsque les Reille appartenaient à la droite dure (1876-1914), ils aient triomphé dans une circonscription à forte population ouvrière ?

  • 9 Voir les renseignements recueillis là-dessus par G. Barrès, Une figure politique…, op. cit(...)

14Il n’est pas inutile de rappeler, tout d’abord, l’impact de la légende napoléonienne, du prestige familial, des titres ronflants. Les Reille sont riches ; ils font la charité. Bien placés, ayant des relations intéressantes, ils sont capables de rendre des services, d’aider à caser des fils d’électeurs dans les chemins de fer ou l’administration. Le passage de René Reille au ministère lui permit d’obtenir qu’un curé de ses protégés soit nommé évêque de Perpignan ; plus tard, Mgr. Caraguel reviendrait visiter sa famille et son pays natal en choisissant les périodes électorales9.

  • 10 Entretien en 1972 avec Albin Vidal, né en 1894, ancien coiffeur à Mazamet.

15Le château de Soult-Berg était à la fois symbole aristocratique rappelant la déférence due à la famille, et lieu de convivialité populaire organisée par les maîtres après leurs victoires électorales, c’est-à-dire au lendemain de chaque élection. Un témoin, interrogé dans les années 1970, me disait : « Et le lendemain de l’élection, le lundi… Habituellement, c’était le baron Reille, Reille-Soult, de Saint-Amans, qui était élu. Alors, le lundi, ses partisans partaient de Mazamet à pied pour aller à Saint-Amans et là, il y avait le goûter dans le parc pour tout le monde. Les usines s’arrêtaient ce jour-là. Dans le parc, il distribuait à manger du bœuf, du veau, du pain, du fromage et, sous les arbres, il y avait de grandes barriques de vin. Tout le monde s’alimentait là. Et chacun repartait le soir en chantant pour Mazamet. A Mazamet, il y avait un défilé dans la ville, et voilà10. » Dans le parc du château, boisson, fortes paroles et ivresse de victoire soudaient les participants et les motivaient pour les prochains combats ; le soir même, ils iraient défiler devant le café des républicains qui, le sachant, les attendraient.

  • 11 « Pel Barou », per lou Barou, pour le Baron. Note d’Albert Vidal (à ne pas confondre avec (...)
  • 12 Albert Vidal, « La Gorge », dans La Toile d’Araignée, Toulouse, SPE, 1903. Voir Albert Vid (...)
  • 13 Entretien en 1972 avec René Carayol, né en 1903, fils d’imprimeur, devenu industriel délai (...)

16Et puis, il y avait les gestes plus féminins de la baronne. Evoquant une procession catholique à Mazamet vers la fin du XIXe siècle, Albert Vidal écrivait : « Après le sermon du père, il redescendit avec la procession. Tous, autour de lui, parlaient beaucoup de ce qu’ils venaient d’entendre, mais ils discutaient peu car ils étaient d’accord : ils voteraient pel Barou11. Beaucoup avaient son portrait dans leur chambre, ils se rappelaient ses poignées de main et les énormes repas qu’il offrait dans son parc après chaque élection ; des femmes s’attendrissaient en racontant que la baronne avait mouché leur enfant avec son mouchoir, parfumé, brodé, tout petit12. » J’ai même recueilli, au cours de la série d’entretiens réalisés dans les années 1970, l’anecdote suivante : « On dit qu’elle [la baronne] a fait la fortune politique de son mari. Je ne dis pas qu’elle l’ait fait tout le temps, mais il a suffi d’une fois ou deux et ça s’est répandu. Il paraît qu’elle nourrissait et que, dans la visite qu’ils faisaient souvent dans les familles, elle disait : ‘Ouh ! ce petit, tiens, il a l’âge du mien. Il a bon appétit ? Pour voir, nous allons voir s’il a bon appétit… ’ Et elle le mettait à son sein. Alors, ça, la femme du baron qui donne à téter au fils d’un paysan, ça c’était quelque chose d’extraordinaire13. »

  • 14 Tracts et Manuel aux Archives nationales, F7-12543. Reproduction intégrale du Manuel dans (...)
  • 15 Claude Rivals, Pierre Roullet, la vie d’un meunier, Marseille, Jeanne Laffitte, 1983, p. 2 (...)

17Après la mort de son mari, et alors que la victoire de son fils Amédée paraissait mal assurée, en 1899 et en 1902, la baronne changea de ton et entra dans le combat avec passion. Elle réunissait les femmes, qui ne votaient pas mais pouvaient faire pression sur leurs maris. Sur la lancée de son exaltation du rôle des femmes, la baronne leur aurait proposé, nouvelle Lysistrata, de « faire la grève des ventres » si leur mari ne promettait pas de bien voter. Certes, mon information vient d’abord des journaux républicains, L’Emancipation du Tarn (23 novembre 1902) et La Dépêche (19 octobre 1903), mais deux témoins me l’ont confirmée. Quand on examine les tracts de la Ligue des Femmes françaises, dont la baronne était une animatrice, et le Manuel de l’électeur du Tarn pour les élections législatives de 1902, sorti des presses de La Croix du Tarn, on s’aperçoit qu’une directive y figure jusqu’à l’obsession : les femmes doivent obtenir de leurs maris un vote en faveur des « bons » candidats, dont le Manuel donne précisément les noms (MM. Xavier Reille, Amédée Reille, de Solages, de Belcastel, de Lapanouse)14. De là au procédé Lysistrata, il n’y a qu’un pas que la forte personnalité de la baronne, face au péril électoral, l’incita à effectuer. D’ailleurs, sans en avoir cherché toutes les occurrences, je trouve une situation proche en Anjou en 1945 dans le récit de vie de Pierre Roullet : « Le curé disait à certaines femmes : ‘Si votre mari refuse de bien voter ou d’envoyer les enfants à l’école religieuse, refusez-lui le devoir conjugal.’ Certains de ces hommes l’ont raconté à l’instituteur, secrétaire de mairie15. »

  • 16 Je n’ai pas la place de le démontrer ici à nouveau. Voir Avec les ouvriers…, op. cit., p.  (...)

18Mais, si les paragraphes précédents nous éclairent sur les méthodes et les moyens de la famille Reille, ils ne nous disent pas comment un territoire à forte activité industrielle les a systématiquement choisis comme représentants. On peut même préciser que, dans la circonscription, les ouvriers de Mazamet votaient en masse pour les barons16, situation tout à fait paradoxale, surtout si on la compare à celle du bassin minier de Carmaux, ou même à celle de la petite ville textile de Labastide-Rouairoux, toute proche. Pour tenter de l’expliquer, il faut combiner des arguments socio-économiques d’une part, religieux et culturels de l’autre.

19Tout en faisant un chiffre d’affaires élevé et en ayant une réputation internationale, l’industrie de Mazamet n’avait pas créé une grosse agglomération ouvrière. La petite ville de onze mille habitants en 1901 était fortement imbriquée dans le milieu rural, notamment celui de la Montagne Noire. Les usines fonctionnaient au moteur hydraulique. Elles avaient essaimé dans toutes les vallées ; certaines paraissaient « incrustées dans la montagne », selon la très juste expression de l’écrivain Albert Vidal. Beaucoup d’ouvriers étaient insérés dans une pluriactivité familiale qui consistait, pour les parents âgés, à tenir une exploitation agricole, et pour les adolescents et jeunes adultes, à descendre travailler à l’usine de délainage la plus proche. A certains postes de travail, on finissait la journée d’usine assez tôt pour avoir le temps de remonter s’occuper des jardins, des champs et du bétail, ce que l’on faisait aussi le dimanche. En été, le moment des plus gros travaux agricoles coïncidait avec le ralentissement et parfois l’arrêt des usines par manque d’eau ou parce que la trop forte chaleur risquait de gâcher la marchandise. En temps de grève (par exemple celle de quatre mois en 1909), pommes de terre, légumes, produits laitiers, châtaignes et réserves de charcuterie aidaient à tenir. Les ouvriers de la ville, eux-mêmes, restaient proches du milieu rural. Celui-ci était un conservatoire de traditions, de croyances, de méfiances. On y parlait exclusivement le patois ; on y avait conscience d’une appartenance, d’une identité que l’on croyait menacée par diverses agressions de la civilisation moderne : le français, la médecine, l’instruction, la ville, les protestants, le mariage civil, l’irréligion…

20Instinctivement, on cherchait protection auprès de chefs capables de s’opposer à l’invasion de la nouveauté ; et ceux-ci en jouaient pour maintenir leur influence, qu’ils soient des leaders politiques ou des directeurs de conscience. L’habileté des Reille fut de se présenter, en total accord avec les cadres ecclésiastiques, comme les conservateurs, les défenseurs de la civilisation traditionnelle. Mais ce schéma ne suffit pas : il y avait une minorité d’ouvriers, de paysans qui ne votaient pas Reille, et qui, souvent, appartenaient à la religion réformée.

  • 17 Voir Jean Faury, Cléricalisme et anticléricalisme…, op. cit.
  • 18 Voir La Séparation de l’Eglise et de l’Etat, présentée par Jean-Marie Mayeur, Paris, Julli (...)
  • 19 Voir R. Cazals, Les Révolutions industrielles…, op. cit., p. 152-161 et 184-192.

21C’est ici qu’il faut signaler une caractéristique importante du bassin industriel de Mazamet. Lors des guerres de Religion, la petite ville était à la fois un bastion huguenot et un centre de travail textile, encore peu important. En se développant, au XVIIIe siècle, puis au XIXe, l’industrie resta dirigée par les descendants directs de ceux qui l’avaient créée, des protestants. Ils eurent besoin de main-d’œuvre puisée dans les campagnes d’alentour restées majoritairement catholiques. Bientôt, les catholiques devenaient les plus nombreux à Mazamet où la communauté calviniste demeurait cependant assez forte. On reconnaît là le type de situation dans laquelle l’Eglise catholique se durcit et cherche à encadrer strictement les fidèles en vue de combats toujours possibles : contre la Révolution de 1789 et la Constitution civile du clergé ; contre la Troisième République laïque. Les dossiers d’archives contiennent quantité de pièces concernant l’intervention du clergé dans les élections en faveur des Reille et de leurs amis17, et la participation de la baronne et de ses fils à la lutte contre les Inventaires18. Paysans et ouvriers catholiques se trouvaient ainsi encadrés, mobilisés, voire fanatisés en vue des luttes qu’on leur disait décisives pour la sauvegarde de leur identité profonde. D’autres influences auraient pu jouer au fil du temps, mais les évolutions amorcées au cours des troubles sociaux de 1845-1851 et 1886-1888 furent brisées ou détournées19.

  • 20 Voir les collections du Conservateur, puis de L’Union libérale du Tarn. Analyse dans Avec (...)

22Vint cependant le très dur conflit social de janvier à mai 1909. Des syndicats ouvriers, formés en majorité de catholiques conservateurs, voyant leurs revendications salariales parfaitement raisonnables repoussées par le patronat, se mirent en grève. Qu’allaient faire les Reille ? Les patrons mazamétains, protestants et républicains, ne pouvant ou ne voulant pas comprendre que les ouvriers soient capables d’avoir des revendications à eux, affirmèrent que les Reille avaient fomenté la grève pour des motifs politiques, et qu’ils la soutenaient. La Dépêche le crut un moment, mais comprit assez vite qu’elle s’était fourvoyée, et elle rendit compte de la grève pour ce qu’elle était vraiment, un conflit social. On peut encore moins dire que les barons avaient soutenu financièrement les grévistes, qui étaient pourtant leurs électeurs. Certes, leur journal déborde de haine contre les patrons qui avaient pris partie, en masse, pour les candidats républicains. Mais, il ne se montre pas favorable à la grève, mouvement hostile à l’ordre social, donc fondamentalement condamné. Il n’ose pas attaquer de front les grévistes mazamétains, car il fallait pouvoir compter sur leurs voix aux prochaines élections. Mais la feuille baroniste agit par des moyens détournés. Je citerai, en particulier, cet article du 25 avril, en première page de L’Union libérale du Tarn, s’en prenant durement aux grévistes de Méru (Seine-et-Oise) : leurs réunions, leurs cortèges agrémentés de chants ineptes et de vociférations, leurs violences, l’organisation de soupes communistes, l’exode des enfants de grévistes vers d’autres villes… Or, cette énumération correspond point par point à ce que faisaient les grévistes de Mazamet. Je citerai encore la propagande incessante, martelée, du principal rédacteur du journal, écrite en graphie phonétique du patois et signée Lou biel païsan dé la mountagno. Il fallait, d’après lui, maintenir la religion menacée, défendre l’ordre et la hiérarchie, revenir aux saines valeurs de la terre et refuser l’instruction qui vidait les campagnes, s’opposer à la grève, marque de fainéantise, refuser les lois sociales au nom de la liberté, et l’impôt sur le revenu au nom de l’intérêt bien compris des travailleurs. Contre la politique et les politiciens, il fallait suivre les représentants naturels de la population qu’étaient les barons Reille20. L’attitude des barons, d’un côté, de la CGT et des socialistes, de l’autre, lors de la grève de 1909, apportèrent une ébauche d’évolution lors des Législatives de l’année suivante : dans le bassin industriel, le baron perdit 500 voix, les socialistes en gagnèrent presque 700, mais ils partaient vraiment de très bas. La propagande des barons pendant des décennies, et de l’Eglise pendant plus longtemps encore, avaient eu un impact trop profond. En même temps, pour supporter de tels discours allant à l’encontre de leur intérêt et de l’action qu’ils menaient avec courage, il fallait que les ouvriers constituent un milieu réceptif.

23Après la guerre de 1914-1918, François Reille-Soult, le dernier baron, se présentait sous l’étiquette de la démocratie chrétienne. La dimension religieuse n’avait pas disparu, mais elle était désormais liée à un intérêt réel pour le social, qui n’existait pas à la génération précédente. L’électorat y était sans doute sensible ; mais, plus encore, continuait à jouer la fidélité à la famille.

  • 21 Voir photo dans Histoire de Castres, Mazamet, la Montagne, op. cit., p. 236.

24Aujourd’hui, il n’y a plus de baron Reille dans la circonscription, ni au château de Soult-Berg. Mais, la mairie de Saint-Amans-Valtoret, village jumeau de Saint-Amans-Soult, sur l’autre rive du cours d’eau, porte encore sur sa façade, en grosses lettres, bien visibles, la devise des Reille, « Dieu, Patrie, Liberté », gravée en 1909 malgré l’opposition du préfet de la République, et qui reste un rappel d’une phase de l’histoire, un élément du patrimoine21.

Notes

1 Pour être complet (est-ce possible avec une telle famille ?), il faut ajouter que Napoléon Hector fut encore élu député en 1849, dans l’Hérault voisin, et que le frère du maréchal, Pierre Benoît Soult, fut député du Tarn lors des Cent Jours. Voir le dictionnaire biographique Les Tarnais, M. Greslé-Bouignol dir., Albi, FSIT, 1996.

2 Voir R. Cazals, Les Révolutions industrielles à Mazamet (1750-1900), Paris, La Découverte, 1983.

3 Voir Jean Faury, Cléricalisme et anticléricalisme dans le Tarn (1848-1900), Association des Publications de l’université de Toulouse Le Mirail, 1980, en particulier p. 77-82.

4 Voir Gérard Barrès, Une figure politique tarnaise du XIXe siècle : le baron René Reille, maîtrise, Université de Toulouse II, 1989, p. 20.

5 Voir Rolande Trempé, « Du royalisme à la République, le “ralliement” du marquis de Solages, député de la deuxième circonscription d’Albi », Annales du Midi, janvier 1959.

6 Le Réveil du Tarn, 20 octobre 1899. Le Sire de Fisch Ton Kan, de Paul Burani et Antonin Louis, a été composée après la reddition de Napoléon III (Badinguet/Baronnet). Voir Robert Brécy, Florilège de la chanson révolutionnaire de 1789 au Front populaire, Institut CGT d’histoire sociale, 1990.

7 Almanach annuaire de L’Union libérale du Tarn, 1910, p. 22.

8 A. Lévy, dans Histoire de Castres, Mazamet, la Montagne, R. Cazals dir., Toulouse, Privat, 1992, p. 276.

9 Voir les renseignements recueillis là-dessus par G. Barrès, Une figure politique…, op. cit., p. 66.

10 Entretien en 1972 avec Albin Vidal, né en 1894, ancien coiffeur à Mazamet.

11 « Pel Barou », per lou Barou, pour le Baron. Note d’Albert Vidal (à ne pas confondre avec Albin Vidal).

12 Albert Vidal, « La Gorge », dans La Toile d’Araignée, Toulouse, SPE, 1903. Voir Albert Vidal et Rémy Cazals, Le Jeune Homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985 ; et R. Cazals, « Religion et politique dans quatre romans sud-tarnais (1903-1914) », dans Christianisme et politique dans le Tarn sous la Troisième République, Presses de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 2000, p. 267-283.

13 Entretien en 1972 avec René Carayol, né en 1903, fils d’imprimeur, devenu industriel délaineur.

14 Tracts et Manuel aux Archives nationales, F7-12543. Reproduction intégrale du Manuel dans R.
Cazals, Avec les ouvriers de Mazamet (dans la grève et l’action quotidienne, 1900-1914), Paris, Maspero, 1978 [dans la 2e édition, CLEF 89, 1995, p. 26-30].

15 Claude Rivals, Pierre Roullet, la vie d’un meunier, Marseille, Jeanne Laffitte, 1983, p. 219.

16 Je n’ai pas la place de le démontrer ici à nouveau. Voir Avec les ouvriers…, op. cit., p. 24-41.

17 Voir Jean Faury, Cléricalisme et anticléricalisme…, op. cit.

18 Voir La Séparation de l’Eglise et de l’Etat, présentée par Jean-Marie Mayeur, Paris, Julliard, « Archives », 1966 ; et Jean Faury, « La région de Castres, Mazamet, la Montagne : une forteresse conservatrice au temps de Combes et de Jaurès », dans Revue du Tarn, 3-148, hiver 1992-1993, p. 549-560.

19 Voir R. Cazals, Les Révolutions industrielles…, op. cit., p. 152-161 et 184-192.

20 Voir les collections du Conservateur, puis de L’Union libérale du Tarn. Analyse dans Avec les ouvriers…, op. cit., p. 39-41 et 245-248.

21 Voir photo dans Histoire de Castres, Mazamet, la Montagne, op. cit., p. 236.

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